I pars (Drioux 1852) Qu.85 a.8


QUESTION LXXXYI. : QU'EST-CE QUE NOTRE ENTENDEMENT CONNAIT DANS LES CHOSES MATÉRIELLES ?


Nous avons maintenant à examiner ce (pie notre entendement connaît dans les choses matérielles. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Connaît-il les choses particulières? — 2"Connait-il les choses infinies? — 3° Connâit-il les choses contingentes? — 4° Connaît-il les choses futures?

ARTICLE I. — notre entendement connaît-il les choses particulières (2)?


(2) Comment l'intellect, qui a pour objet l'être universel, comprend-il ce qui est particulier et individuel ? Cette question a reçu des philosophes une foule de solutions différentes. Après avoir vivement attaqué Aristote, on en revient maintenant à son système.

Objections: 1.. Il semble que notre intellect connaisse les choses particulières. Car quiconque connaît une chose composée en connaît les deux extrêmes. Or, notre entendement connaît cette proposition composée, Socrate est un homme, puisque c'est lui qui la forme. Il connaît donc particulièrement l'individu qui se nomme Socrate.

2.. L'intellect pratique nous dirige dans nos actions. Or, les actions se rapportent à ce qui est particulier, individuel. Donc l'intellect connaît les choses particulières.

3.. Notre intellect se comprend lui-même. Or, il est lui-même une chose particulière, individuelle; autrement il ne produirait pas d'actes, car il n'y a que les individus qui agissent. Donc il connaît les choses particulières.

4.. Une puissance supérieure peut tout ce qui est possible à une puissance inférieure. Or, les sens connaissent les objets en particulier. Donc à plus forte raison l'intellect.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (Phys. lib. i, text. 40) que l'universel est connu par la raison et le particulier parles sens.

CONCLUSION. — Puisque l'intellect ne comprend qu'en faisant abstraction de la matière, il ne peut percevoir directement les objets en particulier, il ne les connaît qu'indirectement et par une sorte de réflexion.

Il faut répondre que notre entendement ne peut connaître directement et primitivement ce qu'il y a de particulier ou d'individuel dans les choses matérielles. La raison en est que le principe de la particularité dans les choses matérielles, c'est la matière individuelle. Or, comme nous l'avons dit (quest. lxxxv, art. 1), notre intellect comprend en abstrayant de cette matière individuelle l'espèce intelligible. Le produit de cette abstraction ne pouvant être qu'une chose universelle il s'ensuit que notre entendement ne connaît directement que ce qui est universel. Mais il peut connaître les choses particulières indirectement et par manière de réflexion. Car, comme nous l'avons vu (quest. lxxxiv, art. 7), après que l'intellect a abstrait les espèces intelligibles, il ne peut avec elles comprendre en acte qu'en recourant aux images sensibles (1) dans lesquelles il comprend les espèces intelligibles elles-mêmes, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 32). Ainsi donc il connaît directement l'universel par l'espèce intelligible et il connaît indirectement les choses particulières que les images sensibles représentent. De cette manière il parvient à formuler cette proposition : Socrate est un homme.

(1) Los imagos étant dos otiosos singulières, individuelles, il connaît ainsi indirectement les individus.


Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que le choix d'une action particulière que l'on veut faire est en quelque sorte la conclusion d'un syllogisme de l'intellect pratique, comme dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3). Or, d'une proposition universelle on ne peut pas directement tirer une conséquence particulière, sans employer l'intermédiaire d'une proposition particulière quelconque. Par conséquent la raison universelle de l'intellect pratique n'agit elle-même que par l'intermédiaire d'une conception particulière provenant de la partie sensitive, comme l'observe Aristote (De animât lib. in, text. 58).

3. Il faut répondre au troisième, que le particulier ne répugne pas à l'entendement comme objet particulier, mais comme chose matérielle, parce que l'entendement ne comprend que ce qui est immatériel. C'est pourquoi s'i I y a une chose qui soit tout à la fois particulière et spirituelle, comme l'intellect lui-même, rien ne s'oppose à ce que nous en ayons l'intelligence.

4. Il faut répondre an quatrième, qu'une puissance supérieure peut ce qui est possible à une puissance inférieure, mais d'une manière plus éminente. Ainsi ce que les sens connaissent matériellement et concrètement, l'intellect Je connaît immatériellement et abstractivement. La première de ces connaissances est la connaissance directe des choses particulières, et la seconde est celle de l'universel.


