I pars (Drioux 1852) Qu.59 a.4

ARTICLE IV. — y a-t-1l dans les anges l'appétit irascible et l'appétit concupiscible (2)?


(2) Puisque les anges n'ont pas de nature sensitive, il est bien évident qu'ils n'ont ni l'appétit irascible ni l'appétit concupiscible considérés comme des puissances sensilives. Mais il s'agit de savoir ici s'ils n'éprouvent pas les affections qui correspondent à ces puissances, telles que la colère et la concupiscence, comme paraissent l'indiquer certaines expressions de l'Ecriture et des Pères.

Objections: 1.. Il semble que dans les anges il y ait l'appétit irrascible et l'appétit con-cupiscible. Car saint Denis dit [De div. nom. cap. 4) que dans les démons il y a la fureur de la colère et la folie de la concupiscence. Or, les démons sont de même nature que les anges, puisque le péché n'a pas changé leur nature. Donc clans les anges ily a l'appétit irascible et l'appétit concupiscible.

2.. L'amour et la joie sont dans l'appétit concupiscible, la colère, l'espérance et la crainte dans l'irascible. Or, l'Ecriture attribue toutes ces choses aux bons et aux mauvais anges. Donc dans les anges ily a l'appétit irascible et le concupiscible.

3.. Il y a des vertus qui résident dans l'appétit irascible et dans le concupiscible. Ainsi la charité et la tempérance paraissent être dans l'appétit concupiscible, l'espérance et la force dans l'irascible. Or, ces vertus sont dans les anges. Donc il y a dans les anges un appétit irascible et un appétit concupiscible.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anim. lib. m, text. 42) que l'appétit irascible elle concupiscible sont dans la partie «sensitive de l'âme, qui n'existe pas dans les anges. Donc il n'y a en eux ni appétit irascible, ni appétit concupiscible.

CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a dans les anges qu'un appétit inlelligentiel, on ne distingue pas en eux un appétit irascible et un appétit concupiscible, il n'y a qu'un seul appétit qui est la volonté.

Il faut répondre que l'appétit intelligentiel ne se divise pas en appétit irascible et concupiscible, il n'y a que l'appétit sensitif qui offre cette division. La raison en est que les facultés ne se distinguent pas d'après la distinction matérielle des objets, mais d'après leur raison formelle. S'il y a un objet qui réponde à une faculté quelconque sous une raison générale, on ne distingue donc pas autant de facultés qu'il y a d'objet propres compris sous cette raison. Ainsi, par exemple, l'objet propre de la faculté visuelle étan t la couleur en général, on ne distingue pas plusieurs facultés visuelles en raison de la différence qu'il y a entre le blanc et le noir. Mais si l'objet propre d'une faculté était le blanc considéré comme tel, on distinguerait la faculté qui nous ferait voir le blanc de la faculté qui nous ferait voir le noir. Or, il est évident que l'objet de l'appétit intelligentiel, qu'on appelle la volonté, est le bien considéré dans sa nature générale. Car l'appétit ne peut avoir que le bien pour objet. C'est pourquoi l'appétit intelligentiel ne se divise pas selon la distinction des biens particuliers, comme le fait l'appétit sensitif qui n'a pas pour objet le bien en général, mais telle ou telle espèce de bien eu particulier. D'où l'on voit que les anges n'ayant pas d'autre appétit que l'in-telligentiel, on ne distingue pas en eux un appétit irascible et un appétit concupiscible ; il n'y a qu'un seul appétit indivisible qui reçoit le nom de volonté.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que c'est métaphoriquement qu'on dit que la fureur et la concupiscence sont dans les démons, comme on attribue à Dieu la colère par suite de la ressemblance des effets.

2. Il faut répondre au second, que l'amour et la joie, en tant que passions, résident dans l'appétit concupiscible, mais quand ils ne désignent que l'acte pur et simple de la volonté ils résident dans l'entendement. Ainsi aimer c'est vouloir du bien à quelqu'un, se réjouir c'est reposer sa volonté dans un bien que l'on possède. Quand on dit que les anges aiment, qu'ils se réjouissent, on ne veut pas dire par là qu'ils aient des passions, comme l'observe saint Augustin [De civ. Dei, lib. ix, cap. 5).

