I pars (Drioux 1852) Qu.75


Après avoir parlé de la créature spirituelle et corporelle, nous avons à nous occuper de l'homme qui est composé de cette double substance. Nous examinerons en premier lieu sa nature et en second lieu sa production. Le théologien doit étudier la nature de l'homme sous le rapport de l'âme, mais non sous le rapport du corps, sinon quant aux relations que le corps a avec l'àme. C'est pour ce motif que nous devons avant tout traiter del'àme. Et commed'après saint Denis (De ang. hier. c. 11) ily adansles substances spirituelles trois choses : l'essence, la vertu et l'action, nous considérerons : 1° ce qui lient à l'essence de lame; 2" ce qui a rapport à sa vertu ou à ses facultés; 3° ce qui regarde son action.—A l'égard de l'essence de l'âme il faut considérer : 1" l'âme en elle-même; 2° son union avec le corps. — Relativement â l'âme considérée en elle-même sept questions se présentent : 1° L'âme est-elle un corps? — 2° L'àme humaine est-elle quelque chose de subsistant? —3° Les âmes des brutes sont-elles subsistantes? — 4" L'âme est-elle l'homme ou plutôt l'homme est-il un composé d'une âme et d'un corps?—5° Est-elle composée de matière et deforme? — 6° L'âme humaine est-elle incorruptible? — 7° L'àme est-elle de même espèce que l'ange?

ARTICLE I.— l'ame est-elle un corps (1)?


(1) Cet article est «ne réfutation de l'erreur de Tertuliien , des saducéens et des philosophes matérialistes. Cette erreur a été condamnée par Io pape Innocent III, au concile général de Latrun : Credimus quod Deus de nihilo condidit creaturam humanam quasi communem ex spiritu et corpore constitutam.

Objections: 1.. Il semble que l'âme soit un corps. Car l'âme est le moteur du corps. Mais ce n'est pas un moteur qui n'est pas mû. Car il semble qu'un être ne puisse en mouvoir un autre qu'autant qu'il est mû lui-même ; d'abord parce qu'on ne donne pas à un autre ce qu'on n'a pas, ainsi ce qui n'est pas chaud n'échauffe pas. Ensuite si un être en meut un autre sans être mû lui-même, il produit alors un mouvement perpétuel, invariable, comme Aristote le prouve. Le mouvement que l'âme imprime au corps n'ayant pas ce caractère, il s'ensuit que l'âme ne le meut que parce qu'elle est mue. Et puisque tout moteur qui est mù lui-même est un corps, il s'ensuit que l'àme est un corps.

2.. Toute connaissance est l'effet d'une ressemblance quelconque. Or, il ne peut pas y avoir de ressemblance entre un corps et une chose incorporelle. Par conséquent si l'âme n'était pas un corps elle ne pourrait connaître les choses matérielles.

3.. Il faut quo le moteur soit en goptact de quelque manière avec l'objet qu'il meut. Or, il n'y a que des corps qui puissent être en contact. Par conséquent puisque l'âme meut le corps il semble qu'elle soitelle-même un corps.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Tria. lib. vi, cap. 6) que l'âme est absolument simple par rapport au corps et qu'elle ne remplit pas les lieux par son étendue.

CONCLUSION. — L'unie étant le premier principe de vie pour tous les êtres vivants, il ne peut se faire que ce soit un corps, mais elle est l'acte du corps.

