I pars (Drioux 1852) Qu.77 a.4

ARTICLE IV. — les puissances de l'ame sont-elles susceptibles d'être ordonnées (2)?


(2) Cet article est le développement de ce principe général, qni revient souvent dans les théories péripatéticiennes : c'est que dans la nature il n'y a rien qui ne soit réglé et ordonn iPhys. liv. vin, text. s).

Objections: 1.. Il semble que dans les puissances de l'âme il n'y ait pas d'ordre à établir. Car dans les choses qui font partie d'une seule et même division il n'y a ni avant, ni après, elles sont naturellement simultanées. Or, les puissances de l'âme sont les divisions d'un même tout. Donc il n'y a pas d'ordre à établir entre elles.

2.. Les puissances de l'âme se rapportent aux objets et à l'âme elle-même. Or, par rapport à l'âme il n'y a pas d'ordre à établir entre ses puissances, puisque l'àme est une. De même il n'y en a pas non plus à établir par rapport aux objets, parce que les objets sont divers et absolument disparates, comme on le voit évidemment à l'égard du son et de la couleur. Il n'y a donc pas d'ordre à établir entre les puissances de l'âme.

3.. Dans les puissances qui sont ordonnées les unes par rapport aux autres, on remarque ceci : c'est que l'opération de l'une dépend de l'opération de l'autre.Or, l'acte d'une puissance de l'âme ne dépend pas de l'acte d'une autre. Car nous pouvons voir sans entendre, et réciproquement. Il n'y a donc pas d'ordre entre les puissances de l'âme.


Mais c'est le contraire. Car Aristote compare les parties ou les puissances de l'âme aux figures (De anima, lib. 11, text. 30 et 34). Or, les figures s'ordonnent les unes par rapport aux autres. Donc les puissances de l'âme aussi.

CONCLUSION. — L'àme étant une etses puissances multiples, commeon va toujours d'après un certain ordre de l'unité à la multiplicité pour éviter la confusion, il est nécessaire qu'il y ait entre les puissances de l'âme un ordre quelconque.

Il faut répondre que l'âme étant une, et ses puissances multiples, comme on va toujours de l'un au multiple d'après un certain ordre il est nécessaire que les puissances de l'âme soient ordonnées. Or, il y a entre elles trois espèces d'ordre à observer. Il y en a deux (I) qui reposent sur la dépendance dans laquelle est une puissance à l'égard d'une autre. La troisième repose sur la manière dont les objets sont ordonnés entre eux. Or, une puissance peut dépendre d'une autre de deux manières : 1° selon l'ordre de la nature, c'est ainsi que leschoses parfaites sont naturellement antérieures aux imparfaites-2° selon l'ordre de la génération et du temps, c'est de cette façon qu'on va de l'imparfait au parfait. Dans le premier de ces deux sens les puissances intellectuelles sont antérieures aux puissances sensitives puisqu'elles les dirigent et qu'elles leur commandent. De même les puissances sensitives sont antérieures aux puissances de l'âme nutritive. Dans le second sensce serait l'ordre inverse qu'il faudrait suivre. Car dans la génération les puissances nutritives existent antérieurement aux puissances sensitives, puisqu'elles y préparent le corps, et celles-ci sont également antérieures aux puissancesintellectives. Suivant le troisième ordre il y ades facultés sensitivesqui peuvent être ordonnées les unes par rapport aux autres. Telles sont la vue, l'ouïe, l'odorat. Car l'objet de la vue, le visible est naturellement antérieur aux autres objets sensibles pareequ'il est commun aux corps supérieurs et aux inférieurs. L'objet de l'ouïe, le son se produit dans l'air qui est naturellement antérieur à la combinaison des éléments qui produisent l'odeur, l'objet de l'odorat.

(1) Le premier ite ces deux ordres est l'ordre de perfection ; le second, l'ordre de génération.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les espèces d'un genre il y a une priorité et une postériorité d'existence, comme dans les nombres et les figures, quoiqu'on dise qu'elles existent simultanément dans le sens qu'elles reçoivent toutes le prédicat du genre qui leur est commun.

2. Il faut répondre au second, que l'ordre des puissances de l'âme se prend de l'âme elle-même, qui se rapporte suivant un certain ordre aux actes divers qu'elle produit (bien qu'elle soit essentiellement une); il se prend aussi des objets et des actes, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement repose seulement sur les puissances ordonnées d'après le troisième ordre que nous avons indiqué. Quant à celles qui s'ordonnent d'après les deux autres ordres, elles se rapportent réciproquement de telle façon que l'acte de l'une dépend de l'autre.


