I pars (Drioux 1852) Qu.93 a.9


QUESTION XCIV. de l'état et de la condition du premier homme par rapport a l'entendement.


Nous avons maintenant à nous occuper de l'état ou de la condition du premier homme. Nous le considérerons d'abord par rapport à l'àme et ensuite par rapport au corps. — A l'égard de l'àme il y a deux choses à examiner : 1° la condition de l'homme sous le rapport de l'intellect ; 2° sa condition sous le rapport de la volonté. —Touchant l'intellect quatre questions se présentent : lu Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence? — 2° A-t-il pu voir les substances séparées, c'est-à-dire les anges? — ;i" A-t-il eu la science de toutes choses ? — 4° A-t-il pu errer ou être trompé?


ARTICLE I. \B— le premier homme a-t-il vu dieu dans son essence\b (2) ?


(2) Cet article nous montre que la grâce n'était pas moins nécessaire à l'homme dan* s«n état primitif que maintenant. Seulement il nous faut de plus, aujourd'hui, une grâce médicinale qui réparc tout d'abord le mal que le péché nous a fait : Adam n'en avait pas besoin avant sa chute. Cependant il y a des théologiens qui prétendent qu'Adam n'avait pas besoin d'une grâce d'intellect, mais seulement d'une grâce de volonté. Vove/, l'exposé des divers sentiments dans Bailly ( De qratid).

Objections: 1.. 11 semble que le premier homme ait vu Dieu dans son essence. Car le bonheur de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine. Or, quand le premier homme était dans le paradis il était heureux et son existence était comblée de tous les biens, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii, cap. 11). Saint Augustin dit aussi [De civ. Dei, lib. xiv, cap. 10) : Si les hommes avaient eu alors les passions que nous avons maintenant, comment auraient-ils été heureux dans ce lieu d'inefl'able félicité, c'est-à-dire dans le paradis. Donc le premier homme a vu Dieu dans son essence pendant qu'il était dans le paradis.

2.. Saint Augustin dit [toc. cit.) que le premier homme ne manquait d'aucune des choses que sa volonté droite pouvait désirer. Or, la volonté qui est droite ne peut désirer rien de mieux| que la vision de l'essence divine. Donc l'homme voyait Dieu par son essence.

3.. La vision de Dieu en son essence est celle qui consiste à le voir sans intermédiaire et sans énigme. Or, d'après le Maître des sentences (Sent. lib. iv, dist. 1), l'homme dans l'état d'innocence voyait Dieu sans intermédiaire. Il le voyait aussi sans énigme, parce que le mot d'énigme implique obscurité, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xv, cap. 9), et que l'obscurité est une suite du péché. Donc l'homme, dans son état primitif, a vu Dieu dans son essence.


Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (I. Cor. xv, 40) : Ce n'est pas l'être spirituel qui est le premier dans l'homme, c'est l'être matériel ou animal. Or, ce qu'il y a de plus spirituel c'est de voir Dieu dans son essence. Donc le premier homme dans son état primitif de vie animale n'a pas vu Dieu dans son essence.

CONCLUSION. — Quoique le premier homme dans l'état d'innocence ait eu de Dieu une connaissance plus parfaite que celle que nous en avons maintenant, il n'a cependant pas vu Dieu dans son essence puisqu'il a péché.

