I pars (Drioux 1852) Qu.89 a.7

ARTICLE VII — la distance locale est-elle un obstacle a la connaissance de l'ame séparée (2)?


(2) En faisant ainsi ressortir dans tous ses détails la différence qu'il y a entre l'àme qui est unie au corps et l'àme qui en est séparée, saint Thomas nous met à même de comprendre ce que l'Ecriture Bondit de notre état ai>rès la mort.

Objections: 1.. Il semble que la distance locale ne soit pas un obstacle à la connaissance de l'àme séparée. Car saint Augustin dit (De cur. pro mort, arjendà, cap. 13) que les unies des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent savoir ce qui se passe ici. Or, elles savent ce qui se passe parmi elles. Donc la distance locale est un obstacle à la connaissance de l'àme après sa séparation du corps.

2.. Saint Augustin dit (De div. daem. cap. 4 et 5) que les démons, par suite de la célérité de leurs mouvements, nous manifestent certaines choses qui nous sont encore inconnues. Or, il serait inutile de rappeler en cette circonstance la rapidité des mouvements des démons, si la distance locale n'était un obstacle à leur connaissance. Donc à plus forte raison est-elle un obstacle à la connaissance de l'âme séparée qui est d'une nature inférieure à celle des démons.

3.. La distance par rapport au lieu est analogue à la distance par rapport au temps. Or, la distance du temps empêche la connaissance de l'âme séparée puisqu'elle ne connaît pas l'avenir. Il semble donc que la dislance locale l'empêche aussi.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Luc, xvi, 23) que le mauvais riche étant dans les tourments leva les yeux et vit Abraham au loin. Donc la distance locale n'empêche pas l'âme de connaître après sa séparation du corps.

CONCLUSION. — L'Ame séparée comprenant les choses particulières au moyen des espèces qu'elle reçoit de la lumière divine qui éclaire également ce qui est proche et ce qui est éloigné, il arrive que la distance locale n'empêche point du tout l'àme séparée du corps de connaître.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont pensé que l'âme, après sa séparation du corps, connaissait les choses particulières en les abstrayant des images sensibles (1). Si cette opinion était vraie on pourrait dire que la distance locale serait un obstacle à la connaissance de l'âme séparée. Car il faudrait que les images sensibles agissent sur l'âme ou que l'âme agît sur elles, ce qui dans l'un et l'autre cas ne pourrait avoir lieu qu'à une distance déterminée. Mais cette hypothèse est insoutenable, parce que les espèces ne peuvent être abstraites des images sensibles qu'au moyen des sens et des autres puissances sensitives qui ne subsistent plus en acte dans l'àme après qu'elle est séparée du corps. En cet état l'âme comprend chaque chose en particulier au moyen des espèces qu'elle reçoit de la lumière divine qui agit de la même manière sur ce qui est proche et sur ce qui est éloigné. Par conséquent la distance locale n'empêche point du tout l'âme séparée du corps de connaître.

(1) Cette opinion ainsi exposée suppose dans eeux oui 1 ont soutenue une connaissance peu nette de la spiritualité de l'Ame. Seot soutient le sentiment contraire à celui de saint Thomas, et Veut que la dislance locale soit un obstacle à la connaissance de lame séparée, parce que, dit-il, elle tire sa connaissance des choses, et que leur éloigncmenl l'empêche de les percevoir.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin en disant que les âmes des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent voir ce qui se passe ici ne donne pas pour raison de ce fait la distance qui les sépare de nous ; il l'attribue à une autre cause, comme nous le verrons clans l'article suivant.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin parle en cet endroit d'après l'opinion de certains philosophes qui ont avancé que les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis (2). Dans cette hypothèse on peut admettre qu'ils ont des puissances sensitives et que par conséquent ils ne peuvent connaître les objets qu'à une distance déterminée. Saint Augustin rappelle encore cette opinion dans le même ouvrage (cap. 3 et 4). Mais il l'expose plutôt qu'il ne l'approuve, comme on peut s'en convaincre par ce qu'il dit dans son livre de la Cité de Dieu (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 10).