ARTICLE V. — \Btoutes les puissances de l'ame sont-elles dans l'ame comme dans leur sujet (2)?


(2) Cet article, a pour objet de faire ressortir la différence qu'il va entre l'intelligence et la sensibilité, en distinguant les facultés qui sont propres à l'àme, de celles qui sont propres à l'homme, ou qui résultent de l'union àf l'Ame et du corps.

Objections: 1.. Il semble que toutes les puissances de l'âme soient dans l'âme comme dans leur sujet. Car ce que les puissances du corps sont au corps, les puissances de l'âme le sont à l'âme. Or, le corps est le sujet de ses puissances. Donc l'âme est le sujet des siennes.

2.. Les opérations des puissances de l'âme sont attribuées au corps à cause de l'âme elle-même, parce que, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 24) : L'âme est ce par quoi nous sentons et nous comprenons primitivement (3). Or, les premiers principes des opérations de l'àme sont ses puissances. Donc les puissances sont ce qu'il y a de premier dans l'âme.

(3) Nous avons ici traduit latéralement le taxle d'Aristote (Voy. pag. 53, not.).

3.. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 19 et 20) qu'il y a certaines choses que l'âme ne sent pas par le corps, et qu'elle sent même sans lui, telle est la crainte et telles sont les autres affections semblables: mais qu'il y en a d'autres que l'âme sent par le corps. Or, si cette puissance n'existait pas dans l'âme seule, comme dans son sujet, elle ne pourrait rien sentir sans le corps. Donc l'âme est le sujet de la puissance sensitive, et pour la même raison de toutes les autres puissances.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De Sont, et vigil. cap. 1) que sentir n'est le propre ni de l'âme, ni du corps, mais de l'un et de l'autre réunis. La puissance sensitive est donc dans l'être qu'ils composent comme dans son sujet. Par conséquent, l'âme seule n'est pas le sujet de toutes ses puissances.

CONCLUSION. — Comme ce qui opère est le sujet de la puissance qui agit, il est constant que les puissances inorganiques existent dans l'àme seule comme dans leur sujet, et quêtes puissances organiques n'existent pas en elle exclusivement, mais dans l'être composé, c'est-à-dire dans l'homme.

Il faut répondre que l'être qui peut opérer est le sujet de la puissance qui opère. Car tout accident donne à son sujet propre sa dénomination, et celui qui peut opérer est le même que celui qui opère. Il faut donc que la puissance soit dans l'être qui opère comme dans son sujet, d'après ce que dit Aristote (loc. cit.). Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. i.xxvi, art. 1), qu'il y a des opérations de l'âme qui s'accomplissent sans aucun organe corporel ; telles sont l'intelligence et la volonté. Les puissances qui sont les principes de ces opérations sont donc dans l'âme comme dans leur sujet. Mais il y a aussi certaines opérations de l'âme qui s'accomplissent par des organes corporels ; c'est ainsi qu'on voit par l'oeil, qu'on entend par l'oreille. Il en est de même de toutes les autres opérations de l'âme nutritive et de l'âme sensitive. C'est pourquoi les puissances qui sont les principes de ces opérations existent dans le corps et l'âme réunis, comme dans leur sujet, mais non dans l'âme exclusivement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que toutes les puissances sont dans l'âme, non comme dans leur sujet, mais comme dans leur principe (1), parce que c'est de l'âme que l'homme a le pouvoir de faire telles ou telles opérations.

(1) Les puissances inorganiques sont dans l'âme comme dans leur sujet, mais les puissances organiques ne sont en elles que virtuellement: l'homme est leur sujet, parce qu'elles ne peuvent exercer leurs actes que par des organes corporels.

2. Il faut répondre au second, que toutes ces puissances sont dans l'âme avant d'être dans l'homme, non comme dans leur sujet, mais comme dans leur principe.

3. Il faut répondre au troisième, que Platon a pensé que la sensibilité était une opération propre à l'âme aussi bien que l'intelligence. Dans une foule de questions philosophiques, saint Augustin met en avant l'opinion de Platon, sans dire qu'il la partage, mais en l'exposant tout simplement. Pour le cas présent, quand on dit qu'il y a des choses que l'âme sent avec le corps, et d'autres qu'elle sent sans lui, on peut comprendre cela de deux manières (2) : 1° Ces mots avec ou sans le corps peuvent déterminer l'acte de la sensation par rapport au sujet qui l'éprouve. En ce sens il n'y a rien que l'âme sente sans le corps, parce que la sensation ne peut venir de lame que par un organe corporel. 2° On peut rapporter ces mots à l'objet de la sensation au lieu de les entendre du sujet. Alors il y a réellement des choses qui sont senties avec le corps, c'est-à-dire qui sont existantes dans le corps; c'est ainsi qu'elle sent une blessure ou toute autre chose semblable. Il y en a d'autres que l'âme sent sans le c0rps, c'est-à-dire qu'elles n'existent pas dans le corps, elles sont seulement perçues par l'âme. C'est ainsi que l'àme sent qu'elle est attristée ou réjouie d'une chose qu'elle a entendue.

