I pars (Drioux 1852) Qu.83 a.2

ARTICLE II. — LE LIBRE ARBITRE  EST-IL UNE PUISSANCE (2)?


(2) Cet article prouve que le libre arbitre n'a point été détruit par le péché, et que l'homme peut, avec les seules forces de sa nature; faire le bien et le mal moralement, comme les conciles l'ont défini, contre Luther et contre tous les hérésiarques qui ont nié la liberté de l'homme depuis son péché.

Objections: 1.. Il semble que le libre arbitre n'est pas une puissance. Car le libre arbitre n'est rien autre chose que le libre jugement. Or, le jugement n'est pas une puissance, mais un acte. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance.

2.. On dit que le libre arbitre est une faculté delà volonté et de la raison. Or, une faculté (3) désigne la facilité d'action d'une puissance, et cette facilité est l'effet de l'habitude. Donc le libre arbitre est une habitude. Aussi saint Bernard dit [De Grat. et lib. arb. cap. 2) que le libre arbitre est une habitude de l'esprit qui est libre de lui-même. Ce n'est donc pas une puissance.

(3) On voit que saint thomas ne prenait pas ce mot dans le sens que nous lui donnons aujourd'hui ; c'est pourquoi nous ne i avons employé que rarement dans cette traduction.

3.. Il n'y a pas de puissance naturelle que le pêche détruise. Or, le libre arbitre est détruit par le péché, car saint Augustin dit (Ench. cap. 30) que l'homme en faisant mauvais usage de son libre arbitre se perd et perd son libre arbitre lui-même. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance.


Mais c'est le contraire. En effet il semble que le sujet d'une habitude ne saurait être qu'une puissance. Or,le libre arbitre est le sujet de la grâce dont le secours nous aide à faire le bien. Donc c'est une puissance.

CONCLUSION. — Puisque le libre arbitre est ce qui permet aux hommes de choisir indifféremment entre le bien et le mal, il est impossible que ce soit une habitude ou une puissance jointe à une habitude, il faut nécessairement que ce soit une puissance naturelle de l'àme.

Il faut répondre que quoique le libre arbitre désigne un certain acte dans le sens propre du mot, cependant, suivant l'acception générale, nous donnons le nom de libre arbitre au principe même de cet acte, c'est-à-dire au principe qui fait que l'homme juge librement. Or, en nous tout principe d'un acte est une puissance et une habitude. Ainsi nous disons que nous connaissons une chose par la science et par la puissance intellectuelle. Il faut donc que le libre arbitre soit ou une puissance ou une habitude, ou une puissance jointe à une habitude. Mais il est évident pour deux raisons qu'il n'est ni une habitude, ni une puissance jointe à une habitude. 1° Si c'était une habitude il faudrait que ce fût une habitude naturelle, car il es!, naturel à l'homme d'avoir le libre arbitre. Or, nous ne pouvons avoir d'habitude naturelle à l'égard des choses qui sont soumises au libre arbitre, parce que nous sommes naturellement portés vers les choses pour lesquelles nous avons une habitude naturelle. C'est ainsi que nous sommes portés à donner notre assentiment aux premiers principes. Mais ces sortes de choses ne sont pas du domaine du libre arbitre, comme nous l'avons dit en parlant du désir de la béatitude (quest. lxxxii, art. \ et 2). Il est donc contraire à l'essence même du libre arbitre d'être une habitude naturelle. Il est aussi opposé à sa nature d'être une habitude acquise, par conséquent ce n'est une habitude dans aucun sens. 2° La seconde raison c'est qu'on appelle habitudes l'usage que nous faisons de nos passions et de nos actions bonnes ou mauvaises, comme le dit Aristote (Eth. lib. h, cap. S). Ainsi la tempérance est le bon usage que nous faisons delà concupiscence et l'intempérance en est l'usage désordonné. De même par la science nous réglons bien l'acte de notre intellect dans la connaissance qu'il a du vrai, et par l'ignorance nous le réglons mal. Le libre arbitre au contraire est indifférent au bien ou au mal. Il est donc impossible qu'il soi tune habitude; par conséquent il ne peut être qu'une puissance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on a coutume de désigner la puissance par le nom de l'acte. C'est ainsi que par l'acte du jugement libre on désigne la puissance qui en est le principe. Autrement si le libre arbitre ne désignait que l'acte il ne serait pas immanent dans l'homme.

