I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.7

ARTICLE VII. — la mémoire intellectuelle est-elle une faculté différente de l'entendement (2) ?


(2) La mémoire est une des parties les plus mystérieuses de lame; c'est aussi, comme nous l'avons déjà dit, une de celles qu'Aristote a le mieux observées. En le suivant, saint Thomas est aussi complet et aussi exact qu'on pourrait l'élire en mettant à profit les travaux de la science actuelle.

Objections: 1.. Il semble que la mémoire intellectuelle soit une faculté différente de l'entendement. Car saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 10 et 11) place dans l'esprit (in mente) la mémoire, l'intelligence et la volonté. Or, il est évident que la mémoire est une puissance différente de la volonté. Donc elle est également différente de l'intellect.

2.. Ce qui distingue les puissances de la partie sensitive de l'âme distingue aussi celles de la partie intellective. Or, dans la partie sensitive la mémoire est une puissance différente des sens, comme nous l'avons dit (quest. lxxviii, art. 4). Donc la mémoire intellectuelle est une autre puissance que l'intellect.

3.. D'après saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. PI), la mémoire, l'intelligence et la volonté sont égales entre elles, et l'une d'elles procède de l'autre. Or, il ne pourrait en être ainsi, si la mémoire était la même puissance que l'intellect. Ce n'est donc pas la même puissance.


Mais c'est le contraire. Il est dans la nature de la mémoire d'être le trésor, le lieu où se conservent les espèces. Or, Aristote attribue à l'intellect cette fonction (De anima, lib. m, text. 6). La mémoire intellectuelle n'est donc pas une autre puissance que l'intellect.

CONCLUSION. — Dans l'homme, la mémoire ne forme pas une puissance distincte de l'intelligence, elles ne forment ensemble qu'une seule et même puissance, puisqu'elles ont le même objet.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvh, art. 3), les puissances de l'âme se distinguent d'après la nature diverse de leurs objets, parce que la nature de chaque puissance consiste dans le rapport qu'elle a avec son objet. Nous avons aussi fait remarquer (ibid.) que la puissance qui se rapporte par sa nature propre à un objet général n'est pas diversifiée par les différences particulières de cet objet. Ainsi la faculté de la vue qui se rapporte en général à la couleur n'est pas différente de la faculté qui perçoit le blanc ou le noir. Or, l'intellect a pour objet l'être en général parce que l'intellect possible est susceptible de devenir toutes choses. Par conséquent une puissance qui a pour objet une des particularités de l'être ne peut être différente de l'entendement. Cependant l'intellect agent diffère de l'intellect possible. Car il faut que par rapport au même objet la puissance active qui fait que l'objet est en acte soit un autre principe que la puissance passive qui est mue par un objet qui est déjà dans cet état. Ainsi la puissance active est à son objet ce que l'être en acte est à l'être en puissance, tandis que la puissance passive est à son objet ce que l'être en puissance est à l'être en acte. Mais il n'y a pas d'autres puissances à distinguer dans l'intelligence que celles de l'intellect possible et de l'intellect agent. D'où il est évident que la mémoire n'est pas une puissance distincte de l'intellect (I). Car il entre dans la nature de la puissance passive de conserver aussi bien que de recevoir.

(1) La mémoire n'est pas distincte de l'intellect possible.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que le Maître des sentences (Dist. m, 1 Sent.) dit que la mémoire, l'intelligence et la volonté sont trois facultés, mais qu'à cet égard il ne suit pas le sentiment de saint Augustin qui dit expressément (De Trin. lib. xiv. cap. 7) que si on considère la mémoire, l'intelligence et la volonté comme étant toujours présentes à l'esprit, soit qu'on pense, soit qu'on ne pense pas, elles paraissent toutes les trois appartenir à la mémoire. Ce que je nomme l'intelligence, ajoute-t-il, c'est ce qui fait que nous comprenons une chose en y pensant, et la volonté, l'amour, ou la dilection est le lien qui unit la pensée au sujet qui la produit. D'où il résulte évidemment que saint Augustin ne prend pas ces trois choses pour trois puissances de l'âme, mais que pour lui la mémoire est l'état habituel de l'âme qui conserve toutes les idées et toutes les connaissances qui l'enrichissent, l'intelligence est l'acte même de l'intellect, et le vouloir l'acte de la volonté-

2. Il faut répondre au second, que le passé et le présent peuvent constituer des différences propres par rapport aux puissances sensitives en raison de la diversité de leurs objets, mais qu'il n'en est pas de même des puissances inielleclives (1) pour la raison que nous avons donnée (art. préc).

