I pars (Drioux 1852) Qu.84 a.7

ARTICLE VII — l'intellect peut-il comprendre en acte au moyen des espèces intelligibles qu'lL possède sans avoir recours aux images sensibles (2)?


(2) Cet article n'est que le développement ou l'application du précédent.

Objections: 1.. Il semble que l'intellect puisse comprendre en acte au moyen des espèces intelligibles qu'il possède, sans avoir recours aux images sensibte. Car l'intellect est mis en acte par l'espèce intelligible dont il reçoit la foriTie, et du mêment où l'intellect est en acte il comprend réellement. Donc les espèces intelligibles suffisent pour que l'intellect comprenne en acte sans qu'il soit nécessaire qu'il recoure aux images sensibles.

2.. L'imagination dépend plus des sens que l'intellect ne dépend de l'imagination. Or, l'imagination peut être en acte sans qu'aucun objet sensible soit présent. Donc à plus forte raison l'intellect peut-il comprendre en acte sans avoir recours aux images que l'imagination lui fournit.

3.. Les choses spirituelles ne sont pas représentées par des images, parce que l'imagination ne va pas au delà du temps et de l'espace. Si notre intellect ne pouvait comprendre une chose en acte qu'autant qu'il aurait recours aux images sensibles, il s'ensuivrait donc qu'il ne pourrait comprendre co qui est incorporel-, ce qui est évidemment faux. Car nous comprenons la vérité elle-même, Dieu et les anges.

Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anima, lib. ni, text. 30) que l'âme ne comprend rien sans image.

CONCLUSION. — L'intellect uni au corps qui est passible ne peut comprendre qu'autant qu'il a recours aux images que l'imagination produit.

Il faut répondre qu'il est impossible que l'intellect uni à un corps passible comme il l'est ici-bas comprenne en acte quelque chose sans avoir recours aux images sensibles. Nous allons le démontrer de deux manières : 1° L'intellect étant une puissance indépendante de tout organe corporel, son action ne serait nullement empêchée par la lésion d'un organe quelconque, s'il n'avait besoin pour agir du concours dune puissance qui se sert de cet organe. Or, les puissances qui s'en servent sont les sens, l'imagination et les autres forces qui appartiennent à la partie sensitive de l'àme. D'où il est évident que pour que l'intellect comprenne en acte, non-seulement pour acquérir la science qu'il n'a pas, mais encore pour se servir de celle qu'il a, il lui faut l'aide de l'imagination et des autres facultés. En effet, nous remarquons que si l'imagination ne peut fonctionner par suite de la lésion d'un organe, comme il arrive aux frénétiques, ou que si la mémoire se trouve paralysée comme dans la léthargie, l'homme ne peut plus comprendre en acte même les choses dont préalablement il avait acquis la science. 2° Chacun peut éprouver par lui-même que, lorsqu'on fait effort pour comprendre quelque chose il se forme dans l'esprit des images qui sont des types au moyen desquels on voit en quelque sorte ce qu'on désire comprendre. C'est pourquoi quand nous voulons faire comprendre quelque chose à quelqu'un, nous employons des exemples par lesquels il peut se faire des images qui l'aident à en avoir l'intelligence. La raison de ce phénomène c'est que la puissance cognitive est proportionnée à l'objet qu'elle doit connaître. Ainsi l'objet propre de l'intellect de l'ange qui est totalement séparé du corps, c'est la substance intelligible séparée elle-même de la matière, et c'est par cette espèce intelligible qu'il connaît toutes les choses matérielles. L'objet propre de l'intellect humain qui est uni au corps est l'essence ou la nature qui existe dans la matière corporelle, et c'est par la nature des choses visibles qu'il s'élève à la connaissance des choses invisibles (4). Or, il est de l'essence de ces natures d'exister dans un individu qui ne soit pas absolument étranger à la matière. Par exemple, il est de l'essence de la nature de la pierre d'exister dans telle ou telle pierre, comme il est de l'essence de la nature du cheval d'exister dans tel ou tel cheval, et ainsi du reste. Par conséquent on ne peut connaître complètement et véritablement la nature de la pierre ou de toute autre chose matérielle qu'autant qu'on la connaît comme existant en particulier. Or, ce sont les sens et l'imagination qui perçoivent les choses particulières. C'est pourquoi pour que l'intellect comprenne son objet propre, il est nécessaire qu'il ait recours aux images sensibles et que par elles il considère la nature générale dans un objet particulier. Mais si l'objet propre de notre intellect était la forme séparée, ou si les formes des choses sensibles ne subsistaient pas dans des choses particulières, comme le prétendent les platoniciens, il ne serait pas nécessaire que notre intellect eût toujours recours aux images sensibles pour comprendre.

