I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.2

ARTICLE II — l'intellect est-il une puissance passive (2)?


(2) En établissant la passivité de l'intellect, saint Thomas ne nie pas son activité, mars il veut seulement prouver qu'il n'est pas un acte pur, et que, selon l'expression de la iclence moderne, il n'eal ««'tir que parce qu'il est passif.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect ne soit pas une puissance passive. Car tout être est passif en raison de sa matière et actif en raison de sa forme. Or, la vertu intellective est la conséquence de l'immatérialité de la substance intelligente. Il semble donc que l'intellect ne soit pas une puissance passive.

2.. La puissance intellective est incorruptible, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 0). Or, l'intellect, s'il est passif, est corruptible, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 20). Donc la puissance intellective n'est pas passive.

3.. Agir est plus noble que pâtir, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. m, cap. 16) et Aristote (De anima, lib. iii, text. 19). Or, les puissances de l'âme végétative qui sont les puissances les plus infimes de l'âme sont actives. Donc à plus forte raison les puissances intellectives, qui sont ce qu'il y a de plus élevé, le sont-elles toutes aussi.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anima, lib. m, text. 12) que penser c'est éprouver ou souffrir quelque chose.

CONCLUSION. — Penser étant éprouver ou souffrir quelque chose, l'intelligence est une puissance passive.

Il faut répondre qu'on peut être passif de trois manières : 1° Dans le sens le plus propre, c'est-à-dire quand le sujet est privé d'une chose qui lui convient naturellement ou pour laquelle il a une inclination propre; comme, par exemple, quand l'eau perd par la chaleur sa fraîcheur, ou quand l'homme est malade ou triste. 2° Dans un sens moins propre quand le sujet change pour être mieux ou pire. Dans ce sens l'homme est passif non-seulement quand il devient malade, mais quand il guérit; non-seulement quand il s'attriste, mais quand il se réjouit ; enfin toutes les fois qu'il subit une modification ou un changement quelconque. 3° Enfin, en général on dit qu'un sujet est passif lorsqu'étant en puissance par rapport à une chose il la reçoit sans perdre ce qu'il possédait préalablement. Dans ce sens on peut dire de tout être qui passe de la puissance à l'acte qu'il est passif, même lorsqu'il acquiert une perfection. C'est ainsi que notre intellect est passif. Car l'action de l'intellect, comme nous l'avons dit (quest. v, art. 2 -, quest. xxxviii, art. 1), a pour objetl'être absolu ou universel. On peut donc examiner si l'intellect est en acte ou en puissance en considérant la nature des rapports qu'il a avec l'être universel. Ainsi il y a un intellect qui est absolument en acte par rapport à l'être universel tout entier, c'est l'intellect divin, qui est l'essence elle-même de, Dieu dans laquelle tout être préexiste originellement et virtuellement comme dans sa cause première. C'est pourquoi l'intellect divin n'est point en puissance, c'est un acte pur. Mais il n'y a pas d'intellect créé qui puisse être en acte par rapport à l'être universel tout entier, parce qu'il faudrait alors qu'il lut infini. Par conséquent, tout intellect créé, par cela même qu'il existe, n'est pas en acte à l'égard de toutes les choses intelligibles, il est par rapport à elles ce que la puissance est à l'acte. Or, la puissance se rapporte à l'acte de deux manières. Il y aune puissance qui est toujours parfaite par son acte ; telle est la matière des corps célestes (1). Il y a une autre puissance qui n'est pas toujours en acte, mais qui passe de la puissance à l'acte, comme tous les corps sujets à la génération et à la corruption. L'entendement angélique est toujours en acte à l'égard des choses intelligibles qui sont de son domaine, parce qu'il se rapproche de l'intelligence première qui est un acte pur, comme nous l'avons dit (quest. lviu, art. I ; quest. h, art. 2, et quest. m, art. 1). Mais l'entendement humain qui est placé au dernier rang dans l'ordre des intelligences et qui est le plus éloigné de la perfection de l'intelligence divine est en puissance par rapport à toutes les choses intelligibles. Au commencement il est, selon l'expression d'Aristote [De anima, lib. m, text.14), une table rase sur laquelle il n'y a encore rien d'écrit (2). Ce qui ressort évidemment de ce qu'au début de l'existence nous ne sommes intelligents qu'en puissance et nous devenons ensuite peu à peu intelligents en acte. Il est donc clair que comprendre c'est être passif selon le sens que nous avons donné en troisième lieu à ce mot, et que par conséquent l'intellect est une puissance passive.

