I pars (Drioux 1852) Qu.95 a.2

ARTICLE II \B— y avait-il des passions dans l'ame du premier homme\b (1)?


(1) Cet article est l'explication Je ces paroles ite la Genèse (ii) : Factus est homo in animam n-tenir»».

Objections: 1.. Il semble que les passions n'aient pas existé dans le premier homme. Car ce sont les passions de l'âme qui font que la chair lutte contre l'esprit (Gai. v, 17). Or, ce combat n'avait pas lieu dans l'état d'innocence. Donc dans cet état l'âme de l'homme n'avait pas de passions.

2.. L'âme d'Adam était plus noble que son corps. Or, son corps était impassible. Donc il n'y avait pas de passions dans son âme.

3.. La vertu morale comprime les passions de l'àme. Or, il y avait dans Adam une vertu morale parfaite. Donc les passions étaient absolument bannies de son coeur.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 10) qu'il y avait dans l'homme un amour imperturbable pour Dieu et quelques autres passions.

CONCLUSION. — Les passions qui se rapportent au bien que l'on a ou à celui qu'on doit avoir dans son temps marqué, comme l'amour, la joie, le désir, l'espérance sans affliction, ont existé dans l'état d'innocence; mais pour celles qui se rapportent au mal, comme la crainte et la douleur, elles n'ont pas alors existé.

Il faut répondre que les passions de l'âme existent dans l'appétit sensuel qui a le bien et le mal pour objet. C'est ce qui fait que parmi ses passions, les unes se rapportent au bien, comme l'amour et la joie, et les autres au mal, comme la crainte et la douleur. Puisque, dans l'état d'innocence, l'homme n'éprouvait et ne redoutait aucun mal, et que d'ailleurs il n'était privé d'aucun des biens que sa volonté droite pouvait désirer, comme l'observe saint Augustin (loc. cit.), il s'ensuit, qu'aucune des passions qui se rapportent au mal, telles que la crainte et la douleur, n'existaient en lui. II n'avait pas non plus les passions que nous concevons à propos du bien que nous n'avons pas et que nous voudrions maintenant avoir, comme l'ambition désordonnée. Mais il avait les passions qui se rapportent au bien présent, comme la joie et l'amour, et celles qui ont pour objet le bien qu'on doit avoir dans son temps, .comme le désir et l'espérance calme et paisible. Toutefois ces passions existaient en lui d'une autre manière qu'en nous. Car l'appétit sensuel, qui est le siège des passions, n'est pas absolument soumis en nous à la raison. C'est pourquoi les passions préviennent quelquefois en nous le jugement de la raison et l'entravent-, d'autres fois elles en sont la conséquence, parce que l'appétit sensuel est toujours quelque peu dominé par la raison. Mais dans l'état d'innocence il lui était absolument soumis; par conséquent les passions ne faisaient jamais que suivre alors le jugement de la raison.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la chair lutte contre l'esprit, parce que les passions se révoltent contre la raison, ce qui n'avait pas lieu dans l'état d'innocence.

2. Il faut répondre au second, que dans l'état d'innocence le corps de l'homme était impassible relativement aux passions qui troublent son organisation naturelle, comme nous le verrons (quest. xcVH , art. 1 et 2). De même l'âme était impassible par rapport aux passions qui entravent la raison.

3. 11 faut répondre au troisième, que la vertu morale, quand elle est parfaite, ne détruit pas totalement les passions, mais elle les règle. Ainsi le propre de l'homme tempérant, c'est de désirer les choses qu'il lui faut et quand il les lui faut, selon l'observation d'Aristote (Eth. lib. m, cap. 11).

ARTICLE III. — adam a-t-il eu toutes les vertus (1)?


(1) Cet article est la conséquence et le développement du premier, comme le remarque saint Thomas lui-même. 11 combat donc les mêmes erreurs.

Objections: 1.. Il semble qu'Adam n'ait pas eu toutes les vertus. Car il y ades vertus qui ont pour objet de mettre un frein à l'impétuosité des passions. C'est ainsi que la tempérance met un frein au dérèglement de la concupiscence et que la force réprime la crainte quand elle est immodérée. Or, ce dérèglement des passions n'existait pas dans l'état d'innocence. Il n'y avait donc pas les vertus qui les modèrent.

