I pars (Drioux 1852) Qu.75 a.6

ARTICLE VI. — l'ame humaine est-elle corruptible (4)?


(4) Cet article est le corollaire de l'article 2 de celte même question. Il est comme lui dirige contre les incrédules et les matérialistes, qui ment l'immortalité de l'âme.

Objections: 1.. Il semble que l'âme humaine soit corruptible. Car les êtres qui ont le même principe et la même procession paraissent avoir la même fin. Or, le principe de la génération des hommes et des bêtes est le même-, car ils sont les uns et les autres formés de terre. La vie procède dans les uns comme dans les autres de la même manière, puisque tous vivent en respirant. Et comme ledit l'Ecclêsiaste(Eccl. m, 19) : Vhomme n'a rien deptus que (a bête I d'où il conclut : l'homme et la bête ont un même trépas, le même sort leur est réservé. Or, l'àme des animaux est corruptible. Donc l'âme humaine l'est aussi.

2.. Tout ce qui vient du néant [doit retourner au néant, parce que la fin doit répondre au principe. Or, comme le dit la Sagesse (Sap. n, 2) : Nous sommes sortis du néant; ce qui est vrai non-seulement du corps, mais encore de l'àme. Donc, comme l'écrivain sacré le conclut lui-même, nous sejyms ensuite comme si nous n'avions pas été, même sous le rapport do l'àme.

3.. Il n'y a pas de chose qui existe sans son action propre. Or, l'action propre de l'âme, qui consiste à comprendre au moyen d'images, ne peut avoir lieu sans le corps, puisque l'âme ne comprend pas sans images, et qu'il n'y a pas d'images sans le corps, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 160). Donc l'âme ne peut exister une fois que lc corps est détruit.


Mais c'est le contraire, Mais c'est lc contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. i) que l'âme humaine a reçu de la bonté divine une nature intelligente et une substance incorruptible.

CONCLUSION. — L'àme étant une forme qui subsiste par elle-même et qui ne comprend pas d'éléments contraires, elle n'est corruptible ni par elle-même, ni par accident.

Il faut répondre qu'on doit dire nécessairement que l'âme humaine ou le principe pensant est incorruptible. En effet, une chose est corrompue de deux manières. Elle peut se corrompre par elle-même ou par accident. Or, il est impossible que ce qui subsiste par soi soit engendré ou corrompu par accident, c'est-à-dire par un autre être qui serait engendré ou corrompu lui-même. Car ce qui vient de génération ou de corruption peut être acquis ou perdu de cette façon, mais ce qui a l'être par soi ne peut être engendré ni corrompu que par soi. Quant aux choses qui ne sont pas subsistantes, comme les accidents ou les formes matérielles, on dit qu'elles sont produites ou détruites par la génération et la corruption de leurs composés. Or, nous avons prouvé (art. 3) que les âmes des animaux ne sont pas subsistantes par elles-mêmes, et qu'il n'y a que l'âme humaine qui ait cette propriété. Par conséquent les âmes "des bêtes meurent avec le corps qu'elles animent (1), tandis que l'âme humaine ne peut se corrompre qu'autant qu'elle serait corrompue par elle-même. Ce qui d'ailleurs n'est pas vrai seulement de l'âme humaine, mais encore de tout être qui subsiste et qui n'est qu'une forme. Car il est évident que ce qui convient en soi à un être est inséparable dolui. Or, l'être convient par lui-même ala forme qui est un acte. C'est ce qui fait que la matière est en acte, suivant qu'elle acquiert une forme, et qu'elle se corrompt suivant qu'elle sc sépare de sa l'orme. Mais comme il est impossible qu'une forme soit séparée d'elle-même, il s'ensuit qu'il est également impossible qu'une forme subsistante cesse d'exister. — En supposant que l'âme soit composée de matière et de forme, comme quelques-uns le prétendent, il faudrait encore admettre qu'elle est incorruptible. Car il n'y a pas de corruption là où il n'y a pas d'antipathie, d'opposition, puisque la génération et la corruption supposent des éléments contraires. Les coit» célestes sont incorruptibles précisément parce qu'ils n'ont pas une nature soumise à cette opposition d'éléments. Or, dans l'âme intelligente il ne peut y avoir aucune contrariété. En effet, elle reçoit toutes ses perceptions selon son mode d'être, et ses perceptions n'ont rien d'antipathique entre elles. Car les raisons des idées les plus opposées, une fois qu'elles sont dans l'entendement, ne se combattent pas réciproquement-, elles ne forment qu'une seule ei même science qu'on peut appeler la science des contraires. Il est donc impossible que le principe pensant soit corruptible. — On petit encore en tirer une preuve du désir qu'a tout être d'exister. Or, lc désir dans les créatures intelligentes est la conséquence de la connaissance (1). Les sens ne connaissent les ôtres qu'autant qu'ils sont présents actuellement dans un lieu déterminé, mais l'intelligence les connaît absolument sans que le temps limite d'aucune manière sa pensée. C'est pourquoi tout ôtre intelligent désire naturellement exister toujours. Et comme un désir naturel ne peut être vain, il s'ensuit que toute substance intellectuelle est incorruptible.

(1) Dans le système de saint Thomas, la survivance de l'âme humaine et l'anéantissement de l'âme des bétes s'expliquent tout naturellement.