2. Il faut répondre au second, que le mot faculté désigne quelquefois une puissance très-apte à faire une chose. C'est dans ce sens qu'il entre dans la définition du libre arbitre. Quant à saint Bernard il entend par habitude non ce qui se distingue par opposition à la puissance, mais la manière habituelle dont un homme fait un acte. Ce qui comprend tout à la fois la puissance et l'habitude. Car par la" puissance l'homme peut agir et par l'habitude il est apte à agir bien ou mai.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que l'homme en péchant perd son libre arbitre non par rapport à la liberté naturelle qui est à l'abri de la contrainte, mais par rapport à la liberté qui est exempte de faute et de misère. Nous en parlerons lorsque nous traiterons de la morale dans la seconde partie de cet ouvrage.

ARTICLE III. — le libre arbitre est-il une puissance appétitive (1)?


(1) F.ff définissant Io libro arbitro, l'élection ou 1» facnlté de choisir, saint Thomas coupe court à toutes les difficultés qui ont élé soulevées au su j. t de cette prérogative de l'homme. Ainsi, qu'on choisisse le bien ou le mal, qu'on puisse pécher ou non, qu'on ait besoin du secours de Dieu pour agir, ou qu'on n'en ait pas besoin, qu'on puisse accomplir par ses seules forces les commandements de Dieu, ou qu'on ne le puisse pas, toutes ces questions qui ont été agitées à l'occasion du libre arbitre ne touchent pas à son essence.

Objections: 1.. Il semble que le libre arbitre ne soit pas une puissance appétitive, mais cognitive. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fut. lib. n, cap. 27) que le libre arbitre accompagne immédiatement la raison. Or, la raison est une puissance cognitive. Donc le libre arbitre aussi.

2.. On dit libre arbitre comme on dit libre jugement. Or, le jugement est l'acte d'une puissance cognitive. Donc le libre arbitre est une puissance semblable.

3.. Le choix ou l'élection appartient principalement au libre arbitre. Or, l'élection semble appartenir à la connaissance parce que l'élection implique la comparaison d'une chose avec une autre, ce qui est le propre de la vertu cognitive. Donc le libre arbitre est une puissance cognitive.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (Eth. lib. Hi, cap. 2) que l'élection est le désir de ce qui est en nous. Or, le désir est l'acte de la vertu appétitive. Donc l'élection aussi. Et comme le libre arbitre est la puissance qui nous fait choisir, il s'ensuit que c'est une faculté appétitive.

CONCLUSION. — L'acte propre du libre arbitre étant l'élection, et l'élection étant principalement l'acte de la \crtu appétitive, il faut que le libre arbitre soit une puissance appétitive.

Il faut répondre que le propre du libre arbitre est l'élection. Car le labre arbitre comme nous l'entendons consiste à recevoir une chose après en avoir rejeté une autre, c'est-à-dire à choisir. C'est pour ce motif qu'il faut considérer la nature du libre arbitre d'après l'élection. Or, l'élection participe tout à la fois de la vertu cognitive et de la vertu appétitive. A la vertu cognitive se rattache le conseil par lequel on juge quelle est la chose que l'on doit préférer à l'autre. C'est ensuite à la faculté appétitive à agréer ce que le conseil a considéré comme méritant la préférence. C'est pourquoi Aristote á\l(Eth. lib. vi, cap. 2, qu'il est douteux si l'élection appartient plus parti cul ièrement à la puissance appétitive qu'à la puissance cognitive ; car à son sens l'élection est ou l'intellect appétitif, ou l'appétit intelligentiel. Mais il est plus porté à croire que c'est un appétit intelligentiel, parce qu'il l'appelle un désir inspiré par le conseil (Eth. lib. m, cap. 3). La raison en est que l'objet propre de toute élection ce sont les moyens, et les moyens sont cette espèce de bien qu'on appelle l'utile. L'utile étant d'ailleurs l'objet de 1 appétit, il s'ensuit que l'élection est principalement l'acte de la faculté appétitive et que par conséquent le libre arbitre est une puissance appétitive.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les puissances appétitives et les puissances perceptives sont concomitantes. C'est dans ce sens que saint Jean Damascène dit (pie le libre arbitre accompagne immédiatement la raison.