(2) Ou, comme disent les philosophes actuels, on peut l'entendre subjectivement et objectivement.

ARTICLE VI. —- les puissances i)e l'ame découlent-elles de son essence (1)?


(1) Cet article est le développement du précédent. Car, du mêment que l'âme est le principe de toutes les puissances, il s'ensuit qu'elles découlent toutes de son essence.

Objections: 1.. Il semble que les puissances de l'âme ne découlent pas de son essence. Car d'un être simple ne procèdent pas des choses diverses. Or, l'essence de l'âme est une et simple. Par conséquent, puisque ses puissances sont multiples et diverses, elles ne peuvent procéder de son essence.

2.. L'être dont un autre procède est sa cause. Or, on ne peut pas dire que l'essence de l'âme soit la cause de ses puissances, comme on peut s'en convaincre en examinant les différents genres de causes. Donc les puissances de l'âme ne découlent pas de son essence.

3.. L'émanation désigne un certain mouvement. Or, rien n'est mû par lui-même, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vu, text. 2), sinon par l'effet de ses parties. Ainsi on dit que l'animal se meut lui-même parce qu'il y a en lui une partie qui meut et une partie qui est mue. L'âme n'est pas mue (2), comme le prouve Aristote (De anima, lib. i, text. GC>) : elle ne produit donc pas en elle-même ses puissances.

(2) Aristote refuse le mouvement à i âme, en ce sens, qu'il la considère comme un moteur immobile, qui meut sans être mû. Descartes exprime un sentiment analogue dans son Traite des passions, art. 16 et passim.


Mais c'est le contraire. En effet les puissances de l'âme sont ses propriétés naturelles. Or, le sujet est la cause de ses propres accidents, et c'est pour cela qu'il entre toujours dans la définition de l'accident lui-même, comme on le voit (Met. lib. vu, text. 42 à 16). Donc les puissances de l'âme procèdent de son essence comme de leur cause.

CONCLUSION. — L'accident propre et intrinsèque étant produit par le sujet selon qu'il est en acte, et étant reçu en lui selon qu'il est en puissance, il est constant que toutes les puissances de l'àme émanent de son essence.

Il faut répondre que la forme substantielle et la forme accidentelle s'accordent en certains points et diffèrent sur d'autres. Ce qu'elles ont de commun c'est qu'elles sont l'une et l'autre un acte et qu'elles sont cause l'une et l'autre qu'une chose est en acte de quelque manière ; mais elles diffèrent en deux points. 1° La forme substantielle donne absolument l'être, et son sujet n'est qu'un être en puissance, tandis que la forme accidentelle ne donne pas l'être absolu, mais telle ou telle manière d'être, et que son sujet est un être en acte. D'où il résulte évidemment que l'actualité existe dans la forme substantielle avant d'être dans le sujet. Et comme, en tout genre, ce qu'il y a de premier est cause, la forme substantielle est cause que le sujet est en acte. Au contraire l'actualité existe dans le sujet de la forme accidentelle avant d'exister dans cette forme elle-même. C'est pourquoi l'actualité de la forme accidentelle est produite par l'actualité du sujet, de telle sorte que le sujet reçoit la forme accidentelle selon qu'il est en puissance, et qu'il la produit selon qu'il est en acte. Je dis ceci de l'accident propre et intrinsèque; car pour l'accident extérieur, le sujet ne fait que le recevoir. C'est à un agent extérieur à le produire. 2° La forme substantielle et la forme accidentelle diffèrent en ce que ce qu'il y a de moins principal existe pour ce qui l'est plus. Ainsi la matière existe pour la forme substantielle, tandis qu'au contraire la forme accidentelle est faite pour le complément du sujet. Or, il est évident, d'après ce que nous avons démontré (art. préc.) que le sujet des puissances de l'âme est ou l'âme toute seule qui peut être'le sujet de l'accident selon ce qu'elle a de potentiel, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 5), ou l'être composé que l'âme élève à la dignité d'un être en acte. Il est donc évident que toutes les puissances de l'âme, qu'elles aient pour sujet l'âme elle-même exclusivement ou l'homme, découlent de l'essence de l'âme comme de leur principe. Car nous venons de dire que l'accident est produit par le sujet selon qu'il est en acte, et qu'il est reçu en lui selon qu'il est en puissance (1).

