I pars (Drioux 1852) Qu.60 a.5


QUESTION LXI. de la production des anges dans l'ordre de la nature.


Après tout ce que nous avons dit de la nature des anges, de leur connaissance et de leur volonté, il nous reste à parler de leur création ou de leur origine en général. Cette question se divise en trois parties. Nous devons considérer 1° comment ils ont été produits dans l'ordre de la nature, 2° quelle est leur perfection dans la grâce ou la gloire, 3" comment quelques-uns d'entre eux sont devenus mauvais?—Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° L'ange a-t-il une cause qui lui ait donné l'être? — 2" L'ange exisle-t-il de toute éternité? — 3° L'ange a-t-il été créé avant les corps ? — 4" Les anges ont-ils été créés dans le ciel empyrée ?

Article I. — LES ANGES ont-ILS une CAUSE QUI LEUR AIT DONNÉ l'être (2)?


(2) L'Ecriture est formelle à ce sujet : Vid. lob, HI, IV, Ps. au. Dan. in et tous les passages où il est Question des anges et que nous avons déjà indiqués. Après l'Ecriture nous citerons le concile de Nicéc : Credimus in unum Deum Patrem omnipotentem et omnium visibilium, invi-sibiliumqice factorem., et nous rappellerons le décret du concile de Latran dont nous avons reproduit les paroles, pag. ÎSS.

Objections: 1.. Il semble que les anges n'aient pas de cause qui leur ait donné l'être. Car la Genèse (Gen. i) parle des êtres que Dieu a créés, et elle ne fait aucune mention des anges. Donc Dieu ne les a pas créés.

2.. Aristote dit (Met. lib. vin, text. 16) que si une substance est une forme sans matière, elle est immédiatement existante et une par elle-même, et elle n'a pas de cause qui produise son être et son unité. Or, les anges sont des formes immatérielles, comme nous t'avons prouvé (quest. l, art. 2). Donc ils n'ont pas de cause qui les ait produits.

3.. Tout être produit par un agent quelconque reçoit de cet agent sa forme. Or, les anges étant des formes ne reçoivent pas d'un agent la forme qu'ils revêtent. Donc ils n'ont pas de cause qui les produise.


Mais c'est le contraire. Car le Psalmiste, après avoir dit(cxLvm,2) : Anges, louez le Seigneur, ajoute : Il a dit, et tout a été fait.

CONCLUSION. — Dieu seul étant l'être subsistant, il est nécessaire qu'il soit le créateur non-seulement des anges, mais encore de tout ce qui existe.

Il faut répondre qu'on doit nécessairement reconnaître que les anges et tous les autres êtres ont été créés par Dieu. Car il n'y a que Dieu qui soit son être. Dans toutes les autres choses l'essence diffère de 'l'être, comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 4). Et par là il est évident que Dieu seul existe par son essence, tandis que tous les autres êtres existent par participation. Or, tout ce qui existe par participation est produit par celui qui existe par essence, comme tout ce qui est chaud est produit par le feu. D'où l'on voit qu'il est nécessaire que les anges aient été créés par Dieu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, d'après saint Augustin (Oc civ. Dei, lib. xi, cap. 30), les anges n'ont pas été omis dans le récit de la création, et qu'ils sont désignés par le motde ciel ou par celui de lumière (i). En effet, ils ont été omis ou bien ils ont été désignés par des noms de choses matérielles, parce que Moïse parlait à un peuple grossier qui n'était pas capable de comprendre la nature des esprits. Et s'il eût dit aux Juifs qu'au-dessus des corps il y a d'autres êtres, cette idée les. eût exposés à tomber clans l'idolâtrie à laquelle ils étaient si fortement enclins, et dont Moïse se proposait tout particulièrement de les détourner (2).

(1) Origène, Bèdc, Strabus, Pierre Lombard et une foute d'autres, sont du sentiment de saint Augustin.

(2) Moïse ne parait pas [avoir craint de révéler aux Juifs l'existence desanges, puisqu'il en estques-tion dans le Pentateuquc. S'il n'en a rien dit dans son récit sur la création, c'est plutôt, comme l'observe saint Basile lib. de Spir. sancl. c. 16), parce qu'il n'a voulu parler que des créatures visibles.

2. Il faut répondre au second, que les substances qui sont des formes subsistantes n'ont pas de cause formelle de leur être et de leur unité, elles n'ont pas non plus de cause efficiente comme celle qui fait passer la matière de la puissance à l'acte, mais elles ont une cause (3) qui produit toute leur substance.

