I pars (Drioux 1852) Qu.62 a.4

ARTICLE IV. — l'ange heureux a-t-il mérité sa béatitude (1)?


(1) Cet article n'est que le développement dos articles précédents. Saint Thomas le fait sentir par son argumentation.

Objections: 1.. Il semble que l'ange heureux n'ait pas mérité sa béatitude ; car le mérite provient de la difficulté de l'acte méritoire. Or, l'ange n'a pas de difficulté pour bien faire. Donc ses bonnes actions n'ont pas été méritoires.

2.. Nous ne méritons pas par des moyens naturels. Or, il a été naturel à l'ange de se tourner vers Dieu. Donc il n'a pas mérité parla sa béatitude.

3.. Si l'ange eût mérité son bonheur, c'eût été avant de l'obtenir ou après l'avoir obtenu. Il no l'a pas mérité auparavant, puisque d'après beaucoup de docteurs il n'avait pas la grâce sans laquelle on ne peut mériter. Il ne l'a pas non plus mérité après, parce qu'il mériterait encore maintenant, ce qui semble faux, puisque dans ce cas un ange inférieur pourrait en méritant s'élever au rang d'un ange supérieur, et il n'y aurait plus de stabilité dans la distinction des rangs hiérarchiques, ce qui répugne. L'ange heureux n'a donc pas mérité sa béatitude.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans l'Apocalypse (Apoc, xxi, 17) que la mesure de l'ange dans la 'Jérusalem céleste est la mesure de l'homme. Or, l'homme ne peut arriver à la béatitude qu'autant qu'il l'a méritée. Donc l'ange également.

CONCLUSION. — Comme il n'y a que Dieu qui soit naturellement heureux de toute éternité, il a fallu que les anges fussent créés par Dieu dans la grâce pour qu'ils méritassent leur béatitude surnaturelle.

11 faut répondre qu'il n'y a que Dieu dont la béatitude soit naturellement parfaite, parce que pour lui exister et être heureux c'est une seule et même chose. Mais le bonheur n'est pas naturel à la créature ; c'est sa fin dernière. Or, tout être arrive à sa fin dernière par ses oeuvres. L'oeuvre qui mène aune fin produit cette fin quand celle-ci n'est pas supérieure àla puissance de celui qui agit. C'est ainsi que la médecine procure la santé. Ou bien l'oeuvre est méritoire quand la fin surpasse les forces de celui qui cherche à l'atteindre.

Dans ce cas nous l'attendons de la libéralité d'un autre. Or, le bonheur suprême surpasse les forces de la nature humaine et de la nature angélique, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2, et quest. xii, art. 4 et B). Il faut donc que l'ange aussi bien que l'homme le méritent. Et si l'ange a été créé clans la grâce sans laquelle on ne peut mériter, nous pouvons dire sans difficulté qu'il a mérité sa béatitude. Il en sera encore de même si l'on admet que l'ange a eu une grâce quelconque avant d'arriver à la gloire. Mais si l'on suppose qu'iln'apas eulagrâce avant d'être heureux (I), il faut dire alors qu'ilaeu la béatitude sans la mériter, comme nous avons la grâce, ce qui est cependant contraire à l'essence même de la béatitude qui est la fin de la créature et la récompense de sa vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 9).— Ou bien il faut dire que les anges méritent la béatitude par les fonctions qu'ils remplissent au séjour de la gloire, comme d'autres l'ont avancé (2). Mais cette dernière opinion est contraire à la nature même du mérite. Car le mérite suppose que l'on est en chemin et qu'on tend vers sa fin. Celui qui est arrivé au terme ne peut plus tendre vers ce terme, et c'est ce qui fait qu'on ne mérite pas ce qu'on a déjà. — Ou bien encore il faut dire que le même acte de conversion vers Dieu est méritoire en tant qu'il procède du libre arbitre, et qu'il est une jouissance de la béatitude éternelle en tant qu'il se rapporte à la fin dernière de l'ange. Mais cette explication parait encore vicieuse parce que le libre arbitre ne suffit pas pour mériter. Par conséquent un acte qui procède du libre arbitre ne peut être méritoire qu'autant qu'il est ennobli par la grâce. Or, il ne peut recevoir tout à l'a fois la grâce imparfaite qui est le principe du mérite, et la grâce parfaite qui est le principe de la jouissance. Il ne semble donc pas possible que l'ange jouisse et qu'il mérite tout à la l'ois sa jouissance. C'est pourquoi il est mieux de dire que l'ange, avant d'être heureux, a eu la grâce par laquelle il a mérité la béatitude (3).

