I pars (Drioux 1852) Qu.65 a.4


QUESTION LXVI. DE L'ORDRE DE LA CRÉATION CONSIDÉRÉ PAR RAPPORT a LA DISTINCTION DES CRÉATURES.


Après avoir parlé de la création, nous avons à nous occuper de la distinction des créatures. Nous traiterons, 1° de l'ordre de la création considéré par rapport à cette distinction ; 2" de la distinction considérée en elle-même. ¦— Sur le premier point quatre questions se présentent : 1" La matière créée a-t-elle été informe pendant un temps? ¦— 2° N'y a-t-il eu qu'une seule matière pour tous les corps? — 3"Le ciel empyrée a-t-il été créé en même temps que la matière informe? — 4° Le temps a-t-il été créé simultanément avec la matière ?

ARTICLE I, — LA MATIÈRE INFORME  A-T-ELLE  PRÉCÉDÉ   DE   QUELQUE  TEMPS LA MATIÈRE FORMÉE (2) ?


(2) Dans cet article saint Thomas se propose de concilier le sentiment de saint Augustin avec celui de tous les autres Pères sur l'état primitif de la nature.

Objections: 1.. Il semble que la matière ait été informe pendant quelque temps avant d'être formée. Car il est dit dans la Genèse (Gen. i, 2) : La terre était informe, vide, ou d'après une autre traduction (3) : Elle était invisible et n'était pas formée. Ce qui signifie, d'après saint Augustin (Conf. lib. xii, cap. 12, et Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 11), que la matière était informe. Elle fut donc informe pendant quelque temps avant d'être formée.

(3) C'est la traduction des Septante.

2.. La nature imite dans ses oeuvres l'oeuvre de Dieu, comme la cause seconde imite la cause première. Or, dans les oeuvres de la nature l'être est toujours informe avant d'être formé. Donc il en est de même dans les oeuvres de Dieu.

3.. La matière est au-dessus de l'accident puisqu'elle fait partie de la substance. Or, Dieu peut faire qu'un accident existe sans sujet comme il arrive ausacrementdeî'autel. Donc il a pu faire quela matière existâtsanssaforme.


Mais c'est le contraire, 1. La formation des corps a été le résultat de la distinction que Dieu a établie entre eux. Or, la confusion est opposée à la distinction, comme l'in-formité est opposée à la formation. Par conséquent si Vinformité de la matière a eu une priorité de temps sur sa formation, il s'ensuit que dès le commencement il y a eu dans le monde matériel cette confusion à laquelle les anciens ont donné le nom de chaos (1).

(1) Cet argument et le suivant ont pour objet de soutenir la contre-partie de l'antithèse.

2. Mais c'est le contraire. Car l'imperfection de l'effet prouve l'imperfection de l'agent. Or, Dieu est l'agent le plus parfait; c'est pourquoi il est dit de lui (Dent, xxxii, 4) que toutes ses oeuvres sont parfaites. Donc ce qu'il a créé n'a jamais été informe.

CONCLUSION. — L'informité de la matière n'a pas eu une priorité de temps, mais une priorité de nature sur sa formation ou sa distinction, mais elle a eu sur elle une priorité de temps si par la formation de la matière on entend sa beauté, son ornement.