(1) L'Eglise prodi me cette vérité à propos de l'incarnation du Verbe [Préface de XoU , et Millier en tire de magnifiques développements, ï I'égàrd de la nolion catholique do l'Eglise (Vot. sa Symbolique, eh. j, g 37).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les espèces conservées dans l'intellect possible existent en lui habituellement quand il ne comprend pas en acte, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 6 et T). Par conséquent, pour que nous comprenions en acte il ne suffit pas que les espèces soient conservées, mais il faut encore que nous nous en servions de la manière qu'il convient aux choses particulières qu'elles représentent (I).

(1) Ainsi, pour qu'il y ait connaissance, ce n'est pas assez que les espèces intelligibles existent ba: ituelleinent dans l'entendement, niais il l'aut encore que l'intellect l'applique à ces espèces, et qu'il considère parleur intermédiaire les choses dans leur particulier.

2. Il faut répondre au second, que l'image sensible elle-même est la ressemblance de l'objet particulier qu'elle doit faire comprendre; l'imagination n'a donc pas besoin d'une autre ressemblance particulière, comme l'intellect en a besoin lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que nous connaissons les choses incorporelles dont il n'y a pas d'images, en les comparant aux corps sensibles dont les images sont en nous. Ainsi nous comprenons la vérité en considérant la chose qui la fait naître en nous. Nous connaissons Dieu comme cause, nous savons qu'il est au-dessus de tout et qu'il est Infiniment éloigné de tous les autres êtres. Pour les autres substances spirituelles nous ne pouvons les connaître ici-bas qu'en les éloignant ou en les rapprochant des choses corporelles. C'est pourquoi quand nous voulons nous faire une idée de ces substances, nous sommes forcés d'avoir recours aux images des corps, quoiqu'elles ne soient pas elles-mêmes susceptibles d'être représentées par des images.


ARTICLE VIII. — le JUGEMENT de lintellect est-il empêché lorsque LES sens ont eux-mêmes perdu leur liberté (2)?


(2) En établissant les rapports qui existent du physique8,umoral, saint Thomas fait ressortir la folie de ceux qui croient aux songes, en démontrant que les songes ne servent qu à entraver l'intellect dans ses fonctions.

Objections: 1.. Il semble que le jugement de l'intellect ne soit pas empêché lorsque les sens ont cessé d'être libres. Car une puissance supérieure ne dépend pas d'une inférieure. Or, le jugement de l'intellect est supérieur aux sens. Donc il n'est pas entravé par suite de leur enchaînement.

2.. Raisonner est un acte de l'intellect. Quoique dans le sommeil les sens soient enchaînés, comme le dit Aristote (De somn. et vig. cap. 1 et 4), cependant il arrive qu'on raisonne en dormant. Le jugement de l'intellect n'est donc pas empêché par les liens qui captivent les sens.

Mais c'est le contraire. Les choses que l'on peut faire contre les moeurs en dormant ne sont pas imputées à péché, dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 45). Or, il n'en serait pas ainsi si l'homme faisait dans le sommeil un libre usage de sa raison et de son intellect. Donc l'usage de la raison est entravé lorsque les sens le sont eux-mêmes.

CONCLUSION. — Puisque toutes les choses que nous comprenons ici-bas, nous les connaissons d'après le rapport qu'elles ont avec les objets sensibles, il est nécessaire que le jugement parfait de noire intellect soit empêché lorsque les sens sont eux-mêmes enchaînés.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. prêt.), la nature del'ob-jet sensible est l'objet propre de notre intellect, celui qui lui est proportionné. Or, nous ne pouvons juger parfaitement une chose qu'autant que nous connaissons tout ce qui s'y rapporte, et notre jugement serait surtout défectueux si nous ignorions ce qui en est le terme et la fin (4). Or, Aristote a dit (De caelo, lib. m, text. Cl), que comme la fin de toute science pratique est l'action, de même la fin de toute science naturelle paraît être surtout ce qui frappe principalement les sens. En effet, l'artisan ne cherche à connaître un couteau que pour en faire un pareil ensuite, et le naturaliste ne cherche à connaître la nature de la pierre et du cheval que pour s'expliquer tout ce qui dans ces objets frappe les sens. Il est évident qu'un artisan ne pourrait juger parfaitement d'un couteau s'il ne savait pas son métier, et qu'un naturaliste ne pourrait pas non plus bien juger des choses naturelles s'il ignorait les choses sensibles. Et comme tout ce que nous comprenons ici-bas, nous le connaissons par la comparaison que nous en faisons avec les choses naturelles que nos sens perçoivent, il s'ensuit qu'il est impossible que notre intellect juge parfaitement lorsque les sens par lesquels il connaît les choses sensibles sont eux-mêmes enchaînés.