(3) Cette cause n'est rien autre chose que Dieu, comme l'article suivant le prouve.

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.

ARTICLE II. — l'ange a-t-il été créé par dieu de toute éternité (4)?


(4) Cet article est une réfutation de l'erreur des origénisles qui prétendaient que les créatures étaient coéternclles à Dieu, de l'opinion d'Algazel qui voulait que le premier ange cûtproduit le second, celui-ci le troisième, et ainsi successivement. Simon le Magicien et Herman Risswich ont aussi nié que les anges aient été créés par Dieu.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ait créé l'ange de toute éternité. En effet Dieu est la cause de l'ange par son être. Car il n'agit pas par quelque chose qui soit ajouté à son essence. Or, son être est éternel. Donc il a créé les anges de toute éternité.

2.. Tout ce qui est dans un mêment, et qui n'est pas dans un autre, est soumis aux conditions du temps. Or, l'ange est au-dessus du temps, comme on le dit au livre des Causes (prop. 2). Donc l'ange n'est pas un être qui ait existé dans un temps et qui n'ait pas existé dans un autre, et par conséquent il a toujours existé.

3.. Saint Augustin prouve (De Trin. lib. xiii, cap. 8) que l'âme est incorruptible parce qu'elle est apte à recevoir la vérité au moyen de l'entendement. Or, la vérité est éternelle au même titre qu'elle est incorruptible. Donc la nature intellectuelle de l'âme et de l'ange n'est pas seulement incorruptible, mais elle est encore éternelle.


Mais c'est le contraire. Car dans les Proverbes (Prov. viii, 22) la sagesse engendrée dit : Le Seigneur, m'a possédée dès le commencement de ses voies, avant, qu'il n'eût rien créé dès le principe. Or, Dieu a créé les anges, comme nous l'avons prouvé (art. préc). Donc il y a eu un temps où les anges n'existaient pas.

CONCLUSION. —- Il n'y a que le Père, le Fils et l'Esprit-Saint qui soient éternels, tous les autres êtres ont été tirés du néant, c'est-à-dire qu'ils n'étaient rien avant d'avoir été créés.

Il faut répondre qu'il n'y a que Dieu le Père, le Fils et l'Esprit-Saint qui soit éternel. C'est ce que la foi catholique établit d'une manière inébranlable. Toute proposition contraire doit être repoussée comme hérétique. Car Dieu en produisant les ("tres les a tirés du néant, c'est-à-dire qu'avant qu'il ne leur eût donné l'être elles n'étaient rien (5).

(5) Cette vérité étant un article tic foi, c'est une vérité-principe que l'on ne peut démontrer. Voyez ce que dit saint Thomas lui-même, quest xlvi, ait, 2.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'être de Dieu est sa volonté. Par conséquent, de ce que Dieu a produit les anges et les autres créatures par son être, il ne s'ensuit pas (1) qu'il ne les ait aussi produits par sa volonté. Et comme la volonté de Dieu ne produit pas nécessairement les créatures, ainsi que nous l'avons dit (quest. xvi, art. 4, et quest. xlvi, art. 1), il a produit pour ce motif celles qu'il a voulu, et quand il a voulu.

(1) C'est même tout le contraire; car, pour que Dieu produise une créature, il. faut que la volonté accompagne son être.

2. Il faut répondre au second, que l'ange est au-dessus du temps dont le mouvement du ciel est la mesure, parce qu'il est au-dessus de tous les mouvements des corps. Mais il n'est pas au-dessus du temps qui consiste dans la succession du nombre, et qui marque la durée de ce qui commence et de ce qui continue à exister. Cette succession numérique s'applique même à ses opérations (2), et c'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 20 et 21) que Dieu meut dans le temps la créature spirituelle.

(2) Ainsi, ses pensées et ses volitions sont successives.

3. Il faut répondre au troisième, que les anges et les esprits intelligents sont incorruptibles par là même qu'ils ont une nature qui les rend aptes à recevoir la vérité. Mais ils n'ont pas eu cette nature de toute éternité; Dieu la leur a donnée quand il a voulu. Il ne suit donc pas de là que les anges soient éternels.


ARTICLE III. — les anges ont-ils été créés avant le monde corporel (3)?