(1) Parce que les puissances intellectuelles ont pour objet l'être en général, dépouillé de toutes circonstances particulières.

3. Il faut répondre au troisième, que l'intelligence procède de la mémoire comme l'acte de l'habitude. Dans ce sens elle est égale à lui, mais elle ne lui est pas égale comme une puissance est égale à une autre puissance.

Article VIII. — la raison est-elle une autre puissance que l'intellect (2)?


(2) Cet article a pour objet d'établir que la raison est en nous la même puissance que l'intellect.

Objections: 1.. II semble que la raison soit une autre puissance que l'intellect. Car saint Augustin dit (De spir. et an. cap. 11) : Si nous voulons nous élever des puissances inférieures aux puissances supérieures, nous rencontrons d'abord les sens, puis l'imagination, ensuite la raison et enfin rintellect. La raison est donc une puissance différente de l'intellect, comme l'imagination est elle-même une puissance différente de la raison.

2.. Boëce dit (De cons. lib. v, pros. 4) que l'intellect est à la raison ce que l'éternité est au temps. Or, il n'appartient pas à la même puissance d'être dans l'éternité et dans le temps. Donc la raison n'est pas la même puissance que l'intellect.

3.. L'homme a de commun l'intellect avec les anges et la sensibilité avec les bêtes. Or, la raison qui est le propre de l'homme puisqu'on l'appelle un animal raisonnable est une autre puissance que les sens. Donc elle est aussi pour la même raison une autre puissance que l'intellect qui est l'attribut propre des anges, puisqu'on les appelle des substances intellectuelles.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. ni, cap. 20) : Ce qui rend l'homme supérieur aux animaux, c'est la raison, appelez-la esprit, intelligence ou de tout autre nom qu'il vous plaira. Donc la raison, l'intellect, l'esprit ne forment qu'une seule et même puissance.

CONCLUSION. — Dans l'homme la raison et l'intelligence ne forment qu'une seule et même puissance, bien que l'intelligence saisisse simplement la vérité qui s'offre à elle, tandis que la raison la perçoit en allant d'un objet compris à un autre ; seulement ce dernier procédé est celui d'un être imparfait et l'autre celui d'un être parfait.

Il faut répondre que la raison et l'intelligence ne peuvent pas être dans l'homme des facultés ou des puissances diverses. Ce qui devient évident quand on considère les actes de l'une et de l'autre. Car l'intelligence saisit simplement (3) la vérité qui est de son domaine. La raison va d'un objet compris à un autre (4) pour atteindre cette même vérité. C'est pourquoi les anges qui possèdent une connaissance parfaite de la vérité selon leur nature ne sont pas obligés d'aller d'un objet à un autre, mais ils perçoivent la vérité simplement sans avoir besoin de discourir, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 7). Les hommes au contraire ne parviennent à connaître la vérité qu'en allant d'une chose à une autre, et c'est pour ce motif qu'on les appelle des êtres raisonnables. Il est donc évident que le raisonnement est à l'intelligence ce que le mouvement est au repos, ce que l'acquisition est à la possession; l'un appartient à l'être parfait et l'autre à l'être imparfait. Et comme le mouvement part toujours d'un principe immobile et tend au repos comme à son terme, il arrive de là que le raisonnement humain, soit qu'il acquière, soit qu'il découvre quelques vérités, procède d'idées simplement comprises qu'on appelle premiers principes et aboutit au jugement qui revient à ces mêmes principes qui lui ont servi à apprécier ce qu'il avait découvert. Or, il est évident que le repos et le mouvement ne se rapportent pas à des puissances diverses, mais à une seule et même puissance dans l'ordre de la nature, parce que c'est la même force qui fai t qu'une chose se meut ou se repose dans un lieu. Donc à plus forte raison est-ce la même puissance qui nous fait comprendre et raisonner. Par conséquent il est évident que dans l'homme la raison et l'intelligence ne forment pas deux puissances différentes.