(1) Le ternie et la fin de nos jugements, c'est ce qu'il y a de particulier ou de singulier dans une cliose.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique l'intellect soit supérieur aux sens, il en reçoit néanmoins quelque chose, c'est même sûr eux que reposent ses objets premiers et principaux. C'est pour cette raison que le jugement de l'intellect doit être nécessairement empêché par là même que les sens sont enchaînés.

2. Il faut répondre au second, que les sens sont enchaînés dans le sommeil à cause des fumées qui se réduisent en vapeurs, selon l'expression d'Aristote (De sont, et vir/il. cap. 1). Et suivant la nature de ces vapeurs il arrive que les sens perdent plus ou moins de leur liberté. Car quand le mouvement de ces vapeurs est trés-puissant, non-seulement les sens sont enchaînés, mais l'imagination l'est aussi, dételle sorte qu'elle ne produit plus d'images. C'est ce qu'on remarque ordinairement dans le premier sommeil de celui qui a beaucoup mangé et beaucoup bu. Mais si le mouvement des vapeurs n'a plus la même action, alors les images reparaissent, mais déformées, désordonnées, comme il arrive chez ceux qui ont la fièvre. Si ce mouvement est encore plus calme, les images offrent en ce cas quelque chose de régulier, comme on le remarque dans le dernier sommeil des hommes sobres qui ont une imagination forte. Enfin si Je mouvement des vapeurs est très-léger, non-seulement l'imagination reste libre, mais le sens commun l'est aussi en partie, de telle sorte que tout en dormant l'homme juge que ce qu'il voit est un rêve, et il distingue ainsi entre la réalité des choses et leur ressemblance. Toutefois sous un autre rapport le sens commun (2) reste enchaîné. C'est pourquoi s'il distingue certains objets de leur image, il est néanmoins toujours trompé sur d'autres. Ainsi, suivant que les sens et l'imagination sont libres pendant le sommeil, le jugement de l'intellect l'est aussi ; mais il nest jamais libre complètement. Aussi ceux qui raisonnent en dormant remarqueni-ils quand ils sont éveillés qu'ils ont failli en quelque point (3).

(2) c'est au sens commun rju'Arislotc rapporte le sommeil et toutes les affections qui en résultent.

(3) Toutes ces observations ingénieuses sont empruntées à Aristote dans son Traité du sommeil et de la veille, et dans son Traité des rttes.


QUESTION LXXXV. de LA manière et de l'ordre d'après lesquels l'intelligence comprend les choses corporelles.


Nous avons ensuite à nous occuper du mode et de l'ordre d'après lesquels l'intelligence comprend les choses corporelles. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Notre intellect comprend-il en abstrayant les espèces des images sensibles?—2° Les espèces intelligibles abstraites des images sensibles se rapportent-elles à notre intellect comme la chose qu'il connaît ou comme le moyen par lequel il connaît ? — 3" Notre intellect comprend-il naturellement ce qu'il y a de plus universel avant ce qui l'est moins? — 1" Noire intellect peut-il comprendre beaucoup de choses simultanément? — 5° Notre intellect comprend-il en composant et en divisant? — 6° L'intellect peut-il créer? — 7" La même chose peut-elle être mieux comprise par l'entendement de l'un que par l'entendement de l'autre? — 8° Notre intellect connait-il ce qui est indivisible avant ce qui est divisible?

ARTICLE I. — notre entendement comprend-il les choses corporelles et matérielles par l'abstraction des images sensibles (1)?


(1) Olte question parement philosophique est ici résolue sbsolnment dans le sens péripatéticieii.