(1) S'il aété créé heureux, comme paraissent le supposer ceux qui sont d'un avis contraire à celui que saint Thomas a soutenu (art. Il, on est obligé dans ce sentiment d'admettre qu'ils ont eu la béatitude avant de la mériter.

(2) Origène fut do ce sentiment, et Moïse lîar-cepha enseigna la même chose (Lib. de Paradiso, cap. 22!.

(3) D'après l'opinion précédente, l'ange aurait mérité dans la gloire; il pourrait donc mériter toujours et progresser indéfiniment; de plus il pourrait aussi démériter, puisque le mérite et le démérite sont corrélatifs, et son salut ne serait pas assuré, ce qui est absurde.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la difficulté de bien faire que l'ange a éprouvée ne venait pas de l'opposition ou des obstacles que sa nature lui offrait, mais de ce que le bien qu'il devait faire était au-dessus de ses forces naturelles.

2. Il faut répondre au second, que ce n'est pas en se tournant naturellement vers Dieu que l'ange a mérité la béatitude, mais c'est en se portant vers lui par un sentiment de charité ; ce qui s'est fait par la grâce.

3. La réponse au troisième argument devient évidente d'après tout ce que nous avons dit.

Article V. — l'ange a-t-il obtenu la béatitude immédiatement après son premier acte méritoire (4) ?


(4) 11 y a eu des hérétiques qui ont prétendu qu'avant la résurrection du Christ, les anges n'étaient pas affermis dans la gloire ; cet article est leur réfutation.

Objections: 1.. Il semble que l'ange n'ait pas obtenu la béatitude immédiatement après son premier acte méritoire. Car il est plus difficile à l'homme qu'à l'ange de faire le bien. Or, l'homme n'est pas récompensé immédiatement après son premier acte. Donc l'ange non plus.

2.. L'ange a pu dès le mêment de sa création immédiatement et instantanément produire un acte quelconque. Car les corps naturels ont commencé à se mouvoir aussitôt qu'ils ont été créés. Et si le mouvement des choses matérielles pouvait être instantané comme les opérations de l'intelligence et de la volonté, les corps auraient été mus dès le premier instant de leur production. Par conséquent si l'ange a mérité la béatitude par un seul mouvement de sa volonté, il l'a méritée au premier instant de sa création. Et puisque son bonheur n'a point été retardé, il a été heureux immédiatement et dès le premier instant de son existence.

3.. Entre deux choses qui sont à une grande distance l'une de l'autre il faut qu'il y ait beaucoup de milieux. Or, la béatitude des anges est un état qui est à une grande distance de leur état naturel. Et comme le mérite tient le milieu entre l'un et l'autre, les anges n'ont pu arriver à la béatitude que par une foule d'intermédiaires.


Mais c'est le contraire. En effet, l'âme humaine et l'ange sont pareillement destinés à la béatitude. C'est pourquoi Dieu promet aux saints de les rendre égaux aux anges. Or, l'âme quand elle est séparée du corps et qu'elle a mérité la béatitude, l'obtient immédiatement s'il, n'y a d'ailleurs rien qui l'en empêche. Donc il en doit être de même de l'ange. Et puisque l'ange a mérité la béatitude par le premier acte de charité qu'il a produit, et qu'il n'y avait rien en lui qui s'opposât à ce qu'il en eût la jouissance, il a dû l'obtenir immédiatement. C'est ainsi que par un seul acte méritoire il est arrivé à sa fin.

CONCLUSION. — L'ange a obtenu la béatitude après le premier acte de charité qu'il a produit.