Il faut répondre que le premier homme n'a pas vu Dieu dans son essence, selon la condition ordinaire de son existence, il ne peut l'avoir vu ainsi que dans un ravissement, par exemple quand Dieu a envoyé à Adam ce sommeil dont parle la Genèse (Gen. h). La raison en est que l'essence divine étant la béatitude elle-même, l'entendement de celui qui voit l'essence divine est à Dieu ce que tout homme est par rapport au bonheur. Or, il est évident qu'aucun homme ne peut par sa volonté se détourner du bonheur. Car l'homme veut naturellement et nécessairement Je bonheur, et il fuit de même le malheur. Par conséquent, aucun de ceux qui voient Dieu en son essence ne peut se détourner de Dieu par la volonté, c'est-à-dire pécher. C'est pourquoi tous ceux qui le voient ainsi sont tellement affermis dans son amour qu'ils ne peuvent jamais l'offenser. Adam ayant péché il est donc évident qu'il ne voyait pas Dieu. Cependant il le connaissait d'une connaissance plus profonde que celle que nous en avons, et par conséquent sa connaissance tenait en quelque sorte le milieu entre celle que nous possédons maintenant et celle que nous posséderons dans le ciel, où nous le verrons face à face. — Pour s'en convaincre il faut observer que la vision de Dieu par son essence est tout à fait distincte de la vision de Dieu par les créatures. Or, plus une créature est élevée et semblable à Dieu, plus elle manifeste avec éclat les perfections divines. C'est ainsi qu'on voit mieux un homme dans un miroir qui en reproduit fidèlement tous les traits. C'est ce qui nous fait comprendre que les effets intelligibles reflètent mieux la nature divine que les effets sensibles et matériels. Dans l'état présent l'homme est détourné de la considération pleine et lumineuse des effets intelligibles, parce que les choses sensibles le distraient et le préoccupent. Mais comme le dit l'Ecclésiaste (Kccl. vu, 30) : Dieu a fait Vhomme droit. Cette rectitude du premier homme consistait en ce que les puissances inférieures étaient soumises en lui aux puissances supérieures, et en ce que celles-ci n'étaient point entravées par les autres dans leurs fonctions. Par conséquent, le premier homme n'était pas détourné par les choses extérieures de la contemplation claire et ferme des effets intelligibles que le rayonnement de la vérité première lui faisait connaître d'une connaissance naturelle ou d'une connaissance gratuite. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xi, cap. 33) que Dieu parlait probablement alors aux premiers hommes comme maintenant il parle aux anges en éclairant leur intelligence de sa vérité immuable, bien qu'il ne les ait pas fait participer à son essence aussi abondamment que les anges y participent. Ainsi, par ces effets intelligibles le premier homme connaissaitdonc Dieu plus clairement que nous ne Je connaissons.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à la vérité l'homme dans le paradis était heureux, mais qu'il n'avait pas le bonheur dont il devait jouir après son temps d'épreuve, et qui consiste dans la vision de l'essence divine. Cependant il avait une vie heureuse dans le sens qu'il avait, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen, lib. xi, cap. 18), une nature intègre avec loutesles perfections qu'elle comportait.

2. Il faut répondre au second, que la volonté droite est celle qui est bien ordonnée. Or, la volonté du premier homme n'aurait pas été bien ordonnée, si dans l'état d'épreuve où il s'agissait pour lui de mériter il avait voulu avoir ce qui lui est promis comme récompense.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux manières d'entendre le mot intermédiaire (medium). D'abord, par intermédiaire on entend l'objet dans lequel on voit simultanément avec lui ce qu'on voit par son moyen. Ainsi, quand on voit l'homme par un miroir, on le voit en même temps avec le miroir lui-même. Il y a une autre sorte d'intermédiaire, c'est l'objet dont la connaissance nous mène à ce qui nous est inconnu. Tel est le moyen terme qu'on emploie dans une démonstration. On voyait Dieu sans ce dernier intermédiaire, mais on ne le voyait pas sans le premier. Car le premier homme n'avait pas besoin de se démontrer l'existence de Dieu par ses effets, comme nous le faisons, il la connaissait surtout par les choses intelligibles avec lesquelles il était en rapport. Il faut aussi observer que l'obscurité qu'implique le mot d'énigme peut s'entendre en deux sens : 1° Elle peut signifier (x; qu'il y a d'obscur dans chaque créature quand on la compare à l'immensité de la clarté divine. En ce sens Adam voyait Dieu en énigme, parce qu'il le voyait par un effet créé. 2° On peut entendre l'obscurité qui est la conséquence du péché et qui empêche, par exemple, l'homme de considérer les choses intelligibles, parce qu'il s'attache trop aux choses sensibles. Adam n'a pas vu Dieu en énigme de cette dernière manière.


ARTICLE  II.   —   DANS L'ÉTAT D'INNOCENCE ADAM A-T-II. VU LES ANGES DANS LEUR ESSENCE (1)?


(1) En examinant successivement les divers objets de nos connaissances, Dieu, les anges et la nature, saint Jhomas veut établir que la nature l'homme n'a point été détruite par le péché qu'elle a été dépouillée de tous les dons surnaturels qu'elle avait reçus, mais qu'elle a conservé néanmoins son intelligence, son libre arbitre et toutes les autres prérogatives qui lui sont essentielles. Ce principe est fondamental parce qu'il est la réfutation des erreurs de Luther et de Calvin sur celte matière.

Objections: 1.. Il semble que dans l'état d'innocence Adam ait vu les anges dans leur essence. Car saint Grégoire dit (Dial. lib. iv, eap. 1) : Dans le paradis l'homme avait coutume de jouir du Verbe de Dieu et d'être en rapport avec les esprits des bons anges par la pureté de son coeur et l'élévation de ses pensées.