ARTICLE II — notre entendement peut-il connaître ce qui est infini (2) ?


(2) Cet article détermine les rapports intellectuels qo'il y a entre nous et l'infini.

Objections: 1.. Il semble que notre entendement puisse connaître ce qui est infini. Car Dieu est au-dessus de tout ce qui est infini. Or, notre entendement peut le connaître, comme nous l'avons dit (quest. xn, art. 1). Donc à plus forte raison peut-il connaître tous les autres infinis.

2.. Notre entendement est naturellement fait pour connaître les genres et les espèces. Or, il y ades genres dont les espèces sont infinies, comme les nombres, les proportions et les ligures. Donc notre entendement peut connaître ce qui est Infini.

3.. Si un corps n'en empêchait pas un autre d'être dans le même lieu que lui il n'y aurait pas de raison pour qu'il n'y eût pas une infinité de corps dans un même lieu. Or, une espèce intelligible n'en empêche pas une autre d'exister en même temps qu'elle dans le même intellect; car il nous arrive d'avoir en nous la connaissance habituelle d'une foule de choses. Il ne répugne donc pas que notre intellect possède habituellement (in habitu) une science infinie.

4.. L'intellect n'étant pas une vertu qui émane de la matière corporelle, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 4 ad 1), semble être une puissance infinie. Or, une vertu infinie peut s'étendre à l'infini. Donc notre entendement peut connaître ce qui est infini.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Aristote a dit (Phys. lib. i, text. 35; lib. m, text. 65): L'infini comme tel nous est inconnu.

CONCLUSION. — L'entendement humain ne peut connaître ni actuellement, ni habituellement les choses infinies, il ne les connaît qu'en puissance.

II faut répondre que la puissance étant toujours proportionnée à son objet, il faut que l'intellect se rapporte à l'infini comme son objet propre qui est la quiddité ou l'essence des choses matérielles s'y rapporte. Or, dans les êtres matériels on ne trouve pas l'infini en acte, mais seulement l'infini en puissance (4) qui résulte de ce qu'une chose succède à une autre, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 56 et 57). C'est pourquoi dans notre entendement il y a aussi l'infini en puissance qui consiste en ce qu'il peut toujours recevoir quelque chose. Car jamais il ne comprend assez de choses pour qu'il ne puisse pas en apprendre toujours de nouvelles. Mais il ne peut connaître l'infini ni actuellement, ni habituellement. En effet, il ne peut le connaître actuellement, car il ne peut connaître actuellement que ce qu'il connaît par une seule et mémo espèce, et il n'y a pas d'espèce unique qui représente l'infini parce qu'alors l'esprit embrasserait l'universalité des êtres et des perfections. On ne peut le comprendre que comme une succession ininterrompue de parties d'après Ta" définition qu'en donne Aristote (Phys. lib. m, text. 63). Car selon lui l'infini est ce qui comprend toujours quelque chose au delà de la pensée de ceux qui veulent le saisir. On ne pourrait par conséquent le connaître actuellement qu'autant qu'on aurait compté toutes ses parties, ce qui est impossible. Pour la même raison nous ne pouvons le comprendre habituellement. Car toutes nos connaissances habituelles sont le fruit de nos idées actuelles, puisque c'est par l'intellect que la science nous vient, comme le dit Aristote Eth. lib. n, cap. 1). Nous ne pourrions donc avoir une connaissance habituelle bien distincte des infinis qu'autant que nous les aurions tous considérés, en les comptant à mesure qu'ils se succéderaient dans notre esprit, ce qui est impossible. Par conséquent notre intellect ne peut connaître les infinis ni actuellement, ni habituellement ; mais il peut les connaître en puissance, comme nous venons de le dire.

(1) L infini en puissance, c'est ce que les philosophes actuels appellent l'infini potentiel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons observé (quest. vu, art. 4), on dit que Dieu, est infini comme une forme qui n'est terminée par aucune matière. Mais dans les choses matérielles l'infini est pris pour la priva!ion de tout terme formel. Et comme la forme est connue par elle-même tandis que la matière sans la forme est inconnue, il en résulte que l'infini matériel est inconnu en soi, tandis que l'infini formel qui est Dieu est connu par lui-même. S'il est inconnu par rapport à nous, il faut en accuser l'imperfection de notre entendement qui, dans cette vie, est naturellement apte à connaître les choses matérielles. C'est ce qui fait que pour le présent nous ne pouvons connaître Dieu que par des effets sensibles. Dans l'autre vie la gloire détruira cette imperfection de notre intellect, et alors nous pourrons voir Dieu dans son essence sans toutefois le comprendre.