(1) Los preuves précédentes démontrent quo l'âme n'est pas corruptible par elle-même, et reviennent à l'argument vulgaire (fui s'appuie sulco qu'elle ne peut périr par la dissolution des parties. Toutefois elles n'établissent pas directement l'immortalité de l'âme, parce quo toute incorruptible qu'elle est, elle pourrait être anéantie par celui qui l'a créée. Mais le désir que nous avons de 1 immortalité en est une preuve directe, parce que ce désir ne peut venir que de Dieu, qui ne peut nous tromper. Cependant les scotistos ont attaqué cette preuve.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en cet endroit de l'Ecriture, Salomon fait ainsi raisonner les insensés, comme nous en prévient la Sagesse (Sap. ii). Quant à ce qu'on dit que l'homme et les autres animaux ont le même principe de génération, cela est vrai pour le corps, puisque tous les animaux sont également faits de terre, mais cela n'est pas vrai pour l'âme. Car lame des brutes a pour cause une certaine vertu matérielle, tandis que l'âme humaine vient de Dieu. Pour montrer que telles étaient les âmes des bêtes. la tferiése dit (Gen. i) : Que la terre produise une âme vivante. Mais quand il s'agit de l'homme, Moïse dit que Dieu souffla sur son visage un souffle de vie. C'est ce que l'Ecclésiaste exprime par ces belles paroles (Eccl. ult. 7) : Que la poussière retourne à la terre d'où elle est sortie, et que l'esprit revienne à Dieu qui l'a donné. La vie se manifeste aussi de la même manière quant au corps, et c'est ce qui fait dire à l'Ecclésiaste : Tous les animaux respirent de même ; et à la Sagesse (Sap. ii) : La fumée et le souffle est dans nos narines. Mais il n'en est pas de même par rapport à l'âme. Car l'homme est intelligent, tandis que les animaux ne lc sont pas. Il est donc faux de dire que l'homme n'a rien de plus que la bêle; et par conséquent si son corps meurt comme le sien, il n'en est pas de même de son âme.

2. Il faut répondre aii second, que quand on dit qu'un ôtre peut ôtre créé, on entend par cette puissance non la puissance passive, mais la puissance active du créateur qui peut tirer quelque chose du néant. De même quand on dit qu'une chose peut retourner au néant, cette proposition n'implique pas dans la créature une puissance au non-être, mais elle signifie que le créateur a le pouvoir de l'anéantir. Mais on dit qu'un ôtre est corruptible quand il tend par sa nature au non-être.

3. II faut répondre au troisième, que comprendre à l'aide d'images est une opération propre de l'âme, selon qu'elle est unie au corps. Mais une fois qu'elle sera séparée du corps elle aura un autre mode de comprendre semblable aux autres substances spirituelles, comme on le verra (qucst. Liitix, art. 1).


ARTICLE VII. — l'ame et l'ange sont-ils de la même espèce (2)?


(2) En démontrant quo l'ange et l'âihe humaine ne sont pas de la même espèce, saint Thomas réfute les gnostiques et les manichéens, qui prétendaient qu'ils étaient les uns et les autres de la substance de Dieu. Cette erreur a été condamnée par le concile de lkaga (can. I; et par le pape saint Léon 'epist- Oti).

Objections: 1.. Il semble (pio l'âme et l'ange soient de la même espèce. Car un ôtre se rapporte à sa propre lin par la nature de son espèce qui détermine le but vers lequel il doit tendre. Or, la fin de l'âme et de l'ange est la même, c'est la béatitude éternelle. Donc l'âme et l'ange sont de la même espèce.

2.. La dernière différence spécifique est la plus noble, parce que c'est elle qui complète la nature de l'espèce. Or, il n'y a rien de plus noble dans l'ange et dans l'âme que l'intelligence. Donc l'âme et l'ange ont pour dernière différence spécifique la même chose, et par conséquent ils sont de la même espèce.

3.. L'âme ne semble différer de l'ange qu'en ce qu'elle est unie au corps. Or, le corps étant étranger à l'essence de l'âme ne semble pas appartenir à son espèce. Donc l'âme et l'ange sont de la même espèce.


Mais c'est le contraire. Les êtres dont les opérations naturelles diffèrent ne sont pas de la même espèce. Or, les opérations naturelles de l'âme ne sont pas les mêmes que celles des anges. Car, comme le dit saint Denis [De div. nom. cap. 7), les anges ont une intelligence simple, qui puise sa lumière dans la gloire divine et qui n'emprunte pas ses connaissances aux choses visibles, tandis que c'est le contraire pour l'âme humaine. Donc l'âme et l'ange ne sont pas de la même espèce.

CONCLUSION. — Puisque l'ange est une forme séparée et qui n'est pas unie à la matière, il n'est pas de même espèce que l'àme humaine.

