I pars (Drioux 1852) Qu.76 a.3

ARTICLE III. — indépendamment de l'ame intellective X a-t-il dans l'homme d'autres ames qui soient essentiellement distinctes (3)?


(3) Il y acu des hérétiques qui ont admis dans l'homme deux ames raisonnables, et Photius parait avoy- été du nombre. Cette erreur a été condamnée par le;huitième concile de Constantinople (sess, x, can. 2).

Objections: 1.. Indépendamment de l'âme intelligente il semble qu'il y ait dansl'homme d'autres âmes essentiellement distinctes, par exemple, l'âme sensitive et l'âme nutritive. Car ce qui est corruptible et ce qui est incorruptible n'appartient pas à la même substance. Or, l'âme intellective est incorruptible, tandis que les autres âmes, la sensitive et la nutritive, sont corruptibles, comme nous l'avons prouvé (quest. lxxv , art. G). Donc il ne peut y avoir dans l'homme une seule essence pour l'âme intellective, sensitive et nutritive.

2.. Si on prétend que l'âme sensitive est incorruptible dans l'homme, on peut ainsi insister. Le corruptible et l'incorruptible ne sont pas du même genre, comme le dit ! Aristote (Met. lib. x, text. 20). Or, l'âme sensitive est corruptible dans le cheval, le lion et les autres animaux. Si donc elle est incorruptible dans l'homme, on ne pourra pas dire qu'elle est du même genre dans l'homme que dans la brute. Et comme l'animal doit son nom à l'âme sensitive qui l'anime, il s'ensuit que ce mot ne désignera plus un genre commun à l'homme et aux autres animaux, ce qui répugne.

3.. Aristote dit (De gen. anim. lib. n, cap. 3) que l'embryon est animal avant d'être homme. Mais il ne pourrait en être ainsi, si l'âme sensitive et l'âme intellective avaient la même essence ; car il est animal par l'âme sensitive et il est homme par l'âme intellective. Il n'y a donc pas dans l'homme une seule essence pour l'âme sensitive et l'âme intellective.

4.. Aristote dit (Met. lib. viii, text. 6) que le genre se prend de la matière et la différence de la forme. Or, le caractère d'être raisonnable qui est la différence constitutive de l'homme se prend de l'âme intellective, et on lui donne le nom d'animal parce qu'il a un corps animé par une âme sensitive. L'âme intellective est donc, par rapport au corps animé par l'àme sensitive, ce que la forme est à la matière. Donc l'âme intellective n'est pas essentiellement la même que l'âme sensitive dans l'homme, mais elle la présuppose comme son suppôt matériel.


Mais c'est le contraire. Car nous lisons : Nous ne disons pas qu'il y ait dans le même homme deux âmes, comme les jacobites le prétendent, l'une animale qui anime le corps et se môle au sang, et l'autre spirituelle qui est raisonnable : mais nous disons qu'il n'y a dans l'homme qu'une seule et même âme qui vivifie le corps par son alliance avec lui et qui se régie elle-même par sa raison.

CONCLUSION. — L'àme n'étant pas seulement unie au corps comme son moteur, mais encore comme sa forme, il est impossible que dans un seul homme il y ait plusieurs âmes essentiellement distinctes; mais il n'y a qu'une âme intelligente qui remplit les fonctions d'àme intellectiva, sensitive et végétative.