2. Il faut répondre au second, que notre intellect est naturellement fait pour connaître les espèces qu'il abstrait des images sensibles. C'est pourquoi il ne peut connaître ni actuellement, ni habituellement ces espèces de nombres et de figures que l'imagination n'a pas encore produites (1), ou s'il les connaît ce n'est qu'en général, d'après des principes universels, ce qui revient à les connaître en puissance et confusément.

(1) L'intellect ne pont connaître que les nombres et les ligures produits par l'imagination, et parce que l'imagination n'en peut produire une infinité, l'intellect ne peut connaître une infinité d'espèces.

3. Il faut répondre au troisième, que si deux corps étaient dans un seul et même lieu ou s'il y en avait plusieurs, il ne faudrait pas qu'ils entrassent successivement dans ce lieu et que par suite de ce mouvement successif ils fussent nécessairement comptés. Mais les espèces intelligibles entrent successivement dans notre intellect, puisque nous ne comprenons pas actuellement plusieurs choses en même temps. Il faut donc qu'elles soient comptées, et par conséquent elles ne peuvent être infinies.

4. Il faut répondre au quatrième, que notre intellect connaît l'infini dans le même sens que sa vertu est infinie (2). Car sa vertu est infinie en ce qu'elle n'est limitée aucunement par la matière corporelle, et il connaît l'universel qui est séparé de la matière individuelle et qui par conséquent ne se borne pas à quelques individus, mais qui en comprend au contraire une multitude infinie.

(2) C'est-à-dire en puissance.


ARTICLE III. — notre entendement peut-il connaître les choses contingentes(3)?


(3) Ce qni l'ailla difficulté de ces questions philosophiques, c'est l'inégalité de rapport qu'il \ a entre le sujet et l'objet de la connaissance. Ainsi quand il s'agit des choses individuelles, l'intellect qui est le sujet de la connaissance est universel, et son objet est particulier; quand il s'agit de l'infini, l'intellect est lini, limité, et son objet ne l'est pas; quand il s'agit des choses contingentes, l'intellect est immuable, nécessaire dans ses principes, et sou objet a îles caractères tout opposés.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect ne puisse connaître les choses contingentes. Car comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. (i) : L'intelligence, la sagesse et la science n'ont pas pour objet ce qui est contingent, mais ce qui est nécessaire.

2.. Aristote dit encore (Phys. lib. iv, text. 120) : Les choses qui tantôt existent et tantôt n'existent pas ont le temps pour mesure. Or, l'intellect fait abstraction du temps et de toutes les autres conditions de la matière. Le propre des choses contingentes étant d'exister et de n'exister pas, il semble que l'intellect ne les connaisse pas.


Mais c'est le contraire. Toute science réside dans l'intellect. Or, il y a des sciences qui traitent des choses contingentes, comme les sciences morales qui s'omipent des actes humains qui sont soumis au libre arbitre; comme aussi les sciences naturelles, du moins pour la partie qui regarde les êtres engendrés et corruptibles. Donc notre entendement peut connaître les choses contingentes.

CONCLUSION. —Les choses contingentes sont connues directement comme telles par les sens et indirectement par rintellect, mais l'intellect connaît directement ce qu'il y a en elles de nécessaire et d'universel.

Il faut répondre que les choses contingentes peuvent être considérées sous un double aspect : 4° comme choses contingentes ; 2° d'après ce qu'il y a en elles de nécessaire. Car il n'y a rien de si contingent qu'il ne renferme en lui quelque chose de nécessaire. Ainsi que Socratc coure, voilà un fait qui est contingent en lui-même. Mais la course implique nécessairement le mouvement -, car il est nécessaire que Socrate se meuve, s'il court. D'un autre côté tout ce qui participe à la matière est contingent; car on appelle contingent ce qui peut être et n'être pas. Or, la puissance appartient à la matière, tandis que la nécessité résulte de la nature de la forme, parce que tout ce qui est une conséquence de la forme existe nécessairement. De plus la matière est le principe de l'individualité, et la forme abstraite de la matière particulière donne la raison universelle des choses. Comme nous avons dit (art. 1) que l'intellect connaît par lui-même et directement les choses universelles, tandis qu'il ne connaît qu'indirectement les choses particulières qui sont l'objet propre des sens, nous devons donc conclure que les choses contingentes sont connues, comme telles, directement par les sens et indirectement par l'intellect, mais que l'intellect connaît leurs raisons universelles et nécessaires. Par conséquent si on s'arrête aux raisons universelles des choses contingentes, toutes les sciences ont pour objet le nécessaire, mais si on considère les choses elles-mêmes, il y a des sciences dont l'objet est nécessaire et d'autres dont l'objet est contingent.

