I pars (Drioux 1852) Qu.96 a.4

Article IV. — dans l'état d'innocence l'homme était-il dominé par l'homme (3) ?


(3) Saint Thomas établit dans cet article les bases de la hiérarchie sociale, et détruit l'erreur des sarrabaïtes et de tous les anarchistes qui demandent la ruine de toute autorité, pour que l'individu soit absolument indépendant.

Objections: 1.. Il semble que l'homme dans l'état d'innocence n'était pas dominé par l'homme. Car saint Augustin û\t(Deciv. Dei, lib. xix, cap. 15) : Dieu n'a pas voulu que l'homme fait à son image dominât sur autre chose que sur les êtres déraisonnables ; l'homme ne dominait pas sur l'homme, mais sur les animaux.

2.. Ce qui a été introduit dans le monde en punition du péché n'aurait pas existé dans l'état d'innocence. Or, la soumission de l'homme à l'homme a été la conséquence delà peine du péché; car il a été dit à la femme après son péché : Tu seras sous la puissance de Vhomme (Gen. m, 16). Donc dans l'état d'innocence l'homme n'était pas soumis à l'homme.

3.. La servitude est opposée à la liberté. Or, la liberté est un des principaux biens qui ne pouvait manquer dans l'état d'innocence alors qu'on possédait tout ce que la volonté droite pouvait désirer, selon l'expression de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 10). Donc l'homme ne dominait pas l'homme dans l'état d'innocence.


Mais c'est le contraire. La condition de l'homme, dans l'état d'innocence, n'était pas plus noble que celle des anges. Or, parmi les anges il y en a qui dominent sur les autres ; c'est pour ce motif qu'il y a un de leurs ordres qui porte le nom de Domination. Il ne répugne donc pas à la dignité de l'état d'innocence que l'homme ait dominé son semblable.

CONCLUSION. — La servitude doit être la peine du péché ; dans l'état d'innocence l'homme n'aurait donc pas dominé sur l'homme comme le maitre sur son esclave; mais celui qui aurait eu le plus de science et de vertu aurait dirigé les autres dans leur propre intérêt.

Il faut répondre que le mot dominer peut s'entendre en deux sens bien distincts. 1° Il peut signifier un état opposé à la servitude. C'est dans ce sens qu'on donne le nom de maître à celui qui commande à des esclaves. 2° On peut l'entendre d'une manière plus générale et lui faire signifier tout ce qui a rapport à un sujet quelconque. Ainsi on donne le nom de seigneur à celui qui est chargé de gouverner et de diriger des hommes libres. Si l'on prend le mot dominer dans le premier sens on ne peut pas dire que dans l'état d'innocence l'homme aurait dominé sur l'homme ; mais sion le prend dans le second, rien n'empêche d'admettre que cette espèce de domination eût alors existé. La raison en est que l'homme libre est cause de ses actes, comme le dit Aristote (Met. lib. î), tandis que l'esclave n'est qu'un instrument dont l'action se rapporte à un autre. Ainsi on domine sur quelqu'un comme sur un esclave quand celui qui le domine s'en sert pour son avantage personnel (1). Et comme chaque être recherche son bien propre et voit avec peine ce qui devrait lui appartenir profiter exclusivement à un autre, il s'ensuit que cette espèce de domination ne peut être qu'un châtiment pour ceux qui y sont soumis. C'est pour ce motif que dans l'état d'innocence elle n'aurait pas eu lieu. — La domination qui convient à un homme libre est celle qui a pour objet de diriger l'homme dans son propre intérêt ou pour l'intérêt général. Cette espèce de domination aurait existé pour deux raisons : 1° parce que l'homme est naturellement un être sociable. Les hommes, dans l'état d'innocence, auraient donc vécu socialement. Or, il n'y a pas de société possible entre plusieurs individus s'ils n'ont un chef qui dirige les efforts de chacun pour le bien de tous. Car la multitude tend par elle-même à une foule de buts, il lui faut un chef pour la ramener à l'unité. C'est ce qui fait dire à Aristote que toutes les fois que plusieurs individus tendent à une même fin, c'est qu'ils obéissent à un agent unique qui les dirige comme leur chef. 2° C'est que si un homme l'eût emporté sur les autres par la science et la vertu, c'eût été un mal qu'il n'eût pas employé au profit des autres sa supériorité, d'après ces paroles de l'apôtre saint Pierre (I. Pet. iv, 10) : Chacun doit employer au profit des autres la grâce qu'il a reçue. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 14) que les justes ne recherchent pas le commandement par envie de dominer, mais pour donner aux ordres une bonne direction ; que tel est l'ordre naturel que Dieu a primitivement prescrit à l'homme.

(1) Dans ce cas l'homme exploite son semblable. Ce désordre est l'effet du péché , et il se manifeste dans des proportions d'autant plus étendues que la société est plus vicieuse.


— C'est ce qui rend évidente la réponse à toutes les objections qui reposent sur la première manière d'entendre le mot dominer.