Il faut répondre que Platon, comme le rapporte Aristote (De an. lib. i, text. 90), a supposé qu'il y avait dans un même corps plusieurs âmes qu'il distinguait d'après les organes. Il leur attribuait des opérations vitales différentes. Ainsi d'après lui l'âme nutritive avait son siège dans le foie, l'âme concupiscible dans le coeur et l'âme cognitive dans le cerveau (1). Mais Aristote combat cette opinion dans son livre de l'àme (De an. lib. m, text. 41 et seq.). Il l'attaque par rapport à cette division de l'âme dont les parties se servent des organes corporels pour remplir leurs fonctions, parce que dans les animaux qui vivent, après qu'on les a ouverts, on remarque dans chaque partie les différentes opérations de l'âme, comme la sensibilité et l'appétit. Or, il n'en serait pas ainsi, si les divers principes des opérations de l'âme étaient essentiellement différents et qu'ils fussent distribués dans les différentes parties du corps. Mais à l'égard de l'àme intel-lective Aristote ne décide pas si elle est séparée des autres parties de l'âme seulement rationnellement ou si elle l'est localement. On pourrait certainement soutenir l'opinion de Platon si l'on supposait avec lui que l'âme est unie au corps, non comme sa forme, mais comme son moteur, ainsi qu'il l'a supposé lui-même. Car il n'y a pas d'inconvénient à ce que Io même mobile soit rnû par divers moteurs, surfout dans ses diverses parties. Mais si nous supposons que l'âme est unie au corps comme sa forme, il semble absolu-ment impossible qu'il y ait plusieurs âmes essentiellement distinctes dans le même corps ; ce qui peut se prouver en effet par trois raisons : 1° Parce que l'animal dans lequel il y aurait plusieurs âmes ne serait pas absolument un. En effet, un être n'est un absolument que par l'unité de la forme à laquelle il doit l'existence. Car ce qui fait qu'une chose est un être est aussi ce qui fait qu'elle est une. C'est pourquoi les choses qui doivent leur dénomination à des formes diverses ne sont pas absolument unes, comme un homme blanc. Par conséquent s'il y avait une forme, par exemple l'âme végétative, qui rendit l'homme vivant, qu'il y en eût uno autre, par exemple 1 âme sensible qui en fit un animal, et enfin une troisième, l'àme raisonnable qui lefîthomme, il s'ensuivrait que l'homme ne serait pas absolument un être unique, pas plus, comme le dit Aristote argumentant contre Platon (Met. lib. m, text. 20), que si l'idée d'animal différait de celle de bipède,  un animal bipède ne serait absolument un seul être. C'est pour ce motif qu'Aristote demande (De anima, lib. i, text. 90) à ceux qui supposent qu'il y a différentes âmes dans un même corps, ce qui les contient, c'est-à-dire ce qui fait leur unité. On ne peut pas dire qu'elles soient unies par l'unité du corps, parce que c'est plutôt l'âme qui contient le corps et qui constitue son unité que le corps ne contient l'âme. 2° On peut démontrer cette impossibilité d après la nature du prédicat ou de l'attribut. En effet, les choses de formes différentes se disent l'une de l'autre ; ou par accident quand elles ne sont pas subordonnées entre elles, comme lorsque nous disons que le blanc est doux ; ou d'une manière absolue mais secondaire, parce quo le sujet entre dans la définition de l'attribut comme la surface existe préalablement avant la couleur. Par conséquent quand on dit qu'une surface est coloriée, l'attribut se prend d'une manière absolue mais secondaire. Si donc la forme selon laquelle on appelle un être animal était différente de la forme qui le fait appeler homme, il s'ensuivrait ou que l'un des deux ne petit se dire de l'autre que par accident, si ces deux formes ne se rapportaient pas mutuellement l'une à l'autre -, ou qu'il y a là un prédicat qui est secondairement absolu si l'une des âmes sert de prédisposition à l'autre. Or, ces deux choses sont manifestement fausses, parce que l'animal est le prédicat absolu de l'homme et non le prédicat accidentel, et l'homme n'entre pas dans la définition de l'animal, mais c'est tout le contraire.

Il faut donc que ce soit la même forme qui rende le même être animal et homme ; autrement l'homme ne serait pas véritablement ce qu'est l'animal et l'animal ne serait pas par lui-même l'attribut de l'homme. 3° On prouve encore qu'il est impossible qu'il y ait dans l'homme plusieurs âmes, parce qu'une opération de l'âme quand elle est très-intense empêche l'autre. Ce qui n'arriverait pas si le principe des actions n'était pas essentiellement un. II faut donc dire que l'âme sensitive, nutritive et intellective est dans l'homme numériquement la même. — Comment cela se fait-il? On peut aisément s'en rendre compte quand on observe attentivement les différences des espèces et des formes. Car on remarque que les espèces et les formes des choses diffèrent les unes des autres selon qu'elles sont plus ou moins parfaites. Ainsi dans l'ordre de la nature les êtres animés sont plus parfaits que les êtres inanimés, les animaux sont plus parfaits que les plantes, les hommes plus parfaits que les animaux, et dans chacun de ces genres il y a des degrés divers. C'est pour cela qu'Aristote assimile les espèces des choses aux nombres qui diffèrent en espèce selon l'addition ou la soustraction de l'unité (Met. lib. viii, text. IO). Il compare (De anima, lib. ni, text. 30 et 31 ) les diverses âmes à des espèces de figures dont l'une comprend l'autre, comme le pentagone contient le tétragone et le dépasse. Ainsi l'âme intellective comprend en elle tout ce qu'il y a dans l'âme sensitive des animaux et dans l'âme nutritive des plantes. Et comme une surface qui a la figure d'un pentagone n'est pas un tétragone par une figure et un pentagone par une autre (parce qu'il serait superflu de faire du tétragone une figure particulière, puisqu'il est contenu dans le pentagone), de même Socrate n'est pas homme par une âme et animal par une autre, mais il est l'un et l'autre par une seule et même âme.