Objections: 1.. Il semble que notre intellect ne comprenne pas les choses corporelles et matérielles par l'abstraction des images sensibles. Car tout intellect qui comprend une chose autrement qu'elle n'est est dans le faux. Or, les formes des choses matérielles ne sont pas abstraites des objets particuliers que les images sensibles représentent. Par conséquent si nous comprenons les choses matérielles en abstrayant des images sensibles leurs espèces, notre entendement sera nécessairement dans l'erreur.

2.. Les choses matérielles sont les choses naturelles dans la définition desquelles entre la matière. Or, on ne peut comprendre aucune chose sans ce qui entre dans sa définition. On ne peut donc comprendre les choses matérielles sans matière. Et comme la matière est un principe d'individualité, il s'ensuit qu'on ne peut comprendre les choses matérielles en abstrayant l'universel du particulier, c'est-à-dire en abstrayant leurs espèces intelligibles des images sensibles.

3.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. 18 et 31) que les images sensibles sont à l'âme intellectuelle ce que sont les couleurs à la vue. Or, la vision ne provient pas des espèces que l'on abstrait des couleurs, mais de l'impression (pie les couleurs produisent sur la vue. De même l'intelligence ne résulte pas de l'abstraction des images sensibles, mais de l'impression que ces images produisent sur l'entendement.

4.. D'après Aristote (De anima, lib. m, text. 17), il y a dans l'âme intellectuelle deux choses, l'intellect possible et l'intellect agent. Or, il n'appartient pas à l'intellect possible d'abstraire des images sensibles les espèces intelligibles-, sa fonction consiste au contraire à recevoir ces espèces après qu'elles ont été abstraites. Il n'est pas non plus dans la nature de l'intellect agent de faire ces abstractions; car il est aux images sensibles ce qu'est aux couleurs la lumière qui au lieu d'en abstraire quelque chose leur communique plutôt une nouvelle vertu. Par conséquent nous ne comprenons d'aucune manière en abstrayant les espèces intelligibles des images sensibles.

5.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. 32 et 39) que 1 intellect comprend les espèces dans les images sensibles (2). Ce n'est donc pas en les abstrayant.

(2) D'après Aristote, l'intelligence comprend les tonnes <>u les espèces, dam les images que perçoiJ la sensibilité, 'et le sens commun reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l'empreinte de l'anneau sans le fer ou l'or dont l'anneau est composé.


Mais c'est le contraire. Aristote dit [De anima, lib. m, text. 2) que comme les choses sont séparables de la matière, ainsi elles sont l'objet de l'intellect. Il faut donc qu'on comprenne les objets matériels en les abstrayant de la matière et des images sensibles sous lesquelles l'imagination nous les représente.

CONCLUSION. — L'entendement humain n'étant pas l'acte d'un organe corporel quelconque, mais l'acte de l'âme qui est la forme potentielle du corps, il est nécessaire qu'il comprenne les choses matérielles et sensibles en les abstrayant des images qui les représentent.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiv, art. 7, et quest. lxxx, art. 2j, l'objet de la connaissance est proportionné à la faculté cogni-tive. Or, il y a trois sortes de facultés cognitives. En effet il y a d'abord une faculté cognitive qui résulte de l'action des organes corporels; elle consiste dans les sens. C'est ce qui fait que toutes les puissances sensitives ont pour objet la forme telle qu'elle existe dans la matière corporelle. Et comme la matière est dans ce cas le principe de l'individualité, il s'ensuit que toutes les facultés sensitives ne connaissent que les choses particulières. —Il y a ensuite une puissance cognitive qui n'est pas l'acte d'un organe corporel et qui n'est unie à la matière par aucun lien corporel ; tel est l'entendement des anges. Cette puissance cognitive a pour objet la forme pure subsistant absolument sans matière. Car quoique les anges connaissent les choses matérielles, ils ne les connaissent néanmoins que dans des substances spirituelles, puisqu'ils les voient en eux-mêmes ou en Dieu. — L'entendement humain tient le milieu entre ces deux sortes de puissances cognitives. Il n'est pas l'acte d'un organe quel qu'il soit, mais il est une des facultés de l'ame qui est elle-même la forme du corps, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 4). C'est pourquoi sa fonction propre est de connaître la forme qui existe individuellement dans la matière corporelle, mais non en tant qu'elle existe de cette manière (4). Or, connaître une chose de la sorte c'est abstraire la forme de sa matière individuelle. Il est donc nécessaire de dire que notre entendement connaît les choses matérielles par l'abstraction des images sensibles. Ainsi nous arrivons à connaître les choses immatérielles par les choses corporelles, tandis que les anges connaissent au contraire les choses matérielles par les choses spirituelles. —Platon, considérant l'intellect humain comme absolument immatériel et ne tenant aucun compte de son union avec le corps, a supposé qu'il avait pour objet les idées séparées et qu'il comprenait plutôt en participant aux choses abstraites qu'en faisant lui-même des abstractions, comme le dit Aristote (Met. lib. xii, text. 6) (2). Nous avons d'ailleurs exposé et réfuté son sentiment (quest. ixxxiv, art. 4).