(1) Qu'on supposait immuable et incorruptible et dont la forme, disait-on, absorbait tellement la matière qu'elle n'était pas susceptible d'en revêtir une autre.

(2) Il ne faut pas prendre dans un sens trop rigoureux ces expressions d'Aristote, parce que l'àme est en puissance les objets eux-mêmes selon la théorie péripatéticienne, et qu'elle renferme en elle la semence de toutes les idées que la parole doit développer.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection prend le mot passif dans le "premier et le second sens, c'est-à-dire dans le sens qui convient à la matière première. Mais le troisième sens convient à tout sujet qui existe en puissance et qui passe à l'acte.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des philosophes qui entendent par l'intellect passif l'appétit sensitif qui est le siège des passions de l'âme et qu'Aristote appelle raisonnable parce qu'il obéit à la raison (Eth. lib. i, cap. ult.). Il y en a d'autres qui donnent le nom d'intellect passif à la faculté pensanteou discursive qu'on appelle raisonparticulière. Dans ces deux sens on peut prendre le mot passif suivant les deux premières acceptions que nous lui avons données, parce que l'intellect ainsi compris est l'acte d'un organe corporel quelconque. Mais l'intellect qui est en puissance par rapport aux choses intelligibles, et qu'Aristote appelle pour ce motif l'intellect possible (De anima, lib. ni, text. 17 et text. 5), n'est passif que dans le troisième sens parce qu'il n'est pas l'acte d'un organe corporel. Et c'est pour cela qu'il est incorruptible.

3. Il faut répondre au troisième, qu'agir est plus noble que pâtir, si l'activité et la passivité se rapportent au même objet, mais qu'il n'en est pas toujours de même si elles se rapportent àdes objets divers. Ainsi l'intellect est une force passive par rapport à l'être universel pris dans sa généralité, tandis que l'àme végétative est active par rapport à un être particulier, C'est-à-dire par rapport au corps qui lui est uni. Rien n'empêche donc que tel être passif ne soit plus noble que tel être actif.



ARTICLE III. — FAUT-IL ADMETTRE DANS L'AME UN INTELLECT AGENT (1) ?


(1) Aristote distingue deux sortes d'intellect, l'intellect agent et l'intellect possible. L'intellect agent est celui qui rend intelligibles en acte les choses sensibles qui ne sont qu'intelligibles en puissance, et qui les dépouille de tout ce qu'elles ont de matériel. L'intellect possible est l'entendement qui reçoit les espèces intelligibles après que l'intellect agent les a préparées.

Objections: 1.. Il semble qu'on ne doive pas admettre un intellect agent. Car comme les sens se rapportent aux choses sensibles, ainsi l'intellect se rapporte aux choses intelligibles. Or, comme les sens sont en puissance à l'égard des choses sensibles, on n'admet pas de sens agent, mais seulement un sens patient. Donc notre intellect étant en puissance par rapport aux choses intelligibles, il semble qu'on ne doive pas admettre un intellect agent, mais seulement un intellect possible.

2.. Si on prétend que dans les sens il y a un"agent et que c'est la lumière, on peut ainsi insister. La lumière est nécessaire à la vue parce qu'elle rend actuellement lucide le milieu dans lequel se produisent les couleurs. Or, dans faction de l'intellect il n'est pas nécessaire d'admettre un milieu qui soit ainsi en acte. Il n'est donc pas nécessaire d'admettre un intellect agent.

3.. L'image de l'agent est reçue dans le patient selon la manière d'être de celui-ci. Or, l'intellect possible est immatériel ; par là même qu'il est immatériel les formes qu'il reçoit doivent donc être reçues en lui immatérielle-ment. Et comme une l'orme est intelligible en acte parla même qu'elle est immatérielle, il n'y a donc pas nécessité d'admettre un intellect agent qui rende les espèces intelligibles en acte.


Mais c'est le contraire. Car, comme le dit Aristote [De anima, lib. m, text. 17), il en est de l'àme comme de toute la nature, il y a en elle l'intelligence qui d'une part peut devenir toutes choses (2) et qui d'autre part peut tout faire. Donc on doit admettre en elle un intellect agent.

(2) L'intellect possible devient toutes les choses qu'il perçoit, et l'intellect agent peut tout faire, c'est-à-dire rendre toutes choses intelligibles, de manière que l'âme se les identifié.