2. Il faut répondre au second, que le jugement est en quelque sorte la conclusiori et la détermination du conseil. Or, ce qui détermine le conseil c'est en premier lieu l'autorité de la raison et en second lieu l'acceptation de l'appétit. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. m, cap. 3) que le jugement étantle résultat de la délibération, notre désir est l'effetde la réflexion. C'est dans ce sens que 1 élection elle-même est appelée une sorte de jugement auquel le libre arbitre emprunte son nom.

3. Il faut répondre au troisième, que cette comparaison que l'élection suppose se rapporte au conseil antérieur qui est l'effet de la raison. Car l'appétit, quoiqu'une compare pas, est cependant mû par la faculté cognitive à laquelle il appartient de comparer, et pour ce motif il paraît établir une comparaison entre les objets quand il préfère l'un à l'autre.


ARTICLE IV. — le libre arbitre est-il une puissance différente de la volonté (1)?


(1) L'Ecriture se sert souvent du mol de volonté pour designer le libre arbitre : Si vis ad vitam ingredi, serva mandata. Qui vult re nt're post me, etc. Apposui tibi ignem et aquam ; ad quod voluerit extende manum. Il en est de même des conciles. Saint Thomas en donne dans cet article la raison.

Objections: 1.. Il semble que le libre arbitre soit une autre puissance que la volonté. Car saint Jean Damascène dit (De orth. lib. n, cap. 22) que le mot béum; et le mot jkrôwii indiquent des choses différentes. Or, le premier de ces mots désigne la volonté et le second le libre arbitre. Car on appelle (Bc,uXïiai? la volonté qui s'attache à une chose après l'avoir comparée à une autre. Il semble donc que le libre arbitre soit une puissance différente de la volonté.

2.. Les puissances se connaissent par les actes. Or, l'élection qui est l'acte du libre arbitre est autre que la volonté, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 2) : car la volonté a la fin pour objet et l'élection les moyens qui mènent à la fin. Donc le libre arbitre est une puissance différente de la volonté.

3.. La volonté est l'appétit intelligentiel. Or, il y a dans l'intellect deux puissances, l'intellect agent et l'intellect possible. Il doit donc y avoir atissi dans l'appétit intelligentiel une puissance indépendamment de la volonté, et cette seconde puissance ne peut être que lè libre arbitre. Donc le libre arbitre est une autre puissance que la volonté.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid. lib. m, cap. M) que le libre arbitre n'est rien autre chose que la volonté.

CONCLUSION. — Comme la raison et l'intellect ne forment pas deux puissances, mais une seule, il en est de même de la volonté et du libre arbitre.

