I pars (Drioux 1852) Qu.87 a.3

ARTICLE III. — \Bl'entendement connait-il son acte propre\b (2)?


(2) D'après la théorie péripatéticienne, l'entendement connaît premièrement son objet propre, qui lui est extérieur; par l'objet il connaît son acte, et par son acte il se connaît lui-même.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect ne connaisse pas son acte propre. Car ce qui est connu proprement est l'objet de la faculté cognitive. Or, l'acte diffère de l'objet. Donc l'intellect ne connaît pas son acte.

2.. Tout ce qui est connu l'est par un acte. Si donc l'intellect connaît son acte, il le connaît par un autre acte, puis il connaît cet acte par un autre, et il faudra ainsi aller jusqu'à l'infini ; ce qui semble impossible.

3.. Ce que le sens est à son acte, l'intellect l'est au sien. Or, le sens propre ne sent pas son acte, c'est le sens commun qui le sent, comme le dit Aristote (De anima, lib. a, text. 132). Donc l'intellect ne comprend pas son acte.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit : Je comprends que je comprends (De Trin. lib. x, cap. 10 et 11). m

CONCLUSION. — Puisque l'intellect est en acte par là même qu'il comprend, ce qu'il comprend avant tout c'est l'intelligence qu'il a d'autre chose, mais tous les intellects ne comprennent pas cet acte de la même manière.

Il faut répondre que, comme nous venons de le dire (art. 1 et 2), une chose n'est connue qu'autant qu'elle est en acte. Or, la perfection, souveraine de l'entendement c'est son opération. Car il n'est pas comme l'action qui se porte vers un objet extérieur et qui perfectionne la chose qu'elle opèw, 'tel que que l'édifice est perfectionné par l'acte qui le bâtit, mais il est immanent dans celui qui l'opère, il est sa perfection et son acte, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 16). Ce que l'intellect comprend avant toutdelui-même c'est donc son acte même d'intelligence (1). Mais à cet égard les différentes sortes d'intellect n'agissent pas de la même manière. Ainsi il y a l'entendement divin qui est son intelligence même. Par conséquent, que Dieu comprenne qu'il comprend ou qu'il comprenne son essence, c'est la même chose parce que son essence est son intelligence. L'entendement des anges n'est pas son intelligence même, comme nous l'avons dit (quest. nv, art. 1 et 2), mais néanmoins le premier objet de son intelligence est son essence. Par conséquent, quoiqu'il y ait rationnellement une différence entre le sentiment qu'a l'ange de son intelligence et la connaissance qu'il a de son essence, néanmoins il comprend simultanément ces deux choses par un seul et même acte, parce qu'il est de la perfection de l'essence de se comprendre elle-même et qu'on comprend tout à la fois par un seul et même acte la chose et la perfection qui lui est propre. Il y a encore l'entendement humain qui n'est pas son intelligence même et qui n'a pas pour objet premier de ses connaissances son essence, mais quelque chose d'extrinsèque comme ia nature des choses matérielles. C'est pourquoi ce qu'il connaît avant tout c'est son objet propre. Il ne connaît qu'en second lieu l'acte par lequel il perçoit son objet, et c'est par cet acte quij est sa perfection qu'il se connaît lui-même. C'est ce qui fait dire à Aristote (De anima, lib. n, text. 33) que les objets sont connus avant les actes et les actes avant les puissances.

(1) Le texte porte ejus intelligere; il n'y a pas possibilité de traduire en françaisect infinitif: je l'ai constamment remplacé par le substantif dont je me sers ici, employant les mots intellect, entendement pour désigner la 'puissance, et celui d'intelligence pour exprimer l'acte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet de l'intellect est quelque chose de général, par exemple l'être et le vrai, qui comprend dans sa généralité l'acte même de l'intelligence. Par conséquent l'intellect peut comprendre son acte, mais ce n'est pas la première chose qu'il comprenne, parce que dans l'état présent son premier objet n'est pas l'être et le vrai absolu, mais l'être et le vrai considérés dans les choses matérielles, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiv, art. 7), et que c'est par ces choses que nous arrivons à la connaissance de tout le reste.