CONCLUSION. — Puisque rien de ce qui est en puissance n'est amené à l'acte que par un être qui est en acte lui-même, il est nécessaire que dans l'àme, indépendamment de l'intellect possible qui la rend susceptible de devenir toutes choses, il y ait un intellect agent qui la rende apte à tout faire et à faire passer de la puissance à l'acte tout ce qui est intelligible.

Il faut répondre que d'après l'opinion de Platon il n'est pas nécessaire d'admettre un intellect agent pour rendre les choses intelligibles en acte, mais seulement pour donner la lumière intelligible au sujet intelligent, comme nous le verrons (art. seq. et quest. lxxxiv, art. 6). En effet, Platon supposait que les formes des choses matérielles subsistaient sans matière et qu'elles étaient par conséquent intelligibles ; car ce qui est immatériel est par là même intelligible en acte. Il leur donnait le nom d'espèces ou d'idées (3) et il disait que la participation à ces idées produisait la forme des choses matérielles et constituait naturellement chaque corps dans son genre et son espèce propre, et que c'était cette même participation qui donnait à nos intelligences la science des genres et des espèces. Mais Aristote n'ayant pas admis [Met. lib. m, text. 10, usq. ad fin. lib.) que les formes des choses naturelles subsistent sans matière, et ayant reconnu au contraire que les formes qui existent dans la matière ne sont pas intelligibles en acte, il s'ensuivait que les natures ou les formes des choses sensibles que nous comprenons n'étaient pas intelligibles en acte. Or, il n'y a qu'un être en acte qui puisse faire passer une chose de la puissance à l'acte; ainsi les sens ne peuvent être mis en acte que par un objet sensible qui soit en acte aussi. Il faut donc reconnaître dans l'intellect une vertu qui rende les objets intelligibles en acte en dégageant leurs espèces des conditions matérielles où elles se trouvent. C'est pour cela qu'il est nécessaire d'admettre un intellect agent.

(3) Ainsi la matière n étant pour Platon qu'une apparence, toutes les formes des choses naturelles étaient intelligibles par elles-mêmes; par conséquent, il ne voyait pas la nécessité de l'intellect agent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses sensibles existent en acte hors de l'âme et que pour ce motif on n'a pas eu besoin d'admettre un sens agent. Ainsi il est évident que dans l'âme nutritive toutes les puissances sont actives, tandis que dans l'âme sensitive elles sont toutes passives. Mais dans l'âme intellective il y a quelque chose d'actif et quelque chose de passif.

2. Il faut répondre au second, qu'à l'égard de l'effet de la lumière il y a deux sortes d'opinion. Il y en a qui disent que la lumière est nécessaire à la vue pour rendre les couleurs actuellement visibles. D'après cette opinion l'intellect agent est nécessaire à l'intelligence pour le même motif et dans le même sens que la lumière est nécessaire à la vue. D'autres prétendent que la lumière est nécessaire à la vue, non pour rendre les couleurs actuellement visibles, mais pour que le milieu soit lui-même actuellement lucide ; c'est le sentiment du commentateur d'Aristote (I ) [De an. lib. ni, comment. 18). Dans ce cas la ressemblance qu'Aristote établit entre l'intellect agent et la lumière n'est vraie qu'en ce que la lumière est nécessaire à la vue comme l'intellect agent à l'intelligence, mais cette nécessité ne repose pas sur le même motif.

(1) Averroés.

3. Il faut répondre au troisième, que supposée l'existence préalable d'un agent, il arrive que sa ressemblance est reçue de différentes manières dans divers sujets en raison de la variété de leur disposition. Mais si l'agent n'est pas préexistant, la disposition du sujet qui le reçoit ne fait rien à cet égard. Or, l'objet intelligible en acte n'est pas quelque chose qui existe dans la nature, puisque parmi les êtres sensibles il n'y en a pas qui soient absolument étrangers à la matière. C'est pourquoi l'immatérialité de l'intellect possible ne suffirait pas pour donner l'intelligence d'une chose s'il n'y avait pas là l'intellect agent qui rendit les objets intelligibles en acte par le moyen de l'abstraction.


ARTICLE IV. — l'intellect agent est-il quelque chose de l'ame (2)?


(2) Cet article est une réfutation de la doctrine de Platon, qui supposait que l'intellect agent était séparé.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect agent ne soit pas quelque chose de notre âme. Car cet intellect a pour effet d'éclairer l'intelligence. Or, on ne peut éclairer l'âme que par quelque chose de plus élevé qu'elle, d'après ces paroles de saint Jean (i, 9) : Il était la véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il semble donc que l'intellect agent ne soit pas quelque chose de l'âme.