Il faut répondre qu'Origène a supposé que les âmes humaines et les anges étaient de la même espèce (Periarch. lib. i, cap. S et 8). C'est pour ce motif qu'il a établi dans les substances de cette nature une diversité de rang toute accidentelle, qui aurait eu pour cause l'usage qu'elles ont fait de leur libre arbitre, comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 2). Mais il ne peut en être ainsi, parco que dans les substances immatérielles il ne peut y avoir de diversité numérique sans une différence spécifique et sans inégalité naturelle. Car par là même qu'elles ne sont pas composées de matière et de forme et qu'elles sont des formes subsistantes, il est évident que la diversité qui règne entre elles doit reposer sur l'espèce. En effet, on ne peut pas comprendre qu'une forme soit séparée si elle n'est une dans son espèce, comme la blancheur si elle était séparée ne pourrait exister qu'autant qu'elle serait une. Car la blancheur n'est différente d'elle-même que parce qu'elle existe dans des sujets différents. Or, la diversité spécifique est toujours nécessairement accompagnée d'une diversité naturelle. C'est ainsi que dans les différentes espèces de couleurs il y en a une qui est plus parfaite que l'autre, et il en est de même de tout le reste. Et il en est ainsi parce que les différences qui divisent le genre sont contraires, et qu'entre les contraires l'un est à l'égard de l'autre ce que le parfait est à l'imparfait, parce que le principe qui les produit est la privation et la possession d'après Aristote (i) (Met. lib. x, text. Io et 10). La même chose arriverait si les substances en question étaient composées de matière et de forme. Car si la matière de telle substance se distingue delà matière de telle autre, il faut ou que la forme soit lc principe de cette distinction matérielle, c'est-à-dire que les matières soient diverses,parce qu'elles se rapportent à diverses formes, et alors il en résulte tout à la fois une diversité spécifique (2) et une inégalité naturelle, ou que la matière soit le principe de la distinction des formes. Mais cette dernière hypothèse ne peut être faite, parce que la matière ne peut être différente d'elle-même qu'en raison de la différence d'étendue qui n'existe pas pour les substances immatérielles, telles que l'ange et l'âme humaine. Il ne peut donc pas se faire que l'ange et l'âme soient de la même espèce. Nous dirons (quest. seq. art. 3 adi arg.) comment il sc fait quo les âmes humaines sont de la même espèce.

(1) Le texte il'Aristote porte : La contrariété première est celle de la possession et de la privation; non pas toute privation, mais la privation parfaite

(2) Parce qu'un o différence selon la forme est une différence d'espèce.


Solutions: 1. II faut repondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur la íin prochaine et naturelle, mais que la béatitude est la fin dernière et surnaturelle (1).

(1) Les choses qui ont une même fin prochaine sont de la même espèce ; mais il n'en est pas de même de celles qui ont une même lin éloignée.

2. Il faut répondre au second, que la dernière différence spécifique est la plus noble, dans le sens qu'elle est celle qui est la mieux déterminée par le mode suivant lequel l'acte l'emporte sur la puissance. Mais l'être intellectuel n'est pas le plus noble, parce qu'il est susceptible en général dune multitude de degrés, comme l'être sensible (2). Par conséquent comme les êtres sensibles ne sont pas tous de la même espèce, on en doit dire autant des ôtres intellectuels.

(2) C'est-à-dire qu'il y a des choses plus ou moins intelligibles, coramo il y a des choses plus ou moins sensibles.

3. Il faut répondre au troisième, que le corps n'est pas de l'essence de l'âme, mais qu'il est dans l'essence de l'âme d'être unie à un corps. Ainsi ce n'est donc pas, à proprement parler, l'âme, mais son composé qui forme l'espèce. Et par lâ même que l'âme a besoin du corps pour ,ses opérations, il s'ensuit qu'elle tient parmi les êtres intellectuels un rang inférieur à celui de Tange qui n'est pas uni à un corps.


QUESTION LXXVI. : DE L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS.


Après avoir parle de l'àme en elle-même, nous avons maintenant à traiter de son union avec le corps. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Lc principe pensant cst-il uni au corps comme sa forme?— 2° Le principe pensant se multiplie-t-il numériquement suivant lc nombre des corps, ou n'y eu a-t-il qu'un seul pour tous les hommes? — 3" Y a-t-il dans le corps dont le principe pensant est la forme une autre àme? —1 4° Y a-t-il en lui quclqu'autre forme substantielle? —5° Quel doit être le corps dont Io principe pensant est la forme? — C" L'àme est-elle unie au corps par Io moyen d'un autre corps? — 7° Lui esl-ellc unie au moyen de quelque accident? — 8" Est-elle tout entière dans chaque partie du corps?

ARTICLE I.—le principe pensant est-il uni au corps comme sa forme(3)?


(3) Jean d'Olive ayant soutenu, contrairement à la doctrine de saint Thomas, que l'àme n'est pas la forme, d'où il résultait que ce n'est pas l'homme, mais l'àme qui mérite ou démérite, il fut condamné par le concile général do Vienne, qui se tint sous Clément V. Quisquis asserere, defendere, seu tenere pertinaciter praesumpserit quod anima rationalis seu intellectiva non sit forma corporis humani per se essentialiter tanquam haereticus sit censendus'; ce sont les paroles du concile.

Objections: 1.. Il semble que le principe pensant ne soit pas uni au corps, comme sa forme. Car Aristote dit (De anima, lib. in, texi. 6 et 7) que l'intelligence est séparée et qu'elle n'est l'acte d'aucun corps. Elle n'est donc pas unie au corps comme sa forme.

2.. Toute forme est déterminée selon la nature de la matière à laquelle elle s'applique. Autrement il n'y aurait pas proportion entre la matière et la forme. Si donc l'intelligence était unie au corps comme sa forme, tout corps ayant une nature déterminée, il s'ensuivrait que l'intelligence aurait aussi une nature déterminée, et que, par conséquent, elle ne pourrait connaître tous les êtres-, ce qui est évidemment contraire ala nature même de l'intelligence, comme nous l'avons prouvé (quest. préc. art. 2 et ii). L'intelligence n'est donc pas unie au corps comme sa forme.

3..  Toute puissance qui est susceptible de recevoir l'acte d'un corps reçoit sa forme matériellement et individuellement, parce que l'objet reçu est dans celui qui le reçoit, conformément à la manière d'être de ce dernier. Or, la forme delà chose comprise n'est pas reçue dans 1 intelligence, matériellement ni individuellement ; elle y est plutôt immatériellement et universellement. Autrement l'intelligence ne pourrait connaître les choses immatérielles et universelles, mais seulement les choses singulières , comme font les sens, Donc l'intelligence n'est pas unie au corps comme sa forme.

