I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.13

ARTICLE XÎII. — la conscience est-elle une puissance (1)?


(1) La conscience est l'application des principes generans de la morale ii îles faits particuliers. Ces! elle qui dit si telle ou telle adion est bonne ou mauvaise.

Objections: 1.. Il semble que la conscience soit une puissance. Car Origène dit à l'occasion de ces paroles de saint Paul : Reddente illis testimonium (Rom. ii) que la conscience est l'esprit qui corrige l'âme, que c'est lc maître qui l'accompagne, qui l'éloigné du mal et qui l'attache au bien. Or, ce mot esprit (spiritus) désigne dans l'âme une puissance particulière ou l'intelligence elle-même, d'après ce mot de l'Apôtre : Renouvelez Vesprit de votre intelligence (Eph. iv, 23); ou bien il exprime l'imagination, et c'est pour cela qu'on appelle les visions imaginaires des visions spirituelles, comme on le voit par saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. G CL 7). Donc la conscience est une puissance.

2.. Le péché ne peut avoir pour sujet qu'une puissance de l'âme. Or, la conscience est le sujet du péché. Car saint Paul dit de certains fidèles qu'ils ont souillé leur âme et leur conscience (Tit. i, da). Il semble donc que la conscience soit une puissance.

3.. Il est nécessaire que la conscience soit un acte, ou une habitude, ou une puissance. Ce n'est pas un acte, parce qu'elle ne subsisterait pas toujours dans l'homme ; ce n'est pas non plus une habitude, cardans ce cas elle ne serait pas une, mais multiple. Car nous sommes dirigés dans nos actions par plusieurs habitudes cognitives. Donc la conscience est une puissance.


Mais c'est le contraire. En effet la conscience peut être déposée, c'est-à-dire qu'elle peut cesser d'exister, mais il n'en est pas de même d'une puissance de l'àme. Donc la conscience n'est pas une puissance.

CONCLUSION. — La conscience, prise dans son sens propre, n'est pas une puissance, mais un acte par lequel nous appliquons ce que nous savons à ce que nous faisons; et cette application a pour conséquence notre condamnation ou notre excuse.

11 faut répondre que la conscience à proprement parler n'est pas une puissance, mais un acte. Ce qu'on peut rendre évident par la nature du nom lui-même, et par les propriétés que vulgairement on attribue à la conscience. Car le mot conscience par son élymologic indique le rapport d'une science à une fin quelconque ; en effet le mot conscience est formé du mot science et du mot cum, avec. Or, une science ne s'applique à une fin quelconque que par un acte. D'où il résulte évidemment que d'après la nature de son nom la conscience n'est qu'un acte. On arrive à la même conséquence en examinant les attributs que l'on reconnaît à la conscience. Ainsi on dit que la conscience est un témoin, un lien, un instigateur, un accusateur, un remords, un reproche, etc. Tous ces mots indiquent l'application que nous faisons de notre science ou de nos connaissances aux choses que nous faisons. En effet, cette application a lieu de trois manières : 1° Quand nous reconnaissons que nous avons fait ou que nous n'avons pas fait une chose, d'après ces paroles de PEcclésiaste [Eccles. vu, 23) : Votre conscience sait que vous avez deux fois maudit les autres. Dans ce cas la conscience est un témoin. 2° Quand nous jugeons d'après notre conscience que telle chose doit être ou ne doit pas être faite. Alors la conscience est un lien ou une instigation. 3° Quand nous jugeons qu'une chose qui a été faite est bonne ou mauvaise. Cette fois on dit que la conscience excuse, ou qu'elle accuse, ou qu'elle a des remords. Or, il est évident que toutes ces choses ne sont qu'une conséquence de l'application que nous faisons de notre science à nos oeuvres ; c'est pour cela que la conscience, à proprement parler, doit être appelée un acte. Cependant comme l'habitude est le principe de l'acte, quelqucfoisondonne le nom de conscience à la première habitude naturelle, c'est-à-dire à la syndé-rôse. Ainsi saint Jérôme le fait dans son commentaire sur Ezechiel (Ezech. i). Saint Basile appelle conscience la judiciaire naturelle [hom. inprinc. Prov.), et saint Jean Damascène dit que c'est la lumière de notre entendement [De fid. orth. lib. iv, cap. 23). Car on est dans l'habitude de prendre la cause pour l'effet et réciproquement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on donne à la conscience le nom d'esprit dans le sens qu'on prend l'esprit pour l'intelligence, parce que la conscience est en quelque sorte le dictamen ou la loi de l'intelligence (1).