Il faut répondre qu'à cet égard les saints Pères sont partagés de sentiments. Saint Augustin veut (Sup. Gen. lib. i, cap. 15) que l'informité de la matière ait eu sur sa formation non une priorité de temps, mais seulement une priorité d'origine ou de nature. Saint Basile (Hom. h, sup. hexam.), saint Ambroise (Hex. lib. i, cap. 8) et saint Chrysostome (Homil. n in Gen.), prétendent qu'elle a eu une priorité de temps. Quoique ces opinions paraissent contradictoires, elles ne diffèrent cependan t les unes des autres que légèrement. Car saint Augustin n'entend pas par le mot informité (informi-tas) la même chose que les autres Pères. En effet, d'après saint Augustin, le mot informité signifie absence absolue de toute forme. Dans ce cas ily a impossibilité de dire que l'informité de la matière ait temporairement précédé sa formation ou sa distinction. C'est en effet évident pour sa formation. Car si la matière informe a eu une priorité de temps, elle était déjà en acte, comme la création l'implique. Or, le terme de la création est l'être en acte, et ce qui est en acte est une forme. Dire que la matière a préalablement existé sans la forme, c'est dire que l'être a été en acte sans être en acte, ce qui implique contradiction. On ne peut pas dire non plus que la matière a eu d'abord une forme vague, générale et qu'ensuite elle a revêtu des formes diverses qui l'ont individualisée, distinguée. Car ce serait tomber dans l'erreur des anciens philosophes qui faisaient de la matière première un corps en acte, comme le feu, l'air,oul'eau, ou quelque chose d'intermédiaire (2), d'où il résultaitque la production des êtres n'était rien autre qu'une modification, un changement. Car dans cette hypothèse, quand une forme donnait l'être à une chose en la plaçant dans le genre des substances et en en faisant un individu quelconque, il s'ensuivait que cette forme ne produisait pas l'être en acte absolument, mais qu'elle déterminait seulement sa manière d'être, ce qui est le propre de la forme accidentelle ; et que par conséquent les formes subséquentes n'étaient que des accidents, insuffisants pour rendre compte de la production des êtres et n'influant que sur leur changement. Il faut donc dire que la matière première n'a pas été créée absolument sans forme, qu'elle n'a pas été faite non plus avec une forme vague ou générale, mais qu'elle est sortie des mains de son auteur sous des formes distinctes. Par conséquent si par l'informité de la matière on veut dire que clans son état primitif la matière a été privée absolument de toute forme, il est clairque l'informité de la matière n'est point antérieure, selon le temps, à sa formation ou à sa distinction; elle lui est seulement antérieure, comme le dit saint Augustin, quant à l'origine ou la nature, comme la puissance est antérieure à l'acte, ou comme la partie est antérieure au tout. Pour les autres Pères, l'informité ne signifie pas la négation de toute forme, mais seulement l'exclusion de ce qui fait la beauté et l'ornement des choses corporelles. C'est dans ce sens qu'ils disent que l'informité de la matière,corporelle a temporairement précédé sa formation. Ainsi sous un rapport leur sentiment s'accorde avec celui de saint Augustin, et sous un autre il en diffère, comme nous le verrons (quest. lxix, art. 1). D'après le récit littéral de la Genèse on peut dire que les trois espèces de formes qui font maintenant la beauté de la création manquaient à la matière, et que pour ce motif on l'a appelée informe. Ainsi, l°le ciel et l'air n'étaient pas rendus clairs et transparents par l'éclat de la lumière ; et tel est le sens de ces paroles : les ténèbres étaient sur la face de l'abime. 2° La terre n'avait pas l'aspect qu'elle a eu depuis que les eaux se sont retirées, et c'est ce que signifient ces mots : la terre était nue et vide, c'est-à-dire invisible, parce que les eaux qui la couvraient empêchaient de la voir. 3° Elle n'était pas comme aujourd'hui couverte d'herbes et de plantes, et c'est pour cela qu'il est dit qu'elle était vide, non arrangée, c'est-à-dire, d'après une autre version, sans

ornements (1). Ainsi, après avoir dit que Dieu avait créé deux natures, le ciel et la terre, Moïse a désigné ce que le ciel avait d'informe par ces paroles : les ténèbres étaient sur la face de l'abîme, et ce qu'il y avait d'informe dans la terre par ces mots : la terre était nue et vide.

(2) Ces philosophes supposaient la matière incréée , et dans leur système, la production des êtres n'était qu'un changement, une modification de forme.

(1) Cette autre version est toujours celle des Septante.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans ce passage saint Augustin ne prend pas le mot terre dans le même sens que les autres Pères. Il veut qu'eri cet endroit la terre et l'eau expriment la matière première. Car Moïse ne pouvait représenter à un peuple grossier la matière-première que sous l'image des choses qu'il connaissait. C'est pourquoi il emploie plusieurs similitudes ; il ne l'appelle pas exclusivement eau ou terre, dans la crainte que la matière première ne leur parût en réalité être la terre ou l'eau. Elle a cependant de l'analogie avec la terre, puisque comme la terre elle sert de base aux formes (2), et elle en a aussi avec l'eau, puisque, comme l'eau, elle est susceptible de revêtir des formes diverses (3). D'après cela il estdonc dit que la terre était nue et vide, ou invisible et sans ornements, parce que c'est par la forme qu'on connaît la matière. D'où l'on conclut que considérée en elle-même elle est invisible et nue, et que sa puissance est remplie par la forme. C'est aussi de là que Platon (Timée) concluait que la matière est un lieu. Mais les autres Pères entendent par terre l'élément lui-même auquel nous donnons ce nom, et nous avons dit (in corp. art.) de quelle manière ils comprenaient qu'elle avait été informe.

(2) Elle est le sujet premier de tout ce qui existe dans l'ordre de la nature.