2.. Aristote (De an. lib. m, text. 20) dit que l'intellect agent n'est point une chose qui tantôt comprend et tantôt ne comprend pas. Or, notre âme ne comprend pas toujours, mais elle comprend en certains mêments et ne comprend pas dans d'autres. Donc l'intellect agent n'est pas quelque chose de notre âme.

3.. L'activité et la passivité suffisent pour l'action. Si donc l'intellect passif, qui estime faculté passive, est quelque chose de notre âme et que l'intellect agent qui est une faculté active soit aussi quelque chose, il s'ensuivra que l'homme pourra toujours comprendre quand il le voudra, ce qui est évidemment faux. Donc l'intellect agent n'est pas quelque chose de notre âme.

4.. D'après Aristote (De anima, lib. m, text. 19), l'intellect agent est une substance en acte. Or, il est impossible que la même chose soit par rapport au même objet en acte et en puissance. Si donc l'intellect possible qui est en puissance par rapport à toutes les choses intelligibles est quelque chose de notre âme, il semble qu'il ne puisse pas en être ainsi de l'intellect agent.

5.. Si l'intellect agent est quelque chose de l'âme humaine, il faut que ce soit une puissance, car ce ne peut être ni une passion ni une habitude. En effet, les habitudes et les passions ne sont pas des agents par rapport aux facultés passives de l'âme; la passion est plutôt l'action de l'une de ces puissances, et l'habitude est la conséquence de ses actes. Or, toute puissance émanant de l'essence de l'âme, il s'ensuivrait alors que l'intellect agent en procéderait et que par conséquent il ne serait pas une participation de l'âme à une intelligence supérieure, ce qui répugne. L'intellect agent n'est donc pas quelque chose de notre âme.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anima, lib. iii, text. 17 et 18) qu'il est nécessaire d'admettre dans l'âme ces deux puissances différentes, un intellect possible et un intellect agent.

CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a rien de plus parfait, que l'àme humaine parmi les êtres inférieurs qui ont reçu des causes universelles leurs vertus propres, il faut qu'il y ait en elle une certaine vertu qui émane d'un entendement supérieur et qui éclaire les objets en rendant intelligibles en acte les choses qui ne sont intelligibles qu'en puissance.

Il faut répondre que l'intellect agent dont parle Aristote est quelque chose de l'âme. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il est à remarquer qu'au-dessus de l'intelligence humaine il est nécessaire de reconnaître un entendement supérieur qui donne à l'âme la faculté de comprendre. Car toujours ce qui existe par participation, ce qui est mobile et ce qui est imparfait, présuppose comme antérieur à lui quelque chose qui est par essence ce qu'il est par participation, quelque chose d'immobile et de parfait. Or, l'âme humaine n'est intellective que parce qu'elle participe à une vertu intellectuelle. La preuve en est qu'elle n'est pas totalement intellective, elle ne l'est que par quelqu'une de ses parties. Ainsi elle n'arrive à l'intelligence de la vérité que par la méthode discursive et par voie d'argumentation. Elle a de plus une intelligence imparfaite, parce qu'elle ne comprend pas tout et parce que dans les choses qu'elle comprend elle passe de la puissance à l'acte. Il faut donc qu'il y ait une intelligence supérieure à la sienne qui l'aide à comprendre. Il y a des philosophes qui ont voulu faire une substance séparée de cet intellect agent qui rend les objets intelligibles en les éclairant de sa lumière. Mais en supposant que cet intellect soit réellement séparé, il n'en faudrait pas moins reconnaître dans l'âme humaine une vertu qui serait une participation d'une intelligence supérieure et qui rendrait les objets actuellement intelligibles. C'est ainsi que dans tous les autres êtres qui sont parfaits dans leur genre, indépendamment de leurs causes universelles, il y a des vertus propres qui sont imprimées à chacun d'eux et qui leur viennent d'agents supérieurs. Car ce n'est pas le soleil seul qui engendre l'homme, mais il y a dans l'homme comme dans tous les autres animaux parfaits une vertu génératrice qui est cause de sa reproduction. Or, parmi les êtres d'ici-bas il n'y a rien de plus parfait que l'âme humaine. Il faut donc qu'il y ait en elle une vertu qui émane d'une intelligence supérieure et qui éclaire les images que les sens lui fournissent. C'est ce que l'expérience nous apprend, puisque nous remarquons que nous dégageons par l'abstraction les formes universelles de leurs conditions particulières et que nous rendons ainsi les objets actuellement intelligibles. Or, comme une action ne se rapporte à une chose qu'autant qu'elle provient d'un principe qui lui est formellement inhérent, ainsi que nous l'avons dit en parlant de l'intellect possible (quest. lxxyi, art. I), il faut donc que la vertu qui est le principe de cette action soit quelque chose de l'âme, et c'est pour cela qu'Aristote a comparé (De anima, lib. m, text. 48) l'intellect agent à la lumière qui est une chose reçue dans l'air, tandis que Platon, selon l'observation de Thémistius (4) [Comment, anim. lib. m), a comparé au soleil l'intellect séparé qui imprime sa lumière dans nos âmes. Cet intellect séparé, d'après ce que notre foi nous enseigne, n'est rien autre chose que Dieu lui-même qui est le créateur de l'àme et l'auteur unique de son bonheur, comme nous le verrons (quest. evi, art. 2). C'est donc à lui que l'àme humaine emprunte sa lumière d'après ces paroles du Psalmiste : La lumière de votre visage est imprimée sur nous, Seigneur (Ps. xiv, 7).