2.. Certaines vertus se rapportent aux passions qui ont le mal pour objet; ainsi la mansuétude se rapporte à la colère, la force à la crainte. Or, ces liassions n'existaient pas dans l'état d'innocence, comme nous l'avons dit (art. préc.). Il n'y avait donc pas non plus les vertus qui y correspondent.

3.. La pénitence est une vertu qui se rapporte aux péchés que l'on a antérieurement commis ; la miséricorde est aussi une vertu qui se rapporte à la misère. Or, il n'y avait dans l'état d'innocence ni péché ni misère; la pénitence et la miséricorde n'étaient donc pas possibles alors.

4.. La persévérance est une vertu. Adam ne l'a pas eue, puisqu'il est tombé dans le péché. Il n'a donc pas eu toutes les vertus.

5.. La foi est une vertu. Or, elle n'existait pas dans l'état d'innocence; car elle implique dans la connaissance une certaine obscurité qui semble répugner à la perfection de l'état primitif de l'homme.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Hom. cont. Jud. cap. 2) : Le prince des vices vainquit Adam que Dieu avait fait à son image, qu'il avait revêtu de grandeur, rempli de tempérance et environné de clarté.

CONCLUSION. — Puisque dans Adam au temps de son innocence la raison était soumise à Dieu et les puissances inférieures à la raison, il a eu d'une certaine manière toutes les vertus; il a eu habituellement et actuellement celles qui ne supposaient pas une imperfection contraire à son état, mais il n'a possédé les autres que habituellement.

Il faut répondre que l'homme, dans l'état d'innocence, a eu en quelque sorte toutes les vertus. C'est ce qui résulte de ce que nous avons dit précédemment (art. 1). En effet, nous avons vu que dans son état primitif l'homme était tellement droit que sa raison était soumise à Dieu et les puissances inférieures de son âme à sa raison. Or, les vertus ne sont rien autre chose que les perfections qui résultent de la soumission de la raison par rapport à Dieu, et des puissances inférieures de l'âme relativement à la raison, comme nous le démontrerons lorsqu'il s'agira des vertus (1°, 2a, quest. lxiii, art. 2). Par conséquent l'état de justice dans lequel l'homme a été formé exigeait qu'il eût d'une certaine manière toutes les vertus. — Mais il est à remarquer qu'il y ades vertus qui, par leur nature, n'impliquent aucune imperfection, comme la charité et la justice. Ces vertus ont existé absolument dans l'état d'innocence habituellement et actuellement. Il y en a d'autres qui, par leur nature, supposent une imperfection soit par rapport à l'acte, soit par rapport à la matière. Si l'imperfection qu'elles impliquent ne répugne pas à la perfection de l'état primitif de l'homme, elles pouvaient alors exister. Telles sont la foi, qui a pour objet ce que nous ne voyons pas, et l'espérance, qui se rapporte à ce que nous ne possédons pas. Car la perfection de l'état primitif de l'homme n'allait pas jusqu'à voir Dieu dans son essence et jusqu'à jouir de sa béatitude finale. La loi et l'espérance pouvaient donc exister dans l'état primitif habituellement et actuellement. Mais si l'imperfection qu'une vertu suppose répugne à la perfection de l'état primitif, cette vertu pouvait exister alors habituellement (I). mais non actuellement. Ainsi il en est de la pénitence, qui est une douleur du péché que l'on a commis, et de la miséricorde qui est une douleur que l'on ressent à l'occasion du malheur d'autrui. Car la douleur est contraire à la perfection de l'état primitif aussi bien que le péché et la misère. Ces vertus n'existaient donc dans le premier homme qu'habituellement et non actuellement. En effet, le premier homme était disposé de telle façon que si le péché eût été antérieur à son état il se fût repenti, et que s'il eût vu dans un autre la misère, il l'aurait repoussée de tout son pouvoir. C'est dans ce sens qu'Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. ult.) que la honte que l'on conçoit à propos d'un acte honteux convient à l'homme vertueux condition nellement dans le sens qu'il est disposé à rougir s'il venait à commettre quelque chose de semblable.