2.. Ce qui empêche dans l'état présent l'àme de connaître les substances séparées c'est qu'elle est unie à un corps corruptible qui l'appesantit, comme dit le Sage [Sap. rx). C'est pourquoi quand elle est séparée du corps l'àme peut voir ces substances, comme nous l'avons dit (quest. lxxxix, art. 2). Or, l'àme du premier homme n'était pas appesantie par son corps puisqu'il n'était pas corruptible. Elle pouvait donc voir les substances séparées.

3.. Une substance séparée en connaît une autre par là même qu'elle se connaît elle-même, comme on le voit(Ltô. de Caus. prop. 13). Or, l'âme du premier homme se connaissait elle-même. Par conséquent, elle connaissait les autres substances séparées.


Mais c'est le contraire. L'âme d'Adam était de la même nature que les nôtres. Or, nos âmes ne peuvent maintenant comprendre les substances séparées. Donc l'âme du premier homme ne l'a pas pu non plus.

CONCLUSION. — L'àme du premier homme ayant été faite dans l'état d'innocence pour gouverner le corps et le perfectionner comme maintenant, et ayant été obligée parla même d'acquérir ses connaissances au moyen d'images sensibles, elle n'a pas pu en cet état voir les anges par leur essence.

Il faut répondre qu'on peut distinguer deux sortes d'état de l'âme. Le premier comprend ses différentes manières d'être dans l'ordre naturel. Ainsi, on distingue l'état de l'âme séparée du corps de l'état de l'âme qui lui est unie. Le second se rapporte à son état d'intégrité et à son étal de corruption. C'est ainsi qu'on distingue l'état de l'homme innocent de l'état de l'homme tombé. Ces deux états supposent la même manière d'être selon la nature ; car l'âme de l'homme dans l'état d'innocence avait pour fin de perfectionner et de gouverner le corps comme maintenant. C'est ce qu'exprime l'Ecriture en disant que le premier homme fut fait dans une âme vivante, c'est-à-dire avec une âme qui donne au corps la vie qui l'anime. Mais sa vie était intègre en ce sens que le corps était totalement soumis à l'âme, et qu'il n'entravait en rien ses fonctions, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, il est évident, d'après ce que nous avons vu (quest. lxxxiv, art. 7), que l'âme ayant été faite pour gouverner le corps et le perfectionner sous le rapport delà vie animale, son intelligence ne pouvait s'exercer qu'à l'aide d'images sensibles, comme nous le faisons maintenant. Le premier homme avait donc le même mode de comprendre que nous. Or, d'après notre mode d'intelligence on remarque dans l'âme, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), un mouvement qui se divise en trois degrés. Par le premier l'âme s'approprie tout ce qu'elle recueille des objets extérieurs qui l'environnent. Par le second elle s'élève à la région des intelligences supérieures, c'est-à-dire des anges, pour s'unir à elles. Par le troisième enfin elle arrive au bien qui est au-dessus de tout, c'est-à-dire à Dieu. Le premier mouvement de l'âme qui va des choses extérieures à elle-même peut produire une connaissance parfaite, parce que l'opération intellectuelle de l'âme se rapporte naturellement à ce qui est en dehors d'elle, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiv, art. G). Par la connaissance de ces choses extérieures l'âme peut arriver à connaître parfaitement ses opérations intellectuelles, comme on connaît les actes par leur objet, et de la connaissance de ses opérations intellectuelles elle peut passer à celle de l'entendement humain, puisqu'on connaît la puissance par l'acte qui lui est propre. Le second mouvement ne peut avoir pour résultat une connaissance parfaite. Car l'ange ne comprenant pas en faisant usage des images sensibles, mais d'une manière beaucoup plus éminente, comme nous l'avons dit (quest. lv, art. 2), le mode de connaissance par lequel l'âme se connaît elle-même est bien insuffisant pour faire connaître l'ange. A plus forte raison le troisième mouvement ne peut-il aboutir qu'à une connaissance imparfaite. Car les anges, par la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, ne peuvent atteindre à la connaissance de la substance divine, tant elle est élevée au-dessus d'eux. L'âme du premier homme ne pouvait donc voir les anges dans leur essence; mais il avait cependant d'eux une connaissance plus parfaite que la nôtre, parce que sa connaissance était plus ferme et plus certaine à l'égard des choses intelligibles que celle que nous avons maintenant. Et c'est à cause de cette supériorité que saint Grégoire a dit que le premier homme vivait avec les esprits des anges.