(2) D'après le P. Petau, saint Augustin semble avoir lui-même clé très-incertain h cet égard. Dans plusieurs endroits il pareil .lu sentiment de ces philosophes Nid. Pelav. De (imjclis .

3. il faut répondre au troisième, que les choses futures qui sont éloignées quant au temps ne sont pas des êtres en acte. Elles ne sont donc pas susceptibles d'être connues en elles-mêmes, puisque par là même qu'une chose n'existe pas elle ne peut être connue. Mais les objets qui ne sont éloignés que par rapport au lieu sont des êtres en acte, et on peut par là même les connaître. Il n'y a donc pas de parité entre la distance des lieux et l'éloi-gnement des temps.


ARTICLE VIII. — les ames séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas (1)?


(1) Cet article est un corollaire des précédente.

Objections: 1.. 11 semble que les âmes séparées connaissent ce qui se passe ici. Car si elles ne le savaient pas elles ne s'en occuperaient pas. Or, elles s'en occupent, d'après ces paroles de saint Luc (Luc, xvi, 28) : J'ai cinq frères, qu'il les avertisse donc afin qu'ils ne viennent pas aussi eux-mêmes dans ce lieu de tourments. Donc les âmes séparées connaissent ce qui se passe ici.

2.. Souvent les morts apparaissent aux vivants pendant le sommeil ou la veille et les avertissent de ce qui se passe ici-bas. Ainsi Samuel apparut à Saul, comme il est dit (1. Reg. xxviii). Or, il n'en serait pas ainsi s'ils ne connaissaient ce que nous faisons. Donc ils connaissent ce qui se passe sur la terre.

3.. Les âmes séparées connaissent ce qui se passe parmi elles. Si elles ne savaient pas ce qui se passe parmi nous, ce serait la distance locale qui les en empêcherait, ce que nous avons nié (art. préc).


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans Job (Job, xiv, 21) : Que ses enfants soient dans la gloire ou qu'ils soient dans la honte, l'homme ne le comprendra pas.

CONCLUSION. — Les âmes des morts étant par la volonté divine et par leur manière d'être séparées de la conversation des vivants, elles ne savent pas naturellement ce qui se passe ici-bas ; c'est le fait de la çràcc si les âmes des justes le savent.

II faut répondre que les âmes des morts ne connaissent pas naturellement (et il ne s'agit ici que de leur connaissance naturelle) ce qui se passe sur la terre. La raison peut s'en déduire de ce que nous avons dit précédemment (art. Í). En effet, l'âme séparée ne connaît que les choses particulières avec lesquelles elle se trouve en rapport soit par suite d'une connaissance ou d'une affection antérieure, soit par la volonté divine. Or, les âmes des morts sont, par la volonté divine et par leur manière d'être, séparées de la société des vivants et unies à la société des substances spirituelles qui ont abandonné leur corps. C'est ce qui fait qu'elles ignorent ce qui se passe sur la terre. Saint Grégoire en donne cette raison quand il dit (Mor. lib. xii, cap. 11) : Les morts ne savent pas ce que deviennent ceux qui vivent après eux dans la chair, parce que la vie de l'esprit est infiniment différente de la vie du corps. Ainsi les choses matérielles n'étant pas du même genre que les choses immatérielles, leur connaissance est distincte. Saint Augustin semble d'ailleurs du même sentiment quand il d\t (Lib. de cura pro mort, agenda, cap. 13) que les âmes des morts ne s'inquiètent pas des affaires des vivants. Mais à l'égard des âmes des bienheureux il ne parait pas être du même avis que saint Grégoire. Car ce dernier ajoute qu'il faut faire une exception pour les âmes des justes, parce qu'on ne peut admettre que ces âmes qui voient la clarté intérieure de Dieu tout-puissant ignorent ce qui se passe en dehors de lui. Saint Augustin dit au contraire expressément (loc. cit.) que les morts, même les saints, ne savent ce que font les vivants, ni ce que font leurs enfants. C'est ainsi qu'il interprète ce passage d'Isaïe (Is. lxiii, 16) : Abraham ne vous connaît plus. Il s'appuie encore sur ce que sa mère ne le visitait pas et ne le consolait pas dans ses chagrins, comme quand il vivait. Car, dit-il, il n'est pas probable que son coeur se soit endurci depuis qu'elle est en possession d'une vie meilleure. Enfin il apporte en preuve de son sentiment que le Seigneur a promis au roi Josias de le faire mourir afin qu'il ne vit pas les maux qui allaient fondre sur son peuple (IV. Reg. xxii, 20). Mais il est à remarquer que saint Augustin n'est pas sûr de son opinion. Il en doute, car avant de l'exposer il dit: Chacun pensera ee qu'il voudra de ce que je vais dire. Saint Grégoire est au contraire afflrmatif, puisqu'il prétend qu'on ne peut admettre aucunement le sentiment opposé. 11 semble donc plus probable, d'après le sentiment de saintGrégoire que les âmesdessaints quivoientDieu connaissent tout ce qui se passe actuellement ici-bas. Car elles sont égales aux anges qui, d'après saint Augustin, n'ignorent pas ce que font les vivants (1). Mais comme les âmes des saints sont parfaitement unies à la justice divine, elles ne s'attristent et ne se mêlent des affaires des vivants qu'autant que le veut la jusliec divine elle-même.