(3) Sur cette question les sentiments sont partagés. Il y a des autem s, parmi lesquels nous citerons Solo, Major, Melchior Cano, qui ont prétendu que le sentiment soutenu par saint Thomas était de foi, et que cette question avait été définie par le concile de Latran sous Innocent 111. Saint Thomas n'ignorait pas ce décret, et cependant l'opinion des Grecs qu'il combat n'est nullement contraire àla foi. Tous les théologiens croient avec lui que le concile a seulement voulu condamner l'erreur des origénistes qui prétendaient que Dieu n'avait d'abord créé que des esprits, et qu'ensuite il avait produit les corps pour châtier les esprits qui avaient péché.

Objections: 1.. Il semble que les anges aient été créés avant le monde corporel. Car saint Jérôme dit [Sup. Epist, ad Tit. cap. 1) : Il n'y a que six mille ans que notre monde existe. Mais combien de temps, combien de siècles ne se sont pas écoulés pendant lesquels les anges, les trônes, les dominations et tous les autres ordres de la hiérarchie céleste ont servi Dieu?— Saint Jean Da-mascène dit aussi [De orlhod. fid. lib. ii, cap. 3) que quelques auteurs enseignent que les anges ont été produits avant le reste de la création, et que saint Grégoire de Nazianze est de ce sentiment : « Dieu, dit-il, a d'abord pensé aux vertus des anges et aux puissances célestes, et par là même qu'il a pensé à elles il les a créées. »

2.. La nature de l'ange tient le milieu entre la nature divine et la nature matérielle. Or, la nature divine est éternelle, tandis que la nature matérielle dépend du temps. Donc la nature de l'ange est postérieure à l'éternité, mais antérieure à la création du temps.

3.. Il y a plus de distance de la nature do l'ange à la nature des corps qu'il n'y en a entre les corps entre eux. Or, parmi les corps les uns ont été faits avant les autres. C'est ce que la Genèse nous apprend en décrivant l'oeuvre de la création qui s'est faite en six jours. Donc, à plus forte raison, la nature de l'ange a-t-elleété produite antérieurement à toute espèce de corps.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (i, 11) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre; ce qui ne serait pas vrai s'il eût créé auparavant quelque chose. Donc les anges n'ont pas été créés avant la nature corporelle.

CONCLUSION. — Puisque les anges ont été créés pour que l'univers soit parfait, il est plus probable que Dieu les a créés avec l'univers qu'auparavant.

Il faut répondre qu'à cet égard il y a deux sentiments parmi les Pères. Mais il nous semble plus probable que les anges ont été créés simultanément avecles êtres corporels. En effet, les anges sont une partie de l'univers. Ils ne constituent pas par eux-mêmes un monde à part,mais ils entrent aussi bien que les corps dans la constitution d'un seul et même monde. C'est ce qui ressort évidemment des rapports que les créatures ont entre elles. Car ces relations réciproques contribuent au bien et à la perfection de l'ensemble. Or, il n'y a pas de partie qui soit parfaite quand on la sépare du tout auquel elle appartient. Il n'est donc pas probable que Dieu, dont les oeuvres sont parfaites, d'après ce que nous lisons au Deutéronome (xxxii, 4), ait créé l'ange à part avant les autres créatures. Cependant le sentiment contraire ne peut pas être considéré comme erroné, surtout à cause de l'opinion de saint Grégoire de Nazianze, qui est d'un si grand poids dans l'Eglise qu'on n'a jamais trouvé dans ses écrits rien à reprendre comme dans ceux de saint Athanase, selon l'observation de saint Jérôme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jérôme parle d'après le sentiment des Grecs, qui pensent tous unanimement (1) que les anges ont été créés avant le monde corporel.

(1) Il y a cependant parmi les Grées des exceptions : saint Epiphane (Iloeres. c. 5 , Théodore de Mopsneste lib. i, in Gènes.), Théodoret, saint Basile de Séleucie ne sont pas de cet avis. Tous les Latins ne sont pas non plus de l'opinion de saint Thomas. Saint Ambroisesuit saint Basile (tleoeam. c. 5 qui avait l'opinion de saint Grégoire de Nazianze son ami ; saint Hilaire est formel [De Trin. lib. xii et lib. cont. Âuxentium\, et saint Jérôme paraît être du sentiment de ceux dont il rapporte dans ce passage les opinions; Cassien affirme la même chose. Néanmoins, à ces exceptions près, on peut dire que le sentiment soutenu par saint Thomas a été défendu plus communément par les Latins que par les Grecs.