Solutions: 1. La solution du premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que si l'âme du premier homme ne connaissait qu'imparfaitement les substances séparées, ce n'est pas qu'elle ait été appesantie par le corps, mais c'est qu'elle n'avait naturellement aucun objet capable de reproduire l'excellence de ces substances. Pour nous, si nous ne les connaissons qu'imparfaitement, c'est pour ces deux raisons.

3. Il faut répondre au troisième, que l'âme du premier homme ne pouvait, par la connaissance qu'elle avait d'elle-même, arriver à la connaissance des substances séparées, comme nous l'avons dit (in corp. art.), parce qu'une substance séparée n'en connaît une autre que suivant le mode par lequel elle se connaît elle-même.

ARTICLE III. — le premier homme a-t-il eu la science de toutes choses (1) ?


(1) Il y a quelques auteurs qui ont cru qu'Adam avait été d'abord à l'étal d'enfance. Saint Théophile d'Antiocbe adAutyloc. lib. n), Procopo, Némêsius, sont do cet avis. Mais saint Augustin avec presque tous les Teres sont de l'opinion de saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que le premier homme n'ait pas eu la science de toutes choses. Car il aurait eu cette science par des espèces acquises, ou par des espèces innées, ou par des espèces infuses. Il ne l'a pas eue par des espèces acquises ; puisque cette connaissance est Je fait de l'expérience, comme le dit Aristote (Met. lib. i), et le premier homme n'a pas tout expérimenté. Elle ne l'a pas eue non plus par des espèces innées, parce que son âme était de même nature que la nôtre, et notre âme est comme une table sur laquelle il n'y arien d'écrit, suivant l'expression du même philosophe (De anima, lib. m, text. \ 4f). Si elle l'a reçue par des espèces infuses, sa science n'était donc pas de même nature que celle qui nous vient des objets extérieurs.

2.. Tous les individus de même espèce arrivent delà même manière à la perfection. Or, les autres hommes n'ont pas à leur origine immédiatement la science de toutes choses, mais ils l'acquièrent avec le temps. Donc Adam n'a pas eu immédiatement après qu'il a été formé la science de toutes choses.

3.. La vie présente est accordée à l'homme pour qu'il développe son âme sous le double rapport des connaissances et des mérites. Car c'est pour cela que l'âme semble avoir été unie au corps. Or, dans l'état d'innocence l'homme aurait crû en mérite; donc il a dû croître aussi en connaissance, et par conséquent il n'avait pas la science de toutes choses.


Mais c'est le contraire. Adam donna lui-même des noms aux animaux, comme le dit la Genèse (Gen. n). Or, il dut leur donner des noms convenables à leur nature. Par conséquent il a connu la nature de tous les animaux et par la même raison il a eu la science de tous les autres êtres.

CONCLUSION. — Le premier homme ayant été formé dans l'état de perfection non-seulement par rapport au corps pour qu'il perpétue son espèce, mais encore par rapport à l'àme pour qu'il instruise et gouverne les autres hommes, il faut qu'il ait connu toutes les choses que naturellement il pouvait savoir, cl qu'il ait eu les connaissances surnaturelles dont il avait besoin pour atteindre sa fin, mais il a nécessairement ignoré tout le reste.