(1) On trouve quelque chose de semblable dans les Eclaircissements sur lc sacrifice, publiés par M. de Maistre, à la suite de ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Il ne manque pas de se faire l'objection tirée de la sentence du concile, et il y répond en faisant remarquer qu'il s'agit là de deux âmes raisonnables j ce qui est exact. Car le concile motive sa sentence en disant : Nam Vetus et Notum Testamentum, omnesque Ecclesiae Patres unam animam rationalem habere hominem asserunt.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'âme sensitive n'est pas incorruptible parce qu'elle a la faculté de sentir, mais qu'elle a cet avantage parce qu'elle est intellective. Quand l'âme n'est quo sensitive elle est donc corruptible ; mais quand elle est tout à la fois sensitive et intellective, elle est incorruptible. Car quoique la faculté de sentir ne rende pas incorruptible l'être qui en est doué, elle ne peut pas néanmoins enlever à l'âme intellective son privilège.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne range les formes ni dans le genre, ni dans l'espèce; ce sont les êtres composés qu'on classe ainsi. Or, l'homme est corruptible comme les autres animaux. C'est pourquoi la différence du corruptible et de l'incorruptible qui provient des formes ne fait pas que l'homme diffère quant au genre des autres animaux.

3. Il faut répondre au troisième, que l'embryon a d'abord une âme qui n'est que sensitive. Cette âme fait place ensuite (1) à une âme plus parfaite qui est tout à la fois sensitive et intellectiva, comme nous le prouverons quest. cxvni, art. 2, ad 2).

(1) D'après saint Thomas, il n'y aurait d'abord dans l'embryon qu'une âme sensitive , et cette âme serait détruite pour faire place a une âme raisonnable. Ce système ne peut se soutenir ni théologiquement ni pliysiologiquemcnt ; mais on conçoit quo saint Thomas l'ait admis, quand on sc représente l'idée qu'il se faisait de l'âme sensitive.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il ne faut pas, d'après les différentes vues de l'esprit et d'après nos manières de voir, juger qu'il y a diversité dans l'ordre de la nature (i) parce que la raison peut saisir le même objet sous des aspects divers. Comme l'âme intcllectivc contient virtuellement ce que possède l'âme sensitive, et quelque chose de plus, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.), la raison peut considérer à part ce qui appartient à la faculté sensitive comme quelque chose d'imparfait et de matériel, et parce que cette propriété est commune à l'homme et aux animaux elle en forme la nature du genre. Elle considère ensuite ce que l'âme intellective a de plus que la sensitive comme notre raison formelle et notre complément et elle en forme la différence qui est propre à l'homme et qui le distingue.

(1) Ou plus clairement, tous les êtres de raison ne sont pas des êtres réels.


ARTICLE IV. — y a-t-il dans l'homme une autre forme que l'ame intellective (2) ?


(2) Cet article, est une conséquence de l'article \er, etnar conséquent une réfutation de Jean d'Olive, d'Averroës et de tous ceux qui ont suivi dans cette matière le sentiment de Platon. La sentence du concile de Vienne que nous avons citée est donc ici applicable.

Objections: 1.. Il semble que dans l'homme il y ait une autre forme que l'âme intellective. Car Aristote dit (De anima, lib. h, tcxt. 4 et íí) que l'âme est l'acte d'un corps naturel qui a la vie en puissance. L'âme est donc au corps ce que la forme est à la matière, et puisque le corps a une forme substantielle paria-quelle il existe, il s'ensuit qu'il y a dans le corps une forme substantielle antérieurement à l'existence de l'âme.

2.. L'homme et tout animal quelconque se meut lui-même. Or, tout ce qui se meut se divise en deux parties dont l'une est le moteur et l'autre l'objet qui est mû, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 30). Puisque dans J'homme la partie qui meut est l'âme, il faut donc qu'il y ait une autre partie qui puisse être mue. La matière première ne peut l'être, puisque, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 8), ce n'est qu'un être en puissance ; d'ailleurs tout être qui est mû est un corps. Il faut donc que dans l'homme et dans tout animal il y ait une autre forme substantielle qui constitue le corps.