(1) C'est un acte Je l'intellect pratique c[iù dit ce qu'il est permis ou ce qu'il n'est pas permis de faire dans telles ou telles circonstances. Ainsi la loi naturelle détermine les principes généraux du droit, la syndérèsc en est la connaissance habituelle et la conscience en fait l'application aux cas particuliers. C'est ce que dit saint Thomas lui-nième dans son commentairede Pierre Lombard (II.SenL dist. 2-i, quest. ii, arl. 4).

2. II faut répondre au second, qu'on ne dit pas que la souillure existe dans la conscience comme dans son sujet, mais comme l'objet connu est dans le sujet qui le connaît, dans le sens qu'on sait qu'on est souillé.

3. Il faut répondre au troisième, que l'acte, quoiqu'il ne soit pas toujours permanent, subsiste cependant toujours dans sa cause qui est une puissance et une habitude. Or, quoique la conscience soit formée de plusieurs habitudes, toutes tirent néanmoins leur efficacité d'un premier principe qui est unique, c'est-à-dire de l'habitude des premiers principes qu'on appelle syndérèse. C'est pour cela que cette habitude reçoit quelquefois spécialement le nom de conscience, comme nous l'avons vu (art. préc.).


QUESTION LXXX. : DES PUISSANCES APPÉTITIVES EN GÉNÉRAL.


Après avoir traite des puissances spéculatives nous avons maintenant à nous occuper des puissances appétitives. A cet égard quatre considérations sont à faire. La première a pour objet l'appétit en général; la seconde la sensualité; la troisième la volonté; la quatrième 1©librearbitre. — Sur la première de ces considérations deux questions se présentent î lu L'appétit doit-il être considéré comme une puissance spéciale de l'àme ? — 2" L'appétit se divise-t-il en appétit sensitif et inlelligentiel et ces appétits sont-ils des puissances diverses?

ARTICLE I. — l'appétit est-il une puissance spéciale de l'ame (-1)?


(1) Tons les philosophes sont unanimes à considérer l'appétit en général comme une puissance particulière de l'unie.

Objections: 1.. 11 semble que l'appétit ne soit pas une puissance spéciale de l'àme. Car une puissance de l'àme ne peut avoir pour objet ce qui est commun aux êtres animés et aux êtres inanimés. Or, l'appétit est commun aux êtres animés et à ceux qui ne le sont pas. Car le bien est ce que tous les êtres ap-pètent, comme le dit Aristote (Elh. lib. î, cap. I). Donc l'appétit n'est pas une puissance spéciale de l'âme.

2.. Les puissances se distinguent d'après leurs objets. Or, l'objet de la connaissance et de l'appétit est le même. Donc il n'est pas nécessaire de distinguer la faculté qui appeto de la faculté qui perçoit.

3.. Le général ne se distingue pas par opposition au propre. Or, toute puissance de l'âme appeto un bien particulier, c'est-à-dire l'objet qui lui con vient. Donc, par rapport à cet objet que toutes les puissances en général ap* pètent, il n'est pas nécessaire d'admettre une puissance particulière distincte des autres qu'on appelle appétitive.


Mais c'est le contraire. Car Aristote (De anima, lib. h, text. 27) distingue l'appétit des autres puissances. Saint Jean Damascène dit aussi (De ortk. fid. lib. n, cap. 22) que les facultésiappétilivcs diffèrent des facultés cognitives.