Il faut répondre que dans l'ordre naturel le parfait précède l'imparfait comme l'acte la puissance, parce que ce qui est en puissance n'est amené à l'acte que par l'être qui est en acte lui-même. Mais comme les choses que Dieu a primitivement établies ne devaient pas seulement exister pour elles-mêmes, mais qu'elles devaient être encore le principe des autres, elles ont été produites dans l'état parfait afin qu'elles puissent remplir cette dernière fonction. Or, l'homme peut être le principe de son semblable non-seulement par la génération corporelle, mais encore par l'instruction et la direction. C'est pourquoi comme notre premier ancêtre a reçu primitivement un corps parfait pour qu'il fût capable d'engendrer, de même il a reçu une âme qui a été parfaite dès le premier instant de son existence afin qu'il pût immédiatement instruire et gouverner les autres. Mais on ne peut instruire qu'autant qu'on est savant soi-même. Il a donc été nécessaire que le premier homme reçût de Dieu la science de toutes les choses qu'il est dans sa nature de connaître. Toutes ces connaissances sont celles qui existent virtuellement dans les premiers principes qui sont évidents pour nous, par conséquent ce sont toutes les sciences que les hommes peuvent naturellement acquérir. — Pour la direction de sa conduite et de celle des autres, non-seulement il faut connaître ce qu'on peut naturellement savoir, mais il faut encore avoir la connaissance des choses qui sont au-dessus de nos lumières naturelles, parce que la vie de l'homme se rapporte à une fin surnaturelle. Ainsi il nous est nécessaire pour bien nous conduire de connaître ce qui est de foi. A l'égard des choses surnaturelles, le premier homme en a eu une connaissance aussi complète qu'il était nécessaire pour sa direction morale et pour celle de ses semblables dans l'état où il se trouvait. Quant aux choses que l'homme ne peut connaître par les forces de sa nature et qui ne lui sont pas d'ailleurs nécessaires pour la direction de sa conduite, Adam ne les a pas connues. Tels sont les pensées des hommes, les futurs contingents et certaines notions particulières, par exemple combien il y a de pierres dans un fleuve et autres choses semblables.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que le premier homme a eu la connaissance de toutes choses par les espèces que Dieu a infuses en lui. Cependant cette science ne fut pas d'une autre nature que celle que nous possédons, comme les yeux que le Christ a donnés â l'aveugle-né n'étaient pas d'une autre nature que ceux que la nature a produits.

2. Il faut répondre au second, qu'Adam comme chef de l'humanité devait avoir des perfections qui ne sont pas de l'essence de la nature des autres hommes, comme on le voit évidemment d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que dans la science des choses qu'il devait naturellement savoir Adam n'aurait pas fait de progrès à l'égard du nombre des objets qu'il connaissait, mais il en aurait fait par rapport au mode. Ainsi ce qu'il savait intellectuellement il l'aurait ensuite su expérimentalement. Quant à la connaissance des choses surnaturelles il auraiùprogressé relativement au nombre des objets connus par des révélations nouvelles, comme les anges eux-mêmes progressent à mesure qu'ils reçoivent de Dieu de nouvelles lumières. Car il n'en est pas de l'accroissement du mérite comme de l'accroissement de la science, puisqu'un homme ne peut pas être le principe du mérite d'un autre comme il est le principe de sa science.

ARTICLE IV. — \Bl'homme dans son état primitif pouvait-il être trompé\b (1)?


(1) Dans col article, saint Thomas concilie parfaitement finfèilBbîlité de l'entendement du premier homme avec sa chute, et il maintient ainsi dans toute son intégrité cette vérité philosophique, (;ue l'entendement ne peut errer à l'égard de son objet propre.

Objections: 1.. Il semble que l'homme dans son état primitif aurait pu être trompé. Car L'Apôtre dit (I. Tim. h, 14) que la femme a été séduite lorsqu'elle apré-variqué.

2.. Le Maître des sentences dit (Sent. lib. a, dist. 20) que la femme n'a pas été effrayée d'entendre le serpent parler, parce qu'elle a pensé qu'il avait reçu de Dieu le don de la parole. Or, c'était faux.Donc la femme a été trompée avant le péché.

3.. Il est naturel que plus une chose est éloignée et plus elle paraisse petite. Or, le péché n'a pas modiiié la nature de l'oeil. Par conséquent ce phénomène se serait produit dans l'état d'innocence comme aujourd'hui. Adam aurait donc été trompé sur la grandeur des objets qu'il aurait vus, comme nous le sommes maintenant.

4.. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt, lib. xii, cap. 2) que dans les songes l'âme s'attache à la ressemblance comme à la chose elle-même. Or, l'homme dans l'état d'innocence aurait mangé et conséquemment il aurait dormi et fait des songes. Il aurait donc été trompé en prenant l'image des choses pour leur réalité.

5.. Le premier homme n'aurait pas eu les pensées de ses semblables et il n'aurait pas connu les futurs contingents, comme nous l'avons dit (art. préc). Si quelqu'un lui eût dit à cet égard des faussetés il aurait donc été trompé.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. iii, cap. 18) : Il n'était pas dans la nature primitive de l'homme de prendre le vrai pour le faux. Cette erreur est la peine du péché.

CONCLUSION. — L'homme dans son état primitif ayant reçu de Dieu une intelligence telle que le mal ne pouvait y avoir accès, toutes les puissances inférieures étant d'ailleurs alors soumises aux] puissances supérieures, il n'a pu être trompé d'aucune manière ni par rapport à ce qu'il a su, ni par rapport à ce qu'il a ignoré.