2. Il faut répondre au second, que Dieu n'est pas une partie de l'univers; mais il est au-dessus de l'univers entier; il possède en luisuréminemment toute la perfection du monde, tandis que l'ange est une partie de ce même monde. Il n'y a donc point de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les corps ne forment, par rapport à la matière, qu'une, seule et même chose, mais que les anges ne sont pas ainsi matériellement identiques avec les corps. Par conséquent, une fois la matière des corps créée, tous les corps ont pour ainsi dire été créés; mais on ne pourrait pas dire qu'une fois les anges créés l'univers entier a été créé. — Si on embrasse le sentiment contraire, il faut dire que par ces mots : Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre, on entend dans le principe, c'est-à-dire le Fils, ou au commencement du temps; mais on n'entend pas par ces mots : au commencement, avant que rien n'existât; à moins qu'on ne restreigne cette proposition en disant : Avant que rien n'existât dans le genre des créatures corporelles.

ARTICLE IV. — les anges ont-ils étiî créés dans le ciel empyrée (2)?


(2) D'après le système de Ptotémée, on distinguait au delà des étoiles fixes des cieux de cristal qu'on.appelait le second et le premier cristallin; au delà du premier cristallin se trouvait le premier mobile, et enfin au delà du premier mobile le ciel empyrée ou le séjour des bienheureux. Saint Thomas prend ici la science où elle en était à son époque.

Objections: 1.. Il semble que les anges n'aient pas été créés dans le ciel empyrée. Car les anges sont des substances incorporelles. Or, les substances incorporelles ne dépendent pas des corps quant à leur être, et par conséquent elles n'en dépendent pas non plus quant à leur création. Donc les anges n'ont pas été créés dans un lieu matériel.

2.. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. m, cap. 1 ) que les anges ont été créés clans la partie supérieure de l'air. Ils n'ont donc pas été créés dans le ciel empyrée.

3.. On donne le nom d'empyrée au ciel supérieur. Si les anges eussent été créés dans le ciel empyrée, ils n'auraient pas eu à monter dans le ciel supérieur. Ce qui est contraire à ce que Isaïe fait dire à l'ange prévaricateur (Is. xiv, 13J : Je monterai au ciel.


Mais c'est le contraire. Car sur ces mots : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, la glose dit: « Ce n'est pas du firmament visible qu'il est question, mais bien du ciel empyrée, c'est-à-dire du ciel de feu, ou du ciel intellectuel; car le mot d'empyrée ne désigne pas la chaleur, mais la splendeur. » Aussitôt que ce ciel fut fait Dieu le remplit d'anges.

CONCLUSION. — Les anges étant les plus nobles des créatures, il a été convenable de les créer dans le lieu le plus élevé, c'est-à-dire dans le ciel empyrée.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), les corps et les esprits ne forment qu'un seul et même univers. Par conséquentles esprits ont été créés pour être mis en rapport avec les corps et pour présider à tout le monde matériel. Il a donc été convenable que les anges soient créés dans le corps le plus élevé, puisqu'ils doivent présider à l'ordre matériel tout entier (I); qu'on donne à ce corps le nom de ciel empyrée ou qu'on lui en donne un autre. De là saint Isidore dit que le ciel le plus élevé est le ciel des anges, à l'occasion de ces paroles du Deutéronome (Deut. x, 14) : Le Seigneur votre Dieu a créé le ciel et le ciel du ciel.

(1) Cette argumentation repose sur la théorie péripatéticienne qui explique le mouvement iln monde et des sphères célestes par l'action des usprits (Voy. MU. liv. XU),


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les anges n'ont pas été créés dans un lieu corporel comme s'ils dépendaient des corps, soit pour leur existence, soit pour leur création. Car Dieu aurait pu les créer avant les corps, comme le prétendent une foule de saints docteurs. Mais ils ont été créés dans un lieu corporel pour montrer le rapport qu'ils ont avec les corps et l'influence qu'ils exercent sur eux.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin entend probablement par la partie supérieure de l'air la partie supérieure du ciel avec lequel l'air a beaucoup de rapport, parce qu'il est comme lui subtil et diaphane. Ou bien il ne parle pas de tous les anges, mais seulement de ceux qui sont tombés et qui de l'avis de quelques-uns appartenaient aux rangs inférieurs de la hiérarchie. Or, rien n'empêche de dire que les anges supérieurs, ayant une puissance plus haute, qui s'étend universellement sur tous les corps, ont été créés dans le lieu corporel le plus élevé, tandis que les anges inférieurs, qui ont une puissance qui ne s'étend qu'à quelques objets en particulier, auraient été créés parmi les corps inférieurs.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il est question clans ce passage de l'Ecri ture, non pas du ciel matériel, mais du ciel de la sainte Trinité. C'était dans ce ciel que l'ange prévaricateur voulait s'élever, puisqu'il voulait en quelque sorte s'égaler à Dieu, comme nous le verrons (quest. lxxiii, art. 3).