II faut répondre que l'ange a été heureux immédiatement après le premier acte de charité par lequel il a mérité de l'être. La raison en est que la grâce perfectionne la nature conformément à la manière dont la nature doit être perfectionnée. Car toute perfection doit être reçue dans le sujet qu'elle perfectionne suivant sa manière d'être. Or, le propre de la nature de l'ange c'est d'acquérir sa perfection naturelle, non par degré, mais tout d'un coup, par sa seule nature, comme nous l'avons prouvé (art. 1 huj. quest. et quest. Lvm, art. 3 et 4). Ainsi comme l'ange dans l'ordre de la nature arrive immédiatement après son existence à sa perfection naturelle, de même dans l'ordre de la grâce il doit arriver à la béatitude immédiatement après l'avoir méritée. D'ailleurs non-seulement l'ange, mais encore l'homme peut mériter la béatitude par un acte unique, puisqu'il suffit que l'homme soit transformé par un acte de charité pour mériter le bonheur éternel. D'où il résulte que l'ange a été heureux immédiatement après avoir produit un acte de charité. < .


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme n'est pas naturellement fait pour atteindre immédiatement sa perfection dernière, comme l'ange, et que pour ce motif il est obligé de tendre à la béatitude par un plus long chemin.

2. Il faut répondre au second, que l'ange est au-dessus du temps qui mesure l'existence des choses corporelles. Ainsi la diversité des instants, quand il s'agit des anges, se considère d'après la succession de leurs actes. Or, l'acte méritoire de la béatitude et l'acte de la béatitude qui consiste dans la jouissance n'ont pu exister dans les anges simultanément, puisque l'un est un acte de la grâce imparfaite, et l'autre un acte de la grâce consommée. D'où il suit qu'il faut admettre deux instants différents, que dans l'un l'ange a mérité la béatitude et dans l'autre il en a joui (1).

(1) Ces deux actes ne peuvent être simultanés, cependant il est impossible d'apprécier la différence de temps qui les sépare.

3. IL faut répondre au troisième, qu'il est dans la nature de l'ange qu'il acquière immédiatement la perfection à laquelle il est destiné. C'est pourquoi il n'a besoin que d'un acte méritoire qu'on peut appeler pour ce motif un moyen, parce que c'est lui qui fait parvenir l'ange à la béatitude.


ARTICLE VI. — les anges ont-ils obtenu la grace et la gloire en raison de l'étendue de leurs facultés naturelles (1)?


(1) Pelage enseignait que nos facultés naturelles nous disposaient par elles-mêmes à la grâce. Cette hérésie a été condamnée par l'Eglise. Ce n'est donc paslesens de la proposition de saintïhomas. 11 sa demande si Dieu a donné plus de grilcc à ceux qui avaient déjà reçu de lui de pius grands dons dans l'ordre de la nature.

Objections: 1.. Il semble que les anges n'aient pas obtenu la grâce et la gloire en raison de leurs qualités naturelles. Car la grâce est un don pur et simple qui émane de la volonté de Dieu. Donc l'étendue de la grâce dépend de la volonté divine et non des qualités naturelles de celui qui la reçoit.

2.. Un acte humain paraît plus rapproché de la grâce que la nature ; parce que l'acte humain est au moins une préparation à la grâce. Or, la grâce ne se donne pas d'après les oeuvres, comme le dit l'Apôtre (Rom. xi). Donc à plus forte raison la grâce donnée aux anges n'a-t-elle pas dû se mesurer sur les facultés naturelles.

3.. L'homme et l'ange sont également destinés à la béatitude ou à la grâce. Or, la grâce n'est pas accordée à l'homme en raison de ses facultés naturelles. Donc elle n'est pas non plus donnée à l'ange dans cette proportion.


Mais c'est le contraire. Car le Maître des sentences dit (2. Sent. cl. CL 3, part. 2) que les anges qui ont été créés avec une nature plus subtile et une sagesse plus profonde ont aussi été doués des plus grands dons de la grâce.

CONCLUSION. — Les anges ont obtenu la grâce et la gloire en raison de l'étendue de leurs qualités naturelles, de sorte que les meilleurs et les plus excellents d'entre eux sont aussi ceux qui ont obtenu le plus de grâce et de gloire.