2. Il faut répondre au second, que dans l'homme l'intelligence n'est pas un acte et une perfection de la nature qui est comprise de telle sorte qu'on puisse comprendre par un seul acte la nature des choses matérielles et l'action par laquelle on les comprend, comme on comprend par un seul acte une chose avec ses perfections. Par conséquent autre est l'acte par lequel l'intellect comprend la pierre et autre celui par lequel il comprend qu'il en a l'intelligence, et ainsi de suite. Il ne répugne pas d'ailleurs que l'intellect soit infini en puissance, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2).

3. Il faut répondre au troisième, que le sens propre éprouve une sensation selon l'impression que produisent les objets extérieurs sur l'organe matériel. Car il n'est pas possible qu'une chose matérielle se modifie elle-même, il faut qu'elle le soit par une autre ; c'est pour cette raison que l'acte de chaque sens en particulier est perçu par un sens commun. Mais l'intellect ne comprend pas ainsi par suite de l'impression que les choses matérielles font sur les organes. Il n'y a donc pas de parité.


ARTICLE IV. — l'intellect comniend-il l'acte de la volonté (1)?


(1) Cet article détermine les rapports qu'il y a entre l'intellect et la volonté; rapports qui servent de fondements à la morale.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect ne comprenne pas l'acte de la volonté. Car l'intellect ne connaît que ce qui est présent en lui de quelque manière. Or. l'acte de la volonté n'est pas présent dans l'intellect, puisque la volonté et l'intellect sont des puissances différentes. Donc l'intellect ne connaît pas l'acte de la volonté.

2.. L'acte se spécifie d'après son objet. Or, l'objet de la volonté diffère de l'objet de l'intellect. Donc l'acte de la volonté est d'une autre espèce que l'objet de l'intellect, par conséquent l'intellect ne le connaît pas.

3.. Saint Augustin dit (Conf. lib. x, cap. 17) que les affections de l'àme ne sont pas connues par des images comme les corps, ni par leur présence comme les arts, mais par certaines notions (2). Or, il semble que ces notions qui sont dans l'âme ne peuvent pas être autre chose que les essences des objets connus ou que leurs images. Il est donc impossible que l'intellect connaisse les affections de l'âme qui sont les actes de la volonté.

(2) Le texte de saint Augustin porte : per nescio quas notiones vel noluliones.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit [De Trin. lib. x, cap. 10 et 11): Je comprends que je veux.

CONCLUSION. — L'acte de la volonté étant rationnellement intelligible, il est nécessaire que l'intellect le comprenne.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lix, art. 1), l'acte de la volonté n'est rien autre chose que l'inclination qui résulte de la forme (pic nous avons comprise, comme l'appétit naturel est l'inclination qui résulte de la forme naturelle. Or, l'inclination d'une chose existe en elle-même selon sa manière d'être. Ainsi l'inclination naturelle existe naturellement dans les choses naturelles, l'inclination sensible ou l'appétit sensitif existe sensiblement dans le sujet qui sent, et l'inclination intellectuelle ou l'acte de la volonté existe intelligiblement dans l'être qui comprend, comme dans son principe et son sujet propre. C'est ce cpii fait dire à Aristote [De anima, lib. ni, text. 42) que la volonté existe dans' la raison. Or, ce qui existe d'une manière intelligible dans un sujet intelligent doit nécessairement en être compris. L'acte de la volonté est donc compris par l'intellect; il l'est entant que l'individu sait qu'il veut et en tant qu'il connaît la nature de cet acte et conséquemment la nature de son principe qui est une habitude ou une puissance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison serait valable si la volonté et l'intellect n'étaient pas seulement des puissances diverses, mais qu'elles eussentencore un sujet différent. Dans ce cas ce qui est dans la volonté ne serait pas présent à l'intellect. Mais ces deux facultés ayant l'une et l'autre leur origine dans la même substance de l'âme et l'une étant en quelque sorte le principe de l'autre, il en résulte que ce qui est dans la volonté est aussi d'une certaine manière dans l'intellect.