QUESTION LXII. : DE LA PERFECTION DES ANGES DANS L'ORDRE DE LA GRACE ET DE LA GLOIRE.


Après avoir traité de la création des anges dans l'ordre de la nature, nous avons ensuite à nous occuper de la manière dont ils ont été établis dans l'ordre de la grâce ou de la gloire. — A cet égard neuf questions se présentent : 1° Les anges ont-ils été créés bienheureux? — 2° Les anges ont-ils eu besoin de la grâce pour arriver à Dieu ? —- 3" Les anges ont-ils été créés dans la grâce ? — 4° Ont-ils mérité leur béatitude ? — 5" Les anges ont-ils possédé le bonheur immédiatement après l'avoir mérité ? — 6° Les anges ont-ils obtenu la grâce, et la gloire en proportion de leurs qualités naturelles ? — 7° Après être entrés dans la gloire les anges ont-ils encore conservé leur amour et leur connaissance naturelle ? — 8" Depuis qu'ils sont au ciel ont-ils pu pécher ? — 9° Outils pu encore ajouter à leurs mérites ?

ARTICLE I. — les anges ont-ils été créés bienheureux (1)?


(1) Cet article est nue réfutation"de l'erreur des bégards, qui disaient que toute créature intelligente est naturellement heureuse. Cette erreur a été condamnée par le pape Clément V au concile de Vienne.

Objections: 1.. Il semble que les anges aient été créés bienheureux. Car Gennade dit (in lib. de Eccl. dogm. cap. 59) que les anges qui persévèrent dans le bonheur au sein duquel ils ont été créés, ne possèdent pas par nature le bien qu'ils ont. Les anges ont donc été créés dans le bonheur.

2.. La nature de l'ange est plus noble que, celle des corps. Or, la nature corporelle a été créée, formée et parfaite immédiatement dès le commencement de sa création. Le défaut de forme n'a pas précédé en elle la forme qu'elle a reçue, d'une priorité de temps, mais seulement d'une priorité de nature, d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. i, cap. 15). Dieu n'a donc pas créé la nature angélique sans lui donner sa forme et sa perfection, et comme la forme et la perfection de l'ange consistent dans le bonheur qu'il goûte en jouissant de Dieu, il s'ensuit que Dieu l'a créé heureux.

3.. D'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 34, et lib. v, cap. 5), ce que la Genèse nous dit avoir été fait en six jours a été fait simultanément. Il faut donc admettre que les six jours dont parle Moïse ont existé immédiatement dès le commencement de la création. Or, pendant ces six jours, toujours suivant l'explication du même docteur, le malin a été la connaissance des anges par laquelle ils ont connu le Verbe et les choses qui sont en lui. Par conséquent, dès le commencement de la création les anges ont immédiatement connu le Verbe et les choses qui sont dans le Verbe, et comme la vision du Verbe faisait leur bonheur, il s'ensuit qu'ils ont été heureux immédiatement dès le premier instant de leur création.


Mais c'est le contraire. Une des conditions essentielles du bonheur c'est la stabilité et l'affermissement dans le bien. Or, les anges n'ont pas été affermis dans le bien aussitôt qu'ils ont été créés, comme le prouve la chute de quelques-uns d'entre eux. Us n'ont donc pas été bienheureux au premier instant de leur création.

CONCLUSION. — Dieu a créé les anges heureux d'un bonheur naturel, mais non d'un bonheur surnaturel qui consiste dans la vue de son essence.