Il faut répondre que d'après certains philosophes on peut être trompé de deux manières. D'abord on peut prendre le faux pour le vrai après un examen léger, sans croire fermement ce que l'on admet \ ensuite on peut y avoir une confiance entière. A l'égard des choses qu'Adam connaissait, il ne pouvait être trompé avant son péché d'aucune de ces deux manières. Mais à l'égard de celles qu'il ne connaissait pas il pouvait être trompé dans le sens large du mot, c'est-à-dire qu'il pouvait se faire légèrement de fausses opinions sans être pour cela réellement convaincu. On a lait cette distinction parce que l'erreur dans cette circonstance n'est pas nuisible à l'homme et qu'il n'est d'ailleurs pas coupable puisqu'on suppose qu'il n'y a pas eu adhésion ferme et entière. Mais celte explication n'est pas d'accord avec l'intégrité de l'état primitif de l'homme. Car comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 10), dans cet état l'homme était absolument exempt de tout péché, et par là même aucun mal ne pouvait exister en lui. Or, il est évident que comme le vrai est le bien de l'intellect, de même le faux est son mal, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2; Met. lib. vi, text. 8). Tant que l'homme a conservé son innocence, il ne ponvail donc se l'aire que son entendement prît l'erreur pour la vérité. Ainsi comme Adam pouvait manquer dans son corps de quelque perfection, de la clarté par exemple, sans être pour cela susceptible de souffrir le moindre mal-, de même il pouvait dans son intellect manquer de certaines connaissances, mais il ne pouvait pas tomber dans l'erreur. Ce qui d'ailleurs ressort évidemment de l'état de justice dans lequel le premier homme a été créé. En effet, tant que son âme est restée soumise à Dieu, les puissances inférieures qui sont en lui ont été soumises aux puissances supérieures, et celles-ci n'ont point été entravées dans leurs fonctions par les autres. Or, il est évident d'après ce que nous avons dit (quest. lxxxv, art. 0) que l'intellect est toujours dans le vrai à l'égard de son objet propre. Par conséquent il n'est donc jamais trompé par lui-même. Toutes les fois qu'il se trompe son erreur provient d'une puissance inférieure quelconque, de l'imagination ou de toute autre. Aussi voyons-nous que quand notre jugement naturel est libre nous ne nous laissons pas tromper par les apparences ; nous ne tombons dans l'erreur que quand il est enchaîné, comme il arrive pendant le sommeil. D'où il résulte évidemment que la justice primitive de l'homme n'était pas compatible avec l'erreur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette séduction de la femme, bien qu'elle ait précédé le péché par action qu'elle a commis, n'a cependant été que la conséquence du péché intérieur d'orgueil qu'elle avait fait auparavant. Car saint Augustin dit (Sup. Gen, ad litt. lib. xi, cap. 30) que la femme n'aurait pas cru à la parole du serpent si préalablement elle n'avait eu déjà dans le coeur l'amour de sa propre domination et une orgueilleuse présomption d'elle-même.

2. Il faut répondre au second, que le serpent avait reçu le don de la parole non naturellement, mais par une opération surnaturelle. — Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de suivre sur ce point l'autorité du Maître des sentences.

3. Il faut répondre au troisième, que si les sens ou l'imagination du premier homme lui avaient représenté une chose autrement qu'elle n'est naturellement, il n'aurait pas été pour cela trompé, parce qu'il jugeait par la raison.

4. Il faut répondre au quatriè?ne, que ce qui arrive dans le sommeil n'est pas imputable à l'homme, parce qu'il n'a pas alors l'usage de la raison qui est l'acte propre de l'homme.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'homme, dans l'état d'innocence, n'aurait pas cru à la vérité des paroles de celui qui aurait dit des faussetés sur les futurs contingents et sur les pensées secrètes des autres hommes, mais il aurait cru toutes ces choses possibles, et sous ce rapport il n'aurait pas été dans le faux. — Ou bien encore on peut dire que Dieu lui serait venu en aide pour qu'il ne se trompât pas sur les choses qu'il ne connaissait point. — On ne peut pas dire, comme quelques-uns l'ont fait, que dans la tentation Dieu ne lui est pas venu en aide pour l'empêcher de s'égarer, quoiqu'il en eût le plus grand besoin. Car alors le péché était déjà conçu dans son coeur, et c'est pour ce motif qu'il n'a pas eu recours à la grâce de Dieu.