CONCLUSION. — Comme dans les substances qui ont une forme plus éle\.éc il y a aussi une inclination plus noble, il faut que les êtres raisonnables, par là même qu'ils ont une forme plus distinguée, aient une puissance appétitive supérieure à l'appétit naturel.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre dans l'âme une puissance appétitive. Pour s'en convaincre il faut observer que toute inclination est la conséquence d'une forme quelconque. Ainsi le feu doit à sa forme la propriété de s'élever et de produire son semblable. Or, la forme existe d'une manière plus parfaite dans les êtres doués de connaissance que dans ceux qui n'en sont pas. Car ceux qui n'ont pas de raison ont une forme qui no se rapporte qu'à un seul objet propre qui détermine leur être et constitue ainsi leur nature. La conséquence de cette forme naturelle est une inclination qu'on appelle appétit naturel. Mais dans les êtres raisonnables chaque individu doit l'existence qui lui est propre à une forme naturelle qui est susceptible de recevoir les espèces de toutes les choses qui se rapportent à elle. Ainsi les sens reçoivent les espèces de tous les objets sensibles et l'intellect celles de tous les objets intelligibles. Par conséquent l'âme humaine devient en quelque sorte toutes choses (2) parle moyen des sens et de l'intelligence C'est ce qui fait que les êtres qui ont la connaissance se rapprochent d'une certaine manière de l'image de Dieu en qui toutes choses préexistent, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 5). Ainsi donc, comme les formes des êtres raisonnables sont d'un ordre plus élevé que les formes des êtres inférieurs, il faut aussi qu'il y ait en eux une inclination d'un ordre supérieur à celle qui reçoit le nom d'appétit naturel. Et comme cette inclination supérieure appartient à lafaculté appétitive de l'àme par laquelle l'animal appète non-seulement toutes les choses pour lesquelles il a de l'inclination d'après sa forme naturelle, mais encore toutes celles qu'il perçoit, il s'ensuit qu'il est nécessaire de reconnaître dans l'àme une puissance appétitive.

(2) L'âme devient les choses qu'elle connaît et qu'elle perçoit. Nous avons déjà fait reniai.iuer celle expression qui révèle une des partiel les plus profondes de la théorie péripatéticienne.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les êtres raisonnables on trouve un appétit d'un ordre plus élevé que lappétit général qui est commun à tous les êtres, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et que c'est pour ce motif qu'il est nécessaire d'admettre qu'il y a dans l'âme une puissance destinée à cette fonction.

2. Il faut répondre au second, que l'objet de la connaissance et de l'appétit est le même subjectivement, mais qu'il diffère rationnellement. Car il est connu comme étant sensible ou intelligible, tandis qu'il est recherché ou appelé comme une chose bonne ou convenable. Or, pour que les puissances soient diverses il suffit que leurs objets diffèrent rationnellement (4), il n'est pas nécessaire qu'ils diffèrent matériellement.

(1) Les moralistes aistinguont ainsi les actesmo-raux quant au nombre et à l'espèce, d'après leurs objets formels, non d'après leurs objets matériels.

3. Il faut répondre au troisième, que toute puissance de l'âme est une forme ou une nature et a naturellement de l'inclination pour quelque chose. De là il arrive que chaque puissance appète naturellement l'objet qui lui convient. Mais au-dessus de cet appétit naturel il y a l'appétit de l'animal qui est une conséquence de sa faculté cognitive. Par cet appétit l'animal ne recherche pas une chose parce qu'elle convient à tel ou tel acte, à telle ou telle puissance, comme la vue cherche à voir et l'ouïe à entendre, mais parce qu'elle lui est convenable selon l'étendue de son être.


ARTICLE II. — l'appétit sensitif et l'appétit intelligentiel sont-ils des puissances diverses (2)?


(2) La distinction de-ces deux appétits répond Ma division de l'âme en deux parties, la partie intelligente et la partie sensitive.

Objections: 1.. Il semble que l'appétit sensitif et l'appétit intelligentiel ne soient pas des puissances diverses. Car les différences accidentelles ne diversifient pas les puissances, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii, art. 3, et quest. lxxix, art. 7). Or, c'est accidentellement si l'objet de l'appétit est perçu par les sens ou par l'intelligence. Donc l'appétit sensitif et l'appétit intelligentiel ne sont pas des puissances diverses.

2.. La connaissance intellectuelle a pour objet les choses universelles, et elle se distingue par là de la connaissance sensitive qui a pour objet les choses particulières. Or, cette distinction n'est pas applicable à la partie appétitive. Car l'appétit étant un mouvement de l'âme vers les choses particulières, tout appétit semble avoir pour fin un objet individuel. On ne doit donc pas distinguer l'appétit intelligentiel de l'appétit sensitif.