Il faut répondre qu'il est raisonnable qu'en raison du degré de leurs facultés naturelles les anges aient reçu les dons de la grâce et la perfection de la béatitude. On peut en donner une double raison. 1° De la part deDieudont la sagesse ordonnatrice a établi divers degrés dans les anges. Comme il avait destiné la nature de l'ange à la grâce et la gloire, de même il a dû destiner les degrés qu'il a établis clans leur nature à des degrés divers de grâce et de gloire (2). Ainsi, par exemple, quand un architecte polit des jrierres pour construire un édifice, s'il en prépare quelques-unes avec plus de soin et qu'il les rende plus brillantes, c'est qu'il a l'intention de leur réserver une place d'honneur dans la maison qu'il construit. Il semble donc par analogie que si Dieu a fait des anges naturellement supérieurs aux autres, c'est qu'il leur réservait une plus grande somme de grâce et par suite un rang plus élevé dans la gloire. 2° On arrive à la même conclusion en consi-dérantla nature des anges. Car l'ange n'est pas composé de natures diverses de telle sorte que l'inclination de l'une empêche ou retarde l'élan de l'autre, comme il arrive dans l'homme où le mouvement de la partie intelligente de l'être est ralentiou entravé par l'inclination de la partie sensitive. Or, quand il n'y a rien qui retarde ou qui arrête un être, il se porte naturellement vers sa fin selon toute l'énergie de sa nature (3). C'est pourquoi il est conforme à la raison que les anges qui avaient la meilleure nature se soient portés vers Dieu avec le plus de force et d'efficacité. C'est d'ailleurs ce qui arrive dans les hommes, parce qu'ils reçoivent d'autant plus de grâce et de gloire qu'ils 8'éievent davantage vers Dieu. D'où l'on voit que les anges qui ont eu les plus grandes qualités naturelles ont eu aussi le plus de grâce et de gloire (1 ).

(2) On voit qu'il s'agit de dons gratuits qui n'ont d'autre cause que le bon plaisir de Dieu

(3) La correspondance à la grêce, qui est la se coude condition du mérite, a dù être plus vive.

(1) Saint Augustin et la plupart îles Pères enseignent que les anges ont reçu des grâces d'autant plus abondantes que leurs fonctions étaient pins élevées. Comme Dieu a dû donner tes fonctions les plus élevées à ceux qui avaient le plus de qualités naturelles, leur sentiment revient ù celui de saint Thomas.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme la grâce provient do la pure et simple volonté de Dieu, de même aussi la nature de l'ange. Et comme la volonté divine a destiné la nature à la grâce, de même elle a destiné les divers degrés de la nature à divers degrés de grâce.

2. Il faut répondre au second, que les actes de la créature raisonnable proviennent d'elle, mais que la nature vient de Dieu immédiatement. Par con*-séquent on voit que la grâce doit être plutôt accordée selon la diversité des degrés qui existe dans la nature que d'après les oeuvres que nous faisons.

3. Il faut répondre au troisième, que la diversité des facultés naturelles est autre dans les anges qui diffèrent les uns des autres dans l'espèce et autre dans les hommes qui ne diffèrent que numériquement. Car la différence spécifique provient de la forme, tandis que la différence numérique résulte de la matière. De plus, dans l'homme il y a quelque chose qui peut arrêter ou retarder le mouvement de la nature intellectuelle, tandis que dans les anges il n'y a rien. Pour ces deux motifs on ne peut raisonner à pari de l'homme et de l'ange.

ARTICLE VII. — les anges dans la béatitude conservent-ils encore leur connaissance et leur amour naturels (2)?


(2) Cet article a pour objet de meltre enlnmière ce grand principe que la gniee et la gloire ne détruisent pas la nature, mais qu'elles la perfectionnent.

Objections: 1.. Il semble que les anges bienheureux n'aient pas leur connaissance et leur amour naturels. Car saint Paul dit (I. Cor. xiii, 10) : Quand on sera parvenu à ce qui est parfait, ce qui est imparfait s'évanouira. Or, l'amour et la connaissance naturels sont imparfaits par rapport à l'amour et à la connaissance des bienheureux. Donc quand on a obtenu la béatitude, la connaissance et l'amour naturels n'existent plus.