(3) L'intelligence connaît intuitivement.

(4) Le procédé de la raison est discursif.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette énumération se rapporte aux actes, mais qu'elle n'a pas pour objet la distinction des puissances, quoique d'ailleurs ce livre ne soit pas d'une grande autorité (1).

(1) Il parait que tout le monde n'admettait pas avec saint Thomas quo le livre de l'Esprit etde l'âme était apocryphe. Car il se donne souvent ls peine de l'interpréter comme s'il était de saint Augustin.

2. La réponse au second argument est évidente d'après ce que nous avons dit (m corp. art.). Car l'éternité est au temps ce que l'immobilité est au mouvement. C'est pour ce motif que Boëce compare l'intellect à l'éternité et la raison au temps.

3. Il faut répondre au troisième, que les autres animaux sont tellement au-dessous de l'homme qu'ils ne peuvent arriver à la connaissance de la vérité que la raison recherche. L'homme au contraire arrive à la connaissance de la vérité que les anges connaissent, mais il y arrive imparfaitement. C'est pourquoi la faculté cognitive n'est pas dans les anges d'un autre genre que la raison humaine, mais elle est à la raison ce que le parfait est à l'imparfait.


ARTICLE IX. — la raison supérieure et la raison INFÉRIEURE sont-elles des puissances diverses(2)?


(2) On appelle raison supérieure l'intelligence qui s'applique à la considération des choses éternelles, et raison inférieure l'intelligence qui s applique aux choses temporelles et périssables.

Objections: 1.. Il semble que la raison supérieure et la raison inférieure soient des puissances diverses. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 4) que l'image de la Trinité est dans la partie supérieure de la raison, mais qu'elle n'est pas dans l'inférieure. Or, les parties de l'âme sont ses puissances elles-mêmes. Donc la raison supérieure et la raison inférieure forment deux puissances.

2.. Un être ne procède pas de lui-même. Or, la raison inférieure procède de la raison supérieure, elle est réglée et dirigée par elle. Donc la raison supérieure est une puissance différente de la raison inférieure.

3.. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. \) que la scientifique ou la partie de l'âme par laquelle elle connaît les choses nécessaires est un autre principe et une autre partie que l'opinion et la logistique par laquelle elle connaît les choses contingentes. Et ille prouve parce que les choses qui sont de genre différent se rapportent à différentes parties de l'âme. Or, le contingent et le nécessaire ne sont pas du même genre, pas plus que le corruptible et l'incorruptible. Et puisque le nécessaire est le même que l'éternel, et le temporel le même que le contingent, il semble que ce qu'Aristote appelle la scientifique soit la même chose que la partie supérieure de la raison qui s'applique, d'après saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 7), à contempler et à méditer les choses éternelles, et que ce qu'il appelle l'opinion et la logistique soient la même chose que la raison inférieure qui, d'après le même docteur, a pour objet de régler les choses temporelles. La raison supérieure de l'âme est donc une autre puissance que la raison inférieure.

4.. Saint Jean Damaseène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 22) que l'opinion procède de l'imagination et qu'ensuite l'esprit prononçant sur la vérité ou la fausseté de l'opinion juge la vérité-, do làl'étymologie du mot mens (esprit) qu'on fait venir de metiri (mesurer). On n'a donc véritablement l'intelligence que des choses qui sont jugées et déterminées. Par conséquent l'opinion qui est la raison inférieure est autre que l'esprit et l'intellect qu'on peut comprendre sous le nom de raison supérieure.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xn, cap. 4) que la raison supérieure et la raison inférieure ne se distinguent que par leurs fonctions. Elles ne forment donc pas deux puissances.