3. Il faut répondre au troisième, que la charité en tant que vertu n'est pas dans l'appétit concupiscible, mais dans la volonté. Car l'objet de l'appétit concupiscible est le bien qui délecte les sens. Celte espèce de bien n'est pas le bien divin qui est l'objet de la charité. Pour la même raison, on doit dire que l'espérance n'est pas dans l'appétit irascible. Car l'objet de l'appétit irascible est l'obstacle que les sens rencontrent. Cet obstacle n'est pas celui que l'espérance, qui est une vertu, se promet de franchir, puisqu'elle n'a pour but que de s'élever au-dessus des difficultés du salut. La tempérance, autre vertu humaine, se rapporte au désir des choses sensibles qui appartiennent à l'appétit concupiscible. De même la force règle l'ardeur et la crainte qui sont dans l'appétit irascible. C'est pourquoi la tempérance comme vertu humaine réside dans l'appétit concupiscible et la force dans l'appétit irascible. Mais ces vertus n'existent pas de la même manière dans les anges. Car il n'y a en eux ni la passion de la concupiscence, ni celles de la crainte et de l'audace qui ont besoin d'être modérées par la tempérance et la force. La tempérance consiste en eux dans la sagesse avec laquelle ils conforment leur volonté à la règle que la volonté divine leur impose, et la force en ce qu'ils exécutent avec fermeté ce que la volonté divine leur commande. La volonté est ainsi la cause unique de ces actes, l'appétit irascible et l'appétit concupiscible n'y sont pour rien.


QUESTION LX. : DE L'AMOUR DES ANGES.


Après avoir traité de la volonté en elle-même, nous avons maintenant à nous occuper de l'acte de la volonté, c'est-à-dire de l'amour ou de la dilection. Car tout acte vient de la dilection ou de l'amour. — A cet égard cinq questions se présentent :

1° Ï a-t-il dans les anges un amour naturel? — 2" Y a-t-il un amour électif? — 3° L'ange s'aime-t-illui-mème d'un amour naturel ou d'un amour électif ? — 4"Un ange en aime-t-il un autre comme lui-même d'un amour naturel ? — 5° L'ange aime-t-il Dieu plus que lui-même d'un amour naturel ?

ARTICLE I. — y a-t-il dans l'ange un amour naturel (1)?


(1) La nature est la base et le fondement de tout l'être. Saint Thomas tient à prouver qu'il y a dans les anges un amour naturel, parce que sans cela on ne comprendrait pas comment il pourrait y avoir un amour libre ou électif, et comment ils ont pu être élevés a l'état de grâce.

Objections: 1.. Il semble que dans les anges il n'y ait pas un amour ou une dilection naturelle. Car l'amour naturel se distingue de l'amour intellectuel par opposition, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, l'amour de l'ange est intellectuel. Donc il n'est pas naturel.

2.. Les êtres qui aiment d'un amour naturel sont plus passifs qu'actifs; car il n'y a pas d'être qui soit maître de sa nature. Or, les anges ne sont pas passifs, mais actifs, puisqu'ils ont le libre arbitre, comme nous l'avons prouvé (quest. préc. art. 3). Donc dans les anges il n'y a pas d'amour naturel.

3.. Tout amour est droit ou ne l'est pas. S'il est droit il appartient a là charité ; s'il ne l'est pas, c'est une iniquité. Or, ni l'une ni l'autre de ces deux sortes d'amour n est naturelle, car la charité est au-dessus de la nature et l'iniquité lui est opposée. Donc il n'y a pas dans les anges d'amour naturel.


Mais c'est le contraire. L'amour est une conséquence de la connais-nance. Car on n'aime que ce que l'on connaît, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 1 et 2). Or, dans les anges il y a une connaissance naturelle. Donc il y a un amour qui l'est aussi.

CONCLUSION. — Dans les anges il y a un amour naturel, puisque ce sont des natu -res intellectuelles.