(1) C'est-a-dire en tant qu'elle est revêtue de principes individuels, parce que l'intellect ne perçoit que l'universel.

(2) Tout en suivant Aristote, saint Thomas prend à tache de réfuter constamment Platon, et il motive ainsi la préférence qu'il donnait à l'un de ces deuv grands génies.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on abstrait de deux manières : 4° en composant et en divisant; par exemple quand nous comprenons qu'une chose n'est pas dans une autre ou qu'elle en a été séparée; 2° en simplifiant; par exemple quand nous ne considérons qu'une seule chose sans tenir compte des autres. Quand l'intellect abstrait dans le premier sens des choses qui ne sont pas abstraites en réalité, il reste alors dans le faux sous certains rapports. Mais s'il abstraitdans le second sens des choses qui ne sont pas réellement abstraites, il n'est pas pour cela dans l'erreur, ce qu'on peut démontrer d'une manière sensible. En elîet, si nous croyons ou si nous disons que la couleur n'existe pas dans un corps coloré ou qu'elle en est séparée, nous avons une opinion fausse. Mais si nous considérons la couleur et ses propriétés sans faire attention à une pomme qui est colorée, nous pouvons exprimer nos pensées sur la couleur en général sans que nous tombions pour cela dans l'erreur; parce que la pomme n'est pas de l'essence de la couleur, et que par conséquent rien n'empêche qu'on ne s'occupe de la première sans songer à la seconde. De même je dis que pour les choses qui se rapportent à l'essence de l'espèce d'une chose matérielle quelconque, comme la pierre, l'homme ou le cheval, on peut les considérer en dehors des principes qui les individualisent parce que ces principes ne sont pas de l'essence même de l'espèce. Et c'est précisément en cela que consiste ce qu'on appelle abstraire l'universel du particulier, l'espèce intelligible des images sensibles, ce qui revient à considérer la nature de l'espèce sans tenir compte des principes individuels que les images sensibles représentent. Ainsi donc quand on taxe d'erreur l'intelleét qui comprend une chose autrement qu'elle n'est, on a raison si le mot autrement se rapporte à la chose comprise. Car dans ce cas l'intellect est dans le faux quand il comprend qu'une chose existe autrement qu'elle n'est. Par exemple l'intellect se tromperait s'il abstrayait de la matière l'espèce de la pierre au point de croire qu'elle n'existe pas dans la matière, comme l'a supposé Platon. Mais il n'en est plus de même de l'exactitude de la proposition si le mot autrement se rapporte au sujet qui comprend. Car il arrive sans erreur que le mode du sujet dans l'acte de la connaissance est autre que celui de l'objet considéré dans la réalité de son existence. Ainsi l'objet compris est immatériellement dans le sujet qui le comprend selon le mode de l'intellect, mais il n'y est pas matériellement selon la manière d'être des corps.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des philosophes qui ont pensé que l'espèce des choses naturelles est leur forme seule et que la matière n'en fait pas partie. Mais d'après ce sentiment on ne devrait pas l'aire entrer la matière dans la définition des choses naturelles. C'est pourquoi il faut reconnaître deux sortes de matière, l'une générale et l'autre déterminée ou individuelle. La matière générale comprend, par exemple, la chair, les os sans rien spécifier; tandis que la matière individuelle se rapporte à telle ou telle chair, à tels ou tels os en particulier. L'intellect abstrait donc l'espèce d'une chose naturelle de la matière sensible individuelle, mais non de la matière sensible générale. Il ab&trait, par exemple, l'espèce humaine de telle ou telle chair, de tels ou tels os en particulier, et il la considère sans ces éléments déterminés parce qu'ils ne sont pas de l'essence de l'espèce, mais seulement des parties d'un individu, comme le dit Aristote (Met. lib. vu, text. 34 et 35). Mais il ne peut abstraire l'idée d'homme de l'idée de chair et dos prise en général. — Les espèces mathématiques peuvent être abstraites par l'intellect non-seulement de la matière sensible individuelle, mais encore de la matière sensible en général. Cependant elles ne peuvent être abstraites de la matière intelligible en général, elles ne peuvent l'être que de la matière intelligible individuelle. En effet, on donne le nom de matière sensible à la matière corporelle, parce qu'elle est soumise aux qualités sensibles, c'est-à-dire au chaud, au froid, au dur, au mou, etc. On appelle matière intelligible la substance parce qu'elle est soumise à la quantité. Or, il est manifeste que la quantité est inhérente à la substance avant les qualités sensibles. Par conséquent les quantités telles que les nombres, les dimensioiis et les figures qui sont les termes des quantités peuvent être considérées sans qualités sensibles, c'est-à-dire qu'on peut les abstraire de la matière sensible. On ne peut cependant pas les considérer sans avoir en même temps l'idée de la substance qui est le sujet de la quantité, ce qui serait les abstraire de la matière intelligible générale. Mais on peut les considérer sans telle ou telle substance et par conséquent les abstraire de la matière intelligible individuelle. — Il y a des choses qu'on peut abstraire de la matière intelligible générale; tels sont l'être,l'unité, la puissance, l'acte et toutes les autres choses semblables qui peuvent exister absolument sans matière, comme on le voit dans les substances immatérielles. Platon n'ayant pas distingué comme nous l'avons fait deux sortes d'abstraction, il a pensé que toutes les abstractions produites par notre intellect existaient en réalité (1).