2.. Là où une seule chose suffit, il est superflu qu'il en existe une autre. Or, la connaissance et l'amour qui résultent de l'état de gloire suffisent aux anges bienheureux. Il parait donc superflu que la connaissance et l'amour naturels existent encore en eux.

3.. La même puissance ne produit pas simultanément deux actes, comme une ligne ne se termine pas du même côté par deux points. Or, les anges bienheureux connaissent et aiment toujours en acte. Car le bonheur, comme dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8), ne consiste pas dans l'habitude, mais dans l'acte. Il ne peut donc pas y avoir dans les anges bienheureux une connaissance et un amour naturels.


Mais c'est le contraire. En effet, tant qu'une nature subsiste, son action subsiste aussi. Or, la béatitude ne détruit pas la nature puisqu'elle la perfectionne. Donc elle ne détruit ni la connaissance ni l'amour naturels.

CONCLUSION. — Dans les anges bienheureux la connaissance et l'amour naturels continuent à exister.

Il faut répondre que dans les anges bienheureux la connaissance et l'amour naturels subsistent. Car les opérations sont entre elles ce que sont leurs principes réciproquement. Or, il est évident que la nature est à la béatitude ce que le nombre premier est au second, puisque la béatitude s'ajoute à la nature. Or, il faut toujours que le nombre premier soit contenu dans le second, et par conséquent que la nature existe dans la béatitude. De même il est donc nécessaire que l'acte delà nature soit renfermé dans l'acte de la béatitude.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la perfection que l'on acquiert détruit l'imperfection qui lui est opposée. Or, l'imperfection de la nature n'est pas opposée à la perfection de la béatitude, mais elle lui sert de base, comme l'imperfection de la puissance sert de fondement à la perfection de la forme. La forme ne détruit pas la puissance, mais la privation qui lui est opposée. De même l'imperfection de la connaissance naturelle n'est pas opposée à la perfection de la connaissance qu'on a dans l'ordre de la gloire. Car rien n'empêche qu'on connaisse une même chose et simultanément par divers moyens. C'est ainsi qu'on peut la connaître tout à la fois par le raisonnement et l'expérience. De même l'ange peut connaître Dieu par l'essence divine, ce qui appartient à la connaissance qu'il en a dans l'ordre de la gloire, et il peut tout à la fois le connaître par sa propre essence, ce qui appartient à la connaissance naturelle.

2. Il faut répondre au second, que les choses qui constituent la béatitude suffisent par elles-mêmes, mais pour qu'elles existent les éléments naturels sont préalablement nécessaires, parce qu'il n'y a que la béatitude incréée qui subsiste par elle-même (I).

(1) Elles suffisent pour constituer la félicité, mais elles ne peuvent exister sans la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que la même puissance ne peut simultanément produire deux actions à moins que l'une ne se rapporte à l'autre. Or, la connaissance et l'amour naturels se rapportent à la connaissance et à l'amour de la gloire. Par conséquent rien n'empêche que la connaissance et l'amour naturels n'existent dans l'ange avec la connaissance et l'amour surnaturels.


Article VIII. — l'ange bienheureux peut-il pécher (2) ?


(2) Origèno a avancé que les aines des bienheureux pouvaient perdre la béatitude et retomber dans les misères de la vie présente. Plusieurs hérétiques modernes ont renouvelé cette erreur, entre autres Calvin qui suppose que les anges peuvent pécher. On pourrait citer une foule de passages de l'Ecriture qui condamnent cetto erreur. Vid. Apoc. xiii. i\ on intrabit, etc. Ps. c. Non habitabit. Ps. exi. In memoria, aeterna. Sap. iii. Juslorum animae, etc.

Objections: 1.. Il semble que l'ange bienheureux puisse pécher. Car la béatitude ne détruit pas la nature, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, il est dans la nature de la créature de pouvoir faillir. Donc l'ange bienheureux peut pécher.