Il faut répondre qu'on est obligé d'admettre dans les anges un amour naturel. Pour rendre cette proposition évidente, il faut observer que ce qu'il y a de primitif dans une chose doit se retrouver dans ce qui s'y surajoute. Or, la nature a la priorité sur l'intelligence, puisque la nature d'un être est son essence. Par conséquent ce qui appartient à la nature doit se retrouver dans tous les êtres qui ont l'intelligence. Or, ce qu'il y a de commun à toute la nature c'est cette inclination qu'on appelle l'appétit naturel ou l'amour. Cette inclination diffère selon la diversité de la nature des êtres, et elle existe dans chacun conformément à sa manière d'être. Ainsi dans les êtres intel ¦ ligents cette inclination est libre et volontaire, elle est sensitive dans les animaux qui n'ont pas autre chose que la sensibilité, elle est attractive dans les êtres inanimés dépourvus de toute connaissance. Donc par là même que l'ange jouit d'une nature intelligente, il faut qu'il y ait dans sa volonté un amour naturel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour intellectuel se distingue de l'amour naturel qui procède exclusivement de la nature, c'est-à-dire d'un être qui indépendamment de sa nature ne possède ni le perfectionnement des sens, ni celui de l'intelligence.

2. Il faut répondre au second, que tous les êtres qui existent dans le monde entier sont mus par d'autres, à l'exception seule du premier agent qui meut sans être mù par personne d'aucune manière. En lui la volonté et la nature sont identiques. C'est pourquoi il ne répugne pas que l'ange soit mù dans le sens que son inclination naturelle lui a été imprimée par l'auteur même de sa nature. Cependant il n'est pas tellement passif qu'il ne soit aussi actif, puisqu'il a l^liberté.

3. 11 faut répondre au troisième, que comme la connaissance naturelle est toujours vraie, de même l'amour naturel est toujours droit, puisque l'amour naturel n'est rien autre chose que l'inclination qu'un être a reçue de l'auteur même de sa nature. On ne peut donc pas nier la droiture de l'inclination naturelle sans déroger en même temps aux droits de l'auteur de la nature. Cependant il y a une différence entre la droiture de l'amour naturel et celle de la charité et de la vertu, parce que l'une est le perfectionnement de l'autre. Elles diffèrent entre elles comme la vérité d'une connaissance naturelle diffère de la vérité d'une connaissance infuse ou acquise (1).

(1) Les connaissances acquises sont le fruit de l'étude et du travail, les connaissances infuses sont l'effet de la grâce, mais l'une et l'autre supposent l'existence de la nature.

Article II. — ï A-T-IL DANS LES ANGES UN AMOUR ÉLECTIF (2)?


(2) L'amour électif ou libre est la cause du mérite et du démérite. On conçoit par là même toute l'importance de cette question.

Objections: 1.. Il semble que dans les anges il n'y ait pas un amour électif. Car l'amour électif semble être un amour raisonnable, puisque l'élection ou le choix résulte du conseil, et que le conseil lui-même consiste dans la recherche du bien, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 3). Or, l'amour raisonnable est opposé à l'amour intellectuel qui est propre aux anges, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc il n'y a pas dans les anges d'amour électif.

2.. Dans les anges il n'y a, indépendamment de la connaissance infuse, que la connaissance naturelle, parce qu'ils ne vont pas, d'après la méthode discursive, des principes aux conséquences. Ainsi ils sont, par rapport à tous les objets qu'ils peuvent connaître naturellement, ce que l'entendement est par rapport aux premiers principes dont il peut naturellement acquérir la connaissance. Or, l'amour est une conséquence de la connaissance, comme nous l'avons dit (art. préc. et quest. xix, art. 1), et par conséquent dans les anges indépendamment de l'amour gratuit il n'y a que l'amour naturel. Donc il n'y a pas un amour électif.


Mais c'est le contraire. Par l'amour naturel nous ne méritons ni nous ne déméritons. Or, les anges méritent et déméritent en vertu de leur amour. Donc il y a en eux un amour d'élection.

CONCLUSION. — On distingue dans les anges deux sortes d'amour, un amour naturel et un amour électif, mais l'amour naturel est le principe de l'autre.