(1) Habituellement, c'est-à-dire que l'homme était dans la disposition de pratiquer ces vertus, si 1 occasion s'en était présentée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que c'est par accident si la tempérance et la force combattent ce qu'il y a d'extrême dans les passions, parce que ces vertus n'ont ce caractère qu'autant que le sujet où elles se trouvent a des passions excessives. Ces vertus n'ont par elles-mêmes d'autre but que de régler ou de modérer les passions en général.

2. Il faut répondre au second, que la perfection de l'état primitif n'était pas compatible avec les passions qui se rapportent au mal considéré dans celui que la passion affecte, comme la crainte et la douleur. Mais les passions qui regardent le mal considéré dans un autre n'avaient rien de contraire à la perfection du premier homme. Ainsi Adam pouvait dans l'état d'innocence haïr la malice des démons et aimer la bonté de Dieu. Les vertus qui se rapportent à ces passions pouvaient donc exister dans l'état primitif de l'homme habituellement et actuellement. Mais celles qui se rapportent exclusivement aux passions qui ontdans celui qui en est le sujetle mal pour objet, ne pouvaient exister alors actuellement ; elles ne pouvaient exister qu'habituellement.C'estceque nousavonsdéjàdit à l'occasionde lapénitence et de la miséricorde (in corp. art.). Toutefois il y a des vertus qui n'ont pas exclusivement ces passions pour objet et qui se rapportent encore à d'autres -, telle est la tempérance, qui ne se rapporte pas seulement à la tristesse, mais encore à la délectation ; telle est aussi la force, qui n'a pas seulement la crainte pour objet, mais encore l'audace et l'espérance. Il était donc possible à l'homme dans son état primitif de faire usage de la tempérance pour modérer ses jouissances, et il pouvait aussi se servir de la force pour modérer son audace ou ses espérances, mais non pour régler sa tristesse et ses craintes.

3. La réponse au troisième argument est évidente d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, que la persévérance se prend en deux sens. 1° Elle se prend pour une vertu, et dans ce cas elle signifie l'habitude qui fait que l'on prend le parti de persévérer dans le bien, et Adam a eu cette sorte de persévérance. 2° Elle se prend pour une circonstance de la vertu, et alors elle indique une vertu continue sans aucune interruption. Adam n'a pas eu cette dernière espèce de persévérance.

5. La réponse au cinquième argument est évidente d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).


ARTICLE IV. \B— les oeuvres du premier homme ont-elles été moins efficacement méritoires que les notres\b (1)?


(1) Cet article a pour objet de préciser la différence qu'il y a entre l'homme primitif et 1 homine déchu sous le rapport du mérite. Cette question est très-importante ; car c'est pour n a-voir pas bien apprécié cette différence d'état que la plupart des hérétiques ont erré sur la grâce.

Objections: 1.. Il semble que les oeuvres du premier homme aient été moins efficacement méritoires que les nôtres. Car la grâce vient de la miséricorde divine qui proportionne ses secours aux besoins de ses créatures. Or, nous avons plus besoin de la grâce que l'homme dans l'état d'innocence. Elle nous est donc donnée plus abondamment, et comme elle est la source du mérite, il s'ensuit que nos oeuvres sont par là même plus méritoires.

2.. Le mérite suppose un combat, une difficulté quelconque. Car saint Paul dit (IL Tim. n, B) : 77 n'y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Et Aristote dit (Eth. lib. n, cap. 3) que la vertu a pour objet ce qui est bon et ce qui est difficile. Or, maintenant nous avons plus à combattre et nous avons plus de difficultés à vaincre. Nos actions sont donc plus méritoires.

3.. Le Maître des sentences dit (Soit. lib. u, dist. 24) que l'homme n'aurait pas mérité en résistant à la tentation. Or, maintenant il mérite quand il y résiste. Donc nos oeuvres sont actuellement plus méritoires que dans l'état primitif.


Mais c'est le contraire. Car s'il en était ainsi l'homme serait dans une condition plus avantageuse après qu'avant son péché.