(1) Cette théorie de Platon sur 1rs idées est le fondement de toute sa doctrine.

3. Il faut répondre au troisième, que les couleurs ont le même mode d'existence dans la faculté visuelle que dans la matière corporelle individuelle, et que pour ce motif elles peuvent imprimer leur ressemblance dans l'organe de la vue. Mais les images sensibles représentant les individus et existant dans les organes du corps n'ont pas le même mode d'existence que l'intellect humain, comme nous l'avons prouvé (quest. préc. art. 7) ; par conséquent elles ne peuvent pas par leur vertu s'imprimer dans l'intellect possible. Mais l'intellect agent transforme par son action les images sensibles, et il en résulte dans l'intellect possible une ressemblance qui représente les choses seulement par rapport à la nature de leur espèce. C'est ainsi qu'on dit que les espèces intelligibles sont abstraites des images sensibles, ce qui ne signifie pas que la forme qui était d'abord dans l'image sensible est passée ensuite dans l'intellect possible, en restant numériquement la même, comme un corps qu'on prend dans un lieu pour le transporter dans un autre.

4. Il faut répondre au quatrième, que les images sensibles reçoivent de l'intellect agent une lumière et que c'est encore par la vertu de ce même intellect que les espèces intelligibles en sont abstraites. Elles en reçoivent une lumière ; car comme la partie sensitive est ennoblit; par suite de son union avec l'intellect, ainsi les images sensibles sont rendues par la vertu de rintellect a«ent aptes à ce qu'on dégage d'elles par l'abstraction des espèces intelligibles. De plus rintellect agent abstrait ces espèces intelligibles, puisque c'est par sa vertu que nous pouvons considérer en nous-mêmes la nature des espèces sans leurs conditions individuelles, ce qui permet à l'intellect possible de les percevoir.

5. 11 faut répondre au cinquième, que notre entendement abstrait des images sensibles les espèces intelligibles selon qu'il considère la nature des choses en général; toutefois il comprend ces formes dans leurs images sensibles, parce qu'il ne peut connaître les objets dont il abstrait les espèces qu'en se tournant vers ce que l'imagination lui fournit, comme nous l'avons dit (quest préc. art. (> et 7).


ARTICLE II. — LES ESPÈCES INTELLIGIBLES QUI ONT ÉTÉ ABSTRAITES DES IMAGES SENSIBLES SE RAPPORTENT-ELLES A L'ENTENDEMENT HUMAIN, COMME UN OBJET OU COMME UN MOYEN DE CONNAISSANCE (2)?