Il faut répondre que dans les anges il y a un amour naturel et un amour électif. L'amour naturel est en eux le principe de l'amour électif, parce que ce qui est antérieur tient toujours lieu de principe. Ainsi la nature étant ce qu'if y a de primitif et de fondamental dans tout être, il faut que ce qui appartient à la nature soit aussi dans chaque être le principe de ce qu'il produit. C'est ce que l'on voit dans l'homme par rapport à l'intelligence et par rapport à la volonté. Car l'intelligence connaît naturellement les premiers principes. De cette connaissance résulte pour nous la science des conséquences que l'homme ne connaît pas naturellement, mais qu'il découvre ou qu'il apprend à force d'efforts. De même la fin est par rapport à la volonté ce que les premiers principes sont par rapport à l'intelligence, comme le dit Aristote (Phys. lib. u, text. 89). Car comme l'intelligence connaît naturellement les premiers principes, de même la volonté veut naturellement sa Un. Ainsi elle tend naturellement à sa fin dernière, puisque tout homme veut naturellement le bonheur. Et de cette volonté naturelle résultent toutes les autres volontés, puisque tout ce que l'homme veut, il le veut en vue de cette fin. Par conséquent l'amour du bien que l'homme veut naturellement comme sa fin est un amour naturel, et l'amour qui en dérive, qui est l'amour du bien que l'on aime en vue de sa lin, est un amour d'élection. Cependant il y a une différence sous ce rapport entre l'intelligence et la volonté. Car, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), il y a connaissance dans l'entendement quand l'objet connu est dans le sujet qui le connaît. C'est une imperfection dans l'intelligence humaine qu'elle ne saisisse pas naturellement et immédiatement toutes les choses intelligibles, mais qu'elle n'en perçoive d'abord que quelques-unes, et qu'ensuite à l'aide de celles qu'elle connaît elle découvre les autres. Mais l'acte de la volonté fait au contraire que l'on sort de soi-même pour se porter vers les objets extérieurs. Parmi ces objets les uns sont bons en eux-mêmes et c'est pour cela qu'on doit les désirer pour eux-mêmes (1); les autres ne sont bons qu'autant qu'ils se rapportent à d'autres, et c'est pourquoi on ne doit les désirer que par rapport à un autre but (2).

(1) Ce sont ceux qu'on aime d'un amour naturel.

(2) Ce sont ceux qu'on aime d'un amour électif. Ainsi l'amour naturel a pour objet la lin, et l'amour électif porte sur les moyens: nous avons le choix des moyens, mais nous n'avons pas celui de la fin.


Solutions: 1. Un être n'est donc pas imparfait parce qu'il appète naturellement certaines choses comme sa fin, et qu'il en appète d'autres par élection pour les rapporter à sa fin. Ainsi comme la nature intellectuelle est parfaite dans les anges, il n'y a en eux qu'une connaissance naturelle et non une connaissance rationnelle, mais cela n'empêche pas qu'ils n'aient un amour naturel et un amour électif. Nous n'avons pas voulu toutefois traiter ici de l'amour surnaturel, dont la nature ne peut être seule le principe; nous réservons ces considérations pour la question lxh. . Il faut répondre au premier argument, que tout amour-électif n'est pas un amour rationnel, comme on l'entend quand on oppose cette espèce d'amour à l'amour intellectuel. Car on entend alors par amour rationnel celui qui résulte du raisonnement. Or, toute élection n'est pas la conséquence d'une connaissance discursive, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 ad -1) en traitant du libre arbitre. Il n'y a que dans l'homme que l'élection ait ce caractère. D'où l'on voit que ce raisonnement n'est pas concluant.

2. La réponse au second argument est évidente, d'après ce que nous avons dit.


ARTICLE III. — l'ange s'aime-t-il lui-même d'un amour naturel et électif (3) ?


(3) Cet article "n'est que le développement de ceux qui précèdent. Puisque l'ange a un amour naturel, il faut qu'il s'aime lui-même decet amour -, car on n'aime les autres qu'après soi-même -, et puisqu'il a un amour électif, il doit en faire usage pour s'attacher aux moyens qui lui parais4 sent les plus avantageux pour arriver à sa lin.

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne s'aime pas lui-même d'un amour naturel et électif. Car l'amour naturel a pour objet la fin, comme nous l'avons dit (art. préc), et l'amour électif les moyens qui s'y rapportent. Or, la fin et les moyens ne peuvent être identiques. Donc il ne peut aimer la même chose d'un amour naturel et d'un amour électif.