CONCLUSION. — Les oeuvres du premier homme étaient plus efficacement méritoires que les nôtres, si on considère la nature du mérite soit d'après la grâce, soit d'après la valeur absolue de l'oeuvre, mais elles l'étaient moins si on la considère d'après sa valeur relative.

Il faut répondre que l'étendue du mérite peut s'apprécier de deux manières : l°Par la charité et la grâce qui en sont la source. En ce sens l'étendue du mérite répond à la récompense essentielle qui consiste dans la jouissance de Dieu. Car celui qui fait une chose avec le plus de charité jouit de Dieu plus parfaitement. 2° On peut l'apprécier d'après la valeur de l'oeuvre. Cette valeur est absolue ou relative. Ainsi, la veuve qui a jeté deux deniers dans le tronc (Mc 12,41 a fait, absolument parlant, une oeuvre inférieure au riche qui y a déposé de grands présents. Mais elle a fait relativement plus que lui au jugement du Seigneur lui-même, parce que ce qu'elle donnait était davantage au-dessus de ses ressources. L'étendue du mérite dans l'un et l'autre cas répond à la récompense accidentelle qui est la joie que l'on conçoit de tout bien créé. Ainsi, il faut donc dire que les oeuvres de l'homme auraient été plus efficacement méritoires dans l'état d'innocence qu'après le péché, si on considère la nature du mérite par rapport à la grâce qui aurait été alors plus abondante, et dont l'action n'aurait trouvé d'ailleurs aucun obstacle dans la nature humaine. Il faut en dire autant si on considère la valeur absolue de l'oeuvre, parce que l'homme étant alors doué d'une plus grande vertu il aurait fait des oeuvres plus éclatantes. Mais si on considère sa valeur relative, on trouve que l'homme a plus de mérite depuis son péché en raison de sa faiblesse. Car une petite action surpasse plus la puissance de celui qui la fait difficilement qu'une grande action ne surpasse la puissance de celui qui la fait sans peine.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme, depuis son péché, a besoin de la grâce pour plus de choses qu'avant, mais qu'il n en a pas besoin davantage. Car avant son péché l'homme avait besoin de la grâce pour arriver à la vie éternelle pour laquelle la grâce est principalement nécessaire ; mais depuis son péché il a besoin d'elle non-seulement pour cette même fin, mais encore pour obtenir le pardon de ses fautes et pour soutenir sa faiblesse (\).

(1) Les théologiens modernes se sont aussi demandé quelle différence il y avait, sous le rapport delà grâce, entre l'homme avant et l'homme après sa chute. Bailly rapporte leurs sentiments, et après avoir très-embrouillé la question, il se décide pour une opinion insoutenable (\ oy. Tract, de nralid, cap. vi . Saint Thomas résout ici la difficulté sans réplique, en disant que l'homme avant sa chute avait besoin de la grâce pour s'élever jusqu'à Dieu, mais que depuis sa chute il en a encore besoin pour qu'elle guérisse l'infirmité et la corruption de sa nature.

2. Il faut répondre au second, que la difficulté et la lutte déterminent l'étendue du mérite d'après la valeur relative de l'oeuvre, comme nous l'avons dit (i?i corp. art.). C'est une preuve de la bonne disposition de la volonté qui s'efforce de triompher des difficultés qu'elle rencontre, mais cette bonne disposition a pour cause l'étendue de la charité. Toutefois il peut arriver que quelqu'un fasse une chose facile avec une volonté aussi bien disposée que celui qui fait une chose difficile, par exemple, s'il était prêt à faire cette chose quand même elle demanderait de grands efforts. D'ailleurs, les difficultés que nous rencontrons actuellement dans l'accomplissement de nos devoirs sont, en tantque pénales, satisfactoires pour nos péchés.

3. Il faut répondre au troisième, que la résistance à la tentation n'aurait pas été méritoire dans le premier homme, suivant l'opinion de ceux qui supposent qu'il n'avait pas la grâce, comme elle n'est pas non plus méritoire aujourd'hui dans ceux qui ne possèdent pas ce don céleste. Mais il y avait entre Adam et nous cette différence) c'est qu'il n'était pas intérieurement porté au mal, comme nous le sommes. Il pouvait donc plutôt que nous résister à la tentation sans la grâce.