(3) Elle est susceptible de recevoir les genres de toutes les substances, comme la cire peut recevoir toutes les figures. Ces deux caractères donnent la définition de la matière première.

2. Il faut répondre au second, que la nature fait sortir d'un être en puissance un effet en acte, et c'est pourquoi il faut que dans toutes ses oeuvres la puissance précède l'acte, l'informité la formation. Mais Dieu produit de rien l'être en acte ; il peut donc immédiatement faire une chose parfaite en raison de l'étendue de sa puissance.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un accident étant une forme est par là même un acte, tandis que la matière est d'après son essence un être en puissance. Il répugne donc plus à la matière dépourvue de forme d'être en acte sans forme qu'à l'accident d'exister sans sujet.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'on fait en faveur de la thèse opposée que si, comme le prétendent les autres Pères, l'informité de la matière a temporellement précédé sa formation, ce n'est pas que Dieu ait été dans l'impuissance de faire autrement, mais c'est que sa sagesse a voulu qu'il suivit un certain ordre dans la création de l'univers, et que tous les êtres passassent de l'imparfait au parfait.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a eu des philosophes païens qui ont supposé que primitivement tout était dans une confusion qui excluait toute distinction, à l'exception de la réserve que fit Anaxagoras à l'égard de l'entendement qu'il regardait comme distinct et pur de tout mélange (1). Mais avant de parler de la séparation des êtres, l'Ecriture établit plusieurs distinctions : 1° celle du ciel et de la terre où elle exprime une distinction qui repose sur la matière, comme nous le verrons (quest. lxix, art. 1). C'est ce qu'elle dit par ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, etc. 2° La distinction des éléments quant à leurs formes, et c'est ce qu'elle désigne en parlant de la terre et de l'eau. Elle ne parle pas de l'air, ni du feu, parce que aux yeux des hommes grossiers auxquels Moïse parlait, ces éléments n'étaient pas aussi manifestement des corps que la terre et l'eau ; bien que Platon (Tim. cap. 26) ait cru que ces mots, le souffle du Seigneur, indiquaient l'air, car souvent on donne à l'air le nom de souffle, et qu'il ait pensé que le feu était désigné par le mot ciel, qu'il considérait comme étant d'une nature ignée, d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. viii, cap. 11). Mais le rabbin Moïse, d'accord sur tout le reste avec Platon, dit que le feu est désigné par les ténèbres, parce qu'il ne brille pas dans une sphère qui lui estpropre. Aureste il semble plus convenable de répéter ce que nous avons dit précédemment ; c'est que ces mots : spiritus Domini, sont ordinairement pris dans l'Ecriture pour l'Esprit-Saint, qui d'après la Genèse était porté sur les eaux, non eorporellement, mais comme la volonté de l'ouvrier se porte sur la matière qu'il veut former. 3° La distinction de position, car il est dit que la terre était sous les eaux qui la rendaient invisible. Et l'Ecriture indique que l'air qui est le sujet des ténèbres était au-dessus, par ces autres paroles : Les ténèbres étaient sur la face de l'abime. Ce qui nous reste à dire (quest. lxxi) fera connaître les distinctions que Dieu avait encore à établir entre les êtres.

(1) Aristote rapporte ce sentiment d'Anaxagore (De l'âme, liv. 1Ch 2, glô), et le discute dans le même traite (liv. m, ch. A, g 9).


Article II. — n'y a-t-il qu'une seule matière informe pour tous les CORPS (2)?


(2) Aristote et ses disciples ont distingué un cinquième élément qui n'est ni le feu, ni l'air, ni la terre, ni l'eau, et qu'ils appelaient la quintessence, ou la cinquième essence. Ils ont supposé que le ciel était composé du cinquième élément, et que pour ce motif ce n'était pas un corps corruptible, comme les corps inférieurs qui peuplent notre sphère. Saint Thomas adopte cette théorie, et cherche à la justifier.

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule matière informe pour tous les corps. Car saint Augustin dit (Conf. lib. xii, cap. 2) : Je trouve deux choses que vous avez faites, l'une qui avait une forme et l'autre qui n'en avait pas. Et il ajoute que cette dernière est la terre invisible et dépourvue d'ornements par laquelle il dit que la matière des corps est désignée. Donc il n'y a pour tous les corps qu'une seule et même matière.

2.. Aristote dit (Met. lib.v, text. 10) que les êtres qui ne font qu'un seul et même genre sont d'une seule et même matière. Or, toutes les choses corporelles appartiennent au genre des corps. Donc elles n'ont toutes qu'une seule et même matière.