La réponse aux objections est par là même évidente.

ARTICLE IV. — notre entendement connait-il les choses futures (1)?


(1) Cette question a une grande importance théologique, parce qu'il est nécessaire d'avoir à cet égard des notions bien exactes pou- apprécier sainement la nature et la force démonstrative des prophéties.

Objections: 1.. Il semble que notre intellect connaisse les choses futures. Car notre intellect connaît par les espèces intelligibles qui font abstraction de l'espace et du temps et qui se rapportent indifféremment à toutes les époques. Or, il peut connaître les choses présentes. Donc il peut aussi connaître les choses futures.

2.. L'homme quand il ne fait pas usage de ses sens peut connaître quelques choses futures, comme on le voit dans ceux qui dorment et dans les frénétiques. Or, moins l'homme fait usage de ses sens, et plus il se sert de son intellect. Donc l'intellect peut autant qu'il est en lui connaître les choses futures.          j

3.. La connaissance intellectuelle de l'homme est supérieure à la connaissance des animaux quelle qu'elle soit. Or, il y a des animaux qui connaissent certaines choses à venir. Ainsi le cri fréquent des corneilles annonce qu'il pleuvra. Donc à plus forte raison l'entendement humain peut-il connaître des choses futures.


Mais c'est le contraire, Mais c'est le con traire. Car il est écrit (Eccl. viii, 0) : Une des grandes afflictions de l'homme, c'est qu'il ne sait pas le passé et que personne ne peut lui apprendre l'avenir.

CONCLUSION. — Les choses futures telles qu'elles arrivent dans le temps, notre entendement ne les comprend que par la réflexion, puisque ce sont des choses particulicres ; mais si on les considère comme les raisons universelles de ce qui doit arriver, l'intellect les connaît comme tout ce qui est universel.

II faut répondre qu'on doit faire la même distinction sur la connaissance des choses futures que sur la connaissance des choses contingentes. Car les choses futures considérées telles qu'elles arrivent dans le temps sont des choses particulières que l'entendement humain ne connaît que par la réflexion, comme nous l'avons dit (art. 1). Mais les raisons des choses futures peuvent être universelles, et être perçues à ce titre par l'intellect et devenir ainsi l'objet de la science. Or, pour parler en général de la connaissance des choses futures, il faut savoir qu'on peut les connaître de deux manières : 1° en elles-mêmes, 2° dans leurs causes. Elles ne peuvent être connues en elles-mêmes que par Dieu. Car les choses futures faisant partie du cours général des événements, elles lui sont présentes, puisque son éternel regard embrasse simultanément toute l'étendue des temps, comme nous l'avons dit en traitant de la science de Dieu (quest. xiv, art. 13J. Mais nous les pouvons connaître dans leurs causes. Quand elles en résultent nécessairement, nous les connaissons d'une science certaine. C'est ainsi qu'un astronome connaît à l'avance une éclipse qui doit avoir lieu. Mais si elles ne sont renfermées dans leurs causes que pour en sortir probablement, nous ne pouvons alors les connaître que par des conjectures plus ou moins probables selon que les causes ont plus ou moins de propension à produire leurs effets.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la connaissance qui résulte des raisons universelles des causes d'après lesquelles on peut connaître les choses futures suivant le rapport de l'effet à la cause.