3.. Comme la puissance appétitive est subordonnée à la faculté cognitive, parce qu'elle lui est inférieure, il en est de même de la puissance motrice. Or, la puissance motrice, qui est une conséquence de l'intelligence dans l'homme, n'est pas autre que dans les animaux où elle est une conséquence des sens. Donc, pour la même raison, il n'y a qu'une faculté appétitive.


Mais c'est le contraire. Aristote (De anima, lib. m, text. 57) distingue deux sortes d'appétits, et il dit que l'appétit supérieur meut l'appétit inférieur (1).

(1) Le texte d'Aristote est très-obscur ; il est loin d avoir la précision que lui prête ici saint Thomas.

CONCLUSION. — Ce que l'intellect perçoit étant d'un autre genre que ce qui est perçu par les sens, il est nécessaire que l'appétit intelligentiel et l'appétit sensitif appartiennent à des puissances diverses.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre que L'appétit intelligentiel est une autre puissance que l'appétit sensitif. Car la puissance appétitive est une puissance passive qui naturellement doit être mue par un objet perçu. Ainsi l'objet de l'appétit, quand il est perçu, est un moteur qui n'est pas mû, tandis que l'appétit est un moteur qui est mû, comme le dit Aristote (De anima, lib. ni, text. 54, et Met. lib. xi, text. 53). Or, la distinction des choses passives et des mobiles se fonde sur celle des choses actives et des moteurs, parce qu'il faut que le moteur soit proportionné au mobile, et l'actif au passif. La puissance passive emprunte même sa nature propre de l'être actif auquel elle correspond. Par conséquent, comme l'objet perçu par l'intellect est d'un autre genre que celui que les sens perçoivent, il s'ensuit que l'appétit intelligentiel est une autre puissance que l'appétit sensitif.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce n'est point par accident si l'objet de l'appétit se rapporte à l'intelligence ou aux sens, mais que c'est par lui-même. Car l'objet de l'appétit ne meut l'appétit qu'autant qu'il est perçu. C'est ce qui fait que les différences qui existent entre les choses que l'on perçoit existent par elles-mêmes entre les choses que l'on appète, et que par conséquent on distingue les puissances appétitives d'après la différence des choses que l'on perçoit comme d'après leurs objets propres.

2. Il faut répondre au second, que bien que l'appétit intelligentiel se porte sur des choses qui existent individuellement hors de l'âme, cependant il s'y porte par un motif universel. Ainsi, il n'appète une chose que parce qu'elle est bonne. De là, Aristote dit (Iihét. lib. n, cap. 4) que la haine peut avoir pour objet quelque chose de général, par exemple, nous pouvons haïr toute espèce de voleurs. De même nous pouvons aussi,par l'appétit intelligentiel, appéter les biens immatériels qui ne sont pas du domaine des sens, comme la science, les vertus, etc.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 57 et 58), l'opinion universelle (2) ne meut que par le moyen de l'opinion particulière, et que l'appétit supérieur ne meut également que par le moyen de l'appétit inférieur. C'est pour cela que la puissance motrice qui est une conséquence de l'intellect n'est pas différente de celle qui résulte des sens.

(2) Le texte porte : la conception de l'unkcr-sel qu Aristote oppose à la conceplion du particulier. On peut à ce sujet voir ce qu'il dit dans son traité Du mouvement det animaux, ch. 8.


QUESTION LXXXI. de la sensualité.


Après avoir traité des puissances appétitives en général, nous avons à nous occuper de la sensualité. — A cet égard il y a trois questions à faire : 1° La sensualité n'est-elle qu'une puissance appétitive ? — 2" La sensualité se divise-t-elle en appétit irascible et eoncupiscible, et ces deux sortes d'appétit forment-ils des puissances diverses ? 3° L'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible obéissent-ils à la raison ?

ARTICLE I. — la sensualité n'est-elle qu'appétitive (3)?


(3) Dans cet article philosophique saint Thomas recherche si la sensualité n'est pas aussi une faculté cognitive.

Objections: 1.. Il semble que la sensualité ne soit pas qu'appétitive, mais qu'elle soit cognitive. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 42) que le mouvement sensuel de l'âme qui résulte des organes corporels est commun à l'homme et aux animaux. Or, les organes des sens sont compris dans le domaine de la faculté cognitive. Donc la sensualité est aussi une puissance cognitive.