3.. La diversité d'acte suppose la diversité de puissance, et l'unité d'acte l'unité de puissance. Or, tous les corps n'ont qu'une seule et même forme, la corporéité (1). Donc pour tous les objets corporels il n'y a qu'une seule et même matière.

(1) Nous avons cru nécessaire île forger ce mot pour rendre le mot latin corporeilas.

4.. La matière, considérée en elle-même, n'existe qu'en puissance, et les distinctions qui existent entre les êtres matériels proviennent des formes qu'ils revêtent. Donc il n'y a qu'une seule et même matière absolument parlant pour toutes les choses corporelles.


Mais c'est le contraire. Tous les êtres qui ont la même matière peuvent se transmettre leurs propriétés réciproques, agir l'un sur l'autre, et s'influencer mutuellement, comme le dit Aristote (De Gen. lib. i, text. 50). Or, les corps cèles tes et les corps inférieurs n'ont pas les uns sur les autres cette réciprocité de rapports.Donc il n'y a pas en eux qu'une seuleet même matière.

CONCLUSION. — Il n'y a pas qu'une seule et même matière pour tous les corps corruptibles et incorruptibles, il y a seulement entre eux une certaine analogie.

Il faut répondre que sur ce point il y a eu parmi les philosophes diversité de sentiments. Car Platon et tous les philosophes avant Aristote ont supposé que tous les corps étaient naturellement composés de quatre éléments. Ces quatre éléments composant une seule et même matière, comme le prouve la vertu qu'ils avaient de s'engendrer et de se corrompre réciproquement, il s'ensuivait conséquemment que tous les corps ont une seule et même matière. Platon attribuait l'incorruptibilité de certains corps, non à la nature de la matière, mais à la volonté de l'auteur de l'univers, qu'il fait parler ainsi en s'adressant aux corps célestes (Tim. in princ.) : « Vous êtes corruptibles par votre nature, mais vous êtes incorruptibles par ma volonté, parce que ma volonté est supérieure au lien qui vous unit. » Aristote combat ce système et le rejette en vertu des mouvements naturels des corps (De caelo, lib. i, text. 5). Car le corps céleste ayant un mouvement naturel différent du mouvement naturel des éléments, il s'ensuit que sa nature est différente de la nature des quatre éléments (2). Et comme le mouvement circulaire, qui est le mouvement propre des corps célestes, n'est opposé à aucun autre, tandis que les mouvements des éléments sont contraires les uns aux autres (par exemple, celui qui va en haut est contraire à celui qui va en bas) ; de même le corps céleste existe sans principes contraires, tandis que les corps élémentaires sont toujours formés de principes opposés. D'un autre côté, la génération ainsi que la corruption provenant d'éléments contraires, il s'ensuit que le corps céleste est par sa nature incorruptible, tandis que les corps élémentaires sont corruptibles. — Quoique parmi les corps les uns soient naturellementcorruptiblesetles autres incorruptibles, Avicébron (3) a néanmoins avancé qu'il n'y avait pour tous les corps qu'une seule et même matière, parce que, dit-il, la forme corporelle est une. Mais si la corporéité était par elle-même une seule et même forme à laquelle viendraient se surajouter d'autres formes qui serviraient à établir entre les corps une distinction, il faudrait nécessairement admettre que cette forme est immuablement inhérente à la matière, et que tout corps serait par rapport à elle incorruptible. La corruption ne serait l'effet que des formes subséquentes , et ce ne serait plus une corruption absolue, mais une corruption relative, parce que sous la privation produite par la corruption il y aurait un être en acte, comme le supposaient les anciens philosophes païens, qui admettaient pour sujet des corps un être en acte comme le feu, l'air et autre chose semblable. — Mais si l'on suppose que la forme qui est dans un corps corruptible ne reste'pas soumise à lagénération et àla corruption,il s'ensuit nécessairement que la matièredes corps corruptibles et celle des corps incorruptibles n'estpas la même.Car la matière, d'après sanature,est en puissance par rapport à la forme. Il faut donc que, considérée en elle-même, elle soit en puissance par rapport à la formé de tous les êtres dont la matière est commune. Une forme ne peut la mettre en acte que par rapport à elle-même; elle la laisse donc en puissance par rapport à toutes les autres formes. Ceci est encore vrai dans le cas où une des formes serait plus parfaite que les autres, et les contiendrait pour ce motif virtuellement, parce que la puissance se rapporte au parfait comme à l'imparfait sans aucune différence. C'est pourquoi, quand une chose existe sous une forme imparfaite, elle est en puissance par rapport à sa forme parfaite, et réciproquement. Par conséquent, la matière existant sous la forme d'un corps incorruptible pourra encore être en puissance par rapport à la forme des corps corruptibles. Et puisqu'elle ne possède pas cette forme en acte, elle existera donc tout à la fois sous une forme et sans elle, c'est-à-dire dans un état de privation; car on donne ce nom à l'état d'un être qui n'a pas la forme qu'il pourrait avoir. Il est donc impossible que les corps corruptibles et les corps incorruptibles aient naturellement la même matière. — Toutefois, il ne faut pas dire avec Averroës (De Subst. orbis, cap. 2) que le corps céleste est la matière du ciel, un être en puissance par rapport au lieu et non par rapport à l'être, et que sa forme est une substance séparée qui lui est unie pour le mouvoir. Car il est impossible d'admettre un être en acte sans qu'il ne soit tout entier acte et forme, ou qu'il n'ait acte ou forme. En faisant donc abstraction de la substance séparée dont Averroës fait un moteur, si le corps céleste n'a pas de forme, c'est-à-dire s'il n'y a pas en lui une forme et un sujet qui la reçoive, il s'ensuit qu'il est tout entier forme et acte. Or, tout être qui réunit ces conditions est une chose intellectuelle en acte, ce qu'on ne peut dire du corps céleste qui est une chose sensible. On est donc obligé de reconnaître que la matière du corps céleste, considérée en elle-même, n'est en puissance que par rapport à la forme qu'elle possède. Peu importe à la proposition que nous établissons de quelle nature est cette forme, que ce soit une âme ou toute autre chose. Il n'en est pas moins constant que cette forme perfectionne la matière au point qu'elle n'est plus d'aucune manière en puissance relativement à l'être, mais seulement relativement au lieu où elle existe, comme le dit Aristote (De Eccl. lib. i, text. 20). Ainsi donc la matière des corps célestes n'est pas la même que celle des corps terrestres. Il y a cependant entre l'une et l'autre une certaine analogie, c'est qu'elles sont l'une et l'autre en puissance (1).