3.. L'ordre dans les formes s'établit d'après le rapport qu'elles ont avec la matière première.Car il n'y a un premier et un second que relativement à un principe quelconque. Si donc il n'y avait pas dans l'homme une forme substantielle indépendante de l'âme raisonnable, et que celle-ci fût immédiatement inhérente ala matière première, il s'ensuivrait qu'elle devrait être rangée parmi les formes les plus imparfaites qui sont immédiatement inhérentes à la matière.

4.. Le corps humain est un corps mixte. Or, le mélange ne comprend pas seulement la matière, parce qu'alors ce ne serait qu'une corruption. 11 faut donc qu'il comprenne les formes des éléments qui sont dcs'formes substantielles, et que par conséquent il y ait dans le corps humain d'autres formes substantielles que l'âme intellective.


Mais c'est le contraire. Une chose ne peut avoir qu'une substance. Or, la forme substantielle produit la substance. Donc une chose ne peut avoir qu'une forme substantielle. L'âme étant la forme substantielle de l'homme, il est donc impossible qu'il y ait dans l'homme une autre forme substantielle que l'âme intellective.

CONCLUSION. — L'âme humaine étant unie au corps de l'homme comme la forme qui lui donne Petre d'une manière absolue, il est impossible qu'il y ail dans l'homme, une autre forme que l'àme intellective.

Il faut répondre que si l'on admettait avec les platoniciens que l'âme intellective n'est pas unie au corps comme sa forme, mais seulement comme son moteur, on devrait dire que dans l'homme il y a une autre forme substantielle qui constitue le corps et lui donne son être. Mais si l'âme intellective est unie au corps comme sa forme substantielle, ainsi que nous l'avons dit (art. 4), il est impossible qu'on trouve dans l'homme une autre forme substantielle que celle-là. Pour s'en convaincre, il faut observer que la forme substantielle diffère de la forme accidentelle en ce que celle-ci ne donne pas l'être d'une manière absolue, mais seulement telle ou telle manière d'être en particulier. Ainsi la chaleur ne fait pas que le sujet qui la reçoit existe, mais seulement qu'il est chaud. C'est pourquoi, quand une forme accidentelle se produit, on ne dit pas qu'une chose est faite ou engendrée absolument, mais qu'elle a reçu telle ou telle manière d'être. De même, quand cette forme disparait, on ne dit pas que la chose qui l'avait reçue est absolument corrompue, mais seulement qu'elle l'est sous un rapport. Mais la forme substantielle donne l'être absolument parlant, et c'est ce qui fait que quand elle se produit on dit (jue la chose est engendrée absolument, et quand elle disparait on dit qu'elle est complètement corrompue. C'est pour cela que les anciens philosophes qui supposaient que la matière première était un être en acte, comme le feu, l'air et les autres éléments semblables, ont dit que rien ne s'engendre ni ne se corrompt absolument, mais que tout ce qui se fait est le résultat d'une altération ou d'un changement, comme le dit Aristote (Phys. lib. i, text. 33). Si donc, indépendamment de l'àme intellective, il y avait dans la matière une autre forme substantielle qui ferait du sujet de l'âme un être en acte, il s'ensuivrait que l'àme ne communiquerait pas l'être absolument, et que par conséquent elle ne serait pas une forme substantielle, et que quand elle arriverait dans un corps il ne serait pas absolument, mais relativement engendré, et que quand elle s'en séparerait il ne serait pas absolument,mais relativement corrompu, ce qui est évidemment faux. Il faut donc dire qu'il n'y a pas dans l'homme d'autre forme substantielle que l'âme intellective, et que, comme elle contient virtuellement l'âme sensitive et l'àme nutritive, de même elle contient virtuellement toutes les formes inférieures, et produit à elle seule ce que des formes plus imparfaites produisent dans les autres êtres. On doit en dire autant de l'àme sensitive dans les bêtes et de l'àme nutritive dans les plantes, et universellement de toutes les formes plus parfaites par rapport aux imparfaites.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote ne dit pas que l'àme soit seulement l'acte du corps, mais l'acte d'un corps physique et organique, qui a la vie en puissance, et que cette puissance n'exclut pas l'âme. Il est donc évident que dans celui dont on dit que l'âme est l'acte on comprend l'àme elle-même, comme quand on dit que la chaleur est l'acte d'un corps chaud, et la lumière l'acte d'un corps lumineux, on n'entend pas que le corps soitlumineux sans la lumière, mais que c'est par elle qu'il a cette propriété. De même on dit que l'âme est l'acte du corps parce que c'est par elle que le corps existe, qu'il est organisé et qu'il a la vie en puissance. On lui donne le nom d'acte premier comparativement à l'acte second, qui est son opération. Par conséquent, cette puissance n'exclut pas l'âme, au contraire (4).