(1) Si les âmes des saints ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, on ne comprendrait pas le culte qu'on a pour eux.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les âmes des morts peuvent s'occuper des intérêts des vivants sans connaître leur état, comme nous nous occupons des morts en leur appliquant nos suffrages, bien que nous ne sachions pas quelle est leur destinée. Elles peuvent aussi connaître les actions des vivants non par elles-mêmes, mais par les âmes de ceux qui vont de cette vie dans l'autre, ou par les anges et les démons, ou par l'esprit de Dieu qui le leur révèle, comme le dit saint Augustin (De cura pro moi't. agenda cap. 15).

2. 11 faut répondre au second, que quand les morts apparaissent d'une manière quelconque aux vivants c'est que Dieu permet alors aux âmes des morts de s'occuper des affaires des vivants, et il faut voir en cela un miracle. — Ou bien ces apparitions sont l'oeuvre des bons ou des mauvais anges, ce qui se fait à l'insu des morts, comme les vivants apparaissent sans le savoir à d'autres vivants pendant leur sommeil, comme le dit encore saint Augustin dans l'ouvrage que nous venons de citer (cap. 10). Quant à Samuel on peut dire qu'il a apparu à Saul par révélation divine, d'après ces paroles de l'Ecclésiastique (Eccl. xlvi, 23) : // s'endormit et fit connaître au roi la fin de sa vie. — Ou bien on peut attribuer aux démons cette apparition , si l'on n'admet pas dans les canons des Ecritures le livre de l'Ecclésiastique parce que les Hébreux le rejettent (2).

(2) Ce livre ne se trouve pas en effet dans le canon des Hébreux, et il est rangé pour ce motif parmi les livres deutéioeanoniques. Le concile de Trente l'ayant compris dans le canon qu'il a dressé des saintes Ecritures, il a la même autorité que les autres. D'ailleurs tous les Pères l'ont considéré comme inspiré. Nous citerons en particulier Clément d'Alexandrie, Origène, Tertullien, saint Cyprien, saint Atbanase , saint Basile, saint Ephrem, saint Epiphane, saint Ambroise, saint Augustin, saint Fulgence, etc.

3. Il faut répondre au troisième, que cette ignorance ne provient pas de la distance locale, mais de la cause que nous avons assignée (in corp. art.).


QUESTION XC. : DE LA CRÉATION DE L'AME DU PREMIER HOMME.


Nous avons ensuite à nous occuper de la création du premier homme. — A cet égard il y a quatre choses à examiner : r la création de l'homme lui-même; 2° la fin de cette création ; 3° l'état et la condition dans lesquels le premier homme a été créé ; 4" le lieu qu'il a primitivement occupé. — Touchant la création nous considérerons : 1° la création de son âme ; 2° la création de son corps ; 3" la production de la femme.— Sur la création de l'àme du premier homme quatre questions se présentent : r L'àme humaine est-elle une chose qui a été faite ou est-elle de la substance de Dieu même ? — 2° En supposant que l'àme ait été faite, a-t elle été créée ? — 3° A-t-elle été faite par l'intermédiaire des anges ? — 4° A-t-elle été faite avant le corps ?