(2) Saint Basile expose ce sentiment d'Aristote (Hexam. hom. 1).

(3) Avicébron et Averroës exerçaient une grande influence au xiii* siècle ; c'est pour ce motif que saint Thomas prend à tâche de les combattre et de les réfuter avec beaucoup de soin.

(1) Elles sont en puissance à l'égard de leur forme, mais le corps céleste, quand il a revêtu sa forme, est immuable dans son être. Il ne peut plus changer que par rapport aux lieux.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin suit en cet endroit l'opinion de Platon, qui n'admettait pas une cinquième essence. Ou bien on peut dire que la matière informe est une, c'est-à-dire qu'elle ne. forme qu'un seul et même ordre, comme tous les corps sont un dans l'ordre des choses corporelles.

2. Il faut répondre au second, que, physiquement parlant, les corps corruptibles et les corps incorruptibles ne sont pas du même genre, puisqu'ils ne sont pas tous les deux en puissance de la même manière, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 26). Mais en parlant logiquement, tous les corps ne forment qu'an seul genre parce qu'ils sont tous compris sous l'idée de corporeité (1).

(1) Entre les corps corruptibles et les corps incorruptibles il y a une différence dans l'ordre de la nature, niais rationnellement il n'y en a pas.

3. Il faut répondre au troisième, que la forme de la corporéité n'est pas la même dans tous les corps, parce que cette forme n'est pas autre que les formes par lesquelles les corps sont distingués les uns des autres, comme nous l'avons dit [in corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, que la puissance étant déterminée par l'acte, les ôtres en puissance diffèrent entre eux par là même qu'ils se rapportent à des actes qui diffèrent aussi ; ainsi la vue qui se rapporte à la couleur diffère de l'ouïe qui se rapporte au son. La matière des corps célestes diffère donc de la matière des corps terrestres par là même qu'elle n'est pas en puissance par rapport à la forme élémentaire que les corps terrestres prennent.


Article III. — le ciel empyrée a-t-il été créé en même temps que la matière informe (2)?


(2) La science moderne nie l'existence de ce ciel empyrée, mais nous ferons observer que tous les Pères ont admis avec saint Thomas l'existence d'un ciel supérieur dans lequel les anges et les bienheureux habitent.

Objections: 1.. Il semble que le ciel empyrée n'ait pas été créé en même temps que la matière informe. Carie ciel empyrée, si c'est un être, doit nécessairement être un corps sensible. Or, tout corps sensible est mobile, tandis que le ciel empyrée ne l'est pas. Car s'il se mouvait on s'apercevrait de son mouvement au moyen du mouvement de quelque corps apparent, et on ne s'en aperçoit pas du tout. Le ciel empyrée n'est donc pas quelque chose qui a été créé en même temps que la matière informe.