(1) D'après Aristote, l'Ame est au corps ce que l'acte est à la puissance; elle n'exclut Uonc pas plus le corps que l'acte n'exclut la puissance.

2. Il faut répondre au second, que l'âme ne meut pas le corps par son être, selon qu'elle lui est unie comme sa forme, mais elle le meut par sa puissance motrice, dont l'acte présuppose le corps déjà animé par l'âme, de telle sorte que l'âme est, selon sa puissance motrice, la partie qui meut et le corps animé est la partie qui est mue.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la matière on reconnaît divers degrés de perfection, tels que l'être, la vie, la sensibilité et l'intelligence. Le degré qui vient se surajouter à l'autre est toujours plus parfait que lui. Ainsi la forme qui ne donne que le premier degré de perfection de la matière est la plus imparfaite. Mais celle qui donne le premier, le second, le troisième, et ainsi de suite, l'est davantage (1), et néanmoins elle est immédiatement inhérente à la matière.

(1) Parce qu'elle renferme toutes les autres virtuellement.

4. 11 faut répondre au quatrième, qu'Avicenne a supposé que les formes substantielles des éléments restaient intègres dans un corps mixte, et que le mélange ne se faisait qu'autant que les qualités contraires des éléments étaient réduites à un milieu. .Mais c'est impossible, parce que les diverses formes des éléments ne peuvent exister que dans diverses parties de la matière, et cette diversité suppose l'étendue sans laquelle la matière ne peut être divisible. Or, la matière soumise à l'étendue n'existe que dans les corps, et différents corps ne peuvent être dans le même lieu. D'où il suit que dans un corps mixte les éléments sont distincts d'après leur position, et que par conséquent il n'y a pas de mélange véritable dans le tout, il n'y a qu'un mélange pour les sens, qui résulte de la juxtaposition des infiniment petits. Averroës a encore supposé (De coel. lib. m, comm. 67) que les formes des éléments tiennent, en raison de leur imperfection, le milieu entre les formes accidentelles et les formes substantielles, qu'elles sont pour ce motif susceptibles de plus et de moins, et qu'en perdant de leur vertu dans le mélange elles sont ramenées à un certain milieu, et qu'ainsi elles ne produisent qu'une forme unique. Mais ceci est encore plus impossible. Car la substance d'une chose consiste dans son indivisibilité; toute addition et toute soustraction en varient l'espèce, comme dans les nombres (Met. lib. vin, text. 10). Il est donc impossible qu'une forme substantielle soit susceptible d'augmentation et de diminution, et il n'est pas moins impossible qu'une chose tienne le milieu entre la substance et l'accident. Il faut donc dire avec Aristote(/)<?/>a/Y. anim. lib. n) que les formes deséléments subsistent dans les corps mixtes, non actuellement, mais virtuellement. Car les qualités propres des éléments existent, quoique affaiblies, dans les corps qui ont la vertu des formes élémentaires. Et la qualité de ce mélange est une disposition à recevoir la forme substantielle d'un corps mixte, par exemple la forme d'une pierre ou d'un être animé quelconque.


ARTICLE V.  — EST-IL CONVENABLE QU'UNE AME INTELLECTIVA SOIT UNIE  A UN CORPS TEL QUE LE CORPS HUMAIN (2)?


Objections: 1.. Il semble inconvenant qu'une âme intellective soit unie à un corps tel que le corps humain. Car la matière doit être proportionnée à la forme. Or, l'âme intellective est une forme incorruptible. Il n'est donc pas convenable qu'elle soit unie à un corps corruptible.

2.. L'âme intellective est une forme absolument immatérielle ; la preuve en est c'est que dans ses opérations elle n'a rien de commun avec la matière corporelle. Or, plus un corps est subtil et moins il est matériel. Donc l'âme devrait être unie à un corps très-subtil, par exemple au feu, et non à un corps mixte, encore moins à un corps terrestre.