2.. Toutes les choses qui font partie d'une même division semblent être du même genre. Or, saint Augustin (loc. cit.) divise la sensualité par opposition à la raison supérieure et à la raison inférieure qui appartiennent à la connaissance. Donc la sensualité est aussi une faculté cognitive.

3.. Dans la tentation de l'homme la sensualité remplit le rôle du serpent. Or, le serpent dans la tentation de nos premiers parents leur a montré et proposé le péché, ce qui est du ressort de la faculté cognitive. Donc la sensualité est une faculté de cette nature.


Mais c'est le contraire. Car la sensualité se définit : l'appétit des choses qui se rapportent au corps.

CONCLUSION. — La sens ualité n'implique pas une vertu cognitive, mais la puissance appétitive de l'àme.

Il faut répondre que le nom de la sensualité semble tiré du mouvement sensuel dont parle saint Augustin (loc. cit.), de même que le nom de la puissance vient de l'acte, comme la vue vient de la vision. Or, le mouvement sensuel est un appétit qui suit la perception sensitive. Car l'acte de la faculté qui perçoit n'est pas, à proprement parler, un mouvement comme l'action de l'appétit (1). Car l'opération de la faculté qui perçoit est consommée quand l'objet perçu est dans le sujet, tandis que l'opération de la faculté qui appète n'est parfaite que quand le sujet se porte vers l'objet qu'il désirait. C'est ce qui fait qu'on assimile au repos l'opération de la faculté qui perçoit, tandis qu'on assimile plutôt au mouvement celle de la faculté qui appète. C'est pourquoi par le mouvement sensuel on entend ^opération de cette dernière faculté, et on donne le nom de sensualité à l'appétit sensitif.

(1) D'après Aristote, l'intelligence est impassible et par conséquent ne reçoit pas Je mouvement (Voyez sa théoriede l'intelligence dans son Traitéde l'âme, liv. itl,ch. 5et M de la traduction française).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin, en disant que le mouvement sensuel de l'âme se rapporte aux sens corporels, n'a pas voulu faire entendre que les sens corporels sont compris dans le domaine de la sensualité, mais plutôt que le mouvement de la sensualité est une inclination vers les sens, puisqu'elle nous fait rechercher en effet ce que les sens corporels perçoivent. Ainsi les sens corporels appartiennent à la sensualité parce qu'ils y prédisposent.

2. Il faut répondre au second, que la sensualité, la raison supérieure et la raison inférieure sont les parties d'un même tout dans le sens qu'elles ont de commun la puissance de mouvoir (2). Car la faculté cognitive qui comprend la raison supérieure et la raison inférieure est une puissance motrice aussi bien que la faculté appétitive à laquelle la sensualité appartient.

(2) Elles peuvent mouvoir les puissances qui leur Sont inférieure».

3. Il faut répondre au troisième, que le serpent a non-seulement montré et proposé le péché, mais qu'il a encore poussé à le faire (3). Et c'est sous ce dernier rapport que la sensualité est figurée par le serpent.

(3) On sait qu'il y a eu des hérétiques, les ophi-tes, qui ont prétendu que le serpent était le Christ, et qu'on devait l'adorer. Nous ne rappelons que pour mémoire cette folie, aussi contraire à l'Ecriture qu'au bon sens.


ARTICLE II. — l'appétit sensitif se distingue-t-il en appétit irascible et concupiscible comme en deux puissances diverses (1)?


(1) Cotte distinction que saint Thomas établit ici psychologiquement est reconnue par tous les philosophes. Nous la retrouverons dans la partio morale de la Somme, où elle joue le plus grand ride.

Objections: 1.. Il semble que l'appétit sensitif ne se distingue pas en appétit irascible et eoncupiscible comme en deux puissances diverses. Car la même puissance a pour objet les deux contraires ; ainsi, la vue perçoit le blanc et le noir, comme ledit Aristote (De anima, lib. n, text. 107). Or, ce qui convient et ce qui nuit sont des choses contraires. L'appétit eoncupiscible se rapportant à ce qui convient, et l'appétit irascible à ce qui nuit, il semble que la même puissance de l'âme soit irascible et eoncupiscible.