2.. Saint Augustin dit (De Trin. lib. m, cap. 4) que les corps inférieurs sont régis d'une certaine manière par les corps supérieurs. Si le ciel empyrée est un corps supérieur, il faut donc qu'il ait une influence quelconque sur les corps inférieurs. Mais cela ne semble pas possible, surtout du mêment où l'on suppose le ciel empyrée immobile, puisqu'il n'y a pas de corps qui meuve s'il n'est mû. Donc le ciel empyrée n'a pas été créé en même temps que la matière informe.

3.. Si on prétend que le ciel empyrée est un lieu de contemplation qui n'a aucun rapport avec les effets naturels, on répondra avec saint Augustin (De Trin. lib. iv, cap. 10) que quand notre esprit s'élève aux choses éternelles, nous ne sommes plus en ce monde. D'où il est manifeste que la contemplation élève l'âme au-dessus des choses corporelles. On ne peut donc pas considérer un lieu matériel comme un lieu de contemplation.

4.. Parmi les corps célestes on trouve un corps qui est partie diaphane et partie lumineux. C'est ce qu'on appelle le ciel étoile. On trouve aussi un ciel qui est complètement diaphane, et que quelques auteurs appellent le ciel d'eau ou de cristal. S'il y a au-dessus un autre ciel il faut donc qu'il soit totalement lumineux. Mais il ne peut en être ainsi, parce que dans ce cas l'air serait continuellement illuminé, et la nuit ne se ferait jamais. Le ciel empyrée n'a donc pas été créé en même temps que la matière informe.


Mais c'est le contraire. Car sur ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, la glose dit que par ciel il faut entendre non le firmament visible, mais l'empyrée et le ciel de feu.

CONCLUSION. — Il a été convenable que dès le commencement du monde il y eût un ciel totalement lumineux qui fût le séjour de la gloire des bienheureux, et auquel on a donné le nom de ciel empyrée.

Il faut répondre que le ciel empyrée n'est admis que par Strabus, l'auteur de la glose, le vénérable Rède et saint fiasile (1). A cet égard ils sont d'accord sur un point, c'est que ce ciel est le séjour des bienheureux. Car Strabus et le vénérable Bède disent qu'aussitôt qu'il a été fait, il a été rempli d'anges. Et saint Basile ajoute (Hom. h in hexam.) que comme les damnés sont précipités dans les ténèbres les plus profondes, de même les justes reçoivent la récompense de leurs oeuvres dans cette lumière qui est hors du monde, et c'est là qu'ils trouveront une demeure tranquille. Cependant ce n'est pas la même raison qui les porte à admettre ce ciel. Strabus et Bède disent qu'il existe parce que le firmament dont ils font le ciel étoile n'a pas été créé, d'après la Genèse, au commencement, mais au second jour. Saint Basile a eu l'intention de faire voir par là que l'oeuvre de la création n'a pas commencé par les ténèbres, comme le prétendaient les manichéens, qui appelaient le Dieu de l'Ancien Testament un Dieu de ténèbres. Ces raisons ne sont pas très-concluantes. Car, à l'égard du firmament qui, d'après la Genèse, a été fait au second jour, saint Augustin résout la question d'une manière, et les autres Pères d'une autre. Touchant les ténèbres, saint Augustin à\t(Sup. Gen. ad litt. lib. vu, cap. 27) qu'ils ont d'abord existé parce que l'informité qu'ils représentent a eu sur la formation des choses non une priorité de temps, mais une priorité d'origine. D'après les autres Pères, les ténèbres n'étant pas une créature, mais une privation de lumière, ils ont d'abord existé pour prouver que l'action de la sagesse divine, quia tiré les êtres du néant, lés a d'abord établis dans un état imparfait, pour les amener ensuite à leur perfection. — On peut trouver une meilleure raison de convenance dans la nature même de la gloire qui nous est réservée. En effet, nous attendons pour notre récompense deux sortes de gloire, l'une spirituelle et l'autre corporelle, qui ne doit pas seulement servir à glorifier les corps des hommes, mais encore à renouveler le monde entier. La gloire spirituelle a commencé avec le monde par la béatitude des anges dont les saints doivent partager les jouissances. Il a donc été convenable que dès le commencement des choses la gloire corporelle existât dans un corps quelconque, qui a été primitivement créé, exempt de toute corruption et de toute altération, et qui soit totalement lumineux, comme toutes les créatures matérielles le seront après la résurrection. Ét c'est ce corps qu'on appelle empyrée, ou ciel de feu, non parce qu'il a la chaleur du feu, mais parce qu'il en a tout l'éclat — Nous devons faire observer que saint Augustin rapporte (De civ. Dei, lib. x, cap. 9 et 27) que Porphyre distinguait les anges des démons en ce que les démons habitaient les airs, tandis que les anges habitaient le ciel éthéré ou l'empyrée. Mais Porphyre était platonicien, et il pensait que le ciel étoile était du feu, et il lui donnait le nom d'empyrée ou d'éther, en attachant à ce dernier mot le même sens qu'au mot enflammer, sans avoir l'intention de désigner par là la rapidité du mouvement, comme le fait Aristote (De coel. lib. i, text. 22). Nous faisons ici cette remarque uniquement pour qu'on ne croie pas que saint Augustin a compris l'empyrée de la même manière que les auteurs modernes.