Il faut répondre que par le mot de bonheur on entend la perfection dernière de la créature raisonnable ou intelligente. De là il arrive que tout être désire naturellement le bonheur, parce que tout être désire naturellement sa perfection dernière. Or, la perfection dernière de l'être raisonnable ou intelligent est de deux, sortes. Il y en a une qu'il peut atteindre par les forces de sa nature, et à laquelle on donne le nom de bonheur ou de félicité. C'est ainsi qu'Aristote (Eth.lih. x, cap. 7 et 8) dit que la suprême félicité de l'homme sur la terre c'est de contempler le terme le plus élevé auquel son intelligence puisse atteindre, c'est-à-dire Dieu. Mais au-dessus de cette félicité il y en a une autre qui fait l'objet de nos espérances dans l'autre vie. C'est celle que nous goûterons en voyant Dieu comme il est, ce qui est en effet au-dessus de la puissance de toute intelligence créée, comme nous l'avons démontré (quest. xn, art. 4, et quest. xiii, art. 1). On doit donc dire que par rapport à la première espèce de bonheur que l'ange peut atteindre par les seules forces de sa nature il a été créé heureux. Car l'ange n'acquiert pas la perfection de sa nature discursivement, comme fait l'homme, mais il la possède immédiatement en raison de sa dignité, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. 3 et 4). Mais quant à la béatitude qui surpasse les forces delà nature, les anges ne l'ont pas possédée immédiatement dès le principe de leur création; parce que cette béatitude n'est pas quelque chose d'inhérent à la nature, elle en est la fin. C'est pourquoi.les anges n'ont pas dû l'avoir immédiatement dès le commencement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bonheur est pris dans cet endroit (1) pour la perfection naturelle que l'ange avait dans l'état d'innocence.

(1) Cette distinction peut s'appliquer à plusieurs passages des Pères qui paraissent offrir le même sens que les paroles de Gcnnadc. Cependant saint Fulgence iDe fid.'ad Petrum, c. 3 , saint Isidore (Orig. liv. vu) èt saint Grégoire le Grand (Hom. Vil, inEzech.) paraissent dire que la fidélité des tons anges no leur a obtenu rien autre chose que la persévérance dans leur état primitif, et que les mauvais anges en ont été déchus par suite de leur rébellion.

2. Il faut répondre au second, que les corps n'ont pu avoir immédiatement dès le commencement de leur création la perfection à laquelle ils devaient arriver par leur opération. Ainsi, saint Augustin observe [Sup. Gen. lib. vin, cap. 3) que les plantes n'ont pas germé de terre immédiatement, mais que dans le principe on a seulement donné à la terre la vertu de les faire germer. De même l'ange a eu dès le premier instant de sa création la perfection de sa nature, mais il n'a pas eu la perfection à laquelle il devait parvenir en faisant usage de ses facultés.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange a une double connaissance du Verbe, l'une qui est naturelle, et l'autre qui est Ielfetde la gloire. Parla connaissance naturelle il voit le Verbe au moyen de l'espèce ou image qui éclaire sa propre nature, et par la connaissance qui est l'effet de la gloire il le connaît dans son essence. Il connaît aussi de ces deux sortes de connaissance les choses qui sont dans le Verbe. Mais la connaissance naturelle qui! en a est imparfaite, tandis que l'autre est parfaite. Ii a possédé la première aussitôt qu'il a été créé, mais il n'a possédé la seconde qu'après avoir obtenu l'éternelle félicité en se tournant vers le bien. Et c'est celie-ci qui reçoit à proprement parier le nom de connaissance matutinale.


Article II. — l'ange a-t-il eu besoin de la grâce pour se porter vers dieu (2)?


(2) Cet article est une excellente réfutation de l'hérésie de Pelage qui enseignait que la grâce n'était pas nécessaire, mais qu'elle était seulement utile, contrairement à ces paroles de l'Apôtre (II. Cur. in : Non sumus sufficientes à nobis quasi ex nobis cogitare aliquid. Celte erreur a été condamnée par le concile d'Orange sous le pape Léon I« (can. m et vil ; par le concile do Milcve (can. iv) et par le concile de Trente (sess. Vi, can. 1).

Objections: 1.. Il semble que l'ange n'ait pas besoin de la grâce pour se porter vers Dieu. Car nous n'avons pas besoin de la grâce pour faire ce que nous pouvons faire naturellement. Or, l'ange se porte naturellement vers Dieu puisqu'il l'aime naturellement, comme nous l'avons dit (quest. lx, art. 4). Donc l'ange n'a pas eu besoin de la grâce pour s'élever à Dieu.

2.. Nous n'avons besoin de secours que pour les choses difficiles. Or, il n'était pas difficile à l'ange de se porter vers Dieu puisqu'il n'y avait rien en lui qui s'y opposât. Donc l'ange n'a pas eu besoin du secours de la grâce pour se porter vers Dieu.