Il faut répondre que les puissances appétitives doivent être proportionnées aux puissances perceptives, comme nous l'avons dit (quest. lxiv, art. 2, et quest. lxxx, art. 2). Ainsi ce que l'intellect et la raison sont par rapport à la perception intellectuelle, la volonté et le libre arbitre qui n'est qu'une puissance élective le sont à l'égard de l'appétit intelligentiel. Pour s'en convaincre il suffit d'examiner le rapport de leurs objets et de leurs actes. En effet l'intelligence implique la perception pure et simple d'une chose. Ainsi on dit, à proprement parler, qu'on comprend les principes qui se connaissent par eux-mêmes sans qu'on ait besoin de les comparer à d'autres idées. Le raisonnement consiste au contraire à partir d'une chose pour arriver à la connaissance d'une autre. Ainsi l'objet propre du raisonnement ce sont les conséquences qu'on déduit des principes. De même par rapport à l'appétit la volonté implique le pur et simple désir d'une chose. Par conséquent elle a pour objet la fin qu'on recherche pour elle-même. Mais choisir c'est désirer une chose pour arriver à une autre. Aussi l'élection a pour objet les moyens qui mènent à la lin. Et comme dans l'ordre de nos connaissances le principe se rapporte à la conséquence à laquelle nous adhérons à cause de lui de même dans l'ordre de nos désirs la fin se rapporte aux moyens que nous recherchons à cause d'elle. D'où il est évident que ce que l'intellect est à la raison, la volonté l'est à la puissance élective ou au libre arbitre. Or, nous avons montré (quest. lxxix, art. 8) que l'intelligence et le raisonnement appartiennent à la même puissance, comme le repos et le mouvement à la même force. Donc c'est aussi la même puissance qui veut et qui choisit, et par conséquent la volonté et le libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on distingue le mot poúXnxrií du mot 6sA*i<Tt?, non parce qu'ils expriment des puissances diverses, mais des actes différents.

2. Il faut répondre au second, que l'élection et la volonté ou le vouloir sont des actes divers, mais qu'ils appartiennent à une seule et même puissance, comme l'intelligence et le raisonnement, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'intellect se rapporte à la volonté comme son moteur; c'est pour ce motif qu'il n'est pas nécessaire de distinguer dans la volonté l'agent et le possible.


QUESTION LXXXIV. : COMMENT L'AME UNIE AU CORPS COMPREND LES CHOSES CORPORELLES QUI LUI SONT INFÉRIEURES.


Nous devons maintenant examiner les actes et les habitudes de l'àme qui se rapportent aux puissances intellectuelles et appëtitives. Car ies autres puissances n'appartiennent pas directement à l'étude de la théologie. Les actes et les habitudes de la partie appétitive regardent la morale, par conséquent nous en parlerons dans la seconde partie de cet ouvrage où nous aurons à traiter ces sortes de questions. Actuellement nous ne devons nous occuper que des actes et des habitudes de la partie intellectuelle; et d'abord des.actes, ensuite des habitudes. Dans l'élude des actes nous procéderons de la manière suivante : 1° Il faut examiner comment l'àme comprend quand elle est unie au corps ; 2° comment elle comprend quand elle en est séparée. La première de ces deux considérations se subdivise en trois parties. Nous rechercherons en premier lieu comment l'àme comprend les choses corporelles qui sont au-dessous d'elle, ensuite comment elle se comprend elle-même et les choses qui sont en elle, enfin comment elle comprend les substances immatérielles qui sont au-dessus d'elle.

— A l'égard de la connaissance des corps il y a trois choses à examiner : 1" par quel moyen l'àme les connait-elle ? 2" comment et dans quel ordre? 3" que connait-elle en eux? — Sur le premier point huit questions se présentent : 1" L'àme connait-elle les corps par l'intellect ? — 2U Les comprend-elle par son essence ou par quelques espèces?

— 3" Si elle les comprend par des espèces, lui sont-elles toutes naturellement innées?

— 4° Les espèces lui viennent-elles de formes immatérielles séparées? — 5" L'àme voit-elle tout ce qu'elle comprend dans les raisons éternelles ? — 6° Sa connaissance intellectuelle lui vient-elle des sens ?!— 7" L'intellect peut-il comprendre actuellement au moyen des espèces intelligibles qu'il possède, sans avoir recours aux images sensibles?— 8° Le jugement de l'intellect peut-il être gêné par l'action des puissances sensitive»?

ARTICLE I. — l'ame connaît-elle les corps par l'intellect (1)?


(1) Cotte étude sur la manière dont nous connaissons les choses matérielles est une des parties 1rs plus remarquables de la philosophie thomis-tique.