2.. L'amour est une vertu unitive et concrétive, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, on n'unit et on ne rassemble que des objets divers pour les ramener à une seule et même chose. Donc l'ange ne peut pas s'aimer lui-même.

3.. L'amour est un.mouvement. Or, tout mouvement tend vers un autre être. Il semble donc que l'ange ne puisse s'aimer lui-même ni d'un amour nature], ni d'un amour électif.


Mais c'est le contraire. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8), l'amour qu'on a pour les autres provient de l'amour qu'on a pour soi-même.

CONCLUSION. — L'ange s'aime lui-même d'un amour naturel et électif. Il faut répondre que l'amour ayant le bien pour objet, et le bien consistant dans la substance et l'accident, comme Aristote le prouve (Eth. lib. i, cap. 6), on aime une chose de deux manières. On peut l'aimer comme un bien subsistant, ou comme un bien accidentel, ou inhérent. Dans le premier cas on veut du bien à l'objet qu'on aime ; dans le second on désire posséder ce bien et se l'attacher. Ainsi l'amour de la science ne signifie pas qu'on lui veuille du bien, mais qu'on désire l'avoir. On a donné à cette dernière espèce d'amour le nom de concupiscence, à l'autre celui ^amitié. Or, il est évident que dans les êtres dépourvus de connaissance, chacun d'eux cherche naturellement à obtenir ce qui lui est bon. Ainsi le feu tend à s'élever. De même l'ange et l'homme recherchent naturellement ce qui fait leur bonheur et leur perfection. Et c'est ce qu'on appelle s'aimer soi-même. Par conséquent l'ange aussi bien que l'homme s'aime d'un amour naturel, puisqu'ils désirent naturellement leur bien propre. Ils s'aiment aussi d'un amour électif, dans le sens qu'ils choisissent (1) pour leur bonheur telle chose de préférence à telle autre, et qu'ils s'y attachent.

(1) Leur choix tombe sur la sagesse, la science ou d'autres biens particuliers qu'ils désirent posséder de préférence à d'autres.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ange ou l'homme no s'aime pas tout à la fois d'un amour naturel et d'un amour électif sous le même rapport, mais sous des rapports divers, comme nous l'avons prouvé (in corp. art. et art. préc).

2. Il faut répondre au second, que comme il y a plus d'unité dans celui qui est un que dans celui qui est uni, de même l'amour offre plus d'unité quand il se rapporte à l'être lui-même que quand il se rapporte à divers objets qui lui sont unis (2). C'est pourquoi saint Denis s'est servi des mots unir et rassembler, pour montrer que l'amour que l'on a pour soi se répand sur les autres êtres, comme la vertu unitive découle de l'être qui est un.

(2) Et qui oc sont par rapport à lui que des accessoires qui ne sont nullement essentiels.

3. Il faut répondre au troisième, que comme l'amour est une action immanente dans l'agent, de même c'est un mouvement immanent dans celui qui aime. Il n'est pas nécessaire qu'il tende vers un objet extérieur -, il peut se replier sur le sujet qui l'a conçu de telle sorte qu'il s'aime lui-même (3), comme la connaissance se réfléchit sur le sujet qui connaît, de manière qu'il se connaisse lui-même.

(3) Ainsi tout en aimant les autres on peut s'aimer soi-même.


Article IV.  — un  ange  en  aime-t-il  un  autre comme  lui-même d'il» amour naturel (4)?


(4) Cet article n'est que le développement de ce principe : Omne animal diligit sibi simile que l'Ecriture rapporte [Eccles. xilij et que la philosophie invoque fréquemment.

Objections: 1.. Il semble qu'un ange n'en aime pas un autre comme lui-même d'un amour naturel. Car l'amour est une conséquence de la connaissance. Or, un ange n'en connaît pas un autre comme lui-même, parce qu'il se connaît par son essence, tandis qu'il connaît les autres anges par leur espèce ou ressemblance, comme nous l'avons dit (quest. lvi, art. 1 et 2). Il semble donc qu'un ange n'en aime pas un aulre-comme lui-même.