(1) Un des commentateurs les plus célèbres d'Aristote, et que Tzetzès appelle le secrétaire de Théodose. Pholius lui attribue des commentaires sur toutes les oeuvres d'Aristote.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette lumière véritable illumine comme la cause universelle à laquelle l'àme humaine emprunte une certaine vertu particulière, ainsi que nous l'avons dit [in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote ne parle pas ainsi de l'intellect agent, mais de l'intellect en acte. Aussi il avait dit précédemment que l'intellect en acte est identique à la science de la chose. Ou bien si on entend ces paroles de l'intellect agent, elles signifient qu'il n'est pas la cause pour laquelle tantôt nous comprenons et tantôt nous ne comprenons pas, mais que ce phénomène résulte de l'intellect qui est en puissance.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'intellect agent se rapportait à l'intellect possible, comme l'objet en acte à la puissance, c'est-à-dire comme l'objet actuellement visible à la vue, il s'ensuivrait que nous comprendrions immédiatement toutes choses, puisque l'intellect agent est ce qui donne à l'âme le pouvoir de tout faire. Mais il ne se rapporte pas à l'âme comme son objet, il s'y rapporte seulement comme rendant les objets intelligibles en acte, et pour cela, indépendamment de sa présence, il faut que les images des choses soient fournies par les sens, que les facultés sensitives soient bien disposées et suffisamment exercées, parce que l'intelligence d'une chose conduit à l'intelligence de beaucoup d'autres, comme on comprend les propositions parles termes qui les composent et les conclusions parles premiers principes dont elles dérivent. D'ailleurs à cet égard il est indifférent que l'intellect agent fasse partie de l'âme ou qu'il en soit séparé.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'àme intellective est immatérielle en acte, mais qu'elle est en puissance à l'égard des espèces particulières des choses. Au contraire, les images des objets sont en acte la ressemblance des espèces, mais elles sont immatérielles en puissance. Par conséquent rien n'empêche qu'une seule et même âme, en tant qu'elle est immatérielle, ait une vertu qui rende les images des objets immatérielles en acte en les dépouillant de tout ce qu'elles ont de matériel et d'individuel, et c'est cette vertu qu'on appelle l'intellect agent, et qu'elle possède une autre vertu qui reçoive ces espèces et qu'on appelle l'intellect possible parce qu'il est en puissance par rapport à elles.

5. Il faut répondre au cinquième, que puisque l'essence de l'âme est immatérielle et qu'elle a été créée par l'intelligence suprême, rien n'empêche que la vertu qu'elle a reçue de cet intellect supérieur pour abstraire des objets leurs conditions matérielles ne procède de son essence, comme toutes ses autres puissances.


ARTICLE V. — n'y a-t-il qu'un intellect agent rouit tous les hommes (1)?


(1) Celle question revient à l'unique principe intelligent qu'Avcrroës admettait pour tous les hommes. Cette opinion a déjà été rélutée (quest. LXXVI, art. 2).