Il faut répondre que quand on veut rechercher quelle est la nature de l'âme, il faut préalablement savoir qu'on appelle âme le premier principe de vie qui anime tous les êtres vivants ici-bas. Car nous appelons animés les êtres qui vivent et inanimés ceux qui ne vivent pas. Or, la vie se manifeste de deux manières, par la connaissance et le mouvement. Les anciens philosophes (1), ne pouvant pas s'élever au-dessus de l'imagination, supposaient que le principe de la connaissance et du mouvement était un corps ; ils disaient même qu'il n'y avait de réel que les corps, que ce qui n'était pas corps n'était rien, et pour cette raison ils soutenaient que l'âme est un corps. Quoiqu'on puisse démontrer de plusieurs manières la fausseté de cette opinion, nous n'emploierons qu'un seul raisonnement pour prouver de la façon la plus simple et la plus certaine que l'âme n'est pas matérielle. Ainsi il est évident que tout ce qui est le principe d'une opération vitale n'est pas l'âme. Car si c'était elle, l'oeil qui est le principe delà vision serait l'âme, et on en pourrait dire autant dos autres instruments dont l'âme se sert, tandis-que nous ne donnons ce nom qu'au premier principe de la vie. A la vérité un corps peut être un des principes de la vie, comme le coeur, par exemple, est le principe de la vie animale, mais il ne peut en être le premier principe. Car il est évident qu'un corps considéré comme tel ne peut être un principe de vie, c'est-à-dire qu'il ne peut être vivant-, autrement tous les corps seraient vivants, tous seraient des principes de vie. Or, un corps ne vit ou n'est un principe de vie qu'autant qu'il existe dans des conditions déterminées.Et ces conditionsil les ticntd'unautreprincipequ'on appelle son acte. L'âme qui est le premier principe de vie n'est donc pas le corps, mais elle est son acte, comme là chaleur qui est le principe de réchauffement n'est point un corps, mais un acte du corps.

(1) Aristotc n fait la critique de tous les systèmes matérialistes des ancrens philosophes (Toyci son Traílé de l'âme, Mr. i).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme on ne peut pas dire que l'être qui meut est toujours mù par un autre, parce qu'il faudrait alors remonter indéfiniment de moteur en moteur, il est donc nécessaire de dire que tout moteur n'est pas mù. Car être mù consistant à passer de la puissance à l'acte, le moteur donne au mobile ce qu'il a dans le sens qu'il le fait exister en acte. Or, comme le dit Aristote, il y a un moteur absolument immobile qui n'est mû ni par lui-même, ni par accident, et c'est ce moteur qui peut imprimer un mouvement toujours uniforme. Mais il y a un autre moteur qui n'est pas mù par lui-même (2), mais par accident, et qui pour ce motif n'imprime pas un mouvement aussi invariable ; ce moteur est l'âme. Enfin il y a un autre moteur qui est mù par lui-même, c'est le corps. Et parce que les anciens pliilosophes ne croyaient qu'à l'existence des corps, ils ont supposé que tout moteur est mù, et que l'âme est mue par elle-même et que c'est un corps.

(2) C'est-à-dire d'une manière absolue, comme le corps est mú par ce qui agit sur lui.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas nécessaire que la ressemblance de la chose connue soit en acte dans la nature du sujet qui la connaît. Mais si c'est une chose par rapport à laquelle le sujet est d'abord en puissance, puis en acte, il ne faut pas que l'image de l'objet connu soit en acte, mais seulement en puissance dans celui qui le connaît. C'est ainsi que la couleur n'est pas en acte, mais seulement en puissance dans la prunelle de l'oeil. Il n'est donc pas nécessaire que les ressemblances des choses matérielles soient en acte dans la nature de l'âme, il suffit que l'âme soit en puissance par rapport à elles. Mais comme les philosophes anciens ne savaient pas distinguer entre l'acte et la puissance (1), ils supposaient, parce que l'âme connaît les corps, qu'elle était un corps et qu'elle était composée des principes qui les constituent.

(1) C'est Aiistoíe qui a élahli le premier cette distinction qui joue un si grand rôle dans toutes ses théories.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de contact, un contact matériel et un contact virtuel. Un corps ne peut être touché que par un corps dans le premier sens; dans le second il peut être touché par un être spirituel qui lui communique le mouvement.

ARTICLE II. — l'ame humaine est-ei.le une chose subsistante (2)?


(2) Cet article est une réfutation de Terreur des libertins, des saducéens et de tous ceux qui nient l'immortalité de l'Ame. Cette erreur a été condamnée au concile de Latran par Io pape Léon X, dans la huitième session.