ARTICLE I. — l'ame a-t-elle été faite, ou est-elle de la substance de dieu (1)?


(1) Les gnostiques et les manichéens ont soutenu l'erreur combattue dans cet article, en enseignant que l'âme raisonnable était de la substance de Dieu, ou qu'elle en était la substance ou la nature. Ce» erreurs ont été condamnera par le premier concile de Tolède, dont les décrets ont été confirmés par le pape saint Léon et par le concile de Bràga, qui se tint sous Honorius I".

Objections: 1.. Il semble que l'âme n'ait pas été faite, mais qu'elle soit de la substance de Dieu. Car il est dit dans la Genèse (Gen. n, 7) : Que Dieu forma l'homme du limon de la terre, qu'il répandit sur son visage un souffle de vie et que Vhomme devint vivant et animé. Or, celui qui souffle émet de lui quelque chose. Donc l'âme par laquelle l'homme vit est quelque chose de la substance de Dieu.

2.. Comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 5), l'âme est une forme simple. Or, la forme est un acte. Par conséquent l'âme est un acte pur, ce qui ne convient qu'à Dieu. Donc elle est de la substance de Dieu.

3.. Toutes les choses qui existent et qui ne diffèrent d'aucune manière sont identiques. Or, Dieu et l'âme existent et ne diffèrent d'aucune manière, parce qu'il faudrait, s'il y avait entre eux quelques différences, qu'ils fussent composés. Donc Dieu et l'âme humaine sont une même chose.

Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dans son livre sur l'Origine de l'âme (lib. in, cap. 15) examine des opinions qu'il dit infiniment perverses et directement opposées à la foi catholique. Parmi ces opinions il place en premier lieu celle des philosophes qui ont dit que Dieu n'avait pas fait l'àme de rien, mais de lui-même.

CONCLUSION. — L'àme humaine étant parfois intelligente en puissance tandis que Dieu est un acte pur, il est impossible qu'elle soit de la substance de Dieu, mais il faut qu'elle ait été faite.

Il faut répondre qu'on ne peut dire que l'âme soit de la substance de Dieu. Car l'âme humaine étant, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 4, et quest. lxxxiv, art. fi et 7), intelligente en puissance, empruntant aux choses extérieures ses connaissances, et ayant des facultés diverses \ toutes ces choses sont absolument étrangères à la nature de Dieu qui est un acte pur, qui ne reçoit rien d'un autre être et qui n'a en soi aucune diversité, comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 1\ quest. x, art. 1, et quest. xn, art. 4). Ce qui paraît avoir donné lieu à cette erreur, ce sont deux hypothèses faites par les philosophes anciens (2). Car les premiers qui ont commencé à considérer la nature des êtres, ne pouvant s'élever au-dessus de l'imagination, n'ont pas supposé qu'il y eût autre chose que des corps. C'est pourquoi ils disaient que Dieu est un corps qu'ils regardaient comme le principe des autres corps. Et parce qu'ils croyaient l'âme de la nature de ce corps qu'ils regardaient comme le principe de tous les autres, ils en concluaient qu'elle était de la substance de Dieu. D'après cette hypothèse les manichéens, qui admettaient que Dieu était une lumière corporelle, considéraient l'âme attachée au corps comme une partie de cette lumière (1). On arriva ensuite à reconnaître qu'il y avait des substances incorporelles qui n'étaient pas à la vérité séparées du corps, mais qui en étaient la forme (2). Ainsi Varron a dit que Dieu est l'âme qui gouverne le monde par son regard, son mouvement et sa raison, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, lib. va, cap. 6). En conséquence il y en a qui ont fait de l'âme humaine une partie de cette âme totale, comme l'homme est une partie du monde entier, parce qu'ils n'étaient encore parvenus à distinguer les degrés des substances spirituelles que d'après la hiérarchie qui règne entre les corps. Or, ces deux systèmes sont inadmissibles, comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 1 et 8). D'où il est manifestement faux que l'âme est de la substance de Dieu.