(1) Il y a beaucoup d'autres Pères qui ont été du même sentiment, quoiqu'ils ne se servent pas du mot empyrée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les corps sensibles sont mobiles dans l'état du monde actuel, parce que le mouvement des corps est ce qui produit la multiplicité des éléments. Mais dans la consommation dernière de la gloire, le mouvement des corps cessera. Il a été convenable que dès le commencement l'empyrée fût dans cet état.

2. Il faut répondre au second, qu'il est assez probable, d'après quelques auteurs, que le ciel empyrée n'ayant été fait que pour l'état de gloire, il n'a pas d'influence sur les corps inférieurs qui appartiennent à un autre ordre, puisqu'ils ont été faits pour le cours naturel des choses. Cependant, il paraît plus probable que comme les anges supérieurs qui sont près de Dieu ont de l'influence sur les anges intermédiaires et sur les anges inférieurs qui sont envoyés, bien que, d'après saint Denis (Coel. Hier. cap. 8), ils ne reçoivent pas eux-mêmes de mission ; de même le ciel empyrée a de l'influence sur les corps qui se meuvent, quoiqu'il ne se meuve pas lui-même (1), On peut donc dire, pour ce motif, qu'il influe sur le premier ciel qui se meut, non par un mouvement de va et vient, mais par une force fixe et stable, comme serait par exemple une puissance de capacité ou de causalité, ou toute autre énergie qui ne dérogerait pas. à la dignité de sa nature.

(1) Saint Thomas rétracte, ici ce qu'il avait dit dans son commentaire du Maître des sentences, où il prétend quo l'empyrée n'a pas d'influence sur les corps inférieurs, parce qu'étant immobile, il ne peut les mouvoir (lib. II Sent. dist. 2, quest. II, art. 5);

3. Il faut répondre au troisième, qu'on assigne à la contemplation un lieu matériel, non par nécessité, mais par convenance, afin que la clarté extérieure soit en harmonie avec la lumière intérieure. C'est ce qui fait dire à saint Basile (in Hexa. hom. 2) que l'esprit ne pouvait vivre clans les ténèbres, mais qu'il était fait pour vivre dans la lumière et la joie.

4. Il faut répondre au quatrième, que, d'après saint Basile (in Hexa. hom. 2), il est constant que le ciel est terminé sous la forme d'une sphère, qu'il est d'une nature assez compacte et assez forte pour séparer ce qui est hors de lui de ce qui est au dedans de lui. C'est pour cela qu'il a laissé derrière lui une région déserte sans lumière, puisqu'il a intercepté la splendeur des rayons qui s'étendaient au delà. — D'ailleurs, comme le corps du firmament, bien qu'il soit solide, est néanmoins diaphane, puisque nous voyons la lumière des étoiles malgré les deux intermédiaires qui s'y opposent, on pourrait dire que le ciel empyrée n'est pas une lumière condensée, qu'il ne projette pas des rayons comme le corps du soleil, mais qu'il a une lumière plus subtile , plus déliée ; ou bien on pourrait dire encore qu'il brille de la splendeur de la gloire et que cette splendeur n'a rien de commun avec la clarté naturelle.


ARTICLE IV. — LE TEMPS A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ SIMULTANÉMENT AVEC LA MATIÈRE INFORME (2)?


(2) Cette question difficile a été le sujet d'une foule de controverses. Saint Thomas nous fait ici connaître le sentiment de saint Augustin et celui des autres Pères, et nous montre en quoi ils diffèrent.