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait qu'un seul intellect agent pour tous les hommes. Car rien de ce qui est séparé du corps ne se multiplie en proportion des corps eux-mêmes. Or, l'intellect agent est séparé, comme le dit Aristote (De anima, lib. ni, text. 19 et 20). Donc il n'y a pas autant d'intellects agents qu'il y a d'hommes, mais il n'y en a qu'un pour tout le monde.

2.. L'intellect agent rend universel ce qui est un dans une multitude d'individus. Or, ce qui est cause de l'unité est ce qu'il y a de plus un. Donc l'intellect agent est un dans tous les hommes.

3.. Tous les hommes ont de commun les premières conceptions de l'intellect. Or, ils y adhèrent par l'intellect agent. Donc ils ont de commun le même intellect agent.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anima, lib. m, text. 18) que l'intellect agent est comme une lumière. Or, ce n'est pas la même lumière qui éclaire tous les divers objets. Donc l'intellect agent n'est pas le même dans les divers individus.

CONCLUSION. — L'intellect agent étant une vertu de l'âme, il n'est pas possible qu'il n'y en ait qu'un pour tous les hommes, mais il faut qu'il y en ait autant qu'il y a d'àmes.

Il faut répondre que la solution de cette question est une conséquence de ce que nous avons dit dans l'article précédent. Car si l'intellect agent n'était pas quelque chose de l'âme, mais une substance séparée, il n'y aurait qu'un intellect agent pour tous les hommes. Et c'est ainsi que l'entendent ceux qui n'en admettent qu'un. Mais si l'intellect agent est quelque chose de l'âme et qu'il soit une de ses vertus, il faudra nécessairement qu'il y ait autant d'intellects agents qu'il y a d'âmes, et que par conséquent il y en ait autant qu'il y a d'hommes, puisqu'il y a autant d'âmes que d'hommes, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 2). Car il ne peut se faire qu'il n'y ait numériquement qu'une seule et même puissance pour divers sujets.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, qu* Aristote prouve que l'intellect agent est séparé, parce que l'intellect possible l'est aussi ; car il s'appuie sur ce que celui qui agit est plus noble que celui qui pâtit. Or, il dit que l'intellect possible est séparé, parce qu'il n'est pas l'acte d'un organe corporel, et c'est dans le même sens qu'il prétend que l'intellect agent l'est aussi (2), mais il ne veut pas dire par là que ce soit une substance séparée.

(2) D'après Aristote, l'intelligence est séparée, h'est-a-dire qu'elle est sans mélange avec quoi que ce i-oit ; ce qui ne veut pa-, dire qu elle so>t une autre substance que l'àme.

2. II faut répondre nu second, que l'intellect agent produit l'universel en faisant abstraction de la matière. Or, il n'est pas nécessaire pour cela qu'il n'y en ait qu'un seul pour tous ceux qui ont de Y intelligence, mais il faut que dans tous les hommes il se rapporte de la même manière à tous les objets dont il abstrait l'universel qui est un. Et tel est l'intellect agent en tant qu'immatériel.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les êtres qui sont de la même espèce ont de commun l'action qui résulte de la nature de leur espèce ; par conséquent ils ont aussi de commun la vertu qui est le principe de leur action ; ce qui ne signifie pas toutefois qu'elle soit numériquement la même pour tous les êtres. Or, la connaissance des premières choses intelligibles est une action qui est une conséquence de l'espèce humaine. 11 faut donc que tous les hommes aient de commun la vertu qui est le principe de cette action, et c'est cette vertu qui est le principe de l'intellect agent. Il ne faut cependant pas qu'elle soit numériquement la même dans tous les hommes, mais il faut qu'elle sorte d'un principe unique (1) pour être ensuite communiquée à tous. La part commune que tous les hommes prennent aux premiers principes intelligibles démontre l'unité de l'intellect séparé que Platon compare au soleil, mais elle ne prouve pas l'unité de l'intellect agent qu'Aristote compare à la lumière (2).

(1) Co principe uniquo n'est rien autre clioso que Dieu et constitue ce qu'il y a d'impersonnel dans la raison.

(2) L'intelligence active, ait Aristote, estime sorte de virtualité pareille à la lumière; car la '«mièro fait des couleurs qui He sont qu'en puissance des couleurs en réalité, et c'est co que fait l'intellect agent à l'égard des choses intelligibles.


ARTICLE VI. — la mémoire est-elle dans \Bla\b partie intellective de l'ame (3)?


(3) Cet article est le résumé du curieux traité d'Aristote, intitulé : De la mémoire et de la réminiscence.