(2) Saint Thomas fait ici allusion à Thaïes et a:i\ premiers philosophes grecs.

(1) Le manichéisme se ^rattachait, comme on le voit, à la philosophie ancienne.

(2) Cette seconde opinion fut une sorte de transition. Elle se rapprochait plus do la vérité quo la première, mais elle était néanmoins inexacte.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, qu'il ne faut pas entendre le mot souffler matériellement. Ainsi pour Dieu souffler c'est la même chose que produire un esprit. Quoique d'ailleurs l'homme en souillant n'émette pas quelque chose de sa substance, mais quelque chose d'une nature étrangère.

2. Il faut répondre au second, que l'âme, quoiqu'elle soit une forme simple par son essence, n'est cependant pas son être, elle n'existe que par participation, comme nous l'avons dit (quest. i.xxv, art. 5 ad 4). C'est pourquoi elle n'est pas un acte pur comme Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un être qui diffère d'un autre à proprement parler en diffère sous un rapport. Par conséquent là où il y a différence il y a convenance. C'est pour ce motif qu'il faut que les êtres qui diffèrent soient composés d'une certaine manière, puisque s'ils diffèrent sous un rapport, ils sont semblables sous un autre. D'après cela, quoique tout ce qui diffère soit divers, il ne s'ensuit cependant pas que tout ce qui est divers soit différent (3), comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 24 et 25). Car les choses simples sont diverses entre elles, et cependant elles ne diffèrent pas d'après des différences fondées sur les éléments qui les composent. Ainsi l'homme et l'âne diffèrent en ce que l'un est raisonnable et l'autre ne l'est pas, mais on ne peut pas étendre au delà les différences qui les séparent.

(3) Tout roule ici sur le sens que l'on attache à ces deux mots. La distinction de saint Thomas, quoique un peu subtile, se comprend nettement d'après les exemples qu'il cite lui-même,

ARTICLE II — l'ame a-t-elle été créée (4)?


(4) La création de l'àme a été niée par une foule d'hérétiques. Les enthousiastes ont prétendu qu'elle était faite de feu, les disciples de Lucifer et de Tertullien voulaient que l'àme se propageât comme le corps, ceux de Seleucus lui assignaient une origine loute terrestre, et les manichéens enseignaient qu'Adam avait été créé non par Dieu, mais par la matière. Ces hérésies ont été condamnées par Léon \ au concile de Latran, et par tes autorités citées à l'occasion de l'article précédent.

Objections: 1.. Il semble que l'âme n'ait pas été créée. Car ce qui a en soi quelque chose de matériel est fait avec de la matière. Or, l'âme a en soi quelque chose de matériel puisqu'elle n'est pas un acte pur. Donc l'âme a été faite de matière et par conséquent elle n'a pas été créée.

2.. Tout acte qui vient d'une matière quelconque semble sortir de la puissance de la matière. Car la matière étant en puissance par rapport à l'acte, tout acte préexiste en puissance dans la matière. Or, l'âme est l'acte de la matière corporelle, comme on le voit d'après sa définition. Donc elle émane de la puissance de la matière.

3.. L'àme est une forme. Si donc l'àme a été créée, pour la même raison on peut en dire autant de toutes les autres formes. Par conséquent il en résultera qu'aucune forme n'est produite par voie de génération, ce qui répugne.

Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. i) : Dieu créa l'homme à son image. Or, l'homme ressemble à Dieu par son âme. Donc son âme a été créée.

CONCLUSION. — Puisqu'il convient à l'àme raisonnable d'être faite comme il lui convient d'exister substantiellement et que d'ailleurs elle n'a pu être faite d'une matière préexistante, il est nécessaire qu'elle ait été créée.