2.. La cause l'emporte sur l'effet, le principe sur les conséquences qui en découlent. Or, l'amour qui se rapporte à un autre découle de celui qui se rapporte à nous-mêmes, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8). Donc l'ange n'aime pas un autre ange comme lui-même, mais il s'aime davantage.

3.. L'amour naturel a pour objet la fin de l'être et rien ne peut l'éteindre. Or, un ange n'est pas la fin d'un autre ange, et l'amour qu'il a pour lui peut cesser, comme on le voit dans les démons qui n'aiment pas les bons anges. Donc un ange n'en aime pas un autre comme lui d'un amour naturel.


Mais c'est le contraire. Car ce qui se trouve chez tous les êtres dépourvus de raison parait être naturel. Or, comme le dit l'Ecelésiaste (Eccl. xiii, 19) .-Tout animal aime son semblable. Donc l'ange aime naturellement un autre ange comme lui-même.

CONCLUSION. — Puisque tous les anges ont la même nature, l'un aime l'autre comme lui-même d'un amour naturel, mais sous d'autres rapports il ne l'aime pas de la sorte.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), l'ange et l'homme s'aiment eux-mêmes naturellement. Or, ce qui ne fait qu'un avec un être est cet être lui-même. De là tout être aime ce qui ne fait qu'un avec lui. Et si cette chose lui est naturellement unie, il l'aimera d'un amour naturel. Mais si elle lui est unie par un lien qui n'est pas naturel, il l'aimera d'un amour qui n'est pas naturel non plus. Ainsi l'homme aime son compatriote d'un amour patriotique, et il aime son parent d'un amour naturel, dans le sens qu'il a été naturellement compris dans le même principe générateur. Il est évident, en effet, que ce qui est du même genre ou de la même espèce qu'un autre être est naturellement un avec lui. C'est pourquoi chaque être aime d'un amour naturel ce qui ne fait qu'un avec lui selon l'espèce, parce qu'il aime son espèce. C'est aussi ce que l'on voit dans les êtres dépourvus de connaissance. Ainsi le feu tend naturellement à communiquer à un autre être sa forme ou sa chaleur, c'est-à-dire ce qu'il y a de bon en lui, et il cherche de la même manière son bien propre, c'est-à-dire les régions élevées. Il faut donc dire que l'ange aime l'ange d'un amour naturel relativement à ce que leur nature a de commun, mais par rapport aux qua-< lités accidentelles qui font que l'un diffère de l'autre (1), il ne l'aime pas d'un amour naturel.

(1) Ainsi, les bons anges diffèrent entre eux par rapport aux offices qu'ils ont à remplir, comme la ifanle «les hommes et des empires, et ils diffèrent avec les démons selon la justice et l'injustice, la bonté et la malice, etc.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot comme lui-même peut s'entendre d'abord de la connaissance ou de l'amour considéré dans l'être connu et aimé. Dans ce sens on peut dire que l'ange connaît un autre ange comme lui-même, car il sait que l'autre ange existe, comme il sait qu'il existe lui-même. On peut aussi rapporter la connaissance et l'amour au sujet qui aime et qui connaît. Dans ce dernier sens l'ange ne connaît pas un autre ange comme lui-même. Car il se connaît par sa propre essence, et il ne connaît pas un autre ange de cette manière. De même il n'aime pas les autres anges comme lui-même ; car il s'aime par sa volonté, et il n'aime pas les autres anges par leur volonté.

2. Il faut répondre au second, que le mot comme ne désigne pas l'égalité, mais la ressemblance. Car l'amour naturel ayant pour base l'unité de la nature, on aime naturellement moins les choses avec lesquelles on est moins uni. Ainsi on aime naturellement plus ce qui est un avec soi numériquement que ce qui est un dans l'espèce ou le genre. Mais il est naturel que l'on ait pour les autres un amour semblable à celui que l'on a pour soi-même; car, comme un être s'aime en se voulant du bien, de même il aime les autres en voulant leur bien.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour naturel a pour objet non la fin de celui auquel l'on veut du bien, mais le bonheur qu'on se désire à soi-même et conséquemment à tous ceux avec lesquels on ne fait qu'un. Cette sorte d'amour ne peut être détruite, même dans les mauvais anges; car ils aiment toujours d'un amour naturel les bons anges, par rapport à ce que leur nature a de commun avec eux ; ils ne les détestent qu'en raison de la différence qu'établissent entre eux la justice etl'injustice.