2. Il faut répondre au second, que d'après saint Augustin (Conf. lib. vii, cap. 6) l'âme a une certaine force de divination qui lui permet de connaître par sa nature les choses à venir. C'est pourquoi quand elle se retire des sens corporels et qu'elle rentre en quelque sorte en elle -même, elle participe à la connaissance de l'avenir. Ce sentiment serait raisonnable, si nous admettions avec les platoniciens que l'âme connaît les choses selon qu'elle participe aux idées; car alors l'âme connaîtrait par sa nature les causes universelles de tous les effets, et il n'y aurait que le corps qui l'empêcherait de jouir de cette connaissance. Par conséquent quand elle serait délivrée des sens, elle connaîtrait l'avenir. Mais ce mode de connaître n'étant pas naturel à notre entendement, puisque c'est plutôt des sens qu'il reçoit ses connaissances, il n'est pas dans la nature de l'âme qu'elle connaisse l'avenir quand elle ne fait pas usage des sens. On doit plutôt attribuer ces connaissances à l'impression produite sur elle par des causes supérieures, soit spirituelles (1), soit corporelles. Ainsi elles proviennent de causes spirituelles quand Dieu, par le ministère des anges, éclaire l'entendement humain et dispose les images sensibles qui sont en lui de manière à lui faire connaître des choses futures. Il en est de même quand l'action du démon sur l'imagination lui révèle des choses qu'il sait lui-même à l'avance, comme nous l'avons dit (quest. lvii, art. 3 et A). L'âme est plus propre à recevoir l'influence de ces causes spirituelles quand elle ne fait pas usage des sens, parce qu'elle se rapproche par là même davantage des substances spirituelles et qu'elle est plus libre de toute sollicitude extérieure. Il arrive aussi que ces connaissances peuvent être attribuées à l'action de causes supérieures corporelles. Car il est évident que les corps supérieurs exercent de l'influence sur les corps inférieurs. Ainsi les forces sensitives étant les actes des organes corporels, il s'ensuit t(ue l'imagination est affectée d'une certaine manière par l'impression des corps célestes. Et ces corps étant cause d'une foule de choses à venir(i), ils produisent dans l'imagination les signes de ces choses qu'ils doivent produire. On perçoit mieux ces signes la nuit quand on dort que le jour quand on estéveillé, parce que, comme le dit Aristote(Dediv.per som.cap. 2), dans la journée ces mouvements se dissipent aisément, tandis que l'air est de nuit moins agité que de jour. Les nuits étant plus calmes, ces mouvements font alors impression sur le corps à cause du sommeil, parce que les petites sensations intérieures se sentent mieux quand on dort que quand on est éveillé. Ce sont précisément ces mouvements qui produisent ces images à l'aide desquelles on prévoit l'avenir.

(1) Saint Thomas a traité ex professo la question de la divination dans la seconde section de la seconde partie de la Somme. Nous renvoyons à cet endroit nos observations à ce sujet.

(1) Voyez plus loin ce que dit saint Thomas sur l'influence des corps célestes (quest. cxv).

3. Il faut répondre au troisième, que les animaux n'ont pas de faculté supérieure à l'imagination qui en règle l'usage, comme les hommes ont la raison. C'est pourquoi l'imagination des animaux suit totalement l'impression des corps célestes, et c'est pour cela que d'après leurs sentiments on pourra connaître plus sûrement certaines choses à l'avance, comme la pluie et les autres phénomènes de l'atmosphère, que d'après les pressentiments do l'homme qui est mû par le conseil de la raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.) que les hommes les moins sensés peuvent être les plus prévoyants. Car leur intelligence n'étant préoccupée d'aucun soin, et se trouvant pour ainsi dire déserte et absolument vide, elle obéit aveuglément à l'impulsion qu'elle reçoit.


. QUESTION LXXXVII. : COMMENT L'AME INTELLECTUELLE SE CONNAIT ELLE-MÊME ET CE QUI EST EN ELLE.


Nous avons ensuite à examiner comment l'âme intellectuelle se connaît elle-même et les choses qui sonl en elle. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1" L'àme se connait-elle elle-même par son essence.'—- 2" Connaît-elle les habitudes qui sont en elle? — 3° L'intellect connaît-il son acte propre? — v Connaît-il l'acte de la volonté?

ARTICLE I. — l'ami: intellectuelle se connaît-elle elle-même par son \Cessence (2) ?


(2) La solution de saint Thomas, d'après Aris-tole, se rapproche sur ce point des systèmes qui sont actuellement le plus on vogue. Mallehranrho a combattu .cette théorie, et il expose, comme on le sait, un système tout différent (Voy. Becher-ches de lu Write, liv. n, ch. "i.        *^"in

Objections: 1.. Il semble que l'âme intellectuelle se connaisse elle-même par son essence. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ix, cap. 3) que l'âme se connaît elle-même par elle-même puisqu'elle est incorporelle.

2.. L'ange et l'âme humaine sont l'un et l'autre du g<yarc de la substance intellectuelle. Or, l'ange se comprend lui-même par son essence. Donc l'âme humaine aussi.