2. Il faut répondre au second, que le bien et le vrai qui sont les objets de la volonté et de l'intellect, diffèrent à la vérité rationnellement, mais cela n'empêche pas que l'un ne soit contenu dans l'autre, comme nous l'avons dit (quest. lxxxii, art. 3 ad 1, et quest. xvi, art. 4 ad 1). Car le vrai est une sorte de bien et le bien est une sorte de vrai. C'est pourquoi ce qui est. du domaine delà volonté tombe sous celui de l'intellect et ce qui est du domaine de l'intellect peut tomber sous celui de la volonté.

3. Il faut répondre au troisième, que les affections de l'âme ne sont pas dans l'intellect par des images à la façon des corps, ni par leur présence à la manière des arts, mais comme ce qui résulte d'un principe existe dans ce principe même qui en renferme la notion. C'est ce qui fait dire à saint Augustin que toutes les affections de l'âme existent dans la mémoire par des notions (1).

(1) Ou par uYs impressions.


QUESTION LXXXVIII. : COMMENT L'AME HUMAINE CONNAIT CE QUI EST AU-DESSUS D'ELLE.


Nous avons ensuite à examiner comment l'àme humaine connaît les choses qui sont au-dessus d'elle, c'est-à-dire les substances immatérielles. — A cet égard trois questions se présentent : 1" L'àme humaine dans l'état de la vie présente peut-elle comprendre par elles-mêmes les substances immatérielles auxquelles nous donnons le nom (ranges:1 — T Peut-elle parvenir à leur connaissance par la connaissance des choses matérielles? — 3" Dieu est-il la première chose que nous connaissions?

ARTICLE I.— l'ame humaine dans l'état de la vie présente peut-elle comprendre les substances immatérielles par ELLES-MÊMES (2)?


(2) Sur rctte question Platon, Aristote et Àverroëssont partagés. Saint Thomas expose leur sentimrnt, et après avoir embrasse celui d'Aristote, il réfute les deux autres.

Objections: 1.. Il semble que l'âme humaine dans l'état de la vie présente puisse comprendre les substances immatérielles par elles-mêmes. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ix, cap. 3) : Comme l'esprit acquiert la connaissance des choses corporelles par les sens, de même il acquiert celle des choses spirituelles par lui-même. Or, les substances immatérielles sont spirituelles. Donc l'esprit humain les connaît.

2.. Le semblable est connu par son semblable. Or, l'esprit humain ressemble plus aux choses immatérielles qu'aux choses matérielles puisqu'il est immatériel lui-même, comme nous l'avons prouvé (quest. lxxv, art. î>). Donc puisque notre esprit comprend les choses matérielles, à plus forte raison comprend-il les choses immatérielles.

3.. Si ce qu'il y a de plus sensible en soi n'est pas ce que nous sentons le plus vivement, la raison en est que quand la sensation est trop vive elle paralyse nos sens (3). Mais il n'en est pas de même de l'excellence des choses intelligibles par rapport à rintellect, comme le dit Aristote (De anima, lib. ni, text. 7). Donc les choses qui sont le plus intelligibles par elles-mêmes sont aussi celles qui sont le plus intelligibles par rapport à nous. Et comme les choses matérielles ne sont intelligibles qu'autant que nous les rendons telles en faisant abstraction de la matière, il est évident que les substances qui sont immatérielles par leur nature sont plus intelligibles par elles-mêmes et par conséquent que nous les comprenons mieux que les choses matérielles.

(3) Bossuct développe celle pensée dans son Traité de la connaissance de Dieu et (h soi-même.

4.. Le commentateur (4) dit (in Met. lib. n) que si nous ne pouvions comprendre les substances abstraites,,1a nature aurait fait quelque chose d'inutile, parce qu'il serait arrivé que ce qui est en soi naturellement intelligible n'eût été cependant compris par personne. Or, il n'y a rien d'oiseux ni d'inutile dans la nature. Par conséquent nous pouvons comprendre les substances immatérielles.

(4) Averroes.