CONCLUSION. — La raison supérieure et la raison inférieure ne forment dans l'homme qu'une seule et même puissance, mais elles sont distinguées par la diversité de leurs actes et de leurs habitudes, puisque la raison supérieure s'applique par le moyen delà sagesse à la contemplation et à l'étude des choses éternelles, tandis que la raison inférieure s'applique par la science aux choses temporelles qui la mènent à la connaissance des choses éternelles.

Il faut répondre que la raison supérieure et la raison inférieure prises dans le sens que leur donne saint Augustin ne peuvent former d'aucune manière deux puissances. Car il dit (De Trin. lib. xn, cap. 7) que la raison supérieure est celle qui a pour objet les choses éternelles qu'elle étudie et qu'elle consulte. Elle les étiKlie en les contemplant et elle les consulte afin de trouver en elles la règle de ses actions. La raison inférieure est ainsi appelée parce qu'elle a pour objets les choses temporelles. Or, ces deux choses, les temporelles et les éternelles, se rapportent à notre connaissance de telle sorte que l'une d'elles est un moyen qui nous mène à la connaissance de l'autre. Car d'après la manière dont nous arrivons à la découverte de la vérité, ce sont les choses temporelles qui nous conduisent à la connaissance des choses éternelles, suivant ces paroles de l'Apôtre : Les choses invisibles de Dieu nous ont été rendues intelligibles par celles qu'il a faites (Rom. i, 20). A l'égard du jugement, nous jugeons au contraire des choses temporelles par les choses éternelles qui nous sont préalablement connues, et nous disposons des choses temporelles suivant les raisons des choses éternelles. A la vérité il peut arriver que les moyens et la lin appartiennent à des habitudes diverses. C'est ainsi que les premiers principes qu'on ne peut démontrer appartiennent à l'entendement, tandis que les conséquences qui en sont déduites se rapportent à la science. C'est ce qui fait que des principes de géométrie on tire certaines conséquences qui s'appliquent à une autre science, à la perspective par exemple. Mais c'est à la même puissance qu'appartient le moyen et le terme auquel il conduit. Car c'est toujours l'acte de la raison qui accomplit une sorte de mouvement et qui va ainsi d'une chose à une autre. Et comme le mobile qui passe par un milieu pour arriver à un but reste toujours le même, il s'ensuit que la. raison supérieure él la raison inférieure ne forment qu'une seule et même puissance et que, comme le dit saint Augustin (loc. cit.), elles sont seulement distinctes par la diversité de leurs actes et de leurs habitudes. Car on attribue la sagesse à la raison supérieure et la science à la raison inférieure.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut donner le nom de parties à ce qui est le résultat d'une division quelconque. Ainsi on peut diviser la raison supérieure et la raison inférieure en raison de la diversité de leurs fonctions, mais on ne peut pas dire pour cela que ce sont des puissances diverses.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que la raison inférieure est déduite de la raison supérieure, ou qu'elle est dirigée par elle dans le sens que les principes dont la raison inférieure fait usage sont déduits des principes de la raison Supérieure, et que ceux-ci leur servent de reale.

3. Il faut répondre au troisième, que la scientifique dont parle Aristote n'est pas la même chose que la raison supérieure. Car on trouve des choses nécessaires même dans les choses temporelles qui sont l'objet des sciences naturelles et des mathématiques. L'opinion et la logistique (1) sont moins que la raison inférieure, puisqu'elles n'ont pour objets que des choses contingentes. On ne doit cependant pas dire absolument que la puissance par laquelle l'intellect connaît les choses nécessaires est autre que celle par laquelle il connaît les choses contingentes ; car l'intellect connaît le contingent et le nécessaire sous le même rapport, c'est-à-dire sous le rapport de l'être et du vrai. Ainsi il connaît parfaitement les choses nécessaires qui possèdent véritablement la perfection de leur être, il pénètre jusqu'à leuressence, et démontre par elle les accidents qui leur sont propres. Mais il ne connaît qu'imparfaitement les choses contingentes parce que leur être et leur vérité sont imparfaits. Or, le parfait et l'imparfait en acte ne diversifient pas les puissances qui s'y rapportent, ils diversifient seulement leurs actes par rapport à leur manière d'agir, et par conséquent ils diversifient aussi les principes des actes et les habitudes qui en résultent. C est pourquoi Aristote a distingué dans l'âme la scientifique et la logistique, non qu'il en ait fait deux puissances, mais pour distinguer les diverses aptitudes qui correspondent aux différentes habitudes qu'il se proposait en cet endroit de faire connaître. Car, quoique le contingent et le nécessaire ne soient pas du même genre, cependant ils ont de commun la nature générale de l'être qui est l'objet de l'intellect, et ils soutiennent avec l'être en général des rapports divers, parce que l'un est parfait et l'autre ne l'est pas.