4.. C'est au même être que se rapportent la puissance et l'action., car c'est le même être qui peut agir et qui agit. Or, l'action intellectuelle n'appartient pas à un corps, comme nous l'avons démontré (quest. préc. art. 2); par conséquent, la puissance intellectuelle ne lui appartient pas non plus. Or, la puissance ne peut pas ôtre plus abstraite, ni plus simple que l'essence dont elle découle. Donc la substance de l'intellect n'est pas la forme d'un corps.

5.. Ce qui a l'être en soi n'est pas uni à un corps comme sa formei, parce que la forme est le moyen par lequel une chose existe et qu'ainsi la forme ne possède pas l'être en elle-même. Or, le principe pensant a l'être en soi et il est subsistant, comme nous l'avons dit (quest. i.xxv, art. 2). Donc il n'est pas uni au corps comme sa forme.

6.. Ce qui estde soi inhérentà une chose ne peut en être séparé. Or, il est en soi inhérent à la forme d'être unie à la matière. Car elle n'est pas accidentellement, mais essentiellement son acte; autrement de la matière et de la forme on ne ferait pas substantiellement, mais accidentellement le même être. Ainsi la forme ne peut être sans sa matière propre. Cependant, le principe pciisantj parla même qu'il est incorruptible, comme nous l'avons prouvé (quest. Lxxv, art. G), existe sans ôtre uni au corps, du mêment que le corps est corrompu. Il n'est donc pas uni au corps comme sa forme.


Mais c'est le contraire. Car, d'après Aristote (Mei. lib. viii, text. G), la différence d'une chose vient de sa forme. Or, la différence constitutive de l'homme est son caractère raisonnable, et ce caractère se rapporte à la nature même du principe pensant. Donc ce principe est la forme de l'homme.

CONCLUSION. — Le principe pensant élant ce qui rend primitivement l'homme intelligent, qu'on lui donne le nom d'intelligence ou d'ùme intellectiye, il est nécessaire qu'il sqit uni au corps comme sa forme.

Il faut répondre qu'il estnécessaire de reconnaître que l'intelligencequi est le principe de nos opérations intellectuelles est la forme du corps humain. Car le principe primitif en vertu duquel un ôtre produit son action est sa forme, comme lc principe premier qui guérit le corps est la santé et le principe premier qui instruit l'àme est la science. Ainsi la santé est la forme du corps et la science celle de l'âme. La raison en est qu'un être n'agit qu'autant qu'il est en acte et que, par conséquent, une chose agit suivant ce qu'elle est en acte. Or, il est évident que le premier principe de vie du corps, c'est l'âme. Et comme la vie se manifeste par des opérations diverses dans les divers degrés des êtres vivants, le premier principe par lequel nous opérons chacune de ces oeuvres vitales, c'est l'âme. Car l'âme est le principe premier par lequel nous nous nourrissons, nous sentons, nous allons d'un lieu à un autre, comme elle est aussi le principe premier par lequel nous comprenons. Qu'on appelle ce premier principe de la pensée, intelligence ou âme intellective, il n'en est pas moins la forme du corps. Cette démonstration est celte que donne Aristote (De anima, lib. n, text. 21). Si Ton veut rejeter ce sentiment et soutenir que l'intelligence n'est pas la forme du corps, il faut qu'on dise comment il se fait que comprendre est l'action propre de tel ou tel homme. Car quiconque s'interroge sait que c'est lui-même qui comprend. Or, on attribue une action à un être de trois manières (Phys. lib. v, text. 4). En effet, on dit qu'il meut ou qu'il fait une chose, soit par tout son être, comme le médecin guérit; soit par une partie de lui-même, comme l'homme voit au moyen de son oeil ; soit par accident, comme quand on dit que le blanc bâtit, parce que celui qui bâtit se trouve blanc. Quand nous disons que Socrate ou que Platon comprend, il est évident qu'on ne lui attribue pas cette action accidentellement. Car on la lui attribue comme homme et, par conséquent, on suppose qu'elle lui convient essentiellement. Il faut donc dire que Socrate comprend par tout son être, comme l'a supposé Platon en définissant l'homme une âme intelligente (4 Alcib.)\ ou bien il faut dire que l'intelligence est une partie de Socrate. Il est impossible de soutenir la première opinion, comme nous l'avons prouvé (quest. i.xxv, art. 4), parce que c'est le même homme qui perçoit qu'il comprend et qu'il sent (i) et qu'on ne peut sentir sans le corps. Il faut donc que le corps fasse partie delhomme. Par conséquent il ne reste plus à dire qu'une chose, c'est que l'intelligence par laquelle Socrate comprend est une partie de Socrate, de telle sorte qu'elle est unie d'une manière quelconque à son corps. Le commentateur d'Aris-tote (2) dit que cette union a lieu par une espèce intelligible qui a un double sujet ; l'un est l'intellect possible, et l'autre les images qui sont dans les organes corporels. C'est par cette espèce intelligible que l'intellect possible est uni au corps de tel ou tel homme. Mais cette union ne suffit pas pour que l'action de l'intelligence soit l'action de Socrate. C'est ce qu'on peut rendre évident par une comparaison empruntée aux sens, à l'exemple d'Aristote qui part toujours des sens pour examiner ce qui a rapport à l'intelligence. Car les images sont à l'intelligence ce que les couleurs sont à la vue (De an. lib. m, text. 48). Ainsi donc, comme les espèces des couleurs sont dans la vue, de même les espèces des images sont dans l'intellect possible. Or, il est manifeste qu'on n'attribue pas à une muraille l'action de la vue parce qu'elle offre les couleurs dont on perçoit les images. Au lieu de dire que le mur voit, on dit plutôt qu'il est vu. De même de ce que les espèces des images sont dans l'intellect possible, il ne s'ensuit pas que Socrate qui perçoit ces images comprenne ; mais il en résulterait plutôt que l'intellect lui-même ou ses images seraient compris. — D'autres ont voulu dire que l'intellect était uni au corps comme un moteur,