5.. Ce que les sens sont aux choses sensibles, l'intellect l'est aux choses intelligibles. Or, notre vue peut voir tous les corps, qu'ils soient supérieurs et incorruptibles ou qu'ils soient inférieurs et corruptibles. Donc notre intcllect peut comprendre toutes les substances intelligibles supérieures et immatérielles.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Sagesse (Sap. ix, 16) : Qui découvrira ce gui est dans les deux? Or, on dit que les substances immatérielles sont dans les deux, d'après ces paroles de saint Matthieu (xviii, 10): Leurs anges dans les deux voient toujours la face de mou Père. Donc les substances immatérielles ne peuvent être connues pari'intelligencehumaine.

CONCLUSION. — Puisque l'expérience est là pour nous prouver que nous ne comprenons rien sans image sensible, il est évident que les substances immatérielles qui ne sont ni du domaine des sens, ni de celui de l'imagination, ne peuvent être comprises de nous primitivement et par elles-mêmes dans l'état de la vie présente.

Il faut répondre que dans l'opinion de Platon, non-seulement nous comprenons les substances immatérielles, mais ce sont encore nos premières connaissances. Car Platon a supposé que les formes subsistantes immatérielles auxquelles il donnait le nom d'idées étaient les objets propres de notre intellect et que nous les comprenions ainsi avant toutes choses et par elles-mêmes. Suivant son système notre âme connaît les choses matérielles parce que l'imagination et les sens se mêlent à notre entendement, et il concluait de là que plus l'intellect est pur et mieux il perçoit l'intelligible vérité des choses immatérielles. D'après Aristote dont nous préférons le sentiment, notre entendement dans l'état de la vie présente se rapporte naturellement aux choses matérielles. C'est pourquoi il ne comprend quàl'aide des images sensibles, comme nous l'avons prouvé fquest. lxxxiv, art. 7). D'après cela il est évident que selon notre mode de connaissance nous ne pouvons comprendre primitivement et par elles-mêmes les substances immatérielles qui ne sont ni du domaine des sens, ni de celui de l'imagination.— Cependant Averroés prétend (De un, m, Comm. 3(5) que l'homme en cette vie peut parvenir à connaître les substances séparées par l'action continue ou l'union de cette substance séparée de nous qu'il appelle 1 intellect agent et qui en sa qualité de substance séparée comprend naturellement les substances qui ont le même caractère (1). Ainsi quand cet intellect nous sera uni de manière à pouvoir comprendre par lui, nous comprendrons Jes substances séparées comme nous comprenons les choses matérielles par l'intellect possible qui est en nous. Ce philosophe soutient que cette union existe. En effet quand nous comprenons par l'intellect agent et par des objets intelligibles spéculatifs, comme il arrive en comprenant lès conclusions par les principes, il est nécessaire que l'intellect agent soit aux objets spéculatifs que l'on comprend ce que l'agent principal est aux instruments ou ce que la forme est à la matière. Car on attribue de ces deux manières une action à deux principes-, ainsi on l'attribue à l'agent principal et à l'instrument, comme on attribue l'action de couper à l'ouvrier et à la scie, et on l'attribue à la forme et au sujet comme l'action d'échauffer convient à la chaleur et au feu. Or, d'après Averroés. l'intellÉct agent doit être dans les deux sens aux objets intelligibles spéculatifs ce que la perfection est à la perfectibilité, ce que l'acte est à la puissance. Le même sujet recevant tout à la fois le parlait et la perfection, comme l'objet actuellement visible et la lumière existent dans la prunelle ; ainsi l'intellect possible reçoit simultanément les objets spéculatifs qu'il comprend et l'intellect agent. Et plus nous comprenons d'objets spéculatifs, plus nous nous approchons de l'union intime de l'intellect ageirtavgc nous, de telle sorte que quand nous connaiIrons tous les objets spéculatifs qui sont du domaine de notre intelligence, l'intellect agent nous sera alors parfaitement uni, et nous pourrons par lui connaître toutes les choses matérielles et immatérielles, ce qui constitue, dit-il, la félicité dernière de l'homme. Peu importe d'ailleurs à l'hypothèse que dans cette vie heureuse l'intellect possible comprenne par l'intellect agent les substances séparées, comme le veut Averroës, ou qu'il nelles comprenne pas du tout, comme il le fait dire à Alexandre (1), qui veut que l'intellect possible soit corruptible ; il n'en est pas moins vrai que l'homme, d'après Averroës, comprend les substances séparées par l'intellect agent. Mais ce système est insoutenable. 1° Parce que, si l'intellect agent est une substance séparée il est impossible que nous comprenions par elle formellement. Car le moyen par lequel l'agent agit formellement est sa forme et son acte, puisque tout agent agit selon qu'il est en acle, comme nous l'avons dit (quest. rxxix, art. 3j en parlant de l'intellect possible. 2° Parce que dans le système d'Averroës l'intellect agent, s'il est une substance séparée,