(2) Le texte porte : à un corps fait de telle façon; c'est-à-dire à un corps pourvu d'organes qui le rendent capable de vivre. Cuvier démontre qu'il n'y a que les corps organises qui puissent vivre (IU-Riie animal, t. 1, p. VS). En suivant la doctrine d'Aristote, saint Thomas se trouve donc d'accord sur ce point avec la science actuelle.

3.. La forme êlant le principe de l'espèce, une même forme ne produit pas des espèces différentes. Or, l'âme intellective est une forme. Donc elle ne doit pas être unie au corps qui se compose de parties d'espèces dillé-rentes.

4.. Quand la forme est plus parfaite l'être qui la reçoit doit être plus parfait aussi. Or, l'âme intellective est la plus parfaite des âmes. Par conséquent, les corps des autres animaux étant tout naturellement protégés, et ayant, par exemple, des poils au lieu de vêtements, des ongles au lieu de chaussures, et ayant pour leur défense les armes que la nature leur donne, telles que les grilles, les dents et les cornes, il semble que l'âme intellective n'ait pas dû être unie à un corps imparfait, privé de tous ces secours.


Mais c'est le contraire. Car Aristote d\t(De anima, lib. h, text. 4 et 5) que l'âme est l'acte d'un corps naturel et organique, ayant la vie en puissance.

CONCLUSION. — L'âme intellective possédant de la manière la plus Complète la vertu sensitive, il a fallu que le corps auquel elle est unie fût un corps mixte qui eût plus que tous les autres une égalité parfaite de tempérament telle qu'est le corps humain,

11 faut répondre que la forme n'existant pas pour la matière, mais plutôt la matière pour la forme, il faut rechercher dans la forme la raison pour laquelle la matière a tel ou tel caractère et non réciproquement. Or, l'âme intellective, comme nous l'avons dit (queat, ia, art. 2), tient, dans l'ordre de la nature, le dernier rang parmi les substances intellectuelles, surtout parce qu'elle n'a pas naturellement la connaissance de la vérité innée en elle comme les anges, et parce qu'il faut qu'elle l'emprunte aux choses corporelles par le moyen des sens, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 7). Mais comme la nature ne fait défaut à aucun être en ce qui lui est nécessaire, il a fallu que l'âme intellective eût non-seulement la faculté de comprendre, mais encore celle de sentir. Et puisque d'ailleurs elle ne peut sentir sans se servir du corps comme d'un instrument, il a été nécessaire qu'elle fût unie à un corps qui lui permît de mettre en Usage cette faculté. Or. tous les sens ont le tact pour fondement. Et il est nécessaire au tact qu'il tienne le milieu entre les contraires (I), par exemple, entre le chaud et le froid, entre l'humide et le sec et les autres choses semblables qui sont de son domaine. Car il est ainsi en puissance par rapport aux contraires, et il peut les sentir. Ainsi, plus le tact se rapproche de cette égalité de tempérament et mieux il perçoit les objets. L'âme intellective possédant la faculté sensitive de la manière la plus complète, parce que les qualités de l'être inférieur préexistent toujours plus parfaitement dans l'être supérieur, comme le dit saint Denis [loc. cit.), il a fallu par conséquent que le corps auquel l'âme intellective est unie fût un corps mixte qui eût une égalité de tempérament supérieure à tous les autres corps. Voilà pourquoi de tous les animaux l'homme est celui qui est doué du toucher le plus fin (2j et que parmi les hommes il y en a dont le tact est plus exquis et l'intelligence plus remarquable. La preuve en est que ceux qui ont la chair la plus douce (1) sont aussi ceux qui ont le plus de talent, comme ledit Aristote(>e anima, lib. u, text. 94).

(1) Pascal montre , avec son éloquence accoutumée , que l'homme est placé dans le milieu le plus convenable pur rapport à tous ses sens ^ Voyez ses Pensées sur la connaissance générale de l'homme).

(2) Pour les autres sens, dit Aristole, l'homme cst'fort au-dessous des animaux, mais pour le toucher il est bien au-dessus deux tous ; ce qui Init aussi qu'il est le plus intelligent des animaux.