2.. L'appétit sensitif n'a pour objet que les choses qui conviennent aux sens. Or, ce qui convient aux sens est l'objet de l'appétit eoncupiscible. Donc il n'y a point d'autre appétit sensitif que l'appétit eoncupiscible.

3.. La haine a son siège dans l'appétit irascible. Car saint Jérôme dit dans son Commentaire sur saint Matthieu (cap. xiii) : Plaçons dans l'appétit irascible la haine de tous les vices. Or, la haine, par là même qu'elle est contraire à l'amour, existe dans l'appétit eoncupiscible. Donc la même puissance est eoncupiscible et irascible.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire de Nysse (2) (De nat. hom. cap. 40) et saint Jean Damaseène (De fid. orth. lib. n, cap. 22) supposent qu'il y a deux forces, l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible, qui font partie de l'appétit sensitif.

(2) Cet ouvrage, intitulé De natura hominis, qu'on attribuait au moyen âge à saint Grégoire de Nysse, est du philosophe chrétien Némésius, qui vivait probablement sur la fin du cinquième siècle.

CONCLUSION. — La puissance eoncupiscible a pour objet ce qui convient et ce qui ne convient pas, tandis que la puissance irascible a pour but de résister aux contrahes) il y a donc dans l'àme sensitive deux parties, la eoncupiscible et l'irascible.

Il faut répondre que l'appétit sensitif est une force unique dans son genre qu'on désigne sous le nom de sensualité, mais elle se divise en deux puissances qui sont des espèces de l'appétit sensitif, et ces deux puissances sont l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence, il faut observer que les choses corruptibles non-seulement doivent être portées à rechercher ce qui leur convient et à repousser ce qui leur nuit, mais encore à résister à celles qui les corrompent et à celles qui leur sont contraires, soit parce qu'elles les empêchent d'acquérir ce qui leur serait utile, soit parce qu'elles leur eau sent quelques dommages. Ainsi, le feu est naturellement porté non-seulement à s'éloigner d'un lieu bas qui ne lui convient pas, et à s'élever vers les lieux hauts qui lui conviennent, mais encore à résister à tout ce qui l'altère et qui empêche son essor. L'appétit sensitif étant donc une inclination qui résulte de la perception sensitive, comme l'appétit naturel est une inclination qui résulte de la forme naturelle il est nécessaire que dans la partie sensitive il y ait deux puissances appétitives. L'une de ces puissances est celle qui porte l'àme à rechercher simplement ce qui convient aux sens, et à repousser ce qui leur est nuisible ; celle-là est la eoncupiscible. L'autre est celle qui porte l'animal à résister aux choses qui l'empochent de se procurer ce qui lui convient ou qui lui causeraient du tort-, on l'appelle irascible. C'est pour cela qu'on dit que son objet est difficile parce qu'elle tend à vaincre ce qui lui est contraire et à le surmonter. Or, ces deux inclinations ne peuvent être ramenées à un principe unique, parce que quelquefois l'àme s'occupe de choses tristes contrairement à l'inclination de l'appétit concupiscible (1), afin de combattre les contraires suivant l'inclination de l'appétit irascible. D'où il résulte que les passions de l'appétit irascible paraissent opposées aux passions de l'appétit concupiscible. Carie feu de la concupiscence diminue la colère, et le feu de la colère diminue la concupiscence, comme on le remarque en plusieurs circonstances. D'où l'on voit que l'appétit irascible est la faculté qui attaque et l'appétit concupiscible la faculté qui défend, puisque l'appétit irascible s'élève contre ce qui est un obstacle aux biens que l'appétit concupiscible recherche, et contre ce qui produit le mal que l'appétit concupiscible repousse. C'est pour ce motif que toutes les passions de l'appétit irascible commencent par les passions de l'appétit concupiscible et se terminent à elles. Ainsi, la colère nait de la tristesse, pousse à la vengeance et aboutit à la joie. C'est aussi pour cette raison que les animaux se battent pour la nourriture, les joies des sens, et tout ce qui excite leur concupiscence, comme le dit Aristote (De animal, lib. ix, cap. 1).