(1) J'ai conservé le mot grec.

4. Il faut répondre au quatrième, que cette distinction de saint Jean Damas-cène se rapporte à la diversité des actes, et non à la diversité des puissances. Car Y opinion Í2) est l'acte de l'intellect qui se porte vers une proposition, et qui l'appuie tout en craignant que la contradictoire ne soit vraie. Le jugement est l'acte de l'entendement qui applique des principes certains à l'examen de quelques propositions. C'est pour ce motif qu'on dit que juger c'est mesurer, et c'est du mot mesurer que paraît venir le mot esprit (men-surare, mens). Il y a intelligence quand on adhère vivement aux décisions que le jugement a portées.

(2) Ce mot n'est pas pris par saint Jean Damascène dans le même sens que par Aristote, lorsque celui-ci en fait une des puissances internes de l'âme, comme dans la question précédente, art. 4. Dans ce dernier sens, l'opinion est le jugement que l'on porte à la suite d'une sensation.


ARTICLE X. — l'intelligence est-elle une autre puissance que l'intellect (3)?


(3) Dans le stvle moderne on demanderait <ru«U<> différence il y a entre l'intelligence et entendement, mais j'ai tenu à conserver, autant que pos gible, la terminologie d Aristote.

Objections: 1.. Il semble que l'intelligence soit une autre puissance que l'intellect. Car il est dit dans le livre de VEsprit et de l'âme que quand nous voulons nous élever des choses inférieures aux supérieures, les sens se présentent d'abord, puis l'imagination, la raison, l'intellect et l'intelligence. Or, l'imagination et les sens sont des puissances diverses. Donc l'intellect et l'intelligence différent aussi.

2.. Boéce dit (De Cons. lib. v, pros. î) que les sens, l'imagination, la raison et l'intelligence considèrent l'homme d'une manière différente. Or, l'intellect est la même puissance que la raison. Donc il semble que 1 intelligence soit une autre puissanco que l'intellect, comme la raison est elle-même une autre puissance que l'imagination et les sens.

3.. D'après Aristote (De anima, lib. h, text. 33) les actes précèdent les puissances. Or, l'intelligence est un acte distinct de tous ceux qu'on attribue à l'intellect. Car saint Jean Damaseène dit (De ftd. orlh. lib. n, cap. 22) qu'on donne au mouvement premier le nom d'intelligence; ce que l'intelligence se propose s'appelle l'intention-, ce qui reste dans l'âme et ce qui lui imprime l'image de ce qu'elle comprend, c'est la pensée. La pensée, quand elle est immanente dans le même sujet, qu'elle s'examine elle-même et qu'elle juge, prend le nom de w«viww, c'est-à-dire de sagesse. La sagesse en se développant produit la connaissance, c'est-à-dire la parole intérieurement préparée. Et il dit que c'est de cette parole que provient le discours que la langue prononce. Il semble donc que l'intelligence soit une puissance particulière.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anima, lib. in, text. 21 ) que l'intelligence a pour objet les choses indivisibles dans lesquelles il n'y a pas de fausseté. Or, c'est à l'intellect qu'il appartient de connaître ces choses. Donc l'intelligence n'est pas une autre puissance que l'intellect.