(2) Cet article a pour luit de montrer le rapport ini il y a entre l'ubjeriil et le subjectif, et il rentre ainsi dans une des questions que la philosophie moderne a agitées avec le pins d'éclat.

Objections: 1.. Il semble que les espèces intelligibles abstraites des images sensibles se rapportent à notre intellect comme l'objet même qu'il connaît. Car l'objet compris en acte csl dans le sujet qui le comprend, puisque l'objet ainsi compris est l'intellect lui-même en acte. Or, dans l'intellect qui comprend en acte il n'y a de la chose comprise que l'espèce intelligible abstraite. Donc cette espèce est l'objet lui-même compris en acte.

2.. Il faut que l'objet compris en acte soit dans un sujet, autrement ce ne serait rien. Or, il ne peut être dans une chose qui soit hors de l'âme, puisqu'une chose de cette nature est matérielle et que rien de ce qui est en elle ne peut être compris en acte. Il faut donc que cet objet soit dans l'intellect, et par conséquent il ne peut être que l'espèce intelligible dont nous venons de parler.

3.. Aristote dit (Periher. lib. i, cap. 1) que les mots sont les signes qui expriment les modifications de l'âme. Or, les mots expriment les choses que nous comprenons ; car c'est par la parole que nous exprimons ce que nous connaissons. Donc les modifications de l'âme ou les espèces intelligibles sont les objets de nos connaissances.


Mais c'est le contraire. L'espèce intelligible est à l'intellect ce que l'espèce sensible est aux sens. Or, l'espèce sensible n'est pas l'objet que l'on sent, mais plutôt le moyen par lequel on sent. L'espèce intelligible n'est donc pas non plus l'objet que l'on comprend, mais le moyen par lequel l'intellect comprend.

CONCLUSION. — L'espèce intelligible est pour l'intellect le moyen, mais non l'objet tle ses connaissances; elle n'en est l'objet que secondairement, parce que l'objet premier est la chose que l'espèce elle-même représente.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont prétendu que nos facultés cognitives ne connaissaient que leurs propres modifications, par exemple, que chaque sens ne sent que les modifications propres à son organe. Dans ce système l'intellect ne comprendrait non plus que ses modifications, c'est-à-dire les espèces intelligibles qu'il a reçues en lui, et ces espèces seraient l'objet même qu'il comprend. Mais cette opinion est évidemment fausse pour deux raisons : 4° parce que les objets de notre connaissance ne sont pas autres que ceux des sciences en général. Si donc les choses que nous comprenons n'étaient que les espèces qui sont dans l'âme, il s'ensuivrait qu'aucune science n'aurait pour objet ce qui est en dehors de l'âme humaine, qu'elles traiteraient toutes des espèces intelligibles et ne comprendraient ainsi, comme le voulaient les platoniciens, que les idées qui sont en acte dans notre entendement. 2° Cette opinion tendrait à renouveler l'ancienne erreur de ceux qui soutenaient que tout ce qu'on voit est vrai et que deux propositions contradictoires sont également vraies. Car si chaque puissance ne connaît que sa propre modification, elle ne juge que d'elle. Or, on juge d'une chose suivant que la puissance cognitive en est affectée. La puissance cognitive ayant toujours pour objet de son jugement sa propi'c modification, elle jugera donc nécessairement chaque chose suivant ce qu'elle est, et par conséquent tous ses jugements seront vrais. Par exemple, si le goût ne sent que sa propre modification, quand quelqu'un se porte bien il a raison de dire que le miel est doux. De même quand on se porte mal, on a également raison de dire que le miel est amer. Car dans l'un et l'autre cas on juge d'après l'impression que l'on éprouve. Il s'ensuit alors que toutes les opinions sont également vraies et qu'en général toute manière de voir est admissible [i). Pour éviter ces conséquences absurdes, il faut donc admettre que l'espèce intelligible est pour l'intellect un moyen par lequel il comprend. En effet, Aristote reconnaît (Met. lib. ix, text. 16) deux sortes d'action : l'une qui est immanente dans l'agent, comme voir, comprendre; l'autre qui se porte vers un objet extérieur, comme échauffer, couper. Ces deux actions se produisent chacune d'après une forme. Ainsi la forme de l'action qui se porte vers un objet extérieur est la ressemblance de l'objet de cette action; par exemple, la chaleur qui échauffe est la ressemblance de l'objet échauffé ; de même la forme d'après laquelle se produit l'action qui est immanente dans le sujet est la ressemblance de l'objet. Par conséquent la ressemblance de l'objet visible est ce qui fait que notre vue le perçoit, comme la ressemblance de la chose comprise ou l'espèce intelligible est la forme d'après laquelle notre intellect comprend. Mais comme l'intellect a la faculté de se réfléchir sur lui-même, par cet acte il comprend tout à la fois la chose qu'il connaît et l'espèce par laquelle il la connaît. Ainsi l'espèce intelligible est l'objet secondaire de sa connaissance. L'objet premier est la chose dont l'espèce intelligible est l'image. C'est ce qui résulte évidemment du sentiment des anciens, qui supposaient que le semblable n'était connu que par son semblable. D'après ce principe ils croyaient que l'âme ne connaissait la terre qui est en dehors d'elle que par la terre qui est en elle, et ils raisonnaient ainsi sur les autres choses. Si donc, d'après Aristote (De anima, lib. ni, text. 38) qui dit que ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme (1), mais l'espèce de la pierre, nous supposons que c'est l'espèce de la terre et non la terre que nous avons en nous, il s'ensuivra que l'âme connaît par les espèces intelligibles les choses qui sont en dehors de l'âme.