3.. Quand il s'agit de choses immatérielles l'intellect et l'objet compris sont identiques, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 15,. Or, l'esprit humain est immatériel puisqu'il n'est l'acte d'aucun organe, comme nous l'avons vu (quest. lxxv, art. 2). Donc à l'égard de l'esprit humain rintellect et l'objet compris sont une même chose, et par conséquent l'intellect se comprend par son essence.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anima, lib. n, text. 15) que l'intellect se comprend comme il comprend les autres choses. Or, il ne comprend pas les autres choses par leur essence, mais par leurs ressemblances. Il ne se comprend donc pas non plus par son essence.

CONCLUSION. —L'entendement humain n'étant par rapport aux choses intelligibles qu'un être en puissance, il ne se connaît pas lui-même par son essence, mais par l'acte au moyen duquel l'intellect agent abstrait des images sensibles les espèces intelligibles.

Il faut répondre que pour qu'une chose puisse être connue il faut qu'elle soit en acte, ce n'est pas assez qu'elle existe en puissance, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 20). Ainsi une chose n'est un être et n'est vraie qu'autant qu'elle est connue comme existant actuellement. C'est ce qu'on voit évidemment dans les choses sensibles. Car la vue ne perçoit pas l'objet qui est coloré en puissance, elle ne perçoit que celui qui l'est en réalité actuellement. Et il en est de même de l'intellect; car il est manifeste que pour qu'il connaisse les choses matérielles il faut qu'elles existent actuellement. D'où il résulte qu'il ne connaît la matière première que d'après son rapport avec la forme qui doit lui donner une existence actuelle (Phys. lib. i, text. G9). Pour le même motif les substances immatérielles se connaissent par leur essence suivant que par leur essence elles sont plus ou moins en acte. Ainsi, l'essence de Dieu qui est un acte pur et parfait est absolument et parfaitement intelligible par elle-même. C'est pourquoi Dieu ne se comprend pas seulement lui-même, mais il comprend encore toutes les autres choses par son essence. Comme acte, l'essence de l'ange est du genre des choses intelligibles, mais ce n'est ni un acte pur, ni un acte complet, par conséquent l'ange ne comprend pas toutes choses par son essence. Quoiqu'il se comprenne ainsi lui-même il ne peut pas cependant connaître de la même manière toutes les autres choses, il faut qu'il les connaisse par des ressemblances ou des images. L'entendement humain n'est dans le genre des choses intelligibles que ce qu'est l'être en puissance, comme la matière première dans le genre des choses sensibles : c'est ce qui lui a fait donner la dénomination da possible. Ainsi, quand on le considère dans son essence, il n'est qu'un être capable de comprendre. Il a donc par lui-même la faculté de comprendre, mais non d'être compris, sinon suivant qu'il passe à l'acte. Les platoniciens avaient ainsi supposé un ordre d'êtres intelligibles au-dessus de l'ordre des intelligences; parce que, dans leur système, l'intellect ne comprenant qu'autant qu'il participe à l'être intelligible, le sujet qui participe devait être nécessairement au-dessous de l'être dont il participait. Par conséquent, d'après ces mêmes philosophes, l'entendement humain étant mis en acte par la participation des formes intelligibles séparées, c'était par cette participation des choses immatérielles qu'il se comprenait lui-même. Mais comme il est naturel à notre intellect, dans l'état de la vie présente, d'être en rapport avec les choses matérielles et sensibles, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 ad 2, et quest. lxxxiv, art. 7), il s'ensuit qu'il se connaît lui-même selon qu'il est mis en acte par les espèces que la lumière de l'intellect agent abstrait des choses sensibles et que cette lumière est l'acte des choses intelligibles par le moyen desquelles l'intellect possible comprend. Notre entendement ne se connaît donc pas par son essence, mais par son acte, et cela de deux manières : 1° D'une manière particulière. Ainsi, Socrate ou Platon perçoit qu'il a une âme intellective par là même qu'il perçoit qu'il comprend. 2° D'une manière générale, dans le sens que nous connaissons la nature de l'esprit humain d'après l'acte de l'intellect (1). Mais il est vrai que le jugement que nous portons sur la nature de l'àme et la connaissance que nous en avons nous vient de la lumière que notre entendement reçoit de la vérité divine qui renferme les raisons de toutes choses, comme nous l'avons vu (quest. lxxxiv, art. 5). C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. ix, cap. 6) : Nous contemplons la vérité inviolable d'après laquelle nous déterminons aussi parfaitement que possible, non quel est l'esprit de chaque homme, mais ce qu'il doit être d'après les raisons éternelles. Mais il y a entre ces deux sortes de connaissances cette différence ; que pour avoir la première connaissance de l'âme il suffit de la présence de l'esprit qui est