QUESTION XCV. : DES CHOSES QUI SE RAPPORTENT A LA VOLONTÉ DU PREMIER HOMME, C'EST-A-DIRE DE LA GRACE ET DE LA JUSTICE.


Nous avons ensuite à traiter de ce qui a rapport à la volonté du premier homme. A cet égard il y a deux choses à considérer ; la première c'est la grâce et la justice du premier homme, la seconde c'est l'exercice de sa justice par rapport à l'autorité qu'il avait sur les autres êtres. — Touchant la grâce et la justice quatre questions se présentent : 1" L'homme a-t-il été créé dans la grâce? — 2° A-t-il eu dans l'état d'innocence les passions de l'âme ? — 3° A-t-il eu toutes les vertus ? — 4" Ses oeuvres auraient-elles été aussi efficacement méritoires qu'elles le sont maintenant ?

ARTICLE I. \B— le premier homme a-t-il été créé dans la grace\b (1)?


(1) Cet article est une réfutation des trinitai-res qui ont avancé qu'Adam n'avait jamais eu dans l'état d'innocence la grâce nécessaire pour s'y soutenir. Ce qui se trouve d'ailleurs condamné par ces paroles du concile de Trente : Si quis Adam non confitetur, cum mandatum Dei in Paradiso fuisset transgressus, stalim sanctitatem et justitiam in qua positus erat, amisisse, incurrisseque per offensa praevaricationis hujnsmodi iram et indignationem Dei, anathema sit.

Objections: 1.. Il semble que le premier homme n'ait pas été créé clans la grâce. Car saint Paul, en mettant Adam en contraste avec Jésus-Christ, dit (1. Cor. xv, 45) : Le premier Adam a été créé avec une âme vivante, tandis que le dernier a été rempli d'un esprit vivifiant. Or, la vivitication de l'esprit est l'effet de la grâce. Donc c'est le propre du Christ d'avoir été créé dans la grâce.

2.. Saint Augustin dit (Lib. de Quaest. Vet. et Nov. Testam, quaest. cxxiii) qu'Adam n'a pas eu l'Esprit-Saint. Or, quiconque a la grâce a l'Esprit-Saint. Donc Adam n'a pas été créé dans la grâce.

3.. Saint Augustin dit (Lib. de corr. et gr at. cap. 10) que Dieu a réglé les destinées de l'ange et de l'homme de manière à montrer en eux d'abord ce que pouvait leur libre arbitre, et ensuite ce que pouvait le bienfait de sa grâce et le jugement de sa justice. Il a donc d'abord créé l'homme et l'ange avec leur libre arbitre, et il leur a ensuite fait don de sa grâce.

4.. Le Maître des sentences dit (Sent, lib. n, dist. 24) qu'au mêment de sa création l'homme a reçu un secours par lequel il pouvait se maintenir dans le bien, mais qu'il ne pouvait y progresser. Or, quiconque a la grâce peut progresser en mérite. Donc le premier homme n'a pas été créé avec elle.

5.. Pour que l'homme reçoive la grâce, il faut qu'il y ait de sa part un consentement, puisque ce consentement consomme l'alliance spirituelle qui se fait alors entre l'âme et Dieu. Or, on ne peut consentir à la grâce qu'autant qu'on existe déjà. Donc l'homme n'a pas reçu la grâce au premier instant de sa création.

6.. La nature est plus éloignée de la grâce que la grâce ne l'est de la gloire, puisque la gloire n'est rien autre chose que la consommation de la grâce. Or, dans l'homme la grâce a précédé la gloire. Donc, à plus forte raison, la nature a-t-elle précédé la grâce.


Mais c'est le contraire. L'homme et l'ange sont également destinés à la grâce. Or, l'ange a été créé en cet état. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xii, cap. 9) que Dieu était en eux, et que tout en créant leur nature il l'enrichissait de sa grâce. Donc l'homme a été créé dans la grâce.

CONCLUSION. — Puisque le premier homme a été formé de telle sorte que sa raison était soumise à Dieu, les puissances inférieures de l'âme à la raison et le corps à l'âme, il est convenable qu'il ait été créé dans la grâce.