et qu'ils ne faisaient qu'un tout (3) auquel on pouvait attribuer l'action de l'intellect. Mais cette opinion est sans fondement pour plusieurs raisons. 4° Parce que l'intelligence ne meut le corps que par l'appétit et que le mouvement de l'appétit présuppose lui-même l'opération de l'esprit. Socrate ne comprend donc pas parce qu'il est mû par l'intellect; mais c'est plutôt le contraire, il est mù par l'intellect parce qu'il comprend (4). 2° Parce que Socrate étant naturellement un individu dont l'essence est unie et composée de matière et de forme, si l'intellect n'est pas sa forme, il s'ensuit qu'il est en dehors de son essence et que, par conséquent, il est, par rapport à Socrate, ce que le moteur est par rapport à l'objet qui est mû. Or, comprendre est un acte immanent dans le sujet qui le produit et non un acte qui se produit extérieurement comme le calorique. On ne peut donc pas l'attribuer àSocrate parce qu'il est mû par l'intellect (i). 3° Parce que l'action d'un moteur n'est jamais attribuée à l'objet qu'il meut, comme cause instrumentale. C'est ainsi qu'on attribue l'action de scier à la scie du charpentier. Si donc on attribue à Socrate l'intelligence parce qu'elle est l'action de son moteur, il s'ensuit qu'on la lui attribue comme à un instrument (2), ce qui est contraire au sentiment d'Aristote qui veut qu'on nepuisse comprendre par un instrumentmalériel (De anima, lib. i, tcxt. 42). 4° Parce que, quoique l'action de la partie soit attribuée au tout, comme l'action de l'oeil à l'homme, on n'attribue cependant jamais, sinon accidentellement, l'action d'une partie à une autre partie. Ainsi on ne dit pas que la main voit parce que l'oeil voit. Si donc de l'intellect et de Socrate on ne fait qu'un seul tout, l'acte de l'intellect ne peut être attribué à Socrate. Mais si Socrate est un tout, composé del'union de l'intellect avec ses autres parties constitutives, et que néanmoins l'intellect ne soit uni à ces autres parties que comme le moteur au mobile, il s'ensuivra alors que Socrate ne sera plus un absolument et que, par conséquent, il ne sera pas absolument un être (3). Car une chose n'est un être qu'autant qu'elle est une. — II faut donc en revenir à l'opinion d'Aristote qui établit (De an. lib. n, text. 23 et 2G) que l'homme comprend parce que le principe pensant est sa forme. Il est par conséquent démontré, par l'action même de l'intelligence, que lc principe pensant est uni au corps comme sa forme. On peut aussi prouver la même chose d'après la nature de l'espèce humaine. Caria nature d'une chose se montre par son opération. Or, l'opération propre de l'homme, comme homme, c'est l'intelligence. C'est par elle qu'il s'élève au-dessus de tous les animaux. Aris-tote part de là pour placer la félicité dernière de l'homme dans celte action, parce qu'elle lui est propre (Eth. lib. x, cap. 7). Il faut donc, d'après cela, quo l'homme tire son espèce de ce qui est lc principe de cette opération ; et comme dans tous les êtres l'espèce résulte de la forme qui leur est propre, il s'ensuit que le principe pensant est la forme propre de l'homme. Mais il faut observer que plus la forme est noble, et élevée au-dessus de la matière corporelle, et que moins elle est mêlée à la matière, plus elle la surpasse par son action ou sa puissance. Ainsi nous voyons que la formo d'un corps mixte a une autre action que celle qui résulte des qualités élémentaires. Et plus on avance dans la perfection des formes, plus on trouve qu'elles s'élèvent au-dessus de la matière élémentaire. Par exemple, l'âme végétative est plus noble que la forme des corps bruts, et l'âme sensitive est supérieure à l'âme végétative. L'âme humaine est ce qu'il y a de plus élevé parmi les formes. C'est pour cela qu'elle surpasse tellement la matière corporelle qu'elle a une action et une puissance qui n'a rien de commun avec elle. Et c'est cette puissance que nous désignons par le nom d'intelligence. — On doit aussi remarque]- que si l'on supposait l'âme composée de matière et de forme, on ne pourrait dire d'aucune manière qu'elle est la forme du corps. Car la forme étant l'acte, et la matière n'étant que l'être en puissance, ce qui est composé de matière et de forme ne peut être en aucune manière la forme d'un autre être dans sa totalité. Mais s'il en est la forme selon une partie de lui-même, nous donnons le nom d'âme à ce qui est forme, et nous appelons le premier être animé le sujet dont elle est la forme, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 5).

(1) Platon avait nié la sensation et lc sensible comme objet scientifique, sous proicite que la sensation et les choses sensibles ne pouvaient être que «les probabilités; saint Thomas leur rend leur valeur véritable.