Objections: 1.. Il semble que la mémoire ne soit pas dans la partie intellective de l'âme. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 2) que les choses qui ne sont pas communes aux hommes et aux bêtes appartiennent à la partie supérieure de l'âme. Or, la mémoire est commune aux hommes et aux bêtes. Car saint Augustin dit encore que les bêtes peuvent sentir au moyen des sens les choses corporelles et les confier à leur mémoire. Donc la mémoire n'appartient pas à la partie intellective de l'âme.

2.. La mémoire a pour objet les choses passées. Or, on dit qu'une chose est passée par rapport à un temps déterminé. La mémoire est donc la faculté qui nous fait connaître un objet sous un temps déterminé, c'est-à-dire tel qu'il est dans le temps et l'espace. Or, cette fonction n'est pas propre à l'intellect, mais aux sens. Donc la mémoire n'est pas dans la partie intellective, mais seulement dans la partie sensitive.

3.. Dans la mémoire se conservent les espèces des choses auxquelles on ne pense pas actuellement. Or, il n'est pas possible que cela ait lieu dans l'intellect, parce que l'intellect devient en acte par cela seul qu'il est impressionné par une espèce intelligible. Or, quand l'intellect est en acte il comprend en acte, et par conséquent il comprend actuellement toutes les choses dont les espèces lui sont présentes. La mémoire n'est donc pas dans la partie intellective.


Mais c'est le contraire, Car saint Augustin dit (De Trin. lib. x, cap. ii) que la mémoire, l'intelligence et la volonté ne forment qu'un seul et même esprit.

CONCLUSION. — La mémoire comme faculté conservatrice des espèces intelligibles se rapporte à la partie intellective de l'àme, mais selon qu'elle a pour objet le passé considéré comme tel, elle se rapporte davantage à la partie sensitive.

Il faut répondre que puisqu'il est dans la nature de la mémoire de conserver les espèces des choses qu'on ne perçoit pas actuellement, il faut d'abord considérer si les espèces intelligibles peuvent être ainsi conservées dans l'intellect. Car Avieenne a supposé que c'était impossible (i). Ainsi il disait que dans la partie sensitive il y a des puissances qui, par là même qu'elles sont les actes des organes corporels, peuvent conserver en elles quelques espèces sans avoir besoin de les percevoir actuellement de nouveau. Mais que dans l'intellect qui n'a aucun organe corporel il n'existait rien que d'une manière intelligible, et qu'il fallait par conséquent qu'on comprit en acte l'objet dont l'image ou la ressemblance existe dans l'entendement. Ainsi, d'après ce philosophe, aussitôt qu'on cesse de comprendre en acte une chose, l'espèce de cette chose cesse d'être dans l'intellect. Si on veut la comprendre de nouveau, on doit se tourner vers l'intellect agent, qu'il suppose une substance séparée, pour que les espèces intelligibles en émanent et frappent l'intellect possible. Il prétend que l'habitude de se tourner ainsi vers l'intellect agent donne à l'intellect possible une certaine facilité et une certaine aptitude de conception qui constitue ce qu'il appelle la science habituelle. Ainsi dans ce système il n'y a donc rien de conservé dans la partie intellective qui ne soit compris en acte. Par conséquent il n'y a pas lieu sous ce rapport d'admettre la mémoire dans la partie intellective de l'âme. — Mais cette opinion est absolument contraire au sentiment d'Aristote. Car il dit (De anima, lib. m, text. 8) que l'intellect possible devient les choses qu'il pense en ce sens que l'on dit d'un homme qu'il est savant, parce qu'en effet 11 est savant en acte. Et c'est ce qui a lieu du mêment que l'intelligence peut agir par elle-même. Elle n'en est pas moins alors également en puissance d'une certaine façon, mais elle n'est pas tout à fait comme elle était avant qu'elle eût appris ou découvert la chose. Or, on dit que l'intellect possible est transformé en chaque chose selon qu'il reçoit les espèces de chaque objet. Donc, par là même qu'il reçoit les espèces des choses intelligibles, il a tout ce qu'il faut pour agir quand il le veut-, ce qui ne signifie pas toutefois qu'il agisse toujours, parce qu'il est d'une certaine manière en puissance, mais il y est autrement qu'avant d'avoir compris : il est dans l'état de celui qui, ayant la science habituelle, se trouve en puissance de réfléchir actuellement à ce qu'il sait. D'ailleurs l'hypothèse d'Avieenne répugne à la raison. Car ce qui est reçu dans un être y est reçu selon le mode du sujet qui le reçoit. Or, l'intellect est d'une nature plus ferme et plus immuable que la matière corporelle. Si donc la matière corporelle ne conserve pas seulement les formes qu'elles reçoit pendant qu'elle agit par leur moyen, mais si elle les conserve encore après, à plus forte raison l'intellect reçoit-il d'une manière immuable etinamissible les espèces intelligibles, soit qu'elle les ait reçues des objets sensibles, soit qu'elles émanent d'une intelligence supérieure. Par conséquent, si par la mémoire on entend la faculté qui conserve les espèces, il faut dire que cette faculté existe dans la partie intellective de l'âme. — Mais il est encore dans la nature de la mémoire que son objet soit passé et considéré comme tel ; cette faculté n'existe pas à ce titre dans la partie intellective de l'âme. Elle appartient à la partie sensitive qui perçoit les objets particuliers. Car le passé considéré comme tel, désignant l'être sous un temps déterminé, rentre dans la condition des choses particulières.