Il faut répondre que l'âme raisonnable n'a pu recevoir l'être que par la création, ce qui n'est pas vrai des autres formes. La raison en est qu'être fait étant la voie qui mène à l'être, une chose est faite comme il lui convient d'exister (4). Or, on ne donne à proprement parler le nom d'être qu'à ce qui a l'être comme subsistant en soi. Ainsi il n'y a que les substances proprement dites qui soient véritablement appelées des êtres. L'accident n'a pas d'être, il détermine seulement les qualités d'une chose, et ce n'est que sous ce point de vue qu'on lui donne le nom d'être. On dit par exemple que la blancheur est un être parce qu'elle est ce qui rend un objet blanc. C'est pourquoi Aristote dit (Met. lib. vu, text. 2 et 3j que l'accident appartient plutôt à l'être qu'il n'est un être. Il en est de même de toutes les autres formes qui ne sont pas subsistantes. C'est pourquoi aucune forme non subsistante ne peut être faite, à proprement parler; mais on dit qu'elles sont faites parce que leurs composés deviennent subsistants. Or, l'âme raisonnable est une forme subsistante, comme nous l'avons vu (quest. lxxv, art. 2). On peut donc dire d'elle qu'elle est un être et qu'elle est faite. Et puisqu'elle ne peut être faite ni d'une matière corporelle préexistante, parce qu'alors elle serait matérielle, ni d'une matière spirituelle, parce qu'en ce cas les substances spirituelles se transformeraient les unes dans les autres, il est nécessaire de dire qu'elle a été créée.

(1) Etre fait est un privilège qui convient à la chose comme l'être lui convient. Ainsi un être véritable peut être véritablement fait ou créé; un ede accidentel ou un être impropre ne peut être fait qu'improprement. Ce principe est toute la base de cette argumentation.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'âme l'essence simple est en quelque sorte ce qu'il y a de matériel. Ce qu'elle a de formel c'est l'être qu'elle reçoit par participation (2). Cet être existe nécessairement simultanément avec l'essence de l'âme parce que l'être suit par lui-même la forme. La même raison pourrait encore être donnée si l'on admettait avec certains philosophes que l'âme est composée d'une certaine matière spirituelle ; parce que cette matière, comme celle des corps célestes, ne serait pas en puissance à l'égard d'une autre forme, puisque autrement l'âme serait corruptible. Par conséquent l'âme ne peut d'aucune manière être formée d'une matière préexistante.

(2) Ainsi elle est à l'égard de cet être ce que la matière est à l'égard de la forme.

2. Il faut répondre au second, que faire sortir un acte de la puissance de la matière n'est rien autre chose que de faire exister en acte ce qui existait auparavant en puissance. Or, l'àme raisonnable n'ayant pas un être dépendant de la matière corporelle, mais un être subsistant qui surpasse la capacité de la matière corporelle elle-même, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. l), il en résulte qu'elle n'émane pas de la puissance de la matière.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il n'y a pas de parité entre l'âme et les autres formes, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE III. — l'ame raisonnable a-t-elle été produite pa» dieu immédiatement (1)?


(1) Cet article est une réfutation des albigeois, qui disaient qu'Adam n'a pas été créé par Dieu; d'Averroës et d'AIgazcl, qui enseignaient que notre lime procède de la dernière intelligence, à laquelle ils attribuaient la fonction de communiquer les formes.

Objections: 1.. 11 semble que l'âme raisonnable n'ait pas été produite par Dieu immédiatement, mais qu'elle l'ait été par l'intermédiaire des anges. Car il y a un ordre plus parfait dans les choses spirituelles que dans les choses corporelles. Or, les corps inférieurs sont produits par les corps supérieurs, comme ledit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc les esprits inférieurs qui sont les âmes raisonnables sont produits par les esprits supérieurs qui sont les anges.

2.. La fin des choses répond au commencement. Car Dieu est le principe et la fin des choses. Donc la manière dont les êtres ont été produits dés le commencement répond à la manière dont ils doivent être ramenés à leur fin. Or, d'après saint Denis (De eccles. hier. cap. 5) les êtres inférieurs sont ramenés à leur fin par les êtres supérieurs. Donc i Is ont été aussi produits par eux, et par conséquent les âmes ont les anges pour auteurs.