Objections: 1.. II semble que l'âme humaine ne soit pas quelque chose de subsistant. Car ce qui est subsistant est nécessairement une chose particulière. Or, l'âme n'est pas une chose particulière, ce qui mérite ce nom c'est l'être qui est composé d'une âme et d'un corps. Donc l'âme n'est pas une chose subsistante.

2.. Tout ce qui est subsistant peut operer, agir. Or, on ne dit pas que l'âme opère; car, d'après Aristote (De anima, lib. i, text. 64), dire que l'âme sent ou qu'elle comprend, ce serait comme si l'on disait qu'elle tisse ou qu'elle bâtit. Donc l'âme n'est pas subsistante.

3.. Si l'âme était une chose subsistante, elle pourrait quelquefois agir sans le corps. Or, elle ne peut produire aucune opération sans le corps, elle pe peut pas même comprendre puisqu'elle ne conçoit qu'au moyen des images qui se présentent â elle. Et comme l'imagination ne peut produire d'images sans le corps, il s'ensuit que l'âme humaine n'est pas une chose qui soit subsistante.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit [De Trin. lib. x, cap. 7) : Quiconque voit que l'âme est par sa nature une substance et qu'elle est immatérielle, remarque que ceux qui croient qu'elle est un corps tombent dans cette erreur parce qu'ils ne peuvent la dégager des formes sous lesquelles ils se représentent toujours la nature des êtres, c'est-à-dire des images corporelles. Ainsi, d'après ce docteur, non-seulement l'âme humaine est immatérielle, mais elle est encore substantielle, c'est-à-dire qu'elle est subsistante.

CONCLUSION. — L'àme humaine connaissant tous les corps est par là même immatérielle et substantielle.

Il faut répondre qu'il est nécessaire de reconnaître que le principe de nos opérations intellectuelles auquel nous donnons le nom d'àmeest un principe immatériel et subsistant. En effet il est évident que l'homme peut connaître par son intelligence la nature de tous les corps. Or, ce qui connaît certaines choses ne doit rien avoir d'elles dans sa nature; parce que ce qu'il aurait naturellement d'elles en lui l'empêcherait de connaître le reste. Ainsi nous voyons, par exemple, que la langue d'un malade qui est souillée de bile ou d'une humeur amère, ne peut rien trouver de doux-, tout lui semble amer. Pour le même motif si le principe intellectuel avait en soi la nature d'un corps, il no pourrait pas les connaître tous; car un corps quelconque a nécessairement un caractère déterminé. Il est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps. Il est pareillement impossible qu'il comprenne au moyen d'un organe corporel, parce que la nature particulière de cet organe l'empêcherait de connaître tous les corps. Ainsi, qu'une couleur déterminée existe, par exemple, non-seulement dans la prunelle, mais encore dans un vase transparent, la liqueur qu'on y versera paraîtra empreinte de cette couleur. — Le principe intellectuel auquel nous donnons les noms d'esprit ou d'entendement a par lui-même une action qui n'a rien de commun avec le corps. Or, un être ne peut avoir une action propre s'il ne subsiste par lui-même. Car l'action n'est le propre que de l'être en acte. Ainsi un être agit suivant ce qu'il est; c'est pourquoi nous ne disons pas que c'est la chaleur (1), mais le chaud qui échauffe. H faut donc reconnaître que l'âme humaine que nous appelons l'entendement ou l'esprit est une chose immatérielle et subsistante.

(1) Dans ce cas lc terme abstrait n'expriruo qu'une idée générale, tandis que le ternie concret exprime une réalité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut entendre par chose particulière : 1° tout ce qui subsiste; 2° toute substance complète^qui appartient à une espèce quelconque (2). Par lc premier sens on exclut tout accident et toute forme matérielle inhérenlc à un autre être, et par le second tout ce qui fait partie d'un tout. Ainsi on peut dire dans le premier sens que la main est une chose particulière, mais on ne pourrait pas le dire dans le second. De même l'âme faisant partie de l'homme on peut dire que c'est une chose particulière dans le premier sens parce qu'elle subsiste réellement, mais on ne pourrait le dire dans le second (3). Il n'y a que l'homme, qui est composé d'âme et de corps, qui soit ainsi une substance complète.