3.. Se tourner vers Dieu c'est se préparer à la grâce. Car il est dit dans Zacharie : Retournez-vous vers moi et je me retournerai vers vous (Zach. i, 3). Or, nous n'avons pas besoin de la grâce pour nous préparer à la recevoir, parce qu'alors il faudrait remonter indéfiniment de grâce en grâce. Donc l'ange n'a pas eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.


Mais c'est le contraire. En se tournant vers Dieu l'ange s'est élevé à la béatitude. S'il n'avait pas eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu, il s'ensuivrait qu'il serait arrivé sans elle à la vie éternelle, ce qui est contraire à ces paroles de l'Apôtre (Rom. vi, 23) : La grâce de Dieu c'est la vie éternelle.

CONCLUSION. — L'ange n'a pu se tourner vers Dieu sans le secours de la grâce divine.

Il faut répondre que les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu considéré comme l'objet de leur béatitude. Car, comme nous l'avons dit plus haut (quest. lx, art. 2), le mouvement naturel de la volonté est le principe de tout ce que nous voulons, et cette volonté se porte vers ce qui nous convient naturellement. C'est pourquoi s'il y a quelque chose qui soit au-dessus de notre nature, notre volonté ne peut l'atteindre qu'autant qu'elle est aidée par un autre principe surnaturel. Ainsi, il est manifeste que le feu est naturellement porté à échauffer et à engendrer le feu, mais il est au-dessus de sa nature d'engendrer la chair. Aussi n'est-il porté à produire cet effet qu'autant qu'il sert d'instrument à l'âme nutritive. Or, nous avons montré, en traitant de la connaissance de Dieu (quest. xn, art. ¦4 et 5), que la vue de Dieu dans son essence, qui constitue le bonheur suprême delà créature raisonnable, est au-dessus de la nature de toute intelligence créée. Il n'y a donc pas de créature raisonnable dont la volonté puisse atteindre ce bonheur si elle n'est mue par un agent surnaturel, et c'est cet agent que nous désignons en parlant du secours de la grâce. C'est pourquoi on doit reconnaître que l'ange ne peut arriver à cette béatitude qu'autant qu'il a le secours de la grâce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ange aime naturellement Dieu comme le principe de son existence naturelle. Mais nous parlons ici du mouvement qui le porte vers Dieu considéré comme l'auteur de la félicité dont il jouit en voyant son essence.

2. Il faut répondre au second, que tout ce qui est au-dessus de la puissance est difficile, mais une chose peut être au-dessus de la puissance de deux manières : l°Elle peut dépasser la puissance d'un être dans l'ordre naturel. Dans ce cas, si on peut y parvenir au moyen d'un secours on dit que c'est difficile ; si on ne peut y parvenir d'aucune manière on dit que c'est impossible. Ainsi, il est impossible à l'homme de voler. 2" Une chose dépasse la puissance non dans l'ordre naturel de la puissance elle-même, mais en raison d'un obstacle qui entrave la puissance dans son action. Ainsi, monter n'est pas contraire à l'ordre naturel des facultés motrices de l'âme, parce que l'âme est d'elle-même naturellement portée à s'élever, mais elle en est empêchée par la gravité du corps. C'est ce qui fait que l'homme éprouve de la difficulté à monter. Or, il est difficile à l'homme de parvenir à la béatitude éternelle, et parce que cette béatitude est au-dessus de sa nature, et parce qu'il est empêché de l'atteindre par la corruption du corps et la souillure du péché (I). Mais l'ange n'éprouve de difficulté que parce que cette félicité est surnaturelle.

(1) Avant la chute de l'homme, cette seconde cause n'existait pas, ou de conversion vers Dieu. La première conversion est celle qui résulte de la charité parfaite. Elle a lieu clans les créatures qui jouissent déjà de Dieu, et elle suppose la consommation de la grâce (1). La seconde conversion est celle qui mérite la béatitude ; elle suppose la grâce habituelle qui est le principe du mérite. La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Pour cette dernière conversion il n'est pas nécessaire qu'on ait la grâce habituelle, il suffit de l'action de Dieu (2) qui tourne l'être vers lui, d'après ces paroles du prophète : Convertissez-nous vers vous, Seig?ieur, et nous serons convertis (Thren. ult. 21). D'où l'on voit évidemment qu'il n'est pas nécessaire de remonter de grâce en grâce indéfiniment.

3. Il faut répondre au troisième, que tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être appelé un retour vers lui. Ainsi il y a trois sortes de mouvement

(1) Qui est l'état delà gloire.