Il faut répondre qu'il y a des théologiens qui disent que le premier homme n'a pas été créé dans la grâce, mais que la grâce lui a été donnée après sa création, avant son péché (2). La plupart des Pères soutiennent au contraire que l'homme a eu la grâce dans l'état d'innocence (3). Dieu ayant fait Vhomme droit, comme le dit l'Ecclésiaste (Eccl. vu, 30), cet état de justice primitive semble d'ailleurs exiger qu'il ait été créé dans la grâce. Car dans cet état sa raison était soumise à Dieu, les puissances inférieures de son âme à la raison, et le corps à l'âme elle-même. La première de ces soumissions était cause de la seconde et de la troisième. Car tant que sa raison obéissait à Dieu, les puissances inférieures lui étaient soumises, comme le dit saint Augustin (De remis.peccat, lib. i, cap. 10). Or, il est évident que cette soumission du corps à l'âme et des puissances inférieures à la raison n'était pas naturelle (1), autrement elle aurait subsisté après le péché, puisque saint Denis nous dit (De div. nom. cap. 4) que les démons, après leur chute, ont conservé tous les dons qui leur avaient été faits dans l'ordre de la nature. D'où il est manifeste que la soumission de la raison à Dieu n'était pas seulement naturelle, mais qu'elle impliquait le don surnaturel de la grâce ; car l'effet ne peut être supérieur à la cause. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiii, cap. 13) qu'après la transgression de l'ordre de Dieu, la grâce ayant immédiatement abandonné l'homme, il fut confus de sa nudité corporelle; car il sentit la chair se révolter contre lui en punition de sa propre rébellion. Par conséquent, on voit que si la perte de la grâce a détruit la soumission du corps à l'âme, c'était donc la grâce elle-même qui était cause que les puissances inférieures de l'homme obéissaient à sa raison.

(2) Ce sentiment a été celui de Pierre Lombard, de Scot et de ses disciples, de saint llonaven-ture, de Richard de Saint-Victor, et à plus forte raison de tous ceux qui nient quo les anges aient été créés dans l'état de grâce (Voy. Suarez, lib.l).

(3) Nicolaï cite saint Augustin, saint Ambioise, saint Irénéc et saint Hilaire.

(1) Los théologiens qui soutiennent le sentiment opposé à saint thomas distinguent entre la justice originelle et la grâce sanctifiante, et disent que celte rectitude était la juslico originelle, mais non la grâce ; les autres nient la valeur de cette distinction (Voy. Pcrronc, De homine, cap, 2).


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que par ces paroles l'Apôtre veut dire qu'il y a un corps spirituel comme il y a un corps animal, et que la vie du corps spirituel a commencé dans le Christ, qui est le premier né d'entre les morts, comme la vie du corps animal a commencé dans Adam. Ces paroles de saint Paul ne signifient donc pas qu'Adam n'était pas spirituel par rapport à l'âme, mais elles indiquent seulement qu'il ne l'était pas par rapport au corps.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin au même endroit, on ne nie pas que l'Esprit-Saint n'ait existé de quelque manière dans Adam comme dans les autres justes, mais on soutient seulement qu'il n'a pas été alors en lui comme il est maintenant dans les fidèles qui sont admis à la jouissance de l'héritage éternel, immédiatement après leur mort.

3. Il faut répondre au troisième, que ce passage de saint Augustin (2) ne prouve pas que l'ange et l'homme aient été d'abord créés dans l'état de nature avec le libre arbitre et qu'ils aient ensuite reçu la grâce, mais il signifie seulement que Dieu a voulu montrer ce que pouvait en eux le libre arbitre avant leur affermissement dans la gloire, et ce qu'ils auraient ensuite obtenu par le secours de la grâce qui les aurait affermis dans le bien.

(2) Cet ouvrage n'est pas du saint Augustin.

4. 11 faut répondre au quatrième, que le Maître des sentences parle conformément au sentiment de ceux qui veulent que l'homme n'ait pas été créé dans l'état de grâce, mais seulement dans l'état de nature. — Ou bien on peut dire que quoique l'homme ait été créé dans la grâce, il n'a pas dù à la création de sa nature la faculté de pouvoir croître en mérite, mais il a fallu que la grâce lui fût à cet effet surajoutée.

5. Il faut répondre au cinquième, que le mouvement de la volonté n'étant pas continu, rien n'empêche qu'au premier instant de sa création le premier homme n'ait consenti à la grâce.

6. Il faut répondre au sixième, que nous méritons la gloire par un acte de grâce, mais que nous ne méritons pas la grâce par un acte de nature ; par conséquent il n'y a pas de parité.

ARTICLE II \B— y avait-il des passions dans l'ame du premier homme\b (1)?


I pars (Drioux 1852) Qu.93 a.9