QUESTION XCVII. : DE L'HOMME PRIMITIF QUANT A SA CONSERVATION INDIVIDUELLE.


Apres avoir traité de l'àme du premier homme, nous allons maintenant nous occuper de l'état primitif de son corps. Nous parlerons en premier lieu de la conservation de l'individu et en second lieu de la conservation de l'espèce. — A l'égard de la première chose quatre questions se présentent : 1° L'homme dans l'état d'innocence était-il immortel? — 2" Etait-il impassible? — 3°Avait-il besoin d'aliments? — 4° Devait-il arriver à l'immortalité au moyen de l'arbre de vie ?

ARTICLE I. \B— l'homme dans l'état d'innocence était-il immortel\b (1)?


(1) Cet article est de foi. Nous lisons dans l'Ecriture : Deus creavit hominem inextermina-hilem (Sap. Il) : Per unum hominem peccatum intravit in mundum, et per peccatum mort (Rom. v; : Corpus quidem mortuum est propter peccatum (Ibid. viii). Pelage ayant soutenu le contraire fut réfuté par saint August n et condamné par les conciles qui ont anathématisé ses erreurs. Le concile de Trente a renouvelé cette condamnation (sess, V).

Objections: 1.. Il semble que l'homme n'était pas immortel dans l'état d'innocence. Car le mot mortel entre dans la définition de l'homme, et on ne peut retrancher ce qui entre dans une définition sans détruire l'être défini lui-même. Donc, par là même qu'Adam était homme, il ne pouvait être immortel.

2.. Le corruptible et l'incorruptible ne sont pas du même genre, d'après ce que dit Aristote (Met. lib. x, text. 26). Or, les choses qui ne sont pas du même genre ne sont pas susceptibles d'être transformées l'une dans l'autre. Par conséquent, si le premier homme eût été incorruptible, il n'aurait pu devenir corruptible comme il l'est maintenant.

3.. Si l'homme, dans l'état d'innocence, eût été immortel, il l'aurait été par l'effet de sa nature ou par l'effet de la grâce. Il ne pouvait l'être par l'effet de sa nature, puisque sa nature étant restée spécifiquement la même il le serait encore maintenant. Il ne pouvait l'être non plus par l'effet de la grâce, puisque le premier homme a recouvré la grâce par le repentir, selon cette parole du Sage (Sap. x, 2) : // est sorti de son péché. Il aurait donc recouvré l'immortalité, ce qui est évidemment faux. Par conséquent l'homme n'était pas immortel dans l'état d'innocence.

4.. L'immortalité est promise à l'homme comme récompense, d'après ces paroles de l'Apocalypse (Apoc, xxi, 4) : La mort n'existera plus au delà. Or, l'homme n'a pas été créé pour jouir immédiatement de sa récompense, mais pour la mériter. Donc dans l'état d'innocence l'homme n'était pas immortel.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Car saint Paul dit (Rom. v, 12) : La mort est entrée dans le monde par le péché. Donc avant le péché l'homme était immortel.

CONCLUSION. — Dans l'état d'innocence l'homme était immortel non par sa nature, mais par l'effet de la grâce, parce qu'il avait reçu de Dieu une force par laquelle il pouvait, par exemple en ne péchant pas, conserver son corps en l'affranchissant des lois de la matière.

Il faut répondre qu'une chose peut être incorruptible de trois manières : Par rapport à sa matière, soit parce qu'elle n'en a pas, comme l'ange, soit parce qu'elle en a une qui n'est en puissance qu'à l'égard d'une seule forme, comme le corps céleste, et alors on dit que la chose est incorruptible de sa nature. 2° On dit qu'une chose est incorruptible par rapport a sa forme. Ainsi une chose corruptible par sa nature peut être inhérente à une manière d'être qui la préserve totalement de la corruption. Cette sorte d'incorruptibilité est celle qui résulte de la gloire. Car saint Augustin dit ( Diosc. lvi) : Dieu a donné à l'âme une nature si puissante que sa béatitude fait rejaillir sur le corps une plénitude de santé et une vigueur qui le rendent incorruptible. 3° On dit encore qu'un être est incorruptible relativement à sa cause efficiente. C'est de cette manière que l'homme était incorruptible et immortel dans l'état d'innocence. Car, comme le dit saint Augustin [Quaest. Nov. et Vet. Testam, quaest. xix), Dieu avait fait l'homme pour jouir de l'immortalité tant qu'il ne pécherait pas, afin qu'il fût lui-même l'auteur de sa vie ou de sa mort (1). En effet, son corps n'était pas indissoluble par une vertu d'immortalité qui existait en lui, mais il y avait dans son âme une puissance qu'elle avait reçue de Dieu surnaturellement (2), qui pouvait préserver son corps de toute corruption tant qu'elle serait restée soumise à Dieu. Ce qui d'ailleurs était parfaitement conforme à la raison ; car, par là même que l'âme raisonnable est supérieure à la nature de la matière corporelle, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 1), il était convenable que dans le principe elle reçût une force qui lui permît de conserver le corps en l'affranchissant des lois de la matière.