CONCLUSION. — L'intellect et l'intelligence ne forment pas deux puissances différentes, mais on les distingue comme on distingue l'acte de la puissance.

Il faut répondre que le mot d'intelligence désigne dans son sens propre l'acte même de l'intellect qui consiste à comprendre. Cependant dans quelques livres traduits de l'arabe (1), les substances séparées auxquelles nous donnons le nom d'anges sont appelées des intelligences, peut-être parce que ces substances comprennent toujours en acte. Mais dans les ouvrages traduits du grec on leur donne le nom d'intellects ou d'esprits. On ne dislingue donc pas l'intelligence de l'intellect comme on distingue une puissance d'une autre puissance, mais on les distingue comme l'acte se distingue de la puissance. Les philosophes anciens ont en effet accepté cette division. Car quelquefois ils reconnaissent quatre intellects, l'intellect agent, possible, habituel et acquis (adeptum). Parmi ces quatre intellects il y a l'intellect agent et l'intellect possible qui forment deux puissances différentes, comme d'ailleurs en toutes choses la puissance active est autre que la puissance passive. Mais ils ne voyaient dans les trois dernières sortes d'intellects que trois états différents de l'intellect possible qui est tantôt en puissance seulement, et on l'appelle alors l'intellect possible; tantôt dans l'acte premier qui est la science, et on l'appelle dans ce cas l'intellect habituel (in habitu) ; tantôt enfin dans l'acte second qui consiste à considérer ce qu'il sait, et c'est ce qu'on appelle l'intellect en acte ou l'intellect acquis.

(1) Il s'agit sans doute des traductions arabes d'Aristote, qui étaient souvent tres-éloignées des traductions faites sur le grec.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument,que si l'on veut reconnaître l'authenticité de ce livre, il faut prendre alors l'intelligence pour l'acte de l'intellect, et dans ce sens elle peut être opposéoàl'intellectcommeracterestàlapuissance.

2. Il faut répondre au second, que par le mot intelligence Boëce désigne l'acte de l'intellect qui est supérieur à l'acte de la raison. Car il dit au même endroit que la raison est l'apanage de l'homme comme l'intelligence est celui de Dieu; car le propre de Dieu c'est de tout comprendre sans avoir besoin do faire aucune recherche.

3. Il faut répondre au troisième, que tous ces actes que saint Jean Damas-cône énumère se rapportent à une seule et même puissance, à la puissance intellective. Quand l'intellect saisit simplement une chose à la première vue, on donne à cet acte le nom ^intelligence. Ce qu'il perçoit en second lieu et qu'il dispqse ue manière à connaître ou à faire autre chose se nomme intention. Qua.n(i ji persévère à faire des recherches sur l'objet de son intention, cet aqe s'appelle pensée. Quand il apprécie l'objet de sa pensée d'après des principes certains, on dit alors que c'est la science ou la sagesse, en grec çpwwm. car, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 2), c'est à la sagesse qu'il appartient déjuger. Quand il s'est assuré de l'exactitude d'une chose et qu'il réfléchit aux moyens de la communiquer aux autres, c'est alors que se forme la parole intérieure de laquelle la parole extérieure procède. Car toute différence d'actes ne suppose pas une diversité de puissances, il n'y a que la différence d'actes qu'on ne peut ramener au même principe, comme nous l'avons dit (in corp. art.).



des Puissances intellectuelles.                                      


ARTICLE XI — l'intellect pratique et l'intellect spéculatif sont-ils des puissances diverses (1)?


(1) Il suffit de donner la définition de ces deux espèces d'intellect pour faire voir qu'ils ne forment pas des puissances diverses.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect spéculatif et l'intellect pratique soient des puissances diverses. Car ce qui perçoit et ce qui meut sont des puissances de divers genres, comme on le voit (De anima, lib. h, text. 27). Or, l'intellect spéculatif ne fait que percevoir, tandis que l'intellect pratique meut. Donc ce sont des puissances différentes.