(2) C'est la distinction de l'individu complet et de l'individu incomplet.

(3) Parce que l'anie n'cU pas par elle-même une substance complète, puisqu'elle a été faite pour animer le corps.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote n'exprime pas en cet endroit son propre sentiment, mais il parle d'après l'opinion de ceux qui supposaient que l'intelligence est un mouvement. On le voit par ce qui précède (4). — Ou bien on peut répondre que c'est à l'être qui existe par lui-même qu'il convient d'agir par lui-même. On dit quelquefois qu'une chose existe par elle-même quand elle n'est pas inhérente à une autre comme un accident ou comme une forme matérielle, bien quelle fasse partie d'un tout. Mais on ne regarde à proprement parler comme subsistant par elle-même que la chose qui n'est pas inhérente à une autre à la manière que nous venons do dire et qui n'est pas non plus une partie d'un tout. Dans ce sens on ne peut pas dire que l'oeil ou la main subsistent par eux-mêmes, et conséquem-ment on ne peut pas dire non plus qu'ils agissent par eux-mêmes. C'est pour cela que les actions des parties sont attribuées au tout qui les fait agir. Ainsi nous disons que l'homme voit par l'oeil et qu'il palpe par la main, mais nous donnons à ces propositions un autre sens que quand on dit que le chaud échauffe par la chaleur, parce que la chaleur n'échauffe pas à proprement parler. On peut donc dire que l'âme comprend comme on dit que l'oeil voit; mais on se sert d'une locution plus propre quand on dit quo l'homme comprend par le moyen de l'âme.

(4) Quoi qu'on en ait dit, Arislote n'est guère positif ù l'égard de l'immortalité de lame. Les uns ont soutenu avec chaleur qu'il avait eu mie connaissance claire de cette vérité, d'autres ont affirmé lc contraire. Pour nous, il nous semble qu'il a laissé la question douteuse, et qu'il n'a fait qu'entrevoir à peine les éléments de sa solution.

3. Il faut répondre au troisième, que le corps est nécessaire à l'action de l'intelligence non comme un organe par lequel telle ou telle action se produit, mais sous le rapport de l'objet (i). Car les images sensibles sont à l'entendement ce que la couleur est à la vue. Ainsi le besoin que l'âme a du corps n'empêche pas l'intelligence d'être subsistante ; autrement il faudrait dire que l'animal ne subsiste pas, parce qu'il a besoin des objets extérieurs pour sentir.

(1) En ce sens que les images sensibles sont les objets de l'entendement.


ARTICLE III. — les ames des animaux sont-elles subsistantes (2)?


(2) Bossuet a parfaitement résumé dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-mt'me les controverses qui sc sont élevées entre les philosophes au sujet de l'Ame des bêles. Saint Thomas ne refuse pas aux animaux le sentiment, comme fait Descartes, mais il ne fait pas de leur âme sensitive un être qui subsiste par lui-même indépendamment du corps. Cette opinion évite les difficultés que présente le système de Descartes, et n'expose pas à tomber dans l'erreur des gnostiques, des manichéens et de certains philosophes rationalistes qui assimilent presque l'Ame des bêtes à l'âme humaine.

Objections: 1.. Il semble que les âmes des animaux soient subsistantes. Car l'homme est du même genre que les autres animaux. Or, l'âme de l'homme est une chose subsistante, comme nous l'avons prouvé (art. préc). Donc il en est de même des âmes des autres animaux.

2.. La sensibilité est aux choses sensibles ce que l'entendement est aux choses intelligibles. Or, l'entendement comprend les choses intelligibles sans le corps. Donc la sensibilité peut aussi percevoir les choses sensibles sans le corps. Et comme les âmes des animaux sont sensitives il en résulte qu'elles sont subsistantes et pour la même raison que l'âme humaine qui est intelligente.

3.. L'âme des animaux meut le corps. Or, le corps ne meut pas, mais il est mû. Donc l'âme des animaux a une action propre qu'elle produit sans que le corps y participe.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (De Eccl. dogm. cap. 16 et 17) : Nous croyons qu'il n'y a que l'homme qui ait une âme substantielle, et que les âmes des animaux n'ont pas ce caractère (3).