2.. Les puissances raisonnables sont capables de se porter à des choses opposées, comme le dit Aristote (Met. lib. iv, text. 3). Or, la volonté de l'ange bienheureux ne cesse pas d'être raisonnable. Donc elle se porte au bien et au mal.

3.. Il est dans la nature du libre arbitre que l'homme puisse choisir le bien et le mal. Or, le libre arbitre n'est pas affaibli dans les anges bienheureux. Ils peuvent donc pécher.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 7) que la nature qui ne peut pas pécher est celle des saints anges. Donc les saints anges ne peuvent plus pécher.

CONCLUSION. — Puisque l'ange bienheureux ne peut rien vouloir ni rien faire sans le rapporter à Dieu qui est la bonté même, il ne peut pécher d'aucune manière.

Il faut répondre que les anges bienheureux ne peuvent pas pécher. La raison en est que leur béatitude consiste en ce qu'ils voient Dieu dans son essence. Or, l'essence de Dieu est l'essence même de la bonté/Par conséquent l'ange qui voit Dieu est par rapport à lui ce qu'est par rapport à la nature du bien en général celui qui ne voit pas la Divinité. Or, il est impossible que quelqu'un veuille ou fasse quelque chose qui ne se rapporte au bien, et qu'il veuille ainsi s'éloigner du bien considéré comme tel. L'ange heureux ne peut donc vouloir et faire que ce qui se rapporte à Dieu, et en agissant ainsi il ne peut pécher. Par conséquent l'ange heureux ne peut pécher d'aucune manière (1). -<-¦:  TV

(1) D'ailleurs, si le bonheur des élus était amissible, il ne serait pas exempt de crainte et d'inquiétude, ce ne serait donc pas un vrai bonheur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la créature considérée en elle-même peut défaillir. Mais par suite de l'alliance intime qu'elle a avec le bien incréé, comme il arrive dans la béatitude, il résulte qu'elle ne peut pécher pour le motif que nous avons donné (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les puissances raisonnables se rapportent à des choses opposées quand il s'agit d'objets auxquels elles ne sont pas naturellement destinées, mais il n'en est pas de même quand il s'agit de choses vers lesquelles elles tendent naturellement. Ainsi l'intelligence ne peut refuser son assentiment aux premiers principes qui lui sont naturellement connus ; de même la volonté ne peut s'empêcher d'adhérer au bien considéré comme tel, parce qu'elle se rapporte naturellement à lui comme à son objet. La volonté de l'ange se rapporte à des choses opposées quand il s'agit de faire ou de ne pas faire beaucoup de choses ; mais relativement à Dieu lui-même qu'ils reconnaissent pour l'essence même de la bonté il n'en est pas ainsi. Quelques actions qu'ils fassent ils se conforment à sa volonté, et c'est ce qui fait qu'ils sont impeccables.

3. Il faut répondre au troisième, que le libre arbitre est par rapport au choix des moyens qui mènent à la fin ce que l'entendement est par rapport aux conséquences que l'on déduit d'un principe. Or, il est évident qu'il est de la perfection de l'entendement de pouvoir déduire diverses conséquences de principes admis; mais s'il vient à tirer une conséquence sans suivre l'ordre des principes, cette erreur provient de son imperfection et de sa faiblesse. D'où l'on voit que le libre arbitre peut faire choix de choses diverses, pourvu qu'il se renferme dans les limites de la fin qu'il doit atteindre. C'est même en cela que consiste la perfection de la liberté. Mais s'il vient à choisir une chose qui le mette en dehors de sa fin, il pèche alors, et cette faute résulte de l'imperfection même de la liberté (2). Il y a donc dans les anges qui ne peuvent pécher une liberté plus parfaite qu'en nous qui pouvons le faire.

(2) Ainsi pécher, c'est se tromper sur le choix des moyens, ce qui indique une imperfection dans la volonté comme l'erreur que l'on commet en tirant d'un principe des conséquences, indique un défaut ou une imperfection dans l'intelligence.


ARTICLE IX. — les anges bienheureux peuvent-ils encore faire des progrès quand ils sont arrivés a la béatitude (3) ?