2.. La diversité de nature de l'objet établit la diversité de puissance. Or, l'objet de l'intellect spéculatif est le vrai, tandis que celui de l'intellect pratique est le bien, deux choses qui sont de nature différente. Donc l'intellect spéculatif et l'intellect pratique sont des puissances diverses.

3.. Pour la partie intellective de l'âme l'intellect pratique est à l'intellect spéculatif ce que l'opinion est à l'imagination dans la partie sensitive. Or, l'opinion et l'imagination forment deux puissances distinctes, comme nous l'avons tlit (quest. lxxvii, art. 4). Donc il en est de même de l'intellect pratique et de l'intellect spéculatif.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (De anima, lib. m, text. 49) que l'intellect spéculatif devient par extension l'intellect pratique. Or, une puissance ne se transforme pas en une autre. Donc l'intellect spéculatif et l'intellect pratique ne sont pas des puissances diverses.

CONCLUSION. — Une chose perçue par l'intellect peut être destinée à une oeuvre quelconque ou n'y pas être destinée ; comme c'est en cela que diffère l'intellect spéculatif de l'intellect pratique, il est constant qu'ils ne forment pas deux puissances.

Il faut répondre que l'intellect pratique et l'intellect spéculatif ne sont pas des puissances diverses. La raison en est que, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii, art. 3), ce qui se rapporte accidentellement à la nature de l'objet d'une puissance ne diversifie pas cette puissance. Car un objet colorié peut être accidentellement grand ou petit, il peut être un homme ou toute autre chose. C'est pourquoi la même faculté visuelle perçoit tous ces divers objets. Or, l'objet perçu par l'intellect peut se rapporter accidentellement à une oeuvre que Ton exécute ou ne pas s'y rapporter. Co n'est que dans ce sens que l'intellect spéculatif diffère de l'intellect pratique. Car l'intellect spéculatif est celui qui ne destine pas à l'action l'objet qu'il perçoit, mais qui le perçoit seulement pour jouir de la contemplation de la vérité. Au contraire, l'intellect pratique destine à l'action co qu'il perçoit-, c'est ce qui fait dire à Aristote (De anima, lib. m, text. 49) que ces deux sortes d'intellect ne diffèrent que par la fin, et que c'est à elles qu'ils empruntent l'un et l'autre leur dénomination. C'est elle qui fait que l'un est appelé spéculatif et l'autre pratique ou agissant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'intellect pratique meut, non dans le sens qu'il exécute le mouvement, mais dans le sens qu'il le dirige, ee qui lui convient en raison de sa connaissance.

2. Il faut répondre au second, (pie le vrai et le bon rentrent l'un dans l'autre. Car le vrai est une bonne chose, parce qu'autrement il ne serait pas désirable, et le bon est une vérité, parce que sans cela il ne serait pas Intelligible. Ainsi donc comme l'objet de l'appétit peut être le vrai considéré sous le rapport du bon, par exemple quand on désire connaître la vérité, de même l'objet de l'intellect pratique est le bon qui se rapporte à l'action sous la considération du vrai. Car l'intellect pratique connaît la vérité aussi bien que l'intellect spéculatif, seulement il rapporte la vérité connue à un but pratique.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a beaucoup de causes qui diversifient les puissances sensitives et qui ne diversifient pas les puissances intelleetives (1), comme nous l'avons dit (art. 7, et quest. lxxvii, art. 3).

(1) En effet, les puissances sensitives peuvent être variées par la différence particulière des objets, tandis que cette différence ne peut diversifier l'intellect, qui a pour objet l'être général et universel.


ARTICLE XII. — la syndérèse est-elle une puissance spéciale distincte des autres (2)?


(2) La syixlerèse est la connaissance babituolle des premiers principes moraux; comme il Tant liîir le vice et pratiquer ta vertu.

Objections: 1.. Il semble que la syndérèse soit une puissance spéciale distincte des autres. Car les parties d'une même division semblent être du même genre. Or, d'après saint Jérôme (Stop. Ezech. i), la syndérèse fait partie du même tout que l'appétit irascible, eoncupiscible et rationnel qui sont autant de puissances. Donc la syndérèse est aussi une puissance.