(3) Gcnnade de Marsei lies est l'auteur de cet ouvrage qu'on a attribué h saint Auguslin.

CONCLUSION. — Les âmes des animaux n'agissant point par elles-mêmes, elles ne sont pas subsistantes, car l'être d'une chose est de même nature que son action.

Il faut répondre que les anciens philosophes n'établissaient aucune différence entre la sensibilité et l'intelligence. Ils attribuaient ces deux facultés à un principe matériel, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 4). Platon distingue à la vérité l'intelligence de la sensibilité, mais il attribue toutefois l'une et l'autre à un principe spirituel, parce qu'il supposait que comprendre et sentir sc rapportaient également à l'âme considérée en elle-même. De là il résultait que les âmes des animaux étaient subsistantes. Mais Aristote a établi que l'intelligence était de toutes les opérations de l'âme la seule qui pût fonctionner sans les organes du corps (De an. lib. i, text. 66, et lib. ur, text. 6 et 7). La sensibilité et toutes les autres opérations de l'âme sensitive supposent au contraire dans le corps un changement, une modification quelconque. Ainsi, en voyant, la prunelle est modifiée par la couleur qu'elle reflète, et il en est de même des autres sens. Il est donc évident que l'âme sensitive n'a pas par elle-même une action propre, mais que toutes ses actions supposent son union avec le corps. D'où il résulte que les âmes des animaux n'agissant pas par elles-mêmes, elles ne sont pas des substances. Car l'être d'une chose est de même nature que son action.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique l'homme soit du même genre que les autres animaux, il n'est cependant pas de la même espèce. Car la différence d'espèce se prend de la différence de forme, maïs toute différence de forme ne constitue pas nécessairement une diversité de genre.

2. il faut répondre au second, que la sensibilité est aux choses sensibles ce que l'intelligence est aux choses intelligibles, mais sous un rapport seulement, c'est-à-dire dans le sens que ces deux facultés sont l'une et l'autre en puissance à l'égard de leurs objets. Mais sous d'autres rapports elles diffèrent. Ainsi la sensibilité subit l'affection des objets sensibles, et il s'opère alors dans le corps un changement 5 c'est ce qui fait que l'excellence des choses corrompt les sens. Mais il n'en est pas de même de l'intelligence (1 ). Car On s'élevant aux choses intelligibles les plus hautes elle n'en comprend que mieux ensuite les choses les plus simples. Ainsi donc si le travail de l'esprit fatigue le corps c'est par accident. Cela résulte de ce que l'entendement a besoin des facultés sensitives qui lui préparent les images sous lesquelles elle conçoit les choses.

(1)Aristotc fait remarquer que quand la sensation est trop violente elle né peut plus être perçue , tandis que plus nn objet est intelligible, et îhïeiix l'intellÍRPncc le comprend.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de forces motrices. L'une qui ordonne le mouvement, c'est la force appétitive. Elle n'agit pas dans l'âme sensitive sans le corps; car la colère, la joie etles autres passions supposent dans le corps une modification quelconque.L'autre exécute le mouvement Commandé. C'est elle qui rend les membres aptes à obéir à l'appétit, son acte ne consiste pas à mouvoir, mais à être mue. C'est pourquoi il est évident que l'âme sensitive ne peut mouvoir si elle Vest unie au corps (2).

(2) Parce qu'en elle la vertu appétitive qui meut et la puissance motrice qui exécute le mouvement s'exercent l'une et l'autre au moyen du corps.

ARTICLE IV. — l'àme est-ellë l'homme (3)?


(3) Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de la Genèse 'Gcn. n) : Formavit hominem de limo terrae, et inspiravit in eum spiraculum vitae; et factus est homo in animam virentem.

Objections: 1.. Il semble que l'âme soit l'homme. Car l'Apôtre dit (II. Cor. iv, 16) : Bien qu'en nous l'homme extérieur se détruise, néanmoins l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Or, ce qui est au dedans de l'homme, c'est l'âme. Donc l'âme est l'homme intérieur.