(3) Il est dit dans l'Ecriture (Joan, xiv) : In domo Patris mei mansiones multae sunt, ce qui parait indiquer que dans le ciel les degrés de béatitude sont arrêtés de telle sorte que les bienheureux ont leur demeure dont ils ne peuvent sortir, ni pour monter, ni pour descendre.

Objections: 1.. Il semble que les anges bienheureux puissent progresser encore dans la béatitude. Car la charité est le principe du mérite. Or, dans les anges la charité est parfaite. Les anges bienheureux peuvent donc mériter. Et comme la récompense doit augmenter à mesure que croît le mérite, il s'ensuit que les anges bienheureux peuvent progresser dans la béatitude.

2.. Saint Augustin dit (De doct. christ- lib. i, cap. 32) que Dieu se sert de nous à notre avantage et par un effet de sa bonté, et qu'il se sert de même des anges auxquels il confie des fonctions spirituelles, puisque, comme le dit l'Apôtre : Ce sont des esprits qui lui tiennent lieu de ministres et qui sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Hebr. i, ii). Or, les anges ne retireraient de là aucun avantage s'ils ne faisaient des progrès dans la béatitude. Il faut donc que les anges heureux puissent mériter et progresser dans la béatitude.

3.. C'est une imperfection dans celui qui n'est pas arrivé au dernier degré de ne pouvoir plus progresser. Or, les anges ne sont pas au plus haut degré. Si donc ils ne peuvent pas progresser toujours de plus en plus, il semble que ce soit en eux une imperfection et un défaut ; ce qui répugne.


Mais c'est le contraire. Car ce n'est que pendant qu'on est dans la voie qu'on peut mériter et progresser. Or, les anges ne sont pas des voyageurs, mais ils sont arrivés au terme. Donc les anges heureux ne peuvent mériter, ni progresser dans la béatitude.

CONCLUSION. — Puisque les anges sont destinés par Dieu h la béatitude, ils no peuvent plus progresser une fois qu'ils y sont parvenus.

Il faut répondre que dans tout mouvement l'intention du moteur se porte vers un but déterminé qu'il cherche à faire atteindre par le mobile. L'intention se rapporte à la fin qui ne peut être indéfinie. Or, il est évident que puisque la créature raisonnable ne peut arriver par ses seules forces à la béatitude qui consiste dans la vision de Dieu, comme nous l'avons ditfart. I h'iij. quaest.), elle a besoin d'y être élevée par Dieu. Mais il faut qu'il y ait un degré déterminé auquel toute créature raisonnable soit destinée comme à sa fin dernière.. Ce degré ne peut pas être déterminé, dans la vision divine par rapport à l'objet qui est vu, parce que tous les bienheureux voient la vérité souveraine à des degrés divers : mais quant à la manière de la voir, celui qui dirige les créatures vers leur fin a déterminé des modes différents. Car il n'est pas possible que la créature raisonnable, qui a été produite pour voir l'essence divine, ait été aussi produite pour la voir de la manière la plus élevée, c'est-à-dire pour en avoir la compréhension. Il n'y a que Dieu qui puisse se comprendre ainsi, comme nous l'avons dit (quest. xii, art. 7 ; quest. xiv, art. 3). Mais par là même qu'il faut une force d'intelligence infinie pour comprendre Dieu, la créature qui le voit étant nécessairement finie, il y a entre l'infini et le fini quel qu'il soit une multitude infinie de degrés, et c'est ce qui fait que les êtres raisonnables peuvent connaître Dieu d'une foule de manières, les uns plus, les]autres moins clairement. Et comme la béatitude consiste dans la vision de Dieu, de même le degré de la béatitude dépend de la manière dont on le voit. Ainsi donc toute créature raisonnable est conduite par Dieu à sa fin qui consiste dans le degré de bonheur auquel elle a été prédestinée. Une fois ce degré atteint, elle ne peut pas aller plus loin.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mérite n'est possible que pour l'être qui tend à sa fin. La créature raisonnable tond à sa fin non-seulement passivement, mais encore activement. Quand la fin n'est pas au-dessus de la puissance de la créature raisonnable, son action produit la fin elle-même. Ainsi en méditant l'homme acquiert la science. Mais si la fin n'est pas au pouvoir de l'être qui agit, et qu'il l'attende d'un autre, son action est méritoire par rapport à la fin elle-même. Pour celui qui est arrivé au dernier terme, il ne peut plus tendre vers la fin (I) ; il ne se meut plus, mais il est transformé. D'où il résulte que par la charité imparfaite dont nous faisons des actes pendant que nous sommes dans la voie, nous méritons ; mais que par la charité parfaite on ne mérite pas; on jouit plutôt de la récompense. Ainsi quand on contracte une habitude, l'acte qui la précède la produit, mais une ibis l'habitude contractée, l'acte qui en procède est un acte parfait accompagné de jouissance. De même l'acte de charité parfaite n'a pas la nature du mérite ; il tient davantage de la perfection de la récompense.