le principe de l'acte par lequel il se perçoit lui-même, et c'est ce qui fait dire que l'intellect se connaît par sa présence; tandis que pour avoir la seconde connaissance ce n'est pas assez de la présence de l'esprit, il faut encore des recherches très-minutieuses et très-subtiles. C'est pourquoi il y a un grand nombre d'hommes qui ignorent la nature de leur âme et il y en a beaucoup qui se sont trompés à ce sujet. Ainsi à propos de cette étude de l'âme saint Augustin dit (Dé Trin. lib. x, cap. 9) que l'âme ne se cherche pas comme si elle était absente, mais que présente elle cherche à se discerner, c'est-à-dire à connaître en quoi elle diffère des autres choses, ou bien en quoi consistent son essence et sa nature.

(1) Ainsi, connue le dit la science actuelle, nous avons d'abord conscience de l'acte de noire entendement quand nous comprenons une chose ; puis réfléchissant sur la nature de ces actes, nous arrivons à connaître la nature de l'entendement lui-même, qui est leur principe et leur cause.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'esprit se connaît par lui-même, puisqu'il parvient à se connaître bien que ce soit par son acte. D'ailleurs il se connaît lui-même puisqu'il s'aime lui-même, comme le dit encore saint Augustin (loc. cit. in arg.). Au reste on peut dire qu'une chose est connue par elle-même de deux manières. Cette proposition peut signifier qu'elle est connue sans le secours d'aucun intermédiaire; c'est ainsi que les premiers principes sont connus par eux-mêmes, ou elle signifie qu'une chose n'est pas connue par accident ; dans ce sens on dit que la couleur est visible par elle-même tandis que la substance l'est par accident.

2. Il faut répondre au second, que l'essence de l'ange est comme l'acte dans le genre des choses intelligibles, et c'est pour cela qu'il y a en elle identité entre le sujet qui comprend et l'objet compris, et c'est ce qui fait par conséquent que l'ange perçoit par lui-même son essence ; mais il n'en est pas de même de l'entendement humain qui est absolument en puissance par rapport aux choses intelligibles, comme l'intellect possible, ou qui est l'acte des choses intelligibles (2) abstraites des images sensibles, comme l'intellect agent.

(2) C'est-à-dire Irai rend les choses intelligibles en acte, en les abstrayant des images sensibles'; ce qui est la fonction de l'intclkï4af.nl.

3. Il faut répondre au troisième, que cette parole d'Aristote est vraie universellement pour tout intellect. Car, comme les sens en acte sont actuellement sensibles à cause de l'image de l'objet sensible qui est leur forme actuelle ; de même l'intellect en acte est compris en acte à cause de l'image de l'obje tcompris qui est sa forme actuelle. C'est ce qui fait que l'entendement humain qui est mis en acte par l'espèce de la chose qu'il comprend, est compris lui-même par cette mêrtfc espèce comme par sa forme. Et quand on dit que pour les choses qui sont immatérielles l'intellect et ce qu'il comprend sont une même chose, c'est comme si l'on disait que pour les choses qui sont comprises en acte l'intellect et son objet ne font qu'un, parco que par là même qu'une chose est comprise en acte elle est immatérielle. Il y a toutefois cette différence à établir c'est qu'il y a des choses dont les essences sont Immatérielles, coiïïïneles substances séparées auxquelles nous donnons le nom d'ange. Chacune d'elles est tout à la fois l'objet compris et le sujet qui comprend. Il y en a d'autres dont les essences ne sont pas immatérielles ; les ressemblances seules qu'on en abstrait ont ce caractère. D'où le commentateur d'Aristote dit (De anima, lib. m, text. IS) que la proposition précitée n'est vraie que des substances séparées. Car nous avons vu (in solut., ad 2 praec.) que ce qui est vrai de ces substances n'est pas vrai des autres.


ARTICLE II — notre entendement connait-il les habitudes de l'ame par leur essence (1)?


(1) C'est par leurs actes qu'on connaît les puissances et les habitudes. Ce principe général est la base'de toute la psychologie.

Objections: 1.. Il semble que notre intellect connaisse les habitudes de Pâme par leur essence. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xiii, cap. 1) : On ne voit pas la foi dans le coeur de celui qui la possède, comme on voit l'àme d'un autre homme se manifester par les mouvements de son corps; mais la science la découvre certainement etla conscience la proclame. On peut faire le même raisonnement sur toutes les autres habitudes de l'àme. Donc les habitudes de l'âme ne sont pas connues par des actes, mais par elles-mêmes.