2.. L'âme humaine est une substance, mais elle n'est pas une substance universelle. Elle est donc une substance particulière, une hypostase, une personne et certainement une personne humaine. Donc elle est l'homme, Car là personne humaine est l'homme.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin ( Deciv. Dei, lib. xix, cap. 3) approuve Varron d'avoir dit que l'homme n'est ni l'âme seule, ni le corps seul, mais l'âme et le corps réunis.

CONCLUSION. — Puisqu'on ne donne le nom d'homiiie qu'à celui qui remplit toutes les fonctions propres à la nature humaine, et que d'ailleurs l'àme sans le corps ne peut produire les phénomènes qui tiennent à la sensibilité, il est évident que l'homme n'est pas seulement l'àme, mais un composé de corps et d'âme.

Il faut répondre qu'on peut entendre de deux manières que l'âme est l'homme. 1° On peut entendre que l'homme en général est l'âme, mais que tel homme en particulier, par exemple Socrate, n'est pas une âme uniquement, mais un composé de corps et d'âme. Nous rappelons cette opinion, parce qu'il y a des philosophes qui ont supposé que la forme seule était de l'essence de l'espèce et que la matière faisait partie de l'individu. Il ne peut en être ainsi -, car l'essence de l'espèce comprend ce que la définition exprime. Or, dans les choses naturelles la définition n'embrasse pas seulement la forme, mais la forme et la matière. La matière fait donc partie de l'espèce quand il s'agit des choses naturelles. Toutefois 11 ne s'agît pas de la matière désignée qui est le principe de l'individualisation, mais de la matière générale. Ainsi comme il est dans l'essence de tel homine en particulier d'avoir une âme, de la chair et | des os, de même il est de l'essence de l'homme en générai d'être ainsi composé. Car tout ce qui est de l'essence de tous les individus compris sóUs une espèce est de l'essence de l'espèce elle-même. 2° On peut entendre par là que telle âme est tel homme en particulier. On pourrait soutenir cette proposition, s'il était vrai que l'âme sensitive eût son action propre Sans le corps, parce qu'alors toutes les opérations qu'on attribue à l'homme conviendraient à l'âme toute seule. Car quand un être remplit les opérations d'un autre être il est la même chose que lui. Ainsi on donne le nom d'homme à celui qui remplit les opérations de l'homme. Or, nous avons prouvé (art. préc.) que l'âme réduite à elle seule ne peut sentir, et comme la sensibilité est une des actions de l'homme, bien qu'elle ne lui soit pas propre, il s'ensuit que l'homme n'est pas seulement une âme, mais Un composé d'âme et de corps. Platon ayant supposé que sentir était une opération propre à l'âme a pu dire par là même que l'homme était Une âme se servant d'organes (1).

(1) M. de Bonald a défini l'homme une intelligence servie par des organes. Cette belle définition se rapproche de celle de Platon, mais saint Thomas combat ce dernier, parce qu'il ne reconnaissait dans l'ûme que l'entendement, et qu'il regardait seulement comme probables les perceptions fournies par les sens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après AriStotë (Eth. lib. ix, cap. 8) ce qu'il y a de principal dans un être est ordinairement pris pour l'être lui-même. Ainsi ce que fait le premier magistrat d'une ville on dit que c'est la ville qui le fait. De même on donne le nom d'homme à ce qu'il y a en nous de prédominant. Ainsi la partie intelligente de l'homme est quelquefois appelée l'homme intérieur, et on donnera le nom d'homme extérieur a la partie sensitive unie au corps pour se conformer à l'opinion de ceux qui ne voient dans la vie que les choses sensibles.

2. Il faut répondre au second, que toute substance particulière n'est pas une hypostase, ni une personne, il n'y a que celle dont la nature est complète dans son espèce. On ne peut donc dire ni de la main , ni du pied que ce sont des hypostases ou des personnes. On ne peut pas non plus le dire de l'âme, puisque ce n'est qu'une partie de l'espèce humaine.