(2)Averroës.

(3) Cette opinion était cella des platoniciens, et elle était soutenue par quelques disciples d'A-vcrrocs ; c'est pour ce motif que saint Thomas insiste sur ce point si vivement.

(4) La première absurdité qui découlerait de ce sentiment c'est que la connaissance ou 1 intclli genee ne serait pas ce qu il r a de premier dans l'ame.

(1) Laaecoade absurdité c'est que l'intelligence serait une chose passagère niais non immanente dans l'homme.

(2)  La troisième absurdité c'est que l'homme ne serait que la cause instrumentale de ses connaissances.

(3) Celle dernière déduction complète cette preuve ex absurdit.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 26), la dernière des formes naturelles à laquelle s'arrêtent les philosophes, c'est-à-dire l'àme humaine, est séparée à la vérité, mais elle existe néanmoins dans la matière. Ce qu'il prouve, parce que l'homme engendre l'homme matériellement. Elle est séparée en raison de sa faculté intellectuelle, parce que la faculté intellectuelle n'est pas la vertu d'un organe corporel, comme la faculté de la vue est l'acte de l'oeil. Car l'intelligence est un acte qui ne peut s'exercer au moyen d'un organe corporel comme la vision. Ellcest dans la matière, parce que l'àme à laquelle elle se rattache est la forme du corps et le terme de la génération humaine. Ainsi quand Aristote dit (De anima, lib. m) que l'intelligence est séparée, il entend par là qu'elle n'est pas la vertu d'un organe corporel.

2. et 3. La réponse au second et au troisième argument est par là même évidente. Car il suffit (pie l'homme puisse tout comprendre par son intelligence, et que l'intelligence comprenne toutes les choses immatérielles et universelles pour que la faculté intellectuelle ne soit pas un acte du corps.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'âme humaine n'est pas une forme plongée dans la matière ou totalement absorbée par elle en raison de sa perí'ection. C'est pourquoi rien n'empêche que l'une de ses facultés ne soit pas un acte corporel, bien que l'âme soit par son essence la forme du corps.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'âme communique l'être dans lequel elle subsiste à la matière corporelle, et que de cette matière et de l'àme il se forme un tout, de telle sorte que l'être de ce tout est aussi l'être de l'âme elle-même; ce qui n'a pas lieu dans les autres formes qui ne sont pas subsistantes. C'est pour cela que l'âme humaine conserve son être après la destruction du corps, tandis qu'il n'en est pas de même des autres formes.

6. Il faut répondre au sixième, qu'il est dans la nature de l'âme d'être unie au corps, comme il est dans la nature d'un corps léger de s'élever dans l'air. Et comme un corpsléger reste avec sa naturequand on lc sépare du lieu qui lui est propre, bien qu'il ait de l'aptitude et de la propension à tendre vers ce même lieu; de même l'âme humaine conserve son être quand elleestséparée du corps, bien qu'elle ait de l'aptitude et de la propension à lui être unie.

ARTICLE II — le principe pensant se multiplie-t-il comme les corps eux-mêmes(1)?


(1) Averroës enseignait qu'il n'y a pour tous les hommes qu'un seul entendement ou qu'une seule âme intelligente. Cette opinion psychologique, qui se rattache au panthéisme, était si sérieuse au XIIIe siècle, que saint Thomas crut devoir la combattre, dens un traité spécial qui se trouve au nombre de ses opuscules. Tout étrange qr.il est, ce système obtint une certaine consistance, puisque nous lc trouvons condamné par le pape Léon \ nu concile de Lalran, au xvi* siècle: Sacro approbante concilio, damnamus et reprobamus omnes asserentes animam intellectivam mortalem esse aut unicam in cunctis hominibus, et haec in dubium vertentes, cum illa immortalis existât et pro corporum quibus infunditur multitudine sii>ijul<ir>!,r multiplicabilis cl multiplicata et multiplicanda.

Objections: 1.. Il semble que le principe pensant ne se multiplie pas en raison du nombre des corps, et qu'il n'y ait qu'un seul entendement pour tous les hommes. Car il n'y a pas de substance immatérielle qui soit multiple numériquement dans une même espèce. Or, l'âme humaine est une substance immatérielle puisqu'elle n'est pas composée de matière et de forme, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 5). Il est donc impossible qu'il y en ait plusieurs dans une même espèce, et comme les hommes sont tous d'une seule espèce il s'ensuit qu'il n'y a pour eux tous qu'un seul entendement.

2.. En écartant la cause on écarte aussi l'effet. Si donc les âmes se multipliaient en raison de ce que les corps se multiplient eux-mêmes, il semblerait naturel qu'en détruisant les corps la multitude des âmes ne dût plus exister, et que de toutes il n'y en eût plus qu'une seule; ce qui est hérétique, parce que d'après ce sentiment on détruirait la différence qu'il y a entre les récompenses et les punitions.

3.. Si mon intelligence est autre que la vôtre, mon intelligence est un individu et la vôtre aussi. Car les choses qui sont de la même espèce et qui diffèrent numériquement sont des choses individuelles. Or, tout ce qui est reçu dans un être est en lui selon la manière d'être du sujet qui le reçoit. Donc les espèces des choses devraient être reçues individuellement dans mon intelligence comme dans la vôtre, ce qui est contraire à la nature même de l'intelligence qui ne perçoit que les choses universelles.