QUESTION XCVI. DE L'EMPIRE QUE L'HOMME EXERÇAIT DANS L'ÉTAT D'INNOCENCE.


Nous avons maintenant à examiner l'empire que l'homme exerçait dans l'état d'innocence. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" L'homme dans l'état d'innocence commandait-il aux animaux ? — 2° Etait-il maître de toutes les créatures ? — 3° Dans cet état tous les hommes auraient-ils été égaux?— 4° Y aurait-il :eu alors des hommes pour commander aux autres hommes?

ARTICLE I. — \BADAM, DANS\b l'\BÉTAT D'INNOCENCE, ÉTAIT-IL MAITRE DES ANIMAUX (2)?


(2) Cette domination de l'homme sur tous les animaux ne se trouve pas seulement dans la Genèse et dans l'Ecclésiasti |ue (xvii), mais c'est un souvenir qui se trouve encore dans les traditions de tous les peuples, et que la philosophie ancienne a recueilli.

Objections: 1.. Il semble qu'Adam, dans l'état d'innocence, ne dominait pas sur les animaux. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. lib. ix, cap. 14) que par le ministère des anges les animaux ont été amenés à Adam pour qu'il leur imposât des noms. Or, il n'eût pas été nécessaire d'employer le ministère des anges si l'homme eût dominé les animaux par lui-même. Il n'a donc pas eu dans l'état d'innocence l'empire sur les animaux.

2.. Les choses qui sont en désaccord entre elles ne peuvent être réunies sous une seule et même domination. Or, il y a beaucoup d'animaux qui sont ennemis les uns des autres, comme le loup et la brebis. Donc tous les animaux n'étaient pas sous l'empire de l'homme.

3.. Saint Jérôme dit qu'avant son péché l'homme a reçu de Dieu l'empire sur les animaux, bien qu'il n'en eût pas besoin, mais que Dieu savait à l'avance qu'après sa chute il devrait s'aider de leur secours (I). Donc avant son péché l'homme n'exerçait pas d'empire sur les animaux.

(1) Ce passage n'est pas de saint Jérôme. On trouve quelque chose d'analogue dans le vénérable lîcde »« Btxam.).

4.. Le propre de l'homme c'est de commander. Or, le commandement n'est juste qu'autant qu'il s'adresse à un être raisonnable. Donc l'homme n'avait pas d'empire sur les animaux qui n'ont pas de raison.


Mais c'est le contraire. Car il est dit de l'homme dans la Genèse (Gen. i, 20) : Qu'il préside aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et aux animaux qui sont sur la terre.

CONCLUSION. — Adam dans l'état d'innocence dominait sur tous les animaux, parce qu'ils lui étaient tous naturellement soumis ; mais en punition de sa désobéissance envers Dieu les animaux ont méprisé son propre empire.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xcv, art. 1), la désobéissance des êtres qui devaient être soumis à l'homme a été la conséquence de la désobéissance dont l'homme s'est lui-même rendu coupable à l'égard de Dieu. C'est pourquoi, avant qu'il ne se fût révolté contre Dieu, quand il était innocent, aucun des êtres qui devaient lui être naturellement soumis ne refusait de lui obéir. Or, tous les animaux sont naturellement soumis à l'homme, et cela pour trois raisons : 1° A cause de la manière dont ils ont été produits. Car comme dans la génération des êtres on suit un certain ordre d'après lequel on va de l'imparfait au parfait (puisque la matière est pour la forme, la forme imparfaite pour une plus parfaite), il en est de même pour l'usage des choses naturelles. Ainsi les êtres imparfaits sont à l'usage de ceux qui sont plus parfaits. Les plantes, par exemple, se servent de la terre pour se nourrir ; les animaux usent des plantes, et les hommes usent des plantes et des animaux; par conséquent l'homme domine naturellement sur les animaux. C'est ce qui fait dire à Aristote (Pot. lib. i, cap. 5) que la chasse des bêtes fauves est naturelle et juste, parce que l'homme reprend par là un droit qui lui appartient par nature. 2° Parce que c'est une loi de la Providence que les êtres inférieurs soient gouvernés par ceux qui leur sont supérieurs. Par conséquent, l'homme étant au-dessus de tous les animaux, puisqu'il a été fait à l'image de Dieu, il était convenable que les autres animaux fussent soumis à son empire. 3° Parce que ce droit résulte de ce qui est propre à l'homme et de ce qui est propre aux autres animaux. Les autres animaux ont une sorte de prudence qui leur sert pour quelques actes particuliers, tandis que l'homme a une prudence universelle qui est la règle de toutes ses actions possibles. Or, ce qui n'existe que par participation doit être soumis à ce qui existe par essence et universellement. D'où il est évident que les autres animaux doivent naturellement être soumis à l'homme.