(1) Ce sentiment a"Avieenne est encore celui des philosophes qui suivent le système de Kant; car ils admettent qu'il n'y a pas de mémoire à l'égard des conceptions, et que l'àme, à chaque fois qu'elle en a besoin, est obligée de les reproduire de nouveau.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la mémoire, selon qu'elle conserve les espèces, n'est pas commune à l'homme et aux bêtes; car les espèces ne sont pas seulement conservées dans la partie sensitive de l'âme; elles existent plutôt dans l'âme unie au corps, puisque la faculté mémora-tive est l'acte d'un organe. Mais l'intellect est destiné par lui-même à conserver les espèces sans avoir besoin de la concomitance d'un organe corporel. Ainsi Aristote dit (De anima, lib. m, text. 0) que l'âme est le lieu des espèces (1), qu'elle ne jouit pas tout entière de cette propriété, mais que c'est seulement son intellect.

2. Il faut répondre au second, que le passé peut se rapporter à deux points : à l'objet connu et à l'acte de la connaissance. Ces deux choses se trouvent simultanément réunies dans la partie sensitive qui perçoit les objets quand elle est impressionnée par leur présence sensible. Ainsi l'animal se rappelle tout à la fois qu'il a eu antérieurement dans le passé une sensation, et qu'il a senti un objet sensible qui n'existe plus. Mais pour ce qui est de la partie intellective, le passé est un accident-, il n'existe pas par lui-même de la part de l'objet de l'intellect. Car l'intellect comprend l'homme en tant qu'homme. 11 est accidentel à l'homme ainsi considéré d'exister dans le présent, ou dans le passé, ou dans le futur. De la part de l'acte le passé peut être pris dans un sens absolu aussi bien quand il s'agit de l'intellect que quand il s'agit des sens. Car, pour notre âme, comprendre est un acte particulier qui existe en tel ou tel temps ; ainsi on dit que l'homme comprend maintenant, ou hier, ou demain. Et il n'y a là rien qui répugne à la nature de l'intelligence, parce que si comprendre est dans ce sens quelque chose de particulier, ce n'en est pas moins un acte immatériel, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 2). C'est pourquoi comme l'intellect se comprend lui-même bien qu'il soit quelque chose de particulier, de même il comprend sa propre connaissance ou intelligence bien que ce soit un acte particulier qui existe dans le passé, le présent ou l'avenir. Ainsi la mémoire, considérée par rapport aux choses passées, existe dans l'intellect, dans le sens que l'intellect comprend qu'il a eu antérieurement l'intelligence d'une chose, mais elle n'y existe pas relativement au passé considéré comme tel.

(1) Cette magnifique expression vient peut-être de Platon, et rappelle une magnifique pensée de saint Augustin, que Mallcbranclic a exprimée eu disant que Dieu est le lieu des esprits, comme l'espace est le lieu des corps.

3. 11 faut répondre au troisième, que les espèces intelligibles sont quelquefois dans l'intellect seulement en puissance. Et alors on dit que l'intellect existe en puissance. D'autres fois elles sont absolument en acte, et alors l'intellect comprend actuellement. Enfin elles y existent d'une façon qui tient le milieu entre la puissance et l'acte, et alors on dit que l'intellect possède les choses d'une manière habituelle. C'est ainsi que l'intellect conserve les espèces quand il ne les comprend pas actuellement.



I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.2