3.. L'être parfait est celui qui peut produire son semblable, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 21). Or, les substances spirituelles sont beaucoup plus parfaites que les substances corporelles. Donc puisque les corps produisent des êtres qui leur ressemblent quant â l'espèce, à plus forte raison les anges peuvent-ils produire quelque être au-dessous d'eux qui soit de leur espèce, comme l'âme raisonnable.

Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse que Dieu lui-même souffla sur la face de l'homme l'esprit de vie (Gen. n, 8).

CONCLUSION. — Puisque l'àme raisonnable ne peut être produite par la transformation d'une matière quelconque et qu'elle ne peut être que l'effet d'une création, comme il n'y a que Dieu qui puisse créer, il est nécessaire que ce soit lui qui la produise immédiatement.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont pensé que les anges agissant par la puissance de Dieu produisaient les âmes raisonnables (2). Mais ce sentiment est absolument inadmissible, il est d'ailleurs contraire à la foi. Car nous avons prouvé (art. préc.) que l'âme raisonnable ne peut être produite que par une création. Or, il n'y a que Dieu qui puisse créer, parce qu'il n'y a que l'agent premier qui puisse agir sans supposer rien de préexistant à son action. Car un agent secondaire présuppose toujours quelque chose qui provient de l'agent premier, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 3). Déplus l'agent dont faction présuppose quelque chose de préexistant agit en transformant l'objet sur lequel son action s'exerce. C'est pourquoi tous les autres agents ne produisent que des transformations-, il n'y a que Dieu qui crée. Et comme l'âme raisonnable n'est pas produite par la transformation d'une matière quelconque, il s'ensuit qu'elle est nécessairement produite par Dieu immédiatement (3).

(2) fous les philosophes qui ont soutenu le système des émanations sont tombés dans celle même erreur, et en particulier Philon (De ovif. mundi). Mais saint Basile, saint Ambroise, saint Augustin, Théodoret, combattent formellement cette opinion.

(3) Les philosophes du dernier siècle n'ont pas craint de soutenir l'existence de peuples aborigènes, et de considérer ainsi le genre humain comme une des productions de la terre. Comment cette merveille s'est-elle opérée, c'est ce qu'aucun d'eux n'a pu expliquer.

Solutions: 1. Par là on a évidemment la solution de toutes les objections. Car si les corps produisent leurs semblables ou des êtres inférieurs et que les êtres supérieurs ramènent à leur fin les inférieurs, tout cela résulte des transformations qui ont lieu successivement.


ARTICLE IV. \B— l'ame humaine a-t-elle été pkoduite avant le coups (1)?


(1) La préexistence des âmes soutenue parOri-gène et par quelques hérétiques se trouve parfaitement réfutée dans saint Jérôme [Epist, ad l'ummachium).

Objections: 1.. Il semble que l'àme humaine ait été produite avant le corps. Car l'oeuvre de création précède l'oeuvre de distinction et d'ornement, comme nous l'avons vu (quest. lxvi et lxx). Or, l'âme a été réellement une oeuvre de création, tandis que le corps n'a été fait que pour l'ornement. Donc l'âme de l'homme a été produite avant le corps.

2.. L'âme raisonnable ressemble plutôt aux anges qu'aux animaux. Or, les anges ont été créés avant les corps; ils ont existé immédiatement dès le commencement avec la matière corporelle. Le corps de l'homme n'a été formé au contraire qu'au sixième jour quand les animaux eux-mêmes ont été produits. Donc l'âme de l'homme a été créée avant le corps.

3.. La fin est proportionnée au commencement. Or, l'âme subsiste finalement après le corps. Donc elle a été créée au commencement avant lui.


Mais c'est le contraire. L'acte propre à une puissance se produit en elle. L'àme étant l'acte propre du corps, il s'ensuit qu'elle a été produite en lui.

CONCLUSION. — Dieu ayant primitivement établi chaque chose dans l'état de perfection que comportait sa nature, et l'àme qui est une partie de la nature humaine n'ayant d'ailleurs sa perfection naturelle qu'autant qu'elle est unie au corps, il faut dire qu'elle n'a pas été produite avant le corps.