(1) Le sujet est en puissance à l'égard de l'accident qu'il reçoit, niais pour le recevoir il Faut qu'il soit en acte par sa forme substantielle, et c'est à ce titre qu'il en est la cause linale et matérielle.


Solutions: 1. 11 faut répondre au pronier argument, que d'un être simple il peut naturellement émaner plusieurs puissances dans un certain ordre, surtout quand ses puissances répondent à divers organes qui les reçoivent. C'est ainsi que de l'essence de l'âme qui est une procèdent une foule de facultés diverses, parce que ces facultés sont d'ailleurs ordonnées les unes par rapport aux autres, et parce que les organes corporels qui les font fonctionner sont divers.

2. Il faut répondre au second, que le sujet est la cause finale de l'accident qui lui est propre, et qu'il est en quelque sorte la cause active et matérielle de celui qu'il reçoit. Ainsi on peut donc admettre que l'essence de l'âme est la cause de toutes ses puissances, dans le sens qu'elle en est la fin et le principe actif, et qu'elle est cause de quelques-unes d'entre elles (2) comme étant le sujet qui les reçoit.

(2) Elle est ainsi la cause active et matérielle des puissances inorganiques.

3. Il faut répondre au troisième, que les accidents propres n'émanent pas du sujet au moyen d'une transformation quelconque, mais qu'ils en émanent par une conséquence toute naturelle, comme une chose vient naturellement d'une autre ; c'est ainsi que la couleur émane de la lumière.

ARTICLE VII — une puissance de l'ame procède-t-elle d'une autre (3)?


(3) Cet article purement philosophique a pour objet de préciser les rapports que les différentes facultés de l'àme ont entre elles.

Objections: 1.. Il semble qu'une puissance de l'âme ne procède pas d'une autre. Car quand des choses commencent à exister simultanément, l'une ne procède pas de l'autre. Or, toutes les puissances de l'âme ont été créées en même temps que l'âme elle-même. Donc l'une d'elles ne procède pas de l'autre.

2.. La puissance de l'âme procède de l'âme comme l'accident du sujet. Or, une puissance de l'âme ne peut pas être le sujet d'une autre puissance, parce qu'un accident n'a pas d'accident. Donc une puissance ne procède pas d'une autre.

3.. L'opposé ne procède pas de l'opposé, mais chaque être est produit par son semblable suivant son espèce. Or, les puissances de l'âme sont opposées entre elles comme le sont les espèces diverses. Donc l'une d'elles ne procède pas de l'autre.


Mais c'est le contraire. On connaît les puissances par leurs actes. Or, l'acte d'une puissance est produit par L'acte d'une autre; ainsi l'acte de l'imagination vient de l'acte des sens. Donc une puissance de l'âme est produite par une autre.

CONCLUSION. — L'essence de l'âme étant par rapport à ses puissances le principe actif et tinal qui les produit et le principe qui les reçoit, il faut que les puissances soient ordonnées entre elles de manière que les plus parfaites soient les principes des autres quand on les envisage selon le mode dont elles sont produites, et que les plus imparfaites soient au contraire les principes des plus parfaites quand on les considéré selon le mode dont l'âme les reçoit.

Il faut répondre que dans l'ordre naturel des êtres, comme ce qu'il y a de premier ou d'antérieur est la cause de tout le reste, de même ce qui se rapproche le plus du premier est cause de ce qui en est plus éloigné. Or, nous avons prouvé (art. 4) que parmi les puissances de l'âme il y a plusieurs sortes d'ordre qu'on peut reconnaître. Il faut par conséquent qu'il y ait des facultés qui émanent de l'essence de l'âme par l'intermédiaire d'autres facultés. Or, l'essence de l'âme considérée par rapport à ses puissances étant le principe actif et final qui les produit et le principe qui les reçoit, soit qu'elle existe à part, soit qu'elle soit unie avec le corps, et le principe actif et final étant d'ailleurs le plus parfait, il s'ensuit que les puissances de l'âme qui sont les premières selon l'ordre de perfection et de nature sont les principes des autres et qu'elles leur servent de fin et de principe actif. En effet nous voyons que les sens sont faits pour l'intelligence et non réciproquement. Or, les sens étant une participation défectueuse de l'intelligence, il s'ensuit qu'ils procèdent d'elle naturellement d'une certaine façon, comme l'imparfait procède du parfait (1). Mais si on considère les puissances de l'âme au point de vue du principe qui les reçoit, on remarque au contraire que les plus imparfaites servent de principe aux autres (2). Ainsi l'âme considérée dans sa puissance sensitive est par rapport à l'intellect un sujet et une chose, pour ainsi dire, matérielle. C'est pour cela que quand on procède selon l'ordre de génération on place les puissances imparfaites avant les autres. Car l'animal est engendré avant l'homme.