Objections: 1.. Il semble que le temps n'ait pas été créé simultanément avec la matière informe. Car saint Augustin dit en s'adressant à Dieu (Conf. lib. xii, cap. 12) : Je trouve deux choses que vous avez faites sans les assujettir au temps, la matière première des corps et la nature angélique. Le temps n'a donc pas été créé simultanément avec la matière informe.

2.. Le temps est divisé par le jour et la nuit. Or, dès le commencement il n'y avait ni jour ni nuit. Cette alternative de la nuit et du jour n'a existé qu'ensuite : Lorsque Dieu eut séparé la lumière des ténèbres. Donc le temps n'existait pas dès le commencement.

3.. Le temps est le nombre qui mesure les mouvements du firmament. Or, d'après la Genèse, le firmament n'a été fait qu'au second jour. Donc le temps n'existait pas dès le commencement.

4.. Le mouvement est antérieur au temps. On devrait donc mettre le mouvement plutôt que le temps au nombre des choses qui ont été d'abord créées.

5.. Comme le temps est la mesure extrinsèque des choses, de même aussi le lieu. On ne doit donc pas mettre le temps plutôt que le lieu au nombre des choses qui ont été d'abord créées.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. lib. i, cap. 3) que les créatures spirituelles et corporelles ont été créées au commencement du temps.

CONCLUSION. — A l'origine du monde, le temps a été créé simultanément avec la matière informe.

Il faut répondre qu'ordinairement on distingue quatre choses qui ont été primitivement créées : la nature angélique, le ciel empyrée, la matière corporelle informe et le temps. Mais il faut remarquer que ce système n'est pas celui de saint Augustin. Car il ne distingue que deux choses qui ont été primitivement créées, la nature angélique et la matière corporelle, et il ne fait aucune mention du ciel empyrée. Ces deux choses, d'après ce docteur, la nature angélique et la matière informe, précèdent la formation des êtres, non d'unepriorité de temps, mais d'une priorité de nature. Comme ces deux choses sont naturellemen t antérieures à la formation des êtres, elles sont également antérieures au mouvement et au temps; par conséquent, on ne peut pas dire que le temps ait été créé avec elles.—L'autre énumération que nous avons faite est conforme au sentiment des autres Pères qui admettent que l'informité de la matière a précédé temporairement sa formation, parce que cette durée antérieure suppose nécessairement l'existence du temps, autrement elle n'aurait pas eu de mesure.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parleainsi parce que, dans son sentiment, la nature angélique et la matière informe ont sur le temps une priorité d'origine ou de nature.

2. Il faut répondre au second, que comme, d'après les autres Pères, la matière fut d'abord informe et qu'elle fut ensuite formée, de même le temps fut d'abord informe et qu'il fut ensuite formé, c'est-à-dire régulièrement divisé par le jour et la nuit.

3. Il faut répondre au troisième, que si le mouvement du firmament (i) n'a pas commencé immédiatement dès le principe, alors le temps qui a précédé n'avait pas ce mouvement pour mesure, mais un autre mouvement premier quelconque. Car si le temps a aujourd'hui pour mesure le mouvement du firmament, c'est parce que ce mouvement est le premier de tous. Mais s'il y avait un'autre mouvement premier, ce mouvement deviendrait la mesure du temps, parce que tous les êtres ont pour mesure ce qu'il y a de primordial dans leur genre. Il faut donc dire que dès le commencement il y a eu un mouvement quelconque, ne serait-ce que celui qui résulte de la succession des pensées et des affections de l'esprit. Or, on ne peut concevoir le mouvement sans le temps, puisque le temps n'est rien autre chose que ce qui compte le mêment d'avant et le mêment d'après dans le mouvement.

(1) Le mot firmament ne désigne pas ici les étoiles fixes, mais le premier mobile, que dans le système de Ptolémée ou plaçait an delà, et qui en était séparé par le second et le premier cristallin.

4. Il faut répondre au quatrième, que parmi les choses qui ont été primitivement créées, on compte celles qui se rapportent généralement à tous les êtres. On a dû y comprendre le temps, qui est la mesure commune de tout ce qui existe, mais on n'a pas dû y comprendre le mouvement qui ne se rapporte qu'aux choses qui sont mobiles.

5. Il faut répondre au cinquième, que le lieu est compris dans le ciel empyrée qui embrasse tout. Et comme le lieu est une chose permanente, il a été créé tout entier simultanément. Mais le temps étant une chose qui passe, il a été créé seulement dans son principe ; car maintenant encore on ne peut en saisir que l'instant présent.


I pars (Drioux 1852) Qu.65 a.4