ne nous sera pas uni substantiellement. Il ne nous sera uni que par sa lumière qui nous aide à connaître les choses spéculatives et les substances immatérielles, sans que pour cela les autres actions de l'intellect agent aient rien de commun avec nous ; comme quand nous voyons les couleurs illuminées par le soleil, la substance de cet astre ne nous est pas unie au point que nous puissions faire ce qu'il fait, mais nous ne recevons que sa lumière qui nous fait voir les objets. 3° Parce qu'en supposant dans le système d'Averroës que l'intellect agent nous soit substantiellement uni, ces philosophes ne prétendent pas qu'il le serait totalement par un seul objet intelligible ni par deux, mais par tous les objets spéculatifs intelligibles. Or, l'intelligence de toutes les choses spéculatives est moindre que la vertu de l'intellect agent, parce que c'est une plus grande chose de connaître les substances séparées que de connaître toutes les choses matérielles. D'où il est évident que quand même nous comprendrions toutes les choses matérielles, l'intellect agent ne nous serait pas encore uni au point que nous puissions par lui comprendre les substances séparées. 4° Parce qu'on trouve à peine quelqu'un en ce monde qui puisse comprendre toutes les choses matérielles. A ce compte il n'y aurait personne ou fort peu d'hommes capables d'arriver au bonheur, ce qui est opposé au sentiment d'Aristote [Eth. lib. i, cap. 9), qui dit que la félicité est un bien général que peuvent acquérir tous ceux qui ne sont pas dépourvus de vertu. Il est aussi contraire à la raison que des êtres aient une fin et qu'il n'y ait que la plus petite partie de ces êtres qui puisse l'atteindre. 5° Parce que Aristote dit expressément (Eth. lib. i, cap. 10) que la félicité est une manière d'agir parfaitement conforme à la vertu. Et après avoir énuméré beaucoup de vertus (Eth. lib. x, cap. 7 et 8), il conclut que la félicité dernière consiste dans la connaissance des vérités les plus hautes, et il la rapporte à la vertu de sagesse qu'il avait placée (Eth. lib. vi, cap. 7) à la tête des sciences spéculatives. D'où il est évident qu'Aristote a mis la félicité dernière de l'homme dans la connaissance des substances séparées telle qu'on peut l'acquérir par les sciences spéculatives et non par l'action continue de l'intellect agent tel que Averroës l'a imaginé. G0 Parce que nous avons prouvé (quest. lxxix, art. 4) que l'intellect agent n'est pas une substance séparée, mais une vertu de l'âme qui s*étend activement à tout ce que l'intellect possible reçoit. Car, comme l'a dit Aristote [De anima, lib. ni, text. 18), l'intellect possible est la puissance passive qui peut devenir toutes choses (1), et l'intellect agent la puissance active qui peut tout faire (2). Donc dans l'état de la vie présente ces deux intellects ne s'étendent qu'aux choses matérielles que l'intellect agent rend intelligibles en acte et qui sont reçues dans l'intellect possible. Par conséquent, dans l'état actuel nous ne pouvons comprendre les substances séparées immatérielles par elles-mêmes ni au moyen de rintellect possible, ni au moyen de l'intellect agent.

(1) Averroés voulait qu'il n'y eût qu'on seul intellect agent pour tous les hommes. Saint Thomas a re futé déjà cette erreur (quest. I.xxix , art. To'.

(1) Alexandre d'Aplirodisie, qui fleurit au commencement du iiie siècle, et qui fut un des principaux interprètes de la doctrine d'Aristote. Averroës tenait par conséquent beaucoup à s'appuyer de son autorité.