2.. Les choses opposées sont du même genre. Or, la syndérèse et la sensualité paraissent opposées, parce que la syndérèse pousse toujours au bien, tandis que la sensualité porte toujours au mal. C'est pour cela qu'elle est désignée par le serpent, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12 et 13). Il semble donc que la syndérèse soit une puissance aussi bien que la sensualité.

3.. Saint Augustin dit (De Lib. arb. lib. n. cap. 10) que dans la judiciaire naturelle il.y ades règles qui sont des principes de vertu vrais et immuables, et que ce sont ces principes qu'on appelle syndérèse. Donc, puisque les règles immuables qui nous dirigent dans nos jugements appartiennent à la partie supérieure de la raison, selon la remarque de saint Augustin lui-même (De Trin. lib. xii, cap. 2), il semble que la syndérèse soit la même chose que la raison, et que par conséquent elle soit aussi une puissance.


Mais c'est le contraire. D'après Aristote les puissances rationnelles se rapportent à des objets opposés (Met. lib. xii, text. 3) (3). Or, la syndérèse ne se rapporte pas à des objets opposés, car elle n'a d'inclination que pour le bien. Donc la syndérèse n'est pas une puissance. Car si c'était une puissance il faudraitquece fût une puissance raisonnable, puisqu'elle n'existe pas dans les animaux.

CONCLUSION. — La syndérèse n'est pas une puissance spéciale supérieure à la raison,ni elle ne se confond pas avec la nature humaine, mais c'est une habitude naturelle qui se rapporte aux principes pratiques, comme l'intellect est une habitude naturelle qui a pour objet les principes spéculatifs, et ce n'est par conséquent pas une puissance.

Il faut répondre que la syndérèse n'est pas une puissance, mais une habitude, quoique certains auteurs en aient fait une puissance supérieure à la raison et que d'autres l'aient confondue avec la raison elle-même eonsidorée comme la nature de l'homme. Pour se convaincre de l'évidence de cette proposition, il faut observer que, comme nous lavons dit (art. 8), le raisonnement est une espèce de mouvement qui part de l'intelligence de quelques principes généraux qui sont naturellement connus sans l'intervention de la raison et qui a pour terme l'entendement lui-même qui juge au moyen de ces principes naturels la valeur des choses que la raison a découvertes. Or, il est constant que comme la raison spéculative raisonne sur les choses spéculatives, de même la raison pratique raisonne sur les choses pratiques. Ce qui suppose nécessairement que la nature a imprimé en nous des principes pratiques aussi bien que des principes spéculatifs. Et comme les premiers principes spéculatifs que nous avons reçus de la nature n'appartiennent pas à une puissance spéciale, mais à une habitude particulière qu'Aristote appelle Xentendement des principes (Eth. lib. vi, cap. 6j, il s'ensuit que les principes pratiques qui nous viennent de la même voie n'appartiennent pas non plus à une puissance spéciale, mais à une habitude naturelle que nous désignons sous le nom de syndérèse. En ce sens, il est vrai de dire que la syndérèse nous porte au bien et nous fait condamner le mal, parce qu'elle nous fait connaître et juger l'un et l'autre par les premiers principes qui sont infaillibles. D'où il est manifeste que ce n'est pas une puissance, mais un état ou une habitude naturelle.

(3) C'est-à-dire au bien et au mal.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette division de saint Jérôme se rapporte à la diversité des actes et non à la diversité des puissances. Or, la même puissance peut produire des actes divers.

2. Il faut répondre au second, que la sensualité et la syndérèse sont opposées l'une à l'autre par leurs actes, mais qu'elles ne le sont pas comme les espèces diverses du même genre.

3. 11 faut répondre au troisième, que ces raisons immuables sont les premiers principes pratiques à l'égard desquels on ne peut errer; on les attribue à la raison comme puissance et à la syndérèse comme habitude. C'est ce qui fait que par la raison et la syndérèse nous jugeons naturellement.

ARTICLE XÎII. — la conscience est-elle une puissance (1)?


I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.7