ARTiCLÊ V. — l'ame est-elle composée de matière et de forme (2) ?


(2) Clément V a condamné ceux qui nieraient que l'âme est la forme du corps, ou qui prétendraient que cette doctrine est contraire à la foi catholique.

Objections: 1.. Il semble que l'âme soit composée de matière et de forme. Caria puissance se divise contrairement à l'acte. Or, toutes les choses qui sont en acte participent au premier acte qui est Dieu, et par suite de cette participation elles sont toutes bonnes, existantes et vivantes, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 5). Donc tous les êtres qui sont en puissance participent à la puissance première. Mais la puissance première est la matière première. Par conséquent l'âme humaine étant sous certain rapport en puissance (ce qui estmanifeste, puisque l'homme est quelquefois intelligent en puissance), il semble qu'elle participe ala matière première et que celle-ci fasse partie d'elle.

2.. Partout où l'on trouve les propriétés de la matière, la matière existe. Or, on trouve dans l'âme ces propriétés qui consistent à être soumise et à changer. Car l'âme est soumise à la science et à la vertu, et elle change en passant de l'ignorance à la science, du vice à la vertu. Donc il y a dans l'âme une matière.

3.. Le9 êtres qui sont sans matière n'ont pas de cause de leur être, comme le dit Aristote (Met. lib. viii, text. 46). Or, l'âme a une cause de son être puisqu'elle est créée par Dieu. Donc elle a une matière.

4.. Ce qui n'a pas de matière et qui n'est qu'une forme est un acte pur et infini. Or, il n'y a que Dieu qui soit ainsi. Donc l'âme a une matière.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. vu, cap. 6, 7 et 8) que l'âme n'a été faite ni d'une matière corporelle, ni d'une matière spirituelle.

CONCLUSION. — Puisqu'il est dans la nature de l'àme, si on la considère en général, d'être la forme du corps, et si on la considère en particulier, c'est-à-dire comme puissance coguitive, de connaître les formes absolues ou universelles, on doit dire qu'elle n'est pas composée de matière et de forme.

Il faut répondre que l'âme n'est pas composée de matière, et on peut le prouver de deux manières. 1°Par la nature de l'âme en général. Car il est dans la nature de l'âme d'être la forme d'un corps. Par conséquent ou elle en est la forme selon tout son être ou seulement selon une partie. Si elle en est la forme selon tout son être il est impossible que la matière en fasse partie, si on definit la matière un être qui n'est qu'en puissance, parce que la forme, comme forme, est un acte (I), et ce qui n'est qu'en puissance ne peut être une partie de l'acte, puisque la puissance répugne à l'acte comme lui étant opposée. Si elle n'en est la forme que par une partie de son être, nous donnerons à cette partie le nom d'âme et nous appellerons la matière de laquelle émane le premier acte la première chose animée. 2° On peut le prouver spécialement par la nature de l'âme humaine en tant qu'elle est intelligente. Car il est évident que tout ce qui est reçu dans un être y est reçu selon la manière d'être du sujet qui le reçoit. Ainsi un être est connu suivant la forme qu'il a dans le sujet qui le connaît. Or, l'âme intelligente connaît les choses dans leur nature absolue-, par exemple elle connaît la pierre dans ce qu'elle a d'absolu. Par conséquent la forme de la pierre est absolument selon sa propre raison formelle dans l'âme intelligente. L'àme est donc elle-même une forme absolue et non un composé de matière et de forme. Car si l'âme intelligente était composée de matière et de forme, les formes des choses seraient reçues en elle individuellement. Ainsi elle ne connaîtrait que le particulier comme les facultés sensitivcs qui reçoiventles formes des choses dans un organe corporel. Car la matière est lc principe de l'individualisation des formes. Il est donc nécessaire que l'âme intelligente et que toute substance intellectuelle qui connaît les formes d'une manière absolue ne soit pas composée de forme et de matière (2).