(1) C'est 1 intelligence en puissance, qui devient en acte tous les sujets mêmes qu'elle pense et qu'elle comprend.

(2) C'est l'intelligence active qui peut tout rendre intelligible en acte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que de ce passage de saint Augustin on peut conclure que notre âme peut connaître par la connaissance qu'elle a d'elle-même ce que nous savons des substances incorporelles. Ce qui est si vrai qu'Aristote dit lui-même [De anima, lib. î, text. 2) que la science de l'âme est le principe de la connaissance que nous avons des substances immatérielles. Car par là même que notre âme se connaît elle-même, elle arrive à avoir une certaine connaissance des substances incorporelles, sans toutefois les connaître absolument et parfaitement.

2. Il faut répondre au second, que la ressemblance de nature n'est pas une raison suffisante pour qu'il y ait connaissance; autrement il faudrait dire avec Empédocle que l'àme serait de même nature que toutes les choses qu'elle connaît. Mais pour que la connaissance existe, il faut que la ressemblance de l'objet connu soit dans le sujet qui le connaît comme sa forme. Notre intellect possible étant fait dans l'état actuel pour recevoir les ressemblances des choses matérielles, abstraites des images sensibles, il s'ensuit qu'il connaît plutôt ce qui est corporel que ce qui ne l'est pas.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il doit y avoir proportion entre l'objet et la puissance cognitive, comme entre l'actif et le passif, entre la perfection et la perfectibilité. Par conséquent, si les sens ne perçoivent pas les objets qui causent les plus fortes sensations, ce n'est pas uniquement parce que ces objets paralysent et altèrent les organes, mais c'est parce qu'il n'y a plus proportion entre eux et les puissances sensitives. De même c'est parce que les substances immatérielles sont au-dessus de la portée de notre entendement ici-bas que nous ne pouvons les comprendre.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce raisonnement du commentateur est défectueux pour plusieurs raisons : 1° Parce que si nous ne comprenons pas les substances séparées il ne s'ensuit pas qu'elles ne soient comprises par personne. Elles le sont d'abord par elles-mêmes et ensuite elles se comprennent réciproquement. 2° Parce que les substances séparées n'ont pas été créées pour que nous les comprenions. On dit qu'une chose est inutile et vaine quand elle n'atteint pas la fin pour laquelle elle existe. Par conséquent quand nous ne comprendrions d'aucune manière les substances immatérielles, il ne s'ensuivrait pas qu'elles ont été produites en vain.

5. Il faut répondre au cinquième, que les sens connaissent de la même manière les corps supérieurs et les corps inférieurs, c'est-à-dire qu'ils les connaissent suivant l'impression que les organes reçoivent de la part des choses sensibles. Mais nous ne comprenons pas de la même manière les substances matérielles que nous connaissons par abstraction et les substances immatérielles que nous ne pouvons ainsi connaître puisqu'il n'y a pas d'images sensibles qui les représentent.


ARTICLE II. — notre entendement peut-il parvenir par la connaissance des chosls matérielles a l'intelligence des substances immatérielles(I)?


(1) Quoique saint Thomas fasse venir les idées des sens, on voit par cet article combien sa doctrine s'éloigne de la doctrine matérialiste du dernier siècle, qui faisait tout reposer sur la sensation.

Objections: 1.. Il semble que notre intellect puisse par la connaissance des choses matérielles arriver à l'intelligence des substances immatérielles. Car saint Denis dit [De coel. hier. cap. 1) qu'il n'est pas possible à l'esprit humain de s'élever à la contemplation immatérielle de ces hiérarchies célestes, s'il n'y est conduit par l'étude des choses matérielles. Il l'aut donc que les chosesmaté-rielles puissent nous conduire à l'intelligence des substances immatérielles.

2.. La science est dans l'intellect. Or, il y a des sciences et des définitions qui ont les substances immatérielles pour objets. Car saint Jean Damascène définit l'ange [De fid. orth. lib. u, cap. 3), et la théologie aussi bien que la philosophie s'occupent de la nature de ces êtres spirituels. Donc nous pouvons comprendre les substances immatérielles.