Objections: 1.. Il semble que l'àme ne commisse pas les corps par l'intellect. Car saint Augustin dit (Solil. lib. h, cap. i) qu'on ne peut comprendre les corps par l'intellect et qu'on no peut les voir que par les sens. 11 dit encore (Sup. Gen. lib. xii, cap. 23) que la vision intellectuelle a pour objet les choses qui existent dans lame essentiellement. Or, les corps ne sont pas de cette nature. Donc l'âme ne peut les connaître par l'intellect.

2.. Ce que les sens sont par rapport aux choses intelligibles, l'intellect l'est par rapport aux choses sensibles. Or, l'âme ne peut point du tout connaître par les sens les choses spirituelles qui sont des choses intelligibles. Donc elle ne peut connaître d'aucune manière par l'intellect les corps qui sont des choses sensibles.

3.. L'intellect a pour objet les choses nécessaires et qui existent toujours de la même manière. Or, tous les corps sont mobiles et variables. Donc l'âme ne peut les connaître par l'intellect.


Mais c'est le contraire. En effet la science est dans l'intellect. Si donc l'intellect ne connaît pas les corps, il s'ensuit qu'il n'y a pas de science qui ait les corps pour objet et que par conséquent la science naturelle qui traite des corps mobiles n'existe pas.

CONCLUSION. — L'àmc connaît par l'intellect les corps d'une connaissance immatérielle, universelle et nécessaire.

Pour bien éclaircir cette question il faut répondre que les premiers philosophes qui ont fait des recherches sur la nature des choses ont pensé qu'il n'y avait dans le monde que des corps. Et comme ils voyaient que tous les corps étaient mobiles et soumis à une variation continuelle, ils ont pensé que nous ne pouvions avoir de certitude sur rien. Car il est impossible que ce qui change perpétuellement soit perçu ou connu avec certitude, parce que l'esprit a formulé à peine son jugement que déjà la chose n'est plus la même, ce que Heraclite exprimait en disant qu'il n'est pas possible de toucher deux ibis l'eau, comme le rapporte Aristote, d'un fleuve qui court (Met. lib. iv, texte 22) (1). —Platon survint, et pour établir la certitude des connaissances que l'intellect acquiert il supposa qu'indépendamment des êtres corporels il y avait un autre genre d'êtres séparés du mouvement et de la matière qu'il appelait des espèces ou des idées. A son sens c'était la manière dont chaque objet individuel et sensible participe à ces espèces qui faisait qu'ils étaient ou un homme, ou un cheval, ou toute autre chose. Ainsi il disait que les sciences, les définitions et tout ce qui appartient à l'acte de l'intellect, ne se rapportent pas à ces corps sensibles, mais à ces espèces immatérielles et séparées de telle sorte que l'âme ne comprend pas ces objets corporels, mais leurs espèces séparées (2). Or, il est évident que ce système est faux pour deux raisons. 1° Parce que ces espèces étant immatérielles et immobiles, il suivrait de là que la connaissance de la matière et du mouvement qui est l'objet propre de la science naturelle ne serait pas une connaissance scientifique et que les démonstrations qui se font par les causes motrices et naturelles n'appartiendraient pas non plus aux sciences. 2° Parce qu'il semblerait ridicule que pour arriver à la connaissance des choses qui nous sont manifestées extérieurement, nous ayons recours à d'autres êtres qui ne peuvent être leurs substances, puisqu'ils en diffèrent sous le rapport de l'être. C'est pourquoi la connaissance de ces substances séparées ne serait pas de nature à nous permettre de juger de celles qui frappent les sens. Ce qui, à notre avis, a induit Platon en erreur, c'est que d'après le principe qui suppose que toute connaissance s'opère au moyen d'une certaine ressemblance, il a pensé que la forme de l'objet connu devait être nécessairement dans le sujet qui la connaît telle qu'elle est en elle-même. Or, ayant remarqué que la forme de l'objet compris est dans l'intellect d'une manière universelle, immatérielle, immuable, ce qui résulte de l'opération même de l'intellect qui comprend universellement et en quelque sorte nécessairement, parce que le mode de l'action est toujours conforme au mode formel de l'agent, il a cru que les choses comprises devaient ainsi exister en elles-mêmes, c'est-à-dire d'une manière immatérielle et immuable. Mais cela n'est pas nécessaire. Car nous voyons parmi les objets sensibles que la forme n'existe pas dans l'un de la même manière que dans l'autre; par exemple dans l'un la blancheur est plus éclatante, dans l'autre elle l'est moins ; ici elle est unie à la douceur, là elle ne l'est pas. De cette manière la forme de l'objet sensible n'existe pas dans l'être qui est hors de l'àme de la même manière que dans les sens qui la perçoivent dégagée de sa matière, comme ils perçoivent la couleur de l'or sans percevoir l'or lui-même. Ainsi l'intellect reçoit les espèces des corps qui sont matérielles et muables, et il les reçoit selon sa manière d'être, c'est-à-dire immatêriellement et invariablement. Car l'objet reçu l'est toujours selon la manière d'être du sujet qui le reçoit. Il faut donc conclure que l'âme connaît les corps par l'intellect et qu'elle les connaît d'une connaissance immatérielle, universelle et nécessaire.