Solutions: 1. Il faut répondre au pronier argument, qu'une puissance supérieure peut faire sur les êtres qui lui sont soumis beaucoup de choses que ne peut pas faire une puissance inférieure. Or, l'ange est naturellement supérieur à l'homme. Les anges pouvaient donc à l'égard des animaux faire ce qui n'eût pas été possible à l'homme, par exemple, les réunir tous immédiatement.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des théologiens qui disent que les animaux qui sont maintenant féroces et qui tuent les autres auraient été doux dans l'état primitif, non-seulement par rapport à l'homme, mais encore par rapport aux autres animaux ; mais ce sentiment est tout à fait absurde. Car la nature des animaux n'a pas été changée par le péché de l'homme au point que ceux qui se nourrissent aujourd'hui de la chair des autres animaux, comme les lions et les faucons, se soient alors nourris d'herbes. Le vénérable Bède ne dit pas dans son commentaire sur la Genèse que tous les animaux et tous les oiseaux avaient pour nourriture le bois et l'herbe, mais que tels étaient les moyens d'existence de quelques-uns d'entre eux. L'inimitié qui existe naturellement entre certains animaux aurait donc alors existé. Toutefois ils n'en étaient pas moins soumis à l'homme comme aujourd'hui ils n'en sont pas moins soumis à Dieu dont la providence embrasse tout ce qui existe. L'homme aurait rempli à leur égard les ordres de la Providence, comme il le fait maintenant à l'égard des animaux domestiques. Car ce sont les hommes qui procurent leur proie aux faucons apprivoisés.

3. Il faut répondre au troisième, que les hommes n'avaient pas besoin des animaux pour subvenir aux nécessités matérielles de la vie. Ainsi ils n'en avaient pas besoin pour se couvrir parce qu'ils étaient nus, et ils n'en rougissaient pas parce qu'il n'y avait en eux aucun mouvement déréglé de concupiscence ; ils n'en avaient pas besoin pour se nourrir, parce qu'ils vivaient des arbres du paradis -, ils n'en avaient pas besoin pour les transporter d'un lieu à un autre, parce qu'ils étaient robustes, mais ils en avaient besoin pour acquérir une connaissance expérimentale de leur nature (1). C'est ce que 1 Ecriture a voulu exprimer en disant que Dieu amena les animaux à Adam pour leur imposer des noms qui désignassent leur nature (2).

(1) Adam, dit Bossuet, connut dans les animaux des propriétés particulières qui leur donnaient le moyen d'aider par leur ministère celui que Dieu faisait leur seigneur.

(2) Cette imposition de noms parait à Bossuet, d'après tous les Pères, une preuve des belles connaissances que Dieu avait données a l'homme primitif. Car il n'aurait pas, dit-il, nommé Ips animaux sans en connaître la nature et les différences, pour ensuite leur donner des noms convenables, selon les racines primitives de la langue que Dieu lui avait apprise (Voy. Elêv. 5e semaine, ire élévation).

4. II faut répondre au quatrième, que tous les animaux ont naturellement une sorte de prudence et de raison ; c'est ce qui fait que les grues suivent leur chef et que les abeilles obéissent à leur reine. Dans l'état d'innocence, tous les animaux auraient ainsi obéi à l'homme par eux-mêmes, comme les animaux domestiques lui obéissent maintenant.