(1) La forme, d'après Aristote dont saint Thomas suit ici la terminologie, est enléléchie ou réalité parfaite, tandis que la matière 'n'est qu'une simple puissaute. Elle n'est rien, et elle peut devenir tout, avant que la forme l'ail spéciiquement déterminée.

(2) Sur la forme et la matière Aristote entre dans de longs détails dans sa Métaphysique (lib. VII, cap. 5 et seq.). Par matière, dit-il, j'entends l'airain ; la forme, t'est la ûgure idéale ; l'ensemble, c'est la statue réalisée. D'après cette même doctrine, on peut dire que le corps est la matière, l'âme la forme, et l'ensemble, l'homme (Voyez le Traité de l'ítwe, Ii v. H, ch. 1).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte premier est lc principe universel de tous les actes, parce qu'il est virtuellement infini, et qu'il possède en lui préalablement toutes choses, comme le dit saint Denis (loc. cit.). Tous les êtres participent de lui, non comme faisant partie de son essence, mais parce qu'ils en emanent et en procedent. La puissance étant destinée à recevoir l'acte, il faut qu'elle soit proportionnée à l'acte lui-même. Et comme les actes qui procèdent du premier acte infini en sont des participations, et qu'ils sont divers, il ne peut pas se faire qu'il n'y ait qu'une puissance pour recevoir tous les actes, comme il n'y a qu'un acte qui influe sur tous les actes qui existentpar participation. Autrement la puissance passive qui reçoit l'acte égalerait la puissance active de l'acte premier. Or, dans l'âme intelligente il y a une autre puissance réceptive que celle de la matière première, comme on le voit par la diversité des objets qu'elles reçoivent. Car la matière première reçoit les formes individuelles, tandis que l'intelligence reçoit les formes absolues. Ainsi cette puissance qui existe dans l'âme intelligente ne prouve pas que l'âme soit composée de matière et de forme.

2. Il faut répondre au second, qu'être soumise et changeante c'est le propre de la matière suivant qu'elle est en puissance. Par conséquent, comme la puissance de l'intelligence diffère de la puissance de la matière, de même aussi leur manière d'être soumise (I) et d'être changée diffère. Car l'intelligence est soumise à la science, et elle change en passant de l'ignorance à la science selon qu'elle est en puissance par rapport aux espèces intelligibles.

(1) L'âme est soumise aux formes absolues, tandis que la matière est soumise aux formes individuelles.

3. Il faut répondre au troisième, que la forme est la cause de l'être de la matière et que c'est un agent. Ainsi l'agent par là même qu'il réduit la matière à l'acte est cause de son être. Quand une chose est une forme subsistante elle ne reçoit pas l'être d'un principe formel, elle n'a pas non plus de cause changeante qui la fasse passer de la puissance à l'acte. C'est pour cela qu'après les paroles précitées Aristote conclut que dans les êtres composés de matière et de forme il n'y a pas d'autre cause que le moteur qui les fait passer de la puissance à l'acte. Quant aux êtres qui n'ont pas de matière, ils existent absolument, comme des êtres purs et simples (2).

(2) Ainsi les choses qui n'ont pas de matière n'ont pas de cause formelle de leur être, mais elles ont nue cause efficiente qui est Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, que tout être qui participe d'un autre est l'acte de celui dont il participe. Or, toute forme créée subsistant par elle-même doit nécessairement participer à l'être. Car la vie et tout ce qui est du même genre participe à l'être, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 5). D'un autre côté l'être qui existe par participation est limité suivant la capacité de l'être dont il participe. C'est pourquoi Dieu seul étant son être lui-même, il n'y a que lui qui soit un acte pur et infini. Ainsi les substances intellectuelles sont composées d'acte et de puissance, mais non de matière et de forme -, la forme et l'être reçu par participation voilà ce qui les constitue. Il y a des philosophes qui expriment la même pensée en disant qu'elles se composent ex quo est et quod est, c'est-à-dire de leur essence et du principe dont elles émanent (3).

(3) Tandis que Dieu est à lui-même son être, et ne participe de personne.

ARTICLE VI. — l'ame humaine est-elle corruptible (4)?


I pars (Drioux 1852) Qu.75