(1) Les puissances les plus parfaites sont la cause efficiente et finale des moins parfaites. Ainsi l'entendement est la cause finale des sensations, puisque l'objet des sens se rapporte à l'intelligence ; elle en e|f la cause efficiente, parce que les sens participent a l'intellect; sans lui nous ne comprendrions pas ce que les sens perçoivent.

(2) Elles en sont la cause matérielle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme les puissances qui émanent de l'âme, non par l'effet d'une transformation, mais par une conséquence toute naturelle, existent simultanément avec elle; ainsi il en est d'une puissance par rapport à une autre.

2. Il faut répondre au second, qu'un accident ne peut pas être par soi le sujet d'un accident. Mais un accident est reçu dans une substance avant un autre ; la quantité par exemple est avant la qualité. Dans ce sens on dit qu'un accident est le sujet d'un autre, comme la surface est le sujet de la couleur, ce qui signifie que la substance par le moyen de cet accident en reçoit un autre. On peut dire la même chose des puissances de l'âme.

3. Il faut répondre au troisième, que les puissances de l'âme sont réciproquement opposées comme le parfait l'est à l'imparfait, ou encore comme les espèces des nombres et des figures le sont entre elles. Cette opposition n'empêche pas l'une de ces choses de venir originairement de l'autre, parce que ce qui est imparfait procède naturellement de ce qui est parfait.


ARTICLE VIII. — toutes les puissances de l'ame demeurent-elles en elle une fois qu'elle est séparée du corps (3)?


(3) Cet article a pour but d'établir la dualité de substance dans l'iionime, en montrant tou­jours arec plus de précision, que les sens suivent la destinée du corps, et l'intelligence ou la rai-i i .• - i„ rime ii n'est d ailleurs son les destinées  de l'ame. Il n'est d'ailleurs qu'un corollaire de l'article 5.

Objections: 1.. Il semble que toutes les puissances de l'âme subsistent encore en elle après qu'elle est séparée du corps. Car il est dit dans le livre de l'Esprit et de V Ame, ch. 15, que l'âme en se séparant du corps emporte avec elle les sens, l'imagination, la raison, l'intellect, l'intelligence, la concupiscence et l'irascibilité.

2.. Les puissances de l'âme sont ses propriétés naturelles. Or, lc propre d'une chose lui est toujours inhérent et ne s'en sépare jamais. Donc les puis­sances de l'âme sont en elles après la mort.

3.. Les puissances de l'âme sensitive ne s'affaiblissent pas à mesure que le corps s'affaiblit. Car comme le dit Aristote (De anima, lib. i, tcxt. 05): Si un vieillard avait l'oeil d'un jeune homme il verrait aussi bien que lui. Or, la débilité mène à la corruption. Donc les puissances de l'âme ne se corrom­pent pas quand le corps se corrompt, mais elles restent en elle une l'ois qu'elle est séparée du corps.

4.. La mémoire est une des puissances de l'âme sensitive, comme le prouve Aristote (De Mem. et remin. cap. 1 et 4). Or, la mémoire reste dans l'âme après sa séparation du corps. Car il est dit en saint Luc au mauvais riche dont l'âme était dans l'enfer : Rappelez-vous que vous avez reçu des biens pendant votre vie (Luc, xvi, 25). Donc la mémoire reste dans l'âme après qu'elle est séparée du corps, et par conséquent il en est de même des autres puissances de l'âme sensitive.

5.. La joie et la tristesse résident dans l'appétit eoncupiscible qui est une puissance de l'âme sensitive. Or, il est évident que les âmes après leur sépa­ration du corps s'attristent des peines qu'elles ont et se réjouissent des ré­compenses qu'elles reçoivent. Donc l'appétit eoncupiscible reste dans l'âme après sa séparation du corps.

6.. Saint Augustin dit (Snp. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 32) que comme l'âme, quand le corps est privé de ses sens, voit certaines choses par son imagi­nation, de même elle a de semblables perceptions une fois que la mort l'a séparée du corps. Or, l'imagination est une des puissances de l'âme sensi­tive. Donc cette puissance de la partie sensitive reste dans l'âme après la mort, et il en est de même par conséquent de toutes les autres.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (De Ecoles, dogm. cap. 19) que l'homme se compose de deux substances, d'une âme raisonnable et d'un corps sen­sible. Une fois lc corps mort les puissances sensitives n'existent donc plus.