ARTICLE V. — l'ange aime-t-il dieu plus que lui-même d'un amour naturel (1)?


(1) Dieu nous ayant ordonné de l'aimer plus que nous-mêmes, saint Thomas prouve dans cet article qu'il ne nous a point commandé l'impossible et qu'il nous est même facile d'accomplir ce précepte puisqu'il est tout à fait naturel.

Objections: 1.. Il semble que l'ange n'aime pas Dieu plus que lui-même d'un amour naturel. Car, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'amour naturel repose sur l'union de la nature. Or, la nature de Dieu est infiniment distante de la nature de l'ange. Donc l'ange aime moins Dieu d'un amour naturel qu'il ne s'aime lui-même ou qu'il n'aime un autre ange.

2.. L'être le plus aimé est celui auquel se rapporte l'amour que l'on a pour les autres. Or, naturellement un être en aime un autre à cause de lui-même; car un être n'en aime un autre qu'autant qu'il fait son bonheur. Donc l'ange n'aime pas naturellement Dieu plus que lui-même.

3.. La nature se réfléchit sur elle-même. Car nous voyons que tout être agit naturellement pour sa conservation. Or, la nature ne se réfléchirait pas sur elle-même si elle se portait plus énergiquement vers un autre être que vers elle-même. L'ange n'aime donc pas Dieu naturellement plus que lui-même.

4.. Le propre de la charité semble consister en ce qu'on aime Dieu plus que soi-même. Or, la charité n'est pas clans les anges un amour naturel. Elle est répandue dans leur coeur par l'Esprit-Saint qui leur a été donné, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xii, cap. 9). Donc les anges n'aiment pas Dieu plus qu'eux-mêmes d'un amour naturel.

5.. L'amour naturel subsiste toujours tant que la nature subsiste elle-même. Or, l'ange ou l'homme qui pèche n'aime pas Dieu plus qu'eux-mêmes. Car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. ult.), les deux sortes d'amour ont établi deux cités : l'amour de soi, porté jusqu'au mépris de Dieu, a créé la cité terrestre, et l'amour de Dieu, porté jusqu'au mépris de soi-même, a produit la cité céleste. Donc il n'est pas naturel que l'on aime Dieu plus que soi-même.


Mais c'est le contraire. Tous les préceptes-moraux de la loi appartiennent à la loi naturelle. Or, le précepte qui nous ordonne d'aimer Dieu plus que nous-mêmes est un précepte moral de la loi. Il appartient donc à la loi naturelle, et par conséquent l'ange aime naturellement Dieu plus que lui-même.

CONCLUSION. — Dieu étant le bien universel de toute créature, l'ange l'aime plus que lui-même d'un amour naturel, mais non d'un amour de concupiscence.

Il faut répondre que quelques au teurs ont dit que l'ange aime naturellement Dieu plus que lui-même d'un amour de concupiscence, parce que l'ange désire plus pour lui le bien divin que le sien propre. Ils ont dit aussi qu'il l'aimait plus que lui-même d'un amour d'amitié, parce que l'ange veut naturellement plus de bien à Dieu qu'à lui-même ; car il veut que Dieu soit Dieu, tandis qu'il ne veut être qu'un ange. Puis ils ont ajouté qu'absolument parlant, l'ange s'aime naturellement parlant plus que Dieu, parce qu'il s'aime avec plus de force et d'énergie (2). Mais on voit manifestement la fausseté de cette opinion en regardant ce qui se passe dans les mouvements sympathiques des êtres naturels. Car l'attrait naturel qui existe dans les corps bruts prouve l'attrait naturel qui existe clans la volonté des êtres intelligents. Or, tout être naturel provenant d'un autre, quant à sa nature, a une inclination plus vive et plus directe pour l'être dont il vient que pour lui-même. Cette inclination naturelle se démontre d'après ce qui se fait naturellement. Car ce qu'un être fait naturellement, il est né avec l'aptitude de le faire, comme le dit Aristote (Phys. lib. h, text. 78). Ainsi nous voyons que la partie s'expose naturellement pour le tout. La main de l'homme, sans délibération aucune, va au-devant du coup pour préserver tout le corps. Et comme la raison imite la nature, nous trouvons dans le patriotisme quelque chose d'analogue. Un citoyen courageux s'expose, par exemple, à la mort pour le salut de tout l'Etat. Et si l'homme faisait naturellement partie de la cité, cette inclination lui serait naturelle (1). Conc Dieu étant le bien universel sous lequel sont compris l'ange, l'homme et toutes les créatures, puisque tout ce qui existe vient de lui, il s'ensuit que naturellement l'ange et l'homme aiment Dieu plus qu'ils ne s'aiment eux-mêmes. Autrement, si l'ange et l'homme s'aimaient naturellement plus que Dieu, il s'ensuivrait que leur amour naturel serait une chose mauvaise, que la charité n'aurait pas à la perfectionner, mais à la détruire.