(1) Qui tend à ne s'occuper que de choses gaies et agréables.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la force concupiscible a pour objet ce qui convient et ce qui ne convient pas. Mais la force irascible a pour but de résister à ce qui la contrarie.

2. Il faut répondre au second, que comme dans la partie sensitive parmi les facultés qui perçoivent il y a une puissance estimative (2), c'est-à-dire une puissance qui perçoit ce qui n'affecte pas les sens, comme nous l'avons dit (quest. lxxviii, art. 4), de même il y a dans l'appétit sensitif une force qui se porte non vers ce qui délecte les sens, mais vers ce qui est utile à l'animal pour sa défense. Et c'est cette force qu'on appelle appétit irascible.

(2) C'est l'opinion, qu'Aristote dislingue de la pensée, qui est le propre de l'homme.

3. Il faut répondre au troisième, que la haine appartient simplement à l'appétit concupiscible, mais, sous le rapport du combat que la haine excite, elle peut appartenir à l'appétit irascible.


ARTICLE III. — l'appétit irascible et l'appétit concupiscible obéissent-ils a la raison (3) ?


(3) Il s'agit ici de déterminer les rapports de la raison avec l'appétit irascible et l'appétit concupiscible.

Objections: 1.. Il semble que l'appétit irascible et l'appétit concupiscible n'obéissent pas à la raison. Car l'appétit irascible et l'appétit concupiscible sont des parties de la sensualité. Or, la sensualité n'obéit pas à la raison, et c'est pour cela qu'elle est figurée par ie serpent, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 42 et 43). Donc l'appétit irascible et l'appétit concupiscible ne lui obéissent pas non plus.

2.. Ce qui obéit à quelqu'un ne le combat pas. Or, l'appétit irascible et l'appétit concupiscible combattent la raison, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rom. vu, 23j : Je vois une autre loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit. Donc l'appétit irascible et l'appétit concupiscible n'obéissent pas à la raison.

3.. Comme la force appétitive est inférieure à lapartie rationnelle de l'âme, de même la force sensitive. Or, la partie sensitive de l'âme n'obéit pas à la raison, car nous n'entendons pas et nous ne voyons pas quand nous voulons. Donc pareillement les forces de l'appétit sensitif, c'est-à-dire l'appétit irascible et l'appétit concupiscible, n'obéissent pas à la raison.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. h, cap. 12; qu'il y a deux choses qui obéissent à la raison et se laissent diriger par elles ; ce sont la concupiscence et la colère.

CONCLUSION, CONCLUSION. — L'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible obéissent à la raison et à la volonté, mais non sous le même rapport.

Il faut répondre que l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible obéissent à la partie supérieure de l'âme dans laquelle résident l'intellect ou la raison et la volonté, et qu'ils obéissent à chacune de ces facultés, mais d'une manière différente. En effet, 1° ils sont soumis à la raison par rapport à leurs actes. La preuve en est que dans les autres animaux l'appétit sensitif est naturellement destiné à être mû par la faculté d'opinion; la brebis, par exemple, craint le loup parce qu'elle croit qu'il est son ennemi. Au lieu delà faculté d'opinion ily a dans l'homme, comme nous l'avons dit (quest. lxxviii, art. 4), la faculté de penser que quelques philosophes ont appelée raison particulière parce qu'elle reçoit les impressions individuelles. C'est par elle que l'appétit sensitif doit être naturellement mû dans l'homme. De son côté la raison particulière doit être naturellement mue et dirigée par la raison universelle (1). C'est ainsi qu'en logique de propositions universelles on tire des conséquences particulières, il est donc évident que la raison universelle commande à l'appétit sensitif qui se distingue en appétit irascible et en appétit eoncupiscible et que cet appétit lui obéit. Et comme il n'appartient pas à l'intellect pur de déduire de principes généraux des conséquences particulières et que cette fonction est celle delà raison, on dit pour ce motif que ces deux appétits obéissent à la raison plutôt qu'à l'intellect. C'est ce que d'ailleurs tout homme peut éprouver en lui-même. Carens'ap-pliquant à certaines considérations générales, on apaise la colère, la crainte et les autres passions de cette nature, ou on les enflamme. 3° L'appétit sensitif est soumis à la volonté par rapport à l'exécution qui a lieu parle moyen de la force motrice. Car dans les animaux on remarque qu'immédiatement après l'appétit eoncupiscible ou irascible succède le mouvement; ainsi la brebis qui craint le loup prend la fuite aussitôt, parce qu'il n'y a pas en eux d'appétit supérieur qui retienne l'appétit irascible et. l'appétit eoncupiscible. Mais comme l'homme n'est pas mû immédiatement par l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible. il attend l'ordre de la volonté qui est l'appétit supérieur. Car toutes les puissances motrices sont ordonnées de manière que celle qui meut doit son action à la vertu d'un premier moteur. C'est pour cela que l'appétit inférieur ne peut mouvoir qu'autant que l'appétit supérieur y consent. C'est le sentiment qu'exprime Aristote (De anima, lib. in, text. 57) quand il dit que l'appétit supérieur meut l'inférieur, comme les sphères supérieures les inférieures (2). Et c'est de cette façon que l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible sont soumis à la raison.