CONCLUSION. — Les puissances de l'âme étant ses accidents ou ceux de l'homme qui est un être composé d'un corps et d'une àmc, celles qui sont dans l'âme elle-même comme dans leur sujet suhsistent en elle après la corruption du corps, mais celles qui sont propres à l'être composé pris dans son universalité n'existent plus que virtuelle­ment une fois que le corps est détruit.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. G et 7), toutes les puis­sances de l'âme sc rapportent à l'âme exclusivement comme à leur prin­cipe. Mais il y a des puissances qui se rapportent à elle exclusivement comme à leur sujet -, telles sont l'intelligence et la volonté. 11 est nécessaire que ces puissances subsistent dans l'âme après que le corps est détruit. Il y a aussi des puissances qui ont pour sujet l'être composé qui résulte de l'union de l'âme avec le corps. Telles sont les puissances de l'âme sensitive et nutri­tive. Or, le sujet détruit, l'accident ne saurait subsister. Une fois que l'être composé est corrompu, ces puissances n'existent donc plus actuellement, elles ne restent que virtuellement dans l'âme comme dans leur principe ou leur racine. Ils se trompent donc ceux qui disent que ces puissances sub­sistent dans l'âme après la mort du corps; et ils se trompent encore plus grossièrement, ceux qui prétendent que l'âme séparée-du corps produit encore les actes propres â ces puissances : parce que ces puissances ne peu­vent agir qu'au moyen d'organes corporeis, (1).

(1) Peut-être saint Thomas avait-il ici en vue les philosophes arabes qui, fideles à l'Alcoran, pro­mettaient à l'homme des jouissances sensuelles après la mort.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que ce livre n'a pas d'autorité (i) et qu'on peut conséquemment ne faire aucune attention à ce qu'il renferme. Cependant on peut répondre que l'àmc emporte avec elle toutes ces puis­sances non actuellement, mais virtuellement.

(1) Ce livre, qui n'est qu'un recueil de passages empruntas à divers auteurs, avait été faussement attribué à saint Augustin.

2. Il faut répondre au second, que les puissances que nous disons ne pas exister actuellement dans l'âme après sa séparation, ne sont pas les pro­priétés de l'âme seule, ce sont celles de l'être que l'âme forme par son union avec le corps.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne dit pas que ces puissances s'af­faiblissent à mesure que le corps s'affaiblit lui-même, parce que l'âme qui en est le principe virtuel reste immuable.

4. Il faut répondre au quatrième, que le souvenir se rapporte en cet endroit ala mémoire intellectuelle dontparle saint Augustin [De Trin. lib. x, cap. 14), mais non à la mémoire telle qu'elle existe dans l'âme sensitive.

5. Il faut répondre au cinquième, que la tristesse et la joie sont dans l'âme après la mort et qu'elles se rapportent non à l'appétit sensitif, mais à l'ap­pétit intelligentiel, comme dans les anges.

6. Il faut répondre au sixième, que saint Augustin se fait à cet endroit des questions, mais qu'il n'affirme rien. Il dit même là des choses que plus tard il a rétractées.


QUESTION LXXVIII. des puissances de l'ame en particulier.


Après avoir traité des puissances de l'àme en général, nous avons à nous occuper de ces mêmes puissances en particulier. La théologie n'a spécialement à éludier que les puissances intellectives et appétitivcs où sc trouvent les vertus. Mais comme la con­naissance de ces puissances dépend des autres sous certains rapports, nous divise­rons en trois parties ce que nous avons à dire des puissances de l'àme en particulier. Ainsi nous traiterons : 1" des choses qui sont une prédisposition à l'intellect; 2° des puissances intellectives; 3" enfin des puissances appétitivcs. — Sur lc premier point quatre questions se présentent. Nous nous occuperons : 1° Des genres des diverses puissances de l'àme. — 2° Des espèces de l'àme végétative. — 3° Des sens extérieurs. — 4U Des sens intérieurs.

ARTICLE I. — doit-on distinguer cinq genres  de facultés   dans l'ame humaine (2)?


(2) Dans ces questionspurcment philosophiques aint Thomas ne fait que suivre Aristote, dont les observations n'ont pas été d'ailleurs modifiées par la science moderne.

Objections: 1.. Il semble qu'on ne doive pas distinguer dans l'âme humaine cinq genres de puissances, savoir : la végétative, la sensitive, l'appétitive, la motrice quant au lieu et l'intellective. Car on dit que les puissances de l'âme sont ses parties, et communément tout le monde ne distingue en elle que trois parties : la partie végétative, la partie sensible et la partie raisonnable. Il n'y a donc dans l'âme que trois genres de puissance et non cinq.