3.. L'àme humaine est du genre des substances immatérielles. Or, nous pouvons la comprendre par son acte qui lui donne la connaissance des choses matérielles. Donc nous pouvons aussi connaître les autres substances immatérielles par les effets qu'elles produisent dans les choses matérielles.

4.. La seule cause qu'on ne puisse comprendre par ses effets est celle qui en est infiniment éloignée. Or, il n'y a que Dieu qui soit dans ce cas. Donc nous pouvons connaître les autres substances immatérielles par les choses matérielles.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. \) que les choses intelligibles ne peuvent être comprises par ce qui est sensible, les choses simples par ce qui est composé, les choses incorporelles par ce qui est corporel.

CONCLUSION. — Puisque la quiddité ou l'essence des choses matérielles que notre entendement abstrait de la matière est absolument d'une autre nature que les substances immatérielles, nous ne pouvons pas connaître parfaitement les substances iaima-térielles par les substances matérielles.

Il faut répondre que Averroès rapporte qu'un philosophe appelé Avem-pace (2) voulait que selon les vrais principes de la philosophie nous puissions par la connaissance des substances matérielles arriver à l'intelligence des substances spirituelles. Car, disait-il, notre intellect étant fait naturellement pour abstraire de la matière l'essence des choses matérielles, s'il y a encore quelque chose de matériel dans cette essence, il pourra l'abstraire de nouveau, et comme cette opération ne peut se répéter à l'infini, il pourra enfin parvenir à une essence qui soit absolument sans matière, et c'est ce qui constitue l'intelligence dos substances immatérielles. A la vérité ce raisonnement serait concluant, si les substances immatérielles étaient les formes et les espèces des substances matérielles, comme le voulaient les platoniciens. Mais si l'on n'admet pas cette hypothèse et qu'on suppose au contraire que les substances immatérielles sont absolument d'une autre nature que l'essence des choses matérielles, notre intellect aura beau abstraire de la matière ces essences, il ne parviendra jamais à quelque chose qui ressemble à une substance spirituelle. C'est pourquoi nous ne pouvons comprendre parfaitement les substances immatérielles au moyen des substances matérielles.

(2) Avempacc ou Aben-paie fut un des philosophes arabes les pins célèbres. 11 naquit à Cor-doue et mourut très-jeune ù P< /, en i lôS.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous pouvons par les choses matérielles nous élever à une connaissance quelconque des choses immatérielles, mais non à une connaissance parfaite, parce qu'il n'y a pas de rapport adéquat entre ce qui est matériel et ce qui ne l'est pas. Les ressemblances, quand on en établit entre les choses matérielles et les choses immatérielles, sont plutôt des dissemblances, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 2).

2. Il faut répondre au second, que les sciences s'occupent surtout d'une manière négative des choses supérieures. Ainsi Aristote fait connaître les corps célestes en déclarant qu'ils n'ont pas les propriétés des corps inférieurs [De Caelo, lib. î, text. 17,18 et 19). A plus forte raison sommes-nous dans l'impossibilité de connaître les substances immatérielles et de saisir leurs essences. Les sciences ne peuvent nous les faire connaître que négativement en les comparant aux choses matérielles.

3. Il faut répondre au troisième, que l'âme humaine se comprend elle-même par sa connaissance qui est son acte propre, et qui démontre parfaitement sa vertu et sa nature. Mais on ne peut connaître parfaitement, ni par elle, ni par ce qui existe dans les choses matérielles, la vertu et la nature des substances immatérielles, parce qu'aucune de ces choses n'est adéquate avec ces dernières.

4. 11 faut répondre au quatrième, que les substances immatérielles créées ne sont pas naturellement du même genre que les substances matérielles parce qu'en elles la puissance et la matière ne sont pas dans le même rapport; mais elles sont du même genre logiquement, parce que les substances immatérielles sont comprises dans la catégorie générale de la substance, puisque leur essence n'est pas leur être. Mais Dieu n'est pas du même genre que les choses matérielles ni naturellement, ni logiquement, parce qu'il n'est d'aucun genre, comme nous l'avons dit ('quest. m, art. rj). Par conséquent par la ressemblance des choses matérielles on peut connaître quelque chose des anges affirmativement sous un rapport général (1), quoiqu'on ne puisse rien en connaître sous le rapport de l'espèce. Mais on ne peut rien connaître de Dieu d'aucune manière.