(1) Si l'on admettait que les bienheureux peuvent encore mériter, cela supposerait qu'ils peuvent aussi démériter, ce qui serait contraire îi la proposition précédente.

2. Il faut répondre au second, qu'une chose peut être utile de deux manières : 'l°Eile peut être utile (1) pendantqu'on est dans la voie et qu'on tend vers sa fin. Le mérite de la béatitude est utile de cette façon. 2° Elle peut être utile comme la partie l'est au tout, comme une muraille, par exemple, est utile à une maison. De cette manière les fonctions des anges bienheureux leur sont utiles, parce qu'elles font partie de leur bonheur. Car communiquer aux autres la perfection que l'on a en soi, c'est le propre de tout ce qui est parfait considéré comme tel.

(1) Comme moyen.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique l'ange bienheureux ne soit pas absolument au degré le plus élevé de la béatitude, il est néanmoins au dernier degré par rapport à lui-même d'après la prédestination divine. Cependant la joie des anges peut être augmentée par le salut de ceux qui sont sauvés par leur ministère, d'après ces paroles de saint Luc (Luc. xv, 10) : Les anges se réjouissent plus d'un seul pécheur qui fait pénitence, etc. Cette joie fait partie de leur récompense accidentelle, qui peut s'accroître ainsi jusqu'au jour du jugement (2). Ily en a qui infèrent de là qu'ils peuvent mériter par rapport à leur récompense accidentelle. Mais il vaut mieux dire qu'on ne peut mériter d'aucune manière le bonheur, à moins que l'on ne soit tout à la fois voyageur et bienheureux, comme le Christ, qui eut seul cette double prérogative. Car les anges acquièrent par la béatitude la joie dont nous venons de parler plutôt qu'ils ne la méritent.

(2) C'est ee que le pape Innocent III dit formellement (De celeb. Élis.) : Licet plerique reputent non indignum sanctorum gloriam usque ad judicium augmentari et ideo Ecclesiam interim sane posse augmentum glorificationis eorum optare. Cette distinction de la gloire essentielle et de la gloire accidentelle est nécessaire pour entendre certains passages de l'Ecriture et des Pères.


QUESTION LXIII. : DE LA MALICE DES ANGES.


Nous avons maintenant à nous occuper de la manière dont les anges sont devenus mauvais. Nous considérerons 1" le mal de la faute, 2° le mal de la peine. — Sur lo premier point neuf questions se présentent : 1" Le mal de la faute peut-il exister dans l'ange ? — 2° Dans quelle espèce de péchés les anges peuvent-ils tomber ? — 'i" Qu'est-ce que l'ange a désiré quand il a péché? — 4° En supposant qu'il y ait des anges qui soient devenus mauvais par la faute de leur volonté, y en a-t-il qui soient mauvais par nature? — 5" En supposant qu'il n'y en ait pas, y en a-t-il qui aient pu être mauvais au premier instant de leur création par l'acte de leur volonté propre? — 6° En supposant qu'il n'y en ait pas, y a-l-il eu un intervalle quelconque entre la création de l'ange et sa chute ? — 7° L'ange le plus coupable a-t-il été le plus grand des anges ? — 8" Le péché du premier ange a-t-il été la cause du péché de tous les autres ? — 9° Y a-t-il eu autant d'anges rebelles que d'anges fidèles ? '


I pars (Drioux 1852) Qu.62 a.4