(2) Ces trois choses ne forment qu'un même sentiment d'après lequel les anges aimeraient Dieu plus qu'eux-mêmes d'un amour de concupiscence et d'amitié et non d'un amour naturel. C'est précisément le contraire qu'établit saint Thomas.

(1) Dons code hypothèse ce ne serait pas une inclination de vertu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement suppose qu'il y a parité entre celui qui aime et celui qui est aimé, que l'un n'est pas la raison d'existence de l'autre et le principe de ce qu'il y a de bon en lui. Dans ce cas, en effet, tout être s'aime naturellement lui-même plus qu'un autre, parce qu'il est plus intimement uni à sa nature qu'à toute autre. Mais pour les êtres dont l'existence et les qualités dépendent d'un autre être, ils aiment naturellement plus celui dont ils dépendent qu'eux-mêmes, comme nous l'avons dit (in corp. art.) ; la partie aime naturellement mieux le tout qu'elle-même. Tout individu aime naturellement plus le bien de son espèce que son bien particulier. Or, Dieu n'est pas seulement le bien d'une espèce mais c'est le bien universel, absolu. De là vient que chaque être aime naturellement Dieu plus que lui-même.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit que Dieu n'est aimé par l'ange qu'autant qu'il fait son bonheur, si le mot autant que exprime la fin, la proposition est fausse. Car l'ange n'aime pas Dieu naturellement pour son avantage, mais à cause de Dieu lui-même. Mais si le mot autant que exprime la raison de l'amour conçu par l'ange, la proposition est vraie. Car il n'y a pas d'autre motif d'amour de Dieu dans un être quelconque, sinon la dépendance dans laquelle est cet être par rapport au bien qui est l'essence divine elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que la nature se réfléchit sur elle-même non-seulement par rapport à ce qu'elle possède de particulier, mais bien plutôt encore par rapport à ce qu'il y a en elle de général. Car tout être est enclin à conserver non-seulement son individualité, mais encore son espèce. A plus forte raison tout être est-il porté à se dévouer à celui qui est le bien universel, absolu.

4. Il faut répondre au quatrième, que Dieu, considéré comme le bien univer-sel duquel dépend tout bien naturel, est aimé par tous les êtres d'un amour naturel. Mais si on le considère comme le bien qui fait les heureux, en les comblant d'une félicité surnaturelle, il est ainsi aimé d'un amour de charité.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'en Dieu sa substance et le bien général étant une seule et même chose, tous ceux qui voient l'essence de Dieu sont mus vers elle par un même mouvement d'amour, selon qu'elle est distincte des autres êtres, et selon qu'elle est le bien universel. Et comme l'essence divine, entant qu'elle est le bien universel, est naturellement aimée par tous, il est impossible à quiconque voit Dieu dans son essence, de ne pas l'aimer. Mais ceux qui ne le voient pas ainsi le connaissent par des effets particuliers qui s'ont quelquefois contraires à leur volonté (1). C'est dans ce sens qu'on dit qu'ils haïssent Dieu, bien que tous les êtres l'aiment plus qu'eux-mêmes, quand on le considère comme le bien universel de tout ce qui existe.

(1) Comme les effets de sa justice ou ses châtiments.


I pars (Drioux 1852) Qu.59 a.4