2.. Les puissances de l'âme sont les principes des oeuvres vitales. Or, on dit qu'une chose vit de quatre manières. Car Aristote dit (De anima, lib. ii, text. 43) que le mot vivre a plu sieurs sens, et pour affirmer d'un être qu'il vit il nous suffit qu'il y ait en lui une des choses suivantes : l'intelligence, la sensibilité, le mouvement et le repos dans l'espace, et aussi le mouvement qui se rapporte à la nutrition, à l'accroissement et au dépérissement (3). Il n'y a donc dans l'âme que quatre genres de puissances, et l'appétit n'v est pas compris.

(3) Ces divisions générales sont encore suivies actuellement par les physiologistes les plu*M* bres (Voyez le Manuel de Physiologie de M. Mulier, 1.1, p. 35).

3.. Ce qui est commun à toutes les puissances ne doit pas être désigné comme un des genres particuliers de l'âme. Or, l'appétit est commun à toutes les puissances de l'âme. Car la vue recherche ou appète l'objet qui lui convient; c'est pour cela qu'il est dit (Eccl. xl, 22) : L'oeil recherche la grâce du corps et la beauté du visage et par-dessus tout cela la verdure d'un champ emplanté. Pour la même raison toutes les autres puissances recher­chent l'objet qui leur convient. On ne doit donc pas considérer l'appétit dans l'âme comme un genre particulier de puissances.

4.. Dans les animaux le principe moteur c'est le sens, ou l'intelligence, ou l'appétit, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 48 à 58). On ne doit donc pas admettre le moteur comme un genre particulier et le ranger à ce titre parmi ceux que nous avons énumérés.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anima, lib. n, text. 27) : Nous appelons facultés ou puissances la nutrition, la sensibilité, les appétits, la locomotion et la pensée.

CONCLUSION. — 11 y a dans l'âme cinq genres de puissances distinctes, la puissance végétative, sensitive, appétitive, motrice selon le lieu et intellective ; il y a trois âmes, l'àme végétative, sensitive et intellective, et la vie se manifeste de quatre ma­nières, par la nutrition, la sensibilité, la locomotion et la pensée.

11 faut répondre qu'il y a dans l'âme les cinq genres de puissance que nous avons énumérés, qu'on y distingue trois sortes d'âme et quatre sortes dévie. La raison de cette diversité c'est que les âmes se distinguent suivant que leurs opérations sont plus ou moins élevées au-dessus de la nature purement corporelle. Car la nature des corps est tout entière soumise à l'âme et se rapporte à elle comme sa matière et son instrument. Aussi il y a certaine opération de l'âme qui surpasse tellement la nature matérielle qu'elle s'exerce absolument en dehors de tout organe corporel; telle est l'opération de l'âme raisonnable. Il y a une autre opération inférieure à celle-ci qui se produit, au moyen d'un organe corporel, mais non par l'effet d'une qualité matérielle quelconque; cette opération est celle de l'âme sensitive. Car quoique le chaud et le froid, l'humide et le sec et les autres qualités matérielles de cette nature soient nécessaires à l'exercice des sens, il ne faut cependant pas en conclure que l'âme sensible soit excitée par le moyen de leur vertu, elles ne sont requises que pour donner â l'organe les dispositions nécessaires pour agir. Enfin la plus humble des opérations de l'âme est celle qui se produit par un organe corporel et par la vertu d'une qualité matérielle. Elle est cependant supérieure à l'opération delà nature purement corporelle, parce que les corps sont mus par un principe extérieur, tandis que les opérations de cette partie de l'âme sont l'effet d'un principe intrinsèque. Ce caractère est commun à toutes les opérations de l'âme quelles qu'elles soient, car tout être animé se meut lui-même de quelque manière. Cette dernière opération est celle de l'âme végétative. Car la digestion et tout ce qui s'ensuit a pour cause instrumentale la chaleur (1), comme le dit Aristote (De an. lib. ii, text. 50). —Quant aux genres des puissances, ils se distinguent d'après leurs objets. En effet plus une puissance est élevée et plus l'objet auquel elle se rapporte est universel, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 ad A). Or, l'objet des opérations de l'âme peut être considéré sous un triple aspect. En effet une puissance peut avoir pour objet le corps seul uni à l'âme, et ce genre de puissaneesest celui qu'on appelle le genre végétatif. Car la puissance végétative n'agit que sur le corps auquel l'âme est unie. Il y a dans l'âme un autre genre de puissance qui se rapporte à un objet plus universel encore; car il n'embrasse pas seulement le corps uni â l'âme, mais tout corps sensible. Enfin il y en a un troisième dont l'objet est plus universel encore, car il ne se rapporte pas seulement à tout corps sensible, mais en général à tout être. D'où il résulte évidemment que ces deux derniers genres de puissance ont une opération dont l'objet ne se rapporte pas seulement à l'âme unie au corps, mais encore à une chose qui lui est extrinsèque. Or, l'être qui opère devant nécessairement être uni de quelque manière à l'objet de son opération, il faut que la chose extrinsèque qui est l'objet de l'opération de l'âme se rapporte à l'âme d'une double manière. 1° Il est nécessaire qu'elle soit de nature à être unie à l'âme et à exister en elle par sa ressemblance. A cet effet il y a deux genres de puissances, la puissance sensitive qui se rapporte à l'objet le moins général qui est le corps sensible, et la puissance intellective qui se rapporte à ce qu'il y a de plus général, c'est-â-dire à l'être universel. 2° L'objet extérieur doit se rapporter à l'âme de manière que l'âme se porte vers lui et le recherche. Sous ce rapport il y a aussi dans l'âme deux genres de puissances : la puissance appétitive par laquelle l'âme se porte vers l'objet extérieur comme vers la fin qui est la première chose qu'elle a en vue ; la puis­sance motrice selon le lieu, d'après laquelle l'âme se rapporte à ce qui lui est extérieur comme au terme de son opération et de son mouvement. Car tout animal se meut pour atteindre la chose qu'il désire et qu'il a l'inten­tion d'obtenir. — Les différentes sortes de vie se distinguent