ARTICLE II. — l'empire de l'homme se serait-il étendu sur toutes les créatures(3)?


(3) Cet article est le commentaire de cette parole de la Genèse : Proesit univérsae terrae.

Objections: 1.. Il semble que l'homme n'aurait pas eu l'empire sur toutes les créatures. Car l'ange est naturellement plus puissant que l'homme. Or, d'après saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 8), la matière corporelle n'aurait pas obéi à la libre volonté des anges. Elle aurait donc été encore moins soumise à l'homme dans l'état d'innocence.

2.. Les forces naturelles qu'on remarque dans les plantes consistent dans la faculté qu'elles ont de se nourrir, de se développer et de se reproduire. Or, ces forces ne sont pas naturellement soumises à la raison, comme on le voit dans l'homme où elles résident. Donc le domaine de l'homme étant proportionné à sa raison, il semble que dans l'état d'innocence il ne dominait pas sur les plantes.

3.. Quiconque domine sur une chose la peut changer. Or, l'homme n'aurait pas pu changer le mouvement des corps célestes. Il n'y a que Dieu qui le puisse, comme le dit saint Denis (in Polycarp.). Il n'avait donc pas puissance sur eux.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. î, 26) : Qu'il commande à toute créature (1).

(1) La Vulgate porte le mot terrae, au lieu du mot creaturae, ce qui coupe court à toute difficulté, en excluant les anges.

CONCLUSION. — L'homme ne dominait pas sur les anges, mais sur les animaux ; il les commandait et se servait des plantes et des êtres inanimés sans rencontrer le moindre obstacle.

(2) Les pythagoriciens appelaient l'homme uu petit univers, /Atxpà5 xiîu/aos. Ce principe revient souvent dans la philosophie ancienne.

Il faut répondre que tout est en quelque sorte dans l'homme (2). C'est pourquoi comme il domine les choses qui sont en lui, de même il exerce son empire sur celles qui sont au dehors. Or, il y a dans l'homme quatre choses à considérer: la raison qui lui est commune avec les anges; les puissances sensitives qui lui sont communes avec les animaux ; les forces naturelles qui sont ce qu'il a de commun avec les plantes et le corps qui appartient à la classe des êtres inanimés. Or, la raison est dans l'homme ce qui commande et non ce qui obéit ; par conséquent dans l'état primitif l'homme ne commandait pas aux anges. Et quand l'Ecriture dit : qu'il commandait à toute créature, il faut entendre par là toute créature qui n'est pas à l'image de Dieu. Mais la raison commande aux puissances sensitives, comme l'appétit irascible et l'appétit eoncupiscible, puisqu'elles sont au-dessous d'elle. A ce titre le premier homme donnait aussi ses ordres aux animaux. Quant aux forces naturelles et au corps lui-même, il ne les dominait pas en les commandant, mais en en faisant usage. Ainsi, dans l'état d'innocence, Adam ne commandait pas aux plantes et aux choses inanimées et il n'avait pas le droit de les changer, mais il pouvait se servir d'elles sans aucun obstacle.


La réponse à toutes les objections est par là même évidente.

ARTICLE III. — tous les hommes auraient-ils été égaux dans l'état d'innocence (3)?


(3) Cet article prouve que l'inégalité dont aujourd'hui on parle tant est un fait inhérent à la nature humaine, qui se produira nécessairement partout où il y aura plusieurs individus réunis.

Objections: 1.. Il semble que les hommes dans l'état d'innocence auraient été tous égaux. Car saint Grégoire dit (Pastor, part, n, cap. 6) que là où il n'y a' pas de péché il y a égalité. Or, dans l'état d'innocence il n'y avait pas de péché. Donc tous les hommes étaient égaux.

2.. La ressemblance et l'égalité sont une raison d'amour réciproque, d'après ce mot de l'Ecriture (Eccl. xiii, 49) : Tout animal aime son semblable et tout homme son prochain. Or, dans l'état primitif la charité qui est le lien de la paix eût été très-ardente. Par conséquent tous les hommes auraient été égaux.