(1) La physiologie actuelle reconnaît l'exactitude de cette observation générale.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y en a qui voudraient échapper à cette objection en disant que le corps de l'homme avant le péché avait été incorruptible. Mais cette réponse ne semble pas fondée. Car le corps de l'homme avant le péché n'a pas été immortel par nature, mais par un effet de la grâce divine ; autrement le péché ne lui eût pas plus enlevé son immortalité qu'il ne l'a enlevée aux démons. — Il faut donc plutôt répondre que pour la matière il y a deux conditions : la première c'est qu'elle soit choisie pour convenir à la forme, la seconde est une conséquence nécessaire de sa disposition première. Ainsi, un ouvrier, pour faire une scie, choisit la matière propre à couper des corps durs ; mais une conséquence nécessaire de la matière qu'il a employée, c'est que les dents de la scie puissent s'é-mousser et se tacher de rouille. Ainsi, le corps uni à l'âme intellective doit être d'un tempérament égal. La conséquence nécessaire de cette disposition, c'est qu'il soit corruptible. Si l'on dit que Dieu aurait pu éviter cette nécessité, on doit observer que dans l'ordre de la nature on n'examine pas ce que Dieu peut faire, mais ce qui convient réellement à l'essence des choses, comme l'a dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. h, cap. 1). Cependant Dieu a pourvu à la dignité de l'homme en lui donnant sa grâce comme remède contre la mort.

2. 11 faut répondre au second, qu'il n'est pas nécessaire que l'âme intellective soit unie au corps à cause de son opération intellectuelle, mais à cause de sa vertu sensitive qui exige un organe d'une complexior! parfaitement égale. C'est pour cela qu'il a fallu que l'âme intellective fût unie à un corps tel que le corps humain, et non à un simple élément ou à un corps mixte dans lequel le feu aurait été prédominant, parce que l'activité de cet élément aurait nui à l'égalité de tempérament nécessaire. Le corps qui a un tempérament parfaitement proportionné, a d'ailleurs une certaine noblesse par là même qu'il est éloigné des contraires, et en cela il ressemble sous un rapport aux corps célestes (2).

(2) Dans lesquels il n'y a pas de contrariété.

3. Il faut répondre au troisième, que les parties de l'animal, comme l'oeil, la main, la chair et l'os, n'appartiennent pas à une espèce, mais à un tout. C'est pourquoi on ne peut pas dire, à proprement parler, qu'elles sont des espèces différentes, mais des dispositions diverses. Il en est de même de l'âme intellective qui, bien qu'elle soit une par essence, a cependant des propriétés multiples en raison même de sa perfection. C'est pour ce motif que pour ses différentes opérations elle a besoin de trouver des dispositions diverses dans les parties du corps auquel elle est unie. Voilà pourquoi nous voyons qu'il y a une plus grande diversité de parties dans les animaux parfaits que dans les imparfaits, et dans ceux-ci que dans les plantes (3).

(3) Plus les fonctions ou les opérations d'un agent sont nombreuses, et plus il lui faut d'instruments.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'âme intellective, par là même qu'elle embrasse les choses universelles, a une vertu qui s'étend à l'infini. C'est pourquoi la nature n'a pu déterminer ni ses opérations naturelles, ni les secours nécessaires à son vêtement ou à sa défense, comme elle l'a fait pour les autres animaux qui ne perçoivent que des objets particuliers et dont les facultés ne peuvent s'élever plus haut. Mais au lieu de toutes ces choses l'homme possède par nature la raison et les mains qui sont les organes des organes, parce qu'il peut avec elles se préparer des instruments d'une infinité de manières pour produire des effets à l'infini.

ARTICLE VI. — l'ame intellective est-elle unie au corps par de simples dispositions accidentelles (1)?


(1) Cet article est un corollaire des articles précédents et spécialement du premier. Car , du mêment que l'on admet que l'âme est essentiellement la forme du corps, elle ne peut lui être unie par de simples dispositions accidentelles.

Objections: 1.. Il semble que l'âme intellective soit unie au corps par quelques dispositions accidentelles. Car toute forme est dans la matière qui lui est propre et qui a été disposée pour elle. Or, les dispositions à la forme étant des accidents, il faut donc que l'on admette préalablement quelques accidents dans la matière avant qu'elle ne revête sa forme substantielle et par conséquent avant que l'âme ne s'unisse à elle, puisque l'âme en est la forme substantielle.

2.. Les diverses formes d'une même espèce exigent dans la matière des parties différentes. Or, on ne peut concevoir dans la matière des parties différentes qu'autant qu'elle est divisible par rapport aux dimensions qu'offre son étendue. Il faut donc que l'on conçoive les dimensions dans la matière avant les formes substantielles qui sont multiples dans leur espèce.