4.. L'objet compris est dans l'intelligence de celui qui le comprend. Si donc mou intelligence est autre que la vôtre, il faut que l'objet que je comprends soit autre que celui que vous comprenez. Il se multipliera ainsi individuellement et ne sera compris qu'en puissance. Il faudra en abstraire une intention générale, parce qu'on doit abstraire des choses diverses ce qu'elles ont d'intelligible universellement-, ce qui est contraire à la nature de l'intellect, parce que dans ce cas il ne serait plus distinct de l'imagination. Il semble donc qu'il n'y ait pour tous les hommes qu'un seul intellect.

5.. Le disciple recevant sa science du maître, on ne peut pas dire que la science du maître engendre la science dans le disciple, parce qu'alors la science serait comme la chaleur une forme active, ce qui est évidemment faux. Il semble donc que la science qui est dans le maître soit numériquement la même que celle qui est communiquée au disciple. Ce qui ne peut être s'ils n'ont pas pour eux deux un seul entendement. Il semble donc que l'intelligence du disciple et du maître soit la même, et que par conséquent il en soit ainsi de l'intelligence de tous les hommes.

6.. Saint Augustin dit (De quant, anim. cap. 32) : Si je disais qu'il y a beaucoup d'àmes, je serais le premier à rire de moi. Or, l'âme semble être une surtout par rapport à l'intelligence. Donc il n'y a pour tous les hommes qu'une seule intelligence.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Phys. lib. n, text. 38) : Ce que sont les causes universelles par rapport aux objets universels, les causes particulières le sont par rapport aux objets particuliers. Or, il est impossible qu'une âme qui est d'une espèce anime des êtres d'espèce différente. 11 est donc pareillement impossible qu'une seule âme numériquement anime des êtres qui sont numériquement divers.

CONCLUSION. — Puisqu'il est impossible que plusieurs êtres soient numériquement différents et qu'ils aient la même forme, comme il est impossible qu'ils n'aient qu'un seul et même être, il faut donc que le principe pensant soit multiplié selon que les corps se multiplient.

Il faut répondre qu'il est absolument impossible qu'il n'y ait qu'un seul entendement pour tous les hommes. C'est évident si l'on admet avec Platon que l'homme est l'entendement lui-même. Car il s'ensuivrait dans celte hypothèse que si Socrate et Platon n'avaient qu'une seule intelligence, ils ne formeraient qu'un seul et même homme et qu'ils ne seraient distingués l'un de l'autre que par ce qui est en dehors de leur essence. Il n'y aurait pas alors entre Socrate et Platon d'autre différence que. celle qui existe entre celui qui porte une tunique et celui qui porte une cappe, ce qui serait absolument absurde. Il est également impossible qu'il n'y ait qu'une intelligence pour tous les hommes si l'on admet avec Aristote (De anima, lib. iii, text. 52) que l'intelligence est une partie ou une puissance de l'âme qui est la forme de l'homme; car il est impossible que plusieurs êtres qui sont numériquement différente aient une seule et même forme, comme il est impossible qu'ils aient un seul et même être. Car la forme est le principe de l'être. — C'est pareillement impossible de quelque manière que l'on comprenne l'union de l'Intelligence avec tel ou tel homme en particulier. Car il est évident que s'il n'y a qu'un agent principal et deux instruments, on pourra dire qu'il n'y a absolument qu'un seul agent, mais plusieurs actions; comme si, par exemple, un homme touchait de ses deux mains divers objets, il n'y aurait qu'un sujet qui toucherait, mais il y aurait deux contacts. Si au contraire il n'y avait qu'un instrumentet qu'il y eût plusieurs agents différents, on dirait qu'il y a plusieurs agents, mais qu'il n'y a qu'une seule action. Quand, par exemple, plusieurs se mettent à une corde pour traîner un vaisseau, il y a plusieurs traineurs, mais ils ne produisent qu'un seul et même effet. Si l'agent principal est un et l'instrument aussi, on doit dire qu'il n'y a qu'un s«'ul agent et qu'une seule action ; comme quand l'ouvrier frappe avec un marteau, il n'y a qu'un sujet qui frappe et il n'y a qu'une percussion. Or, il est évident que quel que soit lc mode suivant lequel l'intelligence est unie à tel ou tel homme, elle tient le premier rang parmi toutes les autres facultés humaines; car c'est à elle que les facultés sensitives obéissent, et c'est elle qu'elles servent. Ainsi donc si l'on supposait que deux hommes ont plusieurs intelligences, mais qu'ils n'ont qu'un seul sens, par exemple qu'ils n'ont qu'un oeil, il y aurait alors plusieurs voyants, mais il n'y aurait qu'une seule vision. Mais s'il n'y a qu'une intelligence, de quelque façon que l'on varie toutes les facultés secondaires dont l'intelligence se sert comme d'instruments, de toutes manières on sera obligé de dire que Socrate et Platon ne forment qu'un seul être intelligent. Et si nous ajoutons que le comprendre qui est l'action de l'intelligence n'a pas lieu par le moyen d'un autre organe que l'intelligeíice elle-même, il s'ensuivrait alors que l'agent serait un et l'action aussi, c'est-à-dire que tous les hommes ne formeraient qu'un seul être intelligent et qu'une seule compréhension (1) relativement au même objet intelligible. Mon action intellectuelle pourrait différer de la vôtre par la diversité des images, parce que l'image de la pierre qui est en moi serait autre que celle qui est en vous, si l'image, suivant ce qu'elle est en moi différente de ce qu'elle est en vous, était la forme de l'entendement possible. Car le même agent varie ses actions en raison de la diversité de ses formes, comme le même oeil a des visions différentes, suivant qu'A est en présence deformes diverses. Mais l'image n'est pas la forme de l'entendement possible, c'est l'espèce intelligible qui s'abstrait des images. Or, dans le même intellect il ne s'abstrait des images diverses de la même espèce, qu'une seule espèce intelligible. C'est ce qu'on voit évidemment dans l'homme. Lc même individu peut avoir en lui-même différentes images de la pierre, cependant de toutes ces images il ne s'abstrait qu'une seule espèce intelligible au moyen de laquelle l'homme connaît immédialement,