(2) C'est ce que nous appelons une grâce actuelle.

Article III. — les anges ont-ils été créés dans la grace (3) ?


(3) Les sentiments sont partagés à ce sujet. Hugues de Saint-Victor (Sum. sent, tract. ii, c. 2), llupert [De oper. Trin. lib. i, c. 15), Pierre Lombard (lib. 11/ dist. 5) et Guillaume de Paris (l'e part., 2* prim., cap. 171) sont d'une opinion contraire à celle de saint Thomas. Mais saint Basile (), saint Grégoire de Nazianze (Orat, xxxviii), saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, c. 9, sont pour le sentiment qu'il soutient, et les théologiens le reeardent comme le plus probable.

Objections: 1.. Il semble que les anges n'aient pas été créés dans la grâce. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. n. cap. 8) que la nature de l'ange a d'abord été créée sans forme et qu'elle a été appelée ciel ; qu'elle a ensuite été formée et qu'elle a reçu le nom de lumière. Or, cette formation est l'effet de la grâce. Donc les anges n'ont pas été créés dans la grâce.

2.. La grâce porte la créature raisonnable vers Dieu. Par conséquent si l'ange eût été créé dans la grâce, aucun ange ne se serait détourné de Dieu.

3.. La grâce tient le milieu entre la nature et la gloire. Car les anges n'ont pas été heureux dès le premier instant de leur création. Il semble donc qu'ils n'ont pas été créés dans la grâce, mais qu'ils ont été créés d'abord dans l'état de nature, qu'ils ont obtenu ensuite la grâce et qu'ils sont enfin parvenus à la béatitude.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xii, cap. 9) : Qui a mis dans les anges une volonté droite, sinon celui qui les a créés avec ce chaste amour par lequel ils s'attachent à lui, en formant leur nature et en répandant en même temps en eux sa grâce?

CONCLUSION. —11 est plus probable que les anges ont été créés dans la grâce que sans elle.

Il faut répondre qu'il y a àce sujet deux opinions diverses. Les uns disent que les anges ont été créés seulement dans l'état de nature, tandis que les autres prétendent qu'ils ont été créés dans la grâce. Cette dernière opinion semble la plus probable, et il paraît plus conforme aux sentiments des saints Pères de dire qu'ils ont été créés dans la grâce sanctifiante. En effet, nous voyons que tous les êtres que la Providence divine a produits dans le cours des siècles, comme les arbres, les animaux et toutes les autres créatures matérielles, ont d'abord existé avec ce que saint Augustin appelle leurs raisons séminales (Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 3). Or, il est évident que la grâce sanctifiante est au bonheur suprême ce que la raison séminale des êtres est aux effets naturels qu'ils doivent produire. C'est pourquoi saint Jean (Ep. i, 3) appelle la grâce la semence de Dieu. Ainsi donc, comme, d'après l'opinion de saint Augustin, toutes les créatures matérielles ont reçu, à l'instant de leur création, les raisons séminales de tous les effets naturels qu'elles doivent produire, de même les anges ont reçu dès le premier mêment de leur existence la grâce qui les rend agréables àDieu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le défaut de forme de l'ange peut s'entendre soit comparativement à la forme que l'ange reçoit de la possession de la gloire, et dans ce cas le défaut de forme a sur la forme même une priorité de temps ; soit comparativement à la forme que la grâce lui imprime, et alors le défaut de forme n'a pas une priorité de temps, mais une priorité de nature, comme le dit saint Augustin lui-même en parlant de la formation des corps [Sup. Gen. ad litt. lib. i, cap. 18).

2. Il faut répondre au second, que toute forme incline son sujet selon la nature du sujet lui-même. Or, la manière d'être naturelle à une créature intelligente, c'est de se porter librement vers les choses qu'elle veut. C'est pourquoi le mouvement de la grâce n'est pas nécessitant; celui qui le reçoit peut n'en pas user et pécher.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique la grâce tienne le milieu entre la nature et la gloire dans l'ordre de nature, néanmoins dans l'ordre du temps la gloire n'a pas dù exister simultanément avec la nature dans une créature, parce que la gloire est la fin que la créature doit atteindre par sa nature aidée de la grâce. Mais la grâce n'est pas la fin des bonnes actions, parce qu'elle ne vient pas des oeuvres ; elle en est le principe, et c'est pour ce motif qu'il a été convenable qu'elle fût dans les anges simultanément avec leur nature.



I pars (Drioux 1852) Qu.60 a.5