3.. L'esprit s'applique au corps par l'influence de l'action qu'il exerce sur lui. Or, l'action ou la vertu de l'âme c'est sa puissance. 11 semble donc que l'âme soit unie au corps par le moyen de la puissance qui est un accident.


Mais c'est le contraire. En effet, l'accident est postérieur à la substance temporel!ement et rationnellement, comme le dit Aristote (Met. lib. vu, text. 4). On ne peut donc pas concevoir qu'il y ait dans la matière une forme accidentelle antérieure à l'âme qui est la forme substantielle.

CONCLUSION. — Puisque l'âme intellective donne à l'homme son être absolu et substantiel, il est impossible qu'elle soit unie au corps par des dispositions accidentelles.

Il faut répondre que si l'âme était unie au corps uniquement comme son moteur, non-seulement rien n'empêcherait, mais il serait même absolument nécessaire qu'il y eut des dispositions intermédiaires qui servissent de liens entre le corps et l'âme, par exemple que du côté de l'âme il y eût la puissance qui l'aidât à mouvoir le corps, et que du côté du corps il y cùi une certaine aptitude qui le rendit susceptible d'être mû par l'âme. Mais si l'âme intellective est unie au corps, comme sa forme substantielle, ainsi que nous l'avons dit (art. 1), il est impossible qu'une disposition accidentelle quelconque serve de lien entre le corps et l'âme, comme entre toute forme substantielle et sa matière. La raison en est que la matière étant en puissance pour tous les actes d'après un certain ordre, il faut qu'elle possède d'abord l'acte qui tient le premier rang parmi tous les actes (2). Or, le premier de tous les actes c'est l'être. On ne peut donc pas concevoir que la matière soit chaude ou étendue avant de la concevoir existante. Et puisque c'est sa forme substantielle qui la met en acte et qui fait qu'elle existe absolument, comme nous l'avons dit (art. 4), il est donc impossible que des dispositions accidentelles quelles qu'elles soient préexistent dans la matière avant sa forme substantielle et par conséquent avant l'âme.

(2) Il faut que le premier de ces actes soit dans la matière avant qu'elle soit susceptible de recevoir les autres, ou, selon l'axiome, il faut être avant d'être quelque chose.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. 3 et 4), la forme la plus parfaite renferme virtuellement tout ce que contiennent les formes inférieures. C'est pourquoi il ne faut qu'une seule et même forme pour donner à la matière divers degrés de perfection. Ainsi c'est essentiellement une seule et même forme qui fait que l'homme existe en acte, qu'il a un corps, qu'il est vivant, qu'il est animal et qu'il est homme. Or, il est évident que tout genre a pour conséquence des accidents qui lui sont propres. Ainsi comme on conçoit la matière parfaite dans son être avant de la concevoir comme corps, de même on conçoit aussi la préexistence d'accidents qui sont propres à l'être avant la corporéité. (Test ce qui fait qu'il y a dans la matière des dispositions antérieures à la forme (4) non par rapport à tous ses effets possibles, mais par rapport au dernier.

(1) Ainsi, quand il s'agit d'une Forme qui est ro-çue dans un sujet par l'altération de ce sujet, il faut des dispositions préalables ; mais s'il s'agit d'une forme qui donne l'être à la matière, il n'en faut aucune, parce qu'il est nécessaire que la chose soit, avant d'avoir telle ou telle manière d'être.

2. 11 faut répondre au second, que les dimensions sont des accidents qui résultent nécessairement de la corporéité qui convient à toute la matière. Par conséquent la matière comprise avec sa corporéité et des dimensions (2) peut être conçue comme divisée en parties différentes, de telle sorte qu'elle reçoive diverses formes selon ses divers degrés de perfection. Car bien que la forme qui attribue à la matière divers degrés de perfection soit essentiellement la même, comme nous l'avons dit (art. 4), cependant elle en diffère rationnellement.

3. Il faut répondre au troisième, que la substance spirituelle qui est unie au corps seulement comme moteur, lui est unie par sa puissance ou sa vertu, mais que l'âme intellective lui étant unie comme sa forme, elle tient alui par son être. Néanmoins elle le gouverne et le meut par sa puissance et sa vertu.

ARTICLE VII. — \Bl'ame est-elle unie au coups par le moyen d'un autre corps quelconque (3)?


I pars (Drioux 1852) Qu.76 a.3