par une seule opération de son esprit, la nature de la pierre, malgré la diversité des images qu'il s'en est formées. Par conséquent, s'il n'y avait pour tous les hommes qu'un seul entendement, les Images diverses qui sont dans tel ou tel individu ne pourraient produire la diversité d'action intellectuelle qui existe entre eux, comme le suppose Averroës. 11 faut donc reconnaître qu'il est absolument impossible et absurde de n'admettre qu'un intellect pour tous les hommes.

(1) Littéralement qu'un seul comprendre ; nous n'avons ru conserver cet inlinitif.


Solutions: 1. II fout répondre au premier argument, que quoique l'àme intelligente ne soit pas plus composée de matière que l'ange lui-même, elle est néanmoins la forme d'une matière, ce qui n'est pas dans la nature de l'ange. C'est pourquoi, selon la division de la matière, il y a beaucoup d'âmes d'une seule et même espèce, tandis qu'il ne peut pas y avoir beaucoup d'anges.

2. Il faut répondre au second, que toutes les choses ont l'unité de la manière qu'elles ont l'être, et que par conséquent on juge de la multiplicité d'une chose comme de son être. Or, il est évident que l'âme intelligente est naturellement unie au corps par son être comme sa forme, et que le corps détruit, l'âme conserve son être. Pour la même raison les âmes se multiplient en raison de la multiplicité des corps, et les corps détruits, les âmes restent multiples comme elles étaient.

3. Il faut répondre au troisième, que l'individualisation du sujet qui comprend ou de l'espèce par laquelle il comprend n'exclut pas l'intelligence des choses universelles ; autrementles intelligences séparées étantdes substances subsistantes et par conséquent particulières ne pourraient comprendre ce qui est universel. Mais la matérialité du sujet qui connaît et de l'espèce par laquelle il connaît est un obstacle à la connaissance de l'universel. Car, de même que toute action est selon le mode de la forme par laquelle l'agent agit comme réchauffement est selon le mode delà chaleur, ainsi la connaissance est selon le mode de l'espèce par laquelle le sujet connaît. Or, il est évident que la nature générale se distingue et se multiplie suivant les principes matériels qui l'individualisent. Si donc la forme par laquelle la connaissance s'opère était matérielle et qu'elle ne fût pas séparée des conditions de la matière, elle ressemblerait alors à la nature de l'espèce ou du genre, selon qu'elle est distinguée et multipliée par les principes qui l'individualisent, et alors elle ne pourrait faire connaître la nature d'une chose dans sa généralité. Mais quand l'espèce est séparée des conditions de la matière individuelle, elle ressemble dans ce cas à la nature dépouillée de ce qui la distingue et de cequi la multiplie, et elle fait connaître leschoses universelles. Peu importe d'ailleurs que l'ente ndement soit unique ou qu'il soit multiple ; parce que dans le cas où il serait un, il faudrait qu'il fût une chose, et l'espèce par laquelle il comprend une autre.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'entendement soit unique ou qu'il soit multiple, ce qui est compris est un. Car ce qui est compris n'est pas dans l'entendement par lui-même, il n'y est que par son image. Ainsi ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, mais c'est son espèce ou image, comme le dit Aristote (De anima, lib. ni, text. 38). Cependant la pierre est ce qui est compris et non son espèce, à moins que l'intelligence ne se replie par la réflexion sur elle-même ; autrement les sciences n'auraient pas les choses pour objet, mais seulement leurs espèces intelligibles. Or, la même chose peut s'assimiler à divers sujets sous diverses formes. Et comme la connaissance a lieu suivant que le sujet qui connaît s'assimile la chose connue, il s'ensuit que le même objet peut être connu par divers sujets, comme on le voit évidemment par ce qui se passe dans les sens. Car plusieurs yeux voient la même couleur sous des images diverses. De même aussi plusieurs intelligences comprennent la même chose. Il y a seulement cette différence entre les sens et l'intelligence, d'après Aristote (toc. cit.), que l'on sent la chose suivant la disposition qu'elle a, considérée en particulier hors de l'âme, tandis que la nature de la chose comprise est à la vérité hors de l'âme, mais elle n'a pas la même manière d'être que celle d'après laquelle nous la comprenons. Car on comprend la nature en général en dehors des principes qui l'indivtiùôlisent, et hors de Pâme elle n'a pas cette manière d'être. Mais dans le système de Platon la chose comprise existe hors de l'âme de la manière qu'on la comprend, parce qu'il suppose que les natures des choses sont séparées de la matière (1).

(1) Dans ce système, la matière n'est qu'une apparence, elle n'est pas une réalité.

5. Il faut répondre au cinquième, que la science est autre dans le disciple et autre dans le maître. Comment se produit-elle, c'est ce que nous verrons (quest. cxvn, art. 1).

6. Il faut répondre au sixième, que quand saint Augustin dit qu'il n'y a pas plusieurs âmes, il entend par là qu'il n'y en a pas plusieurs espèces (2).

(2) 11 ne nie pas leur pluralité numérique.


I pars (Drioux 1852) Qu.75 a.6