(1) On peut les connaître en général comme substance.

ARTICLE III. — dieu est-il la première chose que l'esprit humain connaisse (2)?


(2) Cet article est un corollaire des questions précédentes. 11 vient d'ailleurs à l'appui de ce que saint Thomas a dit sur la manière dont l'existence de Dieu peut se démontrer.

Objections: 1.. Il semble que Dieu soit le premier objet que l'esprit humain connaisse. En effet, l'être en qui tout est connu et celui par qui nous jugeons de tout le reste, est le premier objet que nous connaissions. C'est ainsi que l'oeil voit avant tout la lumière et rintellect les premiers principes. Or, nous connaissons toutes choses dans la lumière de la vérité première, et nous jugeons de tout par elle, comme le dit saint Augustin [De ver. relig. cap. 3). Donc Dieu est le premier objet que nous connaissons.

2.. Ce qui fait connaître une chose est plus connu que la chose elle-même. Or, Dieu est la cause de toutes nos connaissances; car il est la vraie lumière qui éclaire fout homme venant en ce monde, comme le dit saint Jean (Joan. l^. Donc Dieu est l'être que rrtVus connaissons avant tous les autres, et que nous connaissons le mieux.

3.. Ce qu'on connaît avant tout dans une image, c'est le type d'après lequel elle a été formée. Or, l'image de Dieu existe dans notre esprit, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 5 et 19). Donc Dieu est l'objet premier que nous connaissons en nous-mêmes.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean dit (Joan, i, 18) : Personne n'a jamais vu Dieu.

CONCLUSION. — Puisque nous ne connaissons Dieu que par les créatures, il n'est pas le premier objet de nos connaissances.

Il faut répondre que l'intellect humain, dans l'état de la vie présente, ne pouvant pas comprendre les substances immatérielles créées, comme nous l'avons dit (art. préc), peut encore moins comprendre l'essence de la substance incréée. Il faut donc dire absolument que Dieu n'est pas l'objet premier de nos connaissances, mais que nous parvenons plutôt à le connaître par les créatures, suivant ces paroles de saint Paul [Rom, i, 20) : Les perfections invisibles de Dieu nous ont été rendues intelligibles par les choses qu'il a faites. La première chose que nous comprenons en cette vie, c'est donc la quiddité ou l'essence des créatures matérielles ; voilà, l'objet propre de notre intellect, comme nous l'avons Iant de l'ois répété (quest. fcxxxrv, art. 7 : quest.j lxxxv, art. 1 ; quest. lxxxvji, art. 2 ad 2).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous comprenons tout, que nous jugeons tout dans la lumière de la vérité première, dans le sens que la lumière de notre intellect, qu'elle soit naturelle ou gratuite, n'est rien autre chose-qu'une impression de la vérité première, comme nous l'avons dit (quest. xii, art. 2). Par conséquent, la lumière elle-même de notre intellect n'étant pas son objet, mais son moyen de connaissance, Dieu est-il encore moins l'objet premier que notre entendement perçoit.

2. Il faut répondre au second, que ce principe : Ce qui fait connaître vne chose est plus connu rju'elle, n'est applicable qu'aux choses de même ordre, comme nous l'avons dit (quest. lxxxvji, art. 2 ad 3). Or, les autres choses nous sont connues à cause de Dieu, non parce qu'il est le premier objet que nous connaissons, mais parce qu'il est la cause première de notre faculté cognitive.

3. Il faut répondre au troisième, cpie s'il y avait dans notre âme une image parfaite de Dieu, comme le fils est l'image parfaite du père, notre âme comprendrait Dieu immédiatement. Mais nous n'avons de Dieu qu'une image imparfaite, et par conséquent le raisonnement n'est pas concluant.


I pars (Drioux 1852) Qu.87 a.3