3.. Quand la cause cesse, l'effet cesse aussi. Or, la cause de l'inégalité qui existe actuellement entre les hommes semble provenir de Dieu, d'abord en ce qu'il récompense les uns et punit les autres selon qu'ils le méritent, et ensuite de la nature, en ce que les uns sont faibles et mal constitués, tandis que les autres sont forts et qu'il ne leur manque aucun membre ; ce qui n'aurait pas eu lieu dans l'état primitif.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (Rom. xiii, 1) : Les choses qui viennent de Die uont été soumises à un ordre. Or, l'ordre paraît surtout consister dans l'inégalité. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xix, cap. 13) : L'ordre est la disposition qui met chaque chose différente à sa place. Il y aurait donc eu inégalité dans l'état primitif de l'homme, puisque cet état aurait été le plus parfait de tous.

CONCLUSION. — Dansl'élat d'innocence il y aurait eu nécessairement inégalité du moins entre l'homme et la femme, et il aurait pu se faire que les hommes fussent également inégaux entre eux sous le rapport de l'àme comme sous le rapport du corps.

Il faut répondre qu'il est nécessaire d'admettre que dans l'état d'innocence il y aurait eu d'abord une différence de sexe, puisque cette différence est une condition essentielle à la génération. Il y aurait eu aussi au même titre une différence d'âge, puisque les hommes seraient nés les uns des autres. Sous le rapport de l'âme il y aurait eu aussi une différence quant à la justice et quant à la science. Car les oeuvres de l'homme n'étant pas le résultat de la nécessité, mais du libre arbitre, il peut s'appliquer avec plus ou moins d'énergie à faire, à vouloir ou à connaître une chose, ce qui fait qu'il y en a qui font plus de progrès que d'autres dans la vertu et la science. Sous le rapport du corps il pouvait aussi y avoir inégalité. Car le corps humain n'était pas absolument exempt des lois de la nature. Il pouvait recevoir des agents extérieurs plus ou moins de secours, puisque sa vie matérielle était soutenue par les aliments qu'il prenait. Rien n'empêche donc de dire qu'en raison des différentes dispositions de l'air et de l'état des astres il y en aurait eu qui se seraient trouvés plus robustes, ou plus grands, ou plus beaux, ou mieux constitués que d'autres, sans que pour cela ceux qui auraient été moins bien partagés eussent quelque défaut corporel ou quelque souillure dans l'âme (1).

(1) On voit que toutes les causes d'inégalité ne peuvent être détruites qu'à la condition de détruire l'espèce humaine elle-même.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire, par ces paroles, a l'intention d'exclure l'inégalité qui repose sur la différence qu'il y a entre la justice et le péché, et c'est cette différence qui fait qu'il y a des hommes qui subissent le joug de leurs semblables par châtiment (2).

(2) Depuis la chute il y a eu dans le genre humain une nouvelle cause d'inégalité qui est sortie du péché lui-même. C'est de cette cause que parle saint Grégoire, parce que la foi et la religion peuvent l'affaiblir. Car c'est souvent le crime qui est cause que l'homme est l'esclave de son semblable

2. Il faut répondre au second, que l'égalité est cause que l'amour est égal de part et d'autre. Mais il peut y avoir entre des êtres inégaux plus de charité qu'entre des êtres égaux, quoique ce ne soit pas de part et d'autre une affection égale qui se corresponde. Car un père aime naturellement plus son fils que le frère n'aime son frère, quoique le fils ne réponde pas à l'amour du père par un amour égal au sien.

3. Il faut répondre au troisième, que de la part de Dieu il pouvait y avoir une cause d'inégalité non-seulement en ce qu'il punissait les uns et récompensait les autres, mais encore en ce qu'il élevait plus ceux-ci et moins ceux-là, afin de faire briller tout particulièrement dans la société la beauté de l'ordre. Du côté de la nature il pouvait aussi y avoir inégalité dans le sens que nous l'avons expliqué, et il n'était pas nécessaire pour cela qu'elle fût sans défaut.


I pars (Drioux 1852) Qu.95 a.2