(1) D'après ce principe, les platoniciens con-titléinient seulement comme probables tontes les connaissances qui reposaient sur les sens.

(2) 11 n'y aurait plus de vérité absolue, il n'y aurait qu'une vérité relative, et tous nos jugements porteraient, comme le dit l'Ecole , de rebus in ordine ad nos.

(1) Aristote réfute ainsi la théorie d'Empédocle, qui menait au matérialisme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet compris est dans le sujet qui le comprend par son image. Dans ce sens on dit que l'objet compris en acte est l'intellect en acte, parce que l'image de l'objet compris est la forme de l'intellect, comme 1' image de la chose sensible est la forme du sens en acte (2). Il ne résulte pas de là que l'espèce intelligible abstraite soit l'objet même que l'intelligence conçoit, mais seulement qu'elle en est l'image.

(2) Par le mot sens, saint Thomas désigne ici le sens commun,qui résume en lui tous les autres sens.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit qu'un objet est compris en acte, on désigne par là deux choses : d'abord l'objet lui-même qui est compris, ensuite l'acte par lequel il est compris. De même quand on parle d'une abstraction générale on désigne par là deux choses : la nature même de l'objet, et son abstraction ou son universalité. La nature que l'on comprend, que l'on abstrait ou que l'on généralise n'existe que dans les individus, mais c'est à l'intellect qu'il appartient delà comprendre, de l'abstraire ou de la généraliser. Nous pouvons d'ailleurs trouver dans les sens quelque chose d'analogue. En effet, la vue voit la couleur d'une pomme sans sentir son odeur. Si l'on cherche donc où est la couleur qui se voit ainsi sans odeur, il est évident que la couleur que l'on voit n'existe que dans la pomme. Si on la perçoit sans odeur, c'est le fait de l'organe de la vue dans lequel se trouve l'image de la couleur et non la sensation de l'odeur. De même l'humanité dont nous avons l'intelligence n'existe que dans tel ou tel homme. Cependant pour qu'elle soit considérée en dehors de toute condition individuelle, c'est-à-dire pour qu'on puisse l'abstraire et la généraliser, il faut qu'elle soit perçue par l'intellect dans lequel se trouve la ressemblance de l'espèce en général et non celle des principes individuels.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a dans la partie sensitive deux sortes d'opération. L'une passive, qui consiste uniquement dans l'affectation de l'organe ; cette opération est complète du mêment que l'organe est affecté par un objet sensible. L'autre active, qui résulte de l'imagination qui se forme l'image d'une chose absente ou même qu'on n'a jamais vue. Ces deux opérations se trouvent unies dans l'entendement. Car l'intellect possible est d'abord passif, et c'est à ce titre qu'il reçoit les espèces intelligibles. Une fois qu'il les a reçues, il les définit, les divise et les assemble, etexprime toutes ces choses par le langage. Ainsi, ce qu'un mot signifie est une définition, et toute proposition exprime ce que l'intellect compose et divise. Les mots n'expriment donc pas les espèces intelligibles elles-mêmes, mais les idées que l'intellect se forme pour juger des choses extérieures.


I pars (Drioux 1852) Qu.84 a.7