(1) Pour expliquer le mouvement dans les animaux, Aristote compare l'action à la conclusion d'un syllogisme, dont la conception ou la raison universelle est le majeur, la conception particulière le moyen, et l'action qui résulte de cette conception particulière, le mineur. Le moyen seul est la cause du mouvement, et si l'animal n'en avait pas la conception, il n'agirait pas (Voy0z Traité du mouvement det animaux, tjL% *

(2) Le texte d'Aristote porte seulement c une sphère, mais les commentateurs ont \^ ment développé ce passage en l'appli<l«0,)t sphères célestes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sensualité est figurée par le serpent relativement à ce qui lui est propre du côté de la partie sensitive. Mais les mots d'irascible et de eoncupiscible désignent plutôt la partie sensitive que la partie appétitive relativement à l'acte auquel la raison les porte, comme nous l'avons dit (art. I et 2 huj. quaest.).

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit Aristote (Pol. lib. î, Carj 3) il y a dans l'animal un pouvoir absolu ou despotique et un pouvoir limité ou politique. L'âme domine le corps d'une manière absolue; l'intellect domine l'appétit, comme un roi ses sujets. Car on appelle pouvoir absolu celui d'un maître sur ses esclaves qui n'ont aucun moyen de résister à ses ordres parce qu'ils ne possèdent rien en propre. Le pouvoir politique ou royal est celui qui s'exerce sur des hommes libres, qui, bien que soumis à l'autorité de leur chef, possèdent cependant quelque chose en propre et peuvent par Là même résister aux ordres de celui qui les commande. L'àme domine donc le corps d'une manière absolue, parce que les membres du corps ne peuvent résister en rien à ses ordres. Ainsi, aussitôt que l'àme le veut, elle fait mouvoir à son gré la main, le pied et tous les autres membres qui sont faits pour lui obéir. Mais l'intellect ou la raison domine l'appétit irascible et l'appétit concupiscible d'un pouvoir politique, parce que l'appétit sensible a quelque chose de propre et qu'il peut par conséquent résister aux ordres de la raison. Car l'appétit sensitif n'est pas seulement fait pour être mû par la faculté d'opinion comme dans les animaux, et par la faculté de penser comme dans l'homme, que la raison générale désigne, mais encore par l'imagination et les sens. C'est ce qui fait que nous éprouvons cette lutte de l'appétit irascible ou de l'appétit eoncupiscible contre la raison, parce que la raison nous défend ce qui plaît à l'imagination et aux sens, tandis qu'elle nous commande quelquefois des choses qui leur déplaisent. Ainsi, de ce que l'appétit irascible et l'appétit concupiscible contrarient la raison sous certain rapport, cela n'empcchc pas qu'ils ne lui obéissent.

3. Il faut répondre au troisième, que les sens extérieurs ont besoin pour agir d'être affectés par des objets sensibles extérieurs avec lesquels la raison ne peut pas toujours les mettre en rapport. Mais les puissances intérieures appétitives ou perceptives n'ont pas besoin des choses extérieures. C'est pourquoi elles sont soumises à l'empire de la raison qui peut non-seulement exciter ou calmer les affections delà puissance appétitive, mais encore former les images dont se peuple l'imagination.


I pars (Drioux 1852) Qu.79 a.13