(1) D'après ces philosophes, les choses naturelles pouvaient être l'objet île la science, parco qn il n'y a pas de science possible sans des prin» ripes certains et immuables.

(2) D'après Platon, les sens ne peuvent arriver à la certitude; ils ne peuvent produire que des probabilités, et la science nVst certaine qu autant qu'elle se rapporte aux idées absolues, qui sont les espèces ou les types des choses sensibles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole de saint Augustin doit s'entendre des moyens de connaître que possède l'intellect plutôt que des choses qu'il connaît. Car il ne connaît pas les corps par eux-mêmes, ni par des images matérielles et corporelles, mais par des espèces immaté nelles et intelligibles qui peuvent exister dans l'âme essentiellement.

2. Il faut répondre au second, que, comme l'observe saint Augustin (De civ. Dei, lib. xxii, cap. 29), on ne doit pas dire que l'intellect ne connaît que les choses spirituelles comme on dit que les sens ne connaissent que les choses corporelles, parce qu'il s'ensuivrait que Dieu et les anges ne connaîtraient pas les corps. La raison de cette différence c'est que la puissance inférieure ne peut s'élever aux choses qui sont du domaine de la puissance supérieure, tandis que la puissance supérieure opère les mêmes choses que la puissance inférieure, mais d'une manière plus éminente.

3. Il faut répondre au troisième, que tout mouvement suppose quelque chose d'immobile. Car quand c'est la qualité qui est transformée, la substance reste immobile, et quand c'est la forme substantielle, la matière conserve cette prérogative. Les choses muables ont aussi des rapports immuables. Ainsi, quoique Socrate ne soit pas toujours assis, il est invariablement vrai que quand il est assis il reste dans un seul et même lieu. C'est pour cela ipie rien n'empêche que la science ne soit immuable et qu'elle ait pour objet des choses qui ne le sont pas (4).

(1) Ce qui a égaré les platoniciens et beaucoup d'autres philosophes , c'est qu'ils supposaient que cette différence de rapport était impossible, et que ce qui était spirituel ne pouvait, par exemple, perceroir ce qui est corporel


ARTICLE II. — l'ame connait-elle par son essence les choses corporelles (2)?


(2) Pour connaître une chose par son essence il faut posséder en soi sa forme immatérielle-mont; il n'y a que Dieu qui possède ainsi en lui toutes choses, parce qu'il n'y a que lui qui soit cause de tout ce qui existe

Objections: 1.. Il semble que l'âme comprenne les choses corporelles par son essence. Car saint Augustin dît (De Trin. lib. x,cap. S) que f âme recueille les images des corps et qu'elle les perçoit après les avoir formées en elle-même et d'elle-même. Car pour les former elle donne quelque chose de sa substance. Or, comme elle comprend les corps par leurs images, il s'ensuit qu'elle les connaît par son essence qui est la matière dont elle forme les images qui les font connaître.