2.. Les choses matérielles qui sont hors de l'âme sont connues parce que leurs images sont présentes dans l'âme elle-même. C'est ce qui fait dire qu'elles sont connues par leurs images. Or, les habitudes de l'âme sont présentes en elle par leur essence. Donc elles sont connues de même.

3.. La fin pour laquelle une chose se fait l'emporte sur la chose elle-même (2). Or, l'âme connaît les autres choses au moyen de ses habitudes et des espèces intelligibles. Donc à plus forte raison les connait-elles par elles-mêmes.

(2) En particularisant ce principe on peut dire': le moyen qui sert à faire connaître une chose est plus connu qu'elle.


Mais c'est le contraire. Les habitudes sont les principes des actes aussi bien que les puissances. Or, comme le dit Aristote (De anima, lib. u, text. 33), les actes et les opérations sont rationnellement antérieurs aux puissances. Us sont donc, pour la même raison, antérieurs aux habitudes, et par conséquent les habitudes comme les puissances sont connues par les actes.

CONCLUSION. — Puisque l'habitude n'est pas un acle et qu'elle tient le milieu entre Lacte et la puissance, comme d'ailleurs on ne peut connaître une chose qu'autant qu'elle est en acte, il faut que l'habitude ne soit pas connue par elle-même, mais par son acte.

Il faut répondre que l'habitude tient en quelque sorte le milieu entre la puissance pure et l'acte pur. Or, nous avons déjà dit (art. préc.) qu'on ne connaît une chose que selon ce qu'elle est en acte. Par conséquent, suivant que l'habitude est éloignée de l'acte parfait, elle est d'autant moins susceptible d'être connue par elle-même. Il est donc nécessaire qu'elle soit connue par son acte, soit qu'on, reconnaisse simplement l'existence de l'habitude par l'acte propre qui la révèle, soit qu'on recherche sa nature et ses lois en approfondissant l'acte qui en émane. La première de ces deux connaissances résulte de la présence même de l'habitude. Car, par là même qu'elle est présente dans l'âme, l'habitude produit l'acte qui la manifeste. La seconde est le fruit du travail et de l'étude, comme nous l'avons dit en parlant de l'esprit (art. préc).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, quoique la foi ne soit pas connue par les mouvements extérieurs du corps, cependant celui qui la possède la perçoit par l'acte intérieur du coeur. Car un homme ne sait qu'il a la foi que parce qu'il sent qu'il croit.

2. Il faut répondre au second, que les habitudes sont présentes dans notre intellect, non comme ses objets, parce que l'objet de notre intellect dans l'état de la vie présente est la nature des choses matérielles, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiv, art. 7), mais elles y sont présentes, comme les moyens par lesquels il comprend (1).

(1) Cette réponse repose sur ce principe : ce fini, selon l'essence, est présent à l'entendement comme objet est connu par son essence, mais non ce qui lui est présonl comme moyen.

3. Il faut répondre au troisième, que quand on dit : La fin pour laquelle une chose se fait l'emporte sur la chose elle-même, cette proposition est vraie quand il s'agit de choses qui sont du même ordre, par exemple, qui appartiennent au même genre de cause. Ainsi, quand on dit que la santé est désirable à cause de la vie, il s'ensuit que la vie est plus désirable encore. Mais s'il s'agit de choses qui ne sont pas du même ordre, elle n'est plus vraie. Par exemple, si on disait que la santé est désirable pour la médecine, il ne s'ensuivrait pas que la médecine est plus désirable que la santé. Car la santé est dans l'ordre des causes finales, tandis que la médecine est dans l'ordre des causes efficientes. Ainsi donc, si nous prenions deux choses qui appartiennent l'une et l'autre par elles-mêmes à l'ordre des objets de notre connaissance, ce qui sert à faire connaître une chose sera plus connu qu'elle; les principes sont, par exemple, plus connus que les conclusions. Mais l'habitude, en tant qu'habitude, n'est pas de l'ordre des objets de notre connaissance, et si l'on connaît certaines choses à cause de l'habitude, ce n'est pas parce que l'habitude est un objet connu, mais c'est parce qu'elle est la disposition ou la forme par laquelle le sujet intelligent connaît. C'est pourquoi le raisonnement est défectueux.



I pars (Drioux 1852) Qu.85 a.8