selon les degrés divers des êtres vivants. Car il y a des êtres vivants qui n'ont qu'une vie végétative comme les plantes. Il y en a qui ont une vie sensitive unie à la vie végétative et qui ne peuvent se mouvoir localement; tels sont les animaux immobiles comme les huîtres. Il y en a d'autres qui ont de plus le mouvement local. Ce sont les animaux parfaits auxquels il faut beaucoup de choses pour vivre et qui ont besoin de se mouvoir pour aller chercher ce qui leur est nécessaire parce que ces choses sont souvent loin d'eux. Enfin il y a des êtres vivants qui ont de plus l'intelligence, comme les hommes. L'appétit n'établit pas de degré parmi les êtres vivants, parce que partout où il y a sensibilité cette faculté se trouve aussi, comme le fait remarquer Aristote (De anima, lib. n, text. 27).

(1) Aristolc attribue à la chaleur un rôle lrès-import»flt dans l'organisation animale. Cuvicr n'est pas aussi positif (Règne animal, 1.1, |>. 16'.


Solutions: 1. et 2. Par là les deux premières objections sont résolues.

3. Il faut répondre au troisième argument, que l'appétit naturel est le penchant qu'une chose a par nature pour une autre. C'est ce qui fait que toute puissance appète naturellement ce qui lui convient. Mais l'appétit de l'a­nimal suit la forme qu'il a perçue. Cet appétit suppose nécessairement dans l'âme une puissance spéciale, et la perception seule ne le constitue pas. Car on appète une chose suivant ce qu'elle est naturellement. Or, la chose n'existe pas selon sa nature dans la faculté qui la perçoit, elle n'y existe que par sa ressemblance. D'où il est évident que la vue appète naturellement l'objet visible uniquement pour le voir, tandis que l'animal appète la chose vue non-seulement pour la voir, mais encore pour d'autres usages. Si l'âme n'avait besoin des choses perçues par les sens que pour les actions des sens eux-mêmes, c'est-à-dire pour les sentir, il ne serait pas nécessaire d'ad­mettre parmi les puissances de l'âme l'appétit comme un genre spécial, parce qu'il suffirait de l'appétit naturel (les autres puissances.

4. Il faut répondre au quatrième, que quoique les sens et l'appétit soient des principes moteurs dans les animaux parfaits, cependant ces puissances considérées comme telles ne suffiraient pas pour les mouvoir, si on ne leur surajoutait une vertu quelconque. Car les animaux immobiles ont ces deux puissances, et cependant ils ne peuvent se mouvoir. Cette force motrice ré­side non-seulement dans l'appétit et les sens comme dans la puissance qui commande le mouvement, mais elle réside encore dans les parties mêmes du corps, et c'est ce qui les rend aptes à obéir à l'appétit de l'âme qui les meut. La preuve en est que quand les membres sont privés de leur dispo­sition naturelle, ils ne peuvent plus se mouvoir comme on le désire.

ARTICLE II — l'ame végétative est-elle convenablement divisée en pakties nutritives, augmentatives et génératrices (1) ?


I pars (Drioux 1852) Qu.77 a.4