2.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. 37) que l'àme est en quelque sorte toutes choses. Comme on connaît le semblable par son semblable, il semble que l'âme connaisse par elle-même toutes les choses corporelles,

3.. L'âme est supérieure aux créatures corporelles. Or, les êtres inférieurs existent dans les êtres supérieurs d'une manière plus éminente qu'en eux-mêmes, comme le dit saint Denis (Decoel. hier. cap. 12). Donc toutes les créatures corporelles existent d'une manière plus noble dans l'essence même de l'âme qu'en elles-mêmes. Elle peut donc les connaître par sa substance.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. i\, cap. 3) : L'esprit acquiert la connaissance des choses corporelles par le moyen des sens. Or, l'âme elle-même ne peut être connue parles sens. Elle ne connaît donc pas les choses corporelles par sa substance.

CONCLUSION. — Dieu seul étant virtuellement toutes choses, il connaît tout par son essence, tandis que l'àme ne connaît rien de cette manière.

Il faut répondre que les anciens philosophes ont supposé que l'âme connaît les corps par son essence. Comme il était admis de tout le monde que le semblable est connu par le semblable, ils pensaient que la forme de l'objet connu est dans le sujet qui la connaît telle qu'elle est en elle-même. Les platoniciens curent un système tout opposé. Car Platon reconnaissant quo l'âme intellectuelle était immatérielle et qu'elle connaissait immatérielle-ment, prétendit que les formes des choses connues étaient spirituelles. Les premiers philosophes, considérant les choses connues comme étant corporelles et matérielles, avaient été amenés nécessairement à croire qu'elles existaient matériellement dans l'àme qui les connaît. C'est pourquoi, pour attribuer à l'âme leur connaissance, ils supposaient qu'elle avait la même nature qu'eux. Et comme la nature de tous les êtres qui naissent d'un principe est formée d'après le principe qui les a produits, ils attribuaient à l'âme la nature du principe générateur qu'ils considéraient comme la source de tout l'univers. Ainsi ils disaient que l'âme était de la nature du feu, ou de l'air, ou de l'eau, suivant qu'ils prenaient un de ces éléments pour le principe universel des choses. Empédocle, qui admettait quatre éléments matériels et deux moteurs, disait aussi que l'âme était formée de ces six principes. Et comme ces philosophes pensaient que toutes choses existaient matériellement dans l'âme, ils supposaient que toutes nos connaissances étaient matérielles et ils ne distinguaient pas ainsi entre l'intellect et les sens (1). — Mais cette opinion n'est pas soutenable : 1° parce que dans le principe matériel dont ils parlaient, les objets qui en dérivent n'existent qu'en puissance. Or, on ne connaît pas une chose suivant ce qu'elle est en puissance, mais suivant ce qu'elle est en acte, comme on le voit (Met. lib. ix, text. 20). Par conséquent la puissance elle-même n'est connue que par l'acte. Ainsi il ne suffirait donc pas d'attribuer à l'àme la nature des principes pour qu'elle connût toutes choses s'il n'y avait pas d'ailleurs en elle la nature et la forme de chacun de leurs effets, tels que les os, les chairs et toutes les autres parties que les éléments composent, comme l'observe Aristote en réfutant Empédocle [De anima, lib. î, text. 77). 2° Ce système est faux, parce que s'il fallait que l'objet connu existât matériellement dans le sujet qui le connaît, il n'y aurait pas de raison pour que les choses qui existent matériellement hors de l'âme fussent privées de connaissance. S'il est vrai, par exemple, que l'âme connaisse le feu par le feu, le feu qui est hors de l'âme devrait aussi connaître le feu. Il reste donc à admettre que les objets matériels connus existent dans le sujet qui les connaît, non matériellement, mais plutôt immatériellement. La raison en est que l'acte de la connaissance s'étend à des choses qui sont en dehors du sujet qui connaît. Car nous connaissons ce qui est en dehors de nous. La matière ayant au contraire pour effet d'individualiser la forme d'une chose, il est par là même manifeste que la connaissance est d'une nature directement opposée à l'essence même de la matière. C'est pour cela que les êtres qui ne reçoivent pas d'autres formes que des formes matérielles, comme les plantes, ne sont pas susceptibles de connaissance (De anima, lib. ii, text. 12). Au contraire, plus la forme de l'être connu est immatérielle, et plus on la connaît parfaitement (I). Aussi l'intellect qui abstrait l'espèce non-seulement de la matière, mais encore de toutes les conditions matérielles qui l'individualisent, connaît-il plus parfaitement que les sens qui reçoivent la forme de l'objet connu sans sa matière, à la vérité, mais avec ses conditions matérielles (2). Parmi les sens eux-mêmes la vue est le plus cognitif, parce qu'il est le moins matériel, comme nous l'avons dit (quest. lxxviii, art. 3), et parmi les intelligences elles-mêmes, les plus spirituelles sont les plus parfaites. D'où il est évident que s'il y a un intellect qui connaisse tout par son essence, il faut que son essence possède toutes choses en elle-même immatériellement. Ainsi les anciens ont supposé que l'essence de l'âme comprenait en acte les principes de toutes les choses matérielles, et que c'était à ce titre qu'elle les connaissait. Mais c'est le propre de Dieu de comprendre dans son essence immatériellement tous les êtres, comme des effets qui préexistent virtuellement dans leur cause. Il n'y a donc que Dieu qui comprenne toutes choses par son essence; cela n'appartient ni à l'âme humaine, ni à l'ange.