Il faut répondre qu'Origène a supposé que non - seulement l'âme du premier homme, mais encore celles de tous les hommes avaient été créées avant les corps en même temps que les anges. Ce qui l'a porté à avancer cette opinion c'est qu'il croyait que toutes les créatures spirituelles, les âmes aussi bien que les anges, étaient égales selon la condition de leur nature, et qu'elles ne différaient que par leurs mérites. D'après cette différence il s'expliquait pourquoi les unes sont attachées à des corps comme l'âme humaine (2), d'autres aux corps célestes, et d'autres enfin restent dans la simplicité de leur nature à des degrés divers. Nous avons parlé de cette opinion (quest. xlvii , art. 2) : nous ne nous en occuperons donc pas ici. — Saint Augustin dit («/?. Gen. lib. vu, cap. 24, 25 et 27) que l'âme du premier homme a été créée avant le corps en même temps que les anges. Mais il en donne'une autre raison qu'Origène. Car il suppose que le corps de l'homme n'a pas été produit en acte parmi les oeuvres des six jours; il n'a été produit que virtuellement ; ce qu'on ne peut pas dire de l'âme, parce qu'elle n'a pas été faite d'une matière corporelle ou spirituelle préexistante, et qu'elle n'a pu être produite par aucune vertu créée. C'est pourquoi il lui semble que l'âme elle-même a été créée en même temps que les anges dans les six jours où tout a été fait, et qu'ensuite sa volonté propre l'a portée à régir le corps. Mais l'illustre docteur n'est pas affirmatif, car il dit (Sup. Gen. lib. vu, cap. 29) : « Si l'Ecriture et la raison ne s'y opposent, qu'on croie que l'homme a été fait le sixième jour, de telle sorte que le principe qui devait produire son corps se trouvait dans les éléments du monde, bien que son âme eût été préalablement déjà créée. » On pourrait soutenir ce sentiment dans l'opinion de ceux qui admettent que l'àme est par elle-même parfaite dans sa nature et son espèce, et qu'elle n'est pas unie au corps comme sa forme,

mais seulement pour le gouverner. Mais si l'on pense que l'âme est unie au corps comme sa forme (1), et qu'elle fait naturellement partie de f homme, cette opinion de saint Augustin est tout à fait inadmissible. Car il est évi dent (pie Dieu a primitivement établi les choses dans l'état de perfection naturelle exigé par leur espèce. Or, l'âme, par là même qu'elle est une partie de la nature humaine, n'est naturellement parfaite qu'autant qu'elle est unie au corps. Il n'aurait donc pas été convenable qu'elle fût créée sans lui. — En soutenant l'opinion de saint Augustin sur l'oeuvre des six jours on peut donc dire que l'âme humaine a préalablement existé selon la ressemblance générique qu'elle a avec les anges, parce qu'elle est spirituelle comme eux, mais qu'elle a été créée en même temps que le corps. D'après les autres Pères, l'âme aussi bien que le corps du premier homme ont été produits parmi les oeuvres des six jours de la création.

(2) L'âme humaine n'anime le corps, d'après ce sentiment, que par punition. Son état présent est pour elle une dégradation dont la vertu seule peut la racheter.

(1) Le pape Clément V au eoneile de Vienne a décidé que 1 âme était la forme du corps, c est-à-dire ee qui constitue l'homme dans son espèce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si la nature de l'âme était complète dans son espèce, de telle sorte qu'elle fût créée absolument pour elle-même, ce raisonnement prouverait qu'elle a dù exister par elle-même au commencement. Mais comme elle est naturellement la forme du corps, elle n'a pas dù être créée à part, mais elle a dù être créée dans le corps lui-même.

2. Il faut faire la même réponse au second. Car si l'âme était par elle-même complète dans son espèce, elle se rapprocherait davantage des. anges. Mais parce qu'elle est la forme du corps, elle appartient comme principe formel au genre des animaux.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il arrive que l'âme subsiste après le corps parce que le corps meurt. Ce défaut n'a pas dù exister au commencement de la création de l'âme.


I pars (Drioux 1852) Qu.89 a.7