(1) Arisíole expose très-longuement tous ces systèmes dans le premier livre de son Traité de l'âme, et tout en les exposant il les réfute. Saint Thomas reproduit ses principaux arguments.

(1) Ou moins littéralement : plus le sujet qui connaît possède immatériellement la forme de la chose connue, et plus il la tonnait parfaitement.

(2) C'est-à-dire sous une image sensible.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la vision imaginaire qui s'opère par les images des corps; l'âme donne quelque chose de sa substance pour former ces images, comme le sujet est donné pour recevoir une forme (3). C'est dans ce sens qu'elle produit ces images de ce qui lui est propre. Mais cela ne signifie pas que l'âme ou quelque chose d'elle-même se transforme en telle ou telle image, comme on dit d'un corps qu'il devient un objet coloré une fois qu'il a reçu de la couleur. C'est le sens qui résulte d'ailleurs de ce qui suit. Car saint Augustin ajoute que l'esprit conserve quelque chose qui ne vient pas de ces images et qui juge librement de leur espèce, et il donne à cette faculté particulière le nom d'intelligence ou d'intellect. Quant à la partie de l'âme qui reçoit ces images, c'est-à-dire quant à l'imagination, il dit qu'elle est commune à l'homme et aux bêtes.

(3) C'est-à-dire l'âme donne quelque chose de sa substance aux espèces qu'elle ferme, en ce sens qu'elle est le sujet de ces espèces.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote n'a pas supposé avec les anciens philosophes que l'âme fût actuellement composée de tous les éléments ; en disant qu'elle était en quelque sorte toutes choses, il a voulu dire qu'elle était en puissance par rapport à tout: que par les sens elle pouvait percevoir toutes les choses sensibles, et par l'intellect toutes les choses intelligibles.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes les créatures ont un être fini et déterminé. Par conséquent l'essence de la créature supérieure, bien qu'elle ressemble sous certains rapports à la créature inférieure dans le sens qu'elles se rattachent l'une et l'autre au même genre, cependant elle ne lui ressemble pas complètement, parce qu'elle appartient à une autre espèce que celle de la créature inférieure. Mais l'essence de Dieu est la ressemblance parfaite de tout ce qui existe dans l'univers, parce qu'elle est le principe universel de tous les êtres.



I pars (Drioux 1852) Qu.83 a.2