(1) Cet ouvrage n'est pas de saint Augustin, mais cet illustre docteur enseigne la même chose (Sup. Gen. ad litt. lib. vi, cap. 25).

(2) Pie V et Grégoire XIII ont condamné cetle proposition de Bains : Immortalitas primi hominis non erat grátiae beneficium, sed naturalis eonditio.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier et au second argument, que ces objections ne reposent que sur ce qui est incorruptible et immortel par nature.

2. Il faut répondre au troisième, que la puissance qui préservait le corps de la corruption n'était pas naturelle à l'âme humaine, mais que c'était un don de la grâce. Et quoique l'homme ait recouvré la grâce pour obtenir la rémission de ses péchés et pour mériter la gloire, il ne l'a pas recouvrée pour qu'elle produise encore en lui 1 immortalité qu'il a perdue. Car celte gloire était réservée au Christ, qui devait réparer notre nature déchue en l'élevant plus haut que l'état d'où elle est tombée, comme nous le dirons (RU part, quest. i, art. 2).

3. Il faut répondre au quatrième, que l'immortalité glorieuse qui nous est promise comme récompense diffère de l'immortalité qui avait été accordée à l'homme dans l'état d'innocence.


ARTICLE II — \Bl'homme dans l'état d'innocence aurait-il été passirle\b (3)?


(3) Tous les Pères ont enseigné que l'homme dans l'état d'innocence était exempt de toute peine physique et morale, et qu'il n'aurait pas connu la souffrance s'il n'eût péché. Voy. saint Augustin (De civ, lib. Xiv, cap. 14), saint Prosper (De vit. contemplât, lib. XI, cap. 17), saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Chrysostomo, etc

Objections: 1.. Il semble que dans l'état d'innocence l'homme aurait été passible. Car sentir c'est être passible. Or, l'homme dans l'état d'innocence aurait été sensible. Il aurait donc été passible.

2.. Le sommeil est une passion. Or, dans l'état d'innocence l'homme aurait dormi, puisque nous lisons dans la Genèse (Gen. n, 21) que Dieu envoya à Adam un sommeil. Il aurait donc été passible.

3.. L'Ecriture dit encore que Dieu lui enleva une de ses côtes. Il aurait donc été passible au moins en ce sens qu'on pouvait lui enlever une partie de lui-même.

4.. Le corps de l'homme était mou. Or, ce qui est mou est naturellement passif à l'égard de ce qui est dur. Donc si le corps de l'homme avait rencontré un corps dur il en aurait souffert; par conséquent le premier homme était passible.


Mais c'est le contraire Mais c'est le contraire. Car s'il eût été passible il aurait été corruptible puisque, comme le dit Aristote, toute passion quand elle est violente altère la substance (Top. lib. vi, cap. 3).

CONCLUSION. — Dans l'état d'innocence l'homme eût été impassible relativement aux passions qui sont de nature à troubler son état naturel, et il eût été passible relativement aux passions qui sont au contraire pour lui des moyens de perfection.

Il faut répondre que le mot passion s'entend de deux manières : d° Dans un sens propre, et c'est ainsi qu'on dit que tout être qui est détourné de son état naturel pâlit. Car la passion est l'effet de l'action. Dans les choses naturelles les contraires sont actifs et passifs les uns par rapport aux autres, parce que l'un éloigne l'autre de son état normal. 2° On l'entend dans un sens plus large et on désigne parla toute espèce de changement, même ceux qui se rapportent au perfectionnement de la nature, comme l'intelligence ou la sensation. Dans ce second sens l'homme était passible dans l'état d'innocence, et il l'était par rapport à l'âme comme par rapport au corps (\). Il était absolument impassible dans le premier sens, puisqu'il était immortel. Car il pouvait être exempt de souffrir comme de mourir s'il n'eût jamais péché.

(1) S'il eût été impassible sous ce rapport, il n'aurait pas été vivant.


Solutions: 1. et 2. La réponse aux deux premiers arguments est par là même évidente. Car sentir et dormir ne sont pas des actions qui éloignent l'homme de son état normal, mais elles existent dans l'intérêt de sa nature.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. xcn, art. 3 ad 2), cette côte existait dans Adam parce qu'il était le principe du genre humain, comme le sperme est dans l'homme le principe de la génération. Par conséquent, comme l'acte de la génération se consomme sans que l'homme sorte de sa disposition naturelle, il en faut dire autant de la séparation de cette côte.

4. Il faut répondre au quatrième, que le corps de l'homme dans l'état d'innocence pouvait être préservé de tout corps dur capable de le blesser, d'abord parce que la raison pouvait lui faire éviter une foule de choses, ensuite parce que la providence divine le protégeait au point de ne pas permettre qu'il se rencontrât avec quelque chose qui serait de nature à lui faire le moindre mal.


ARTICLE III. — l'homme dans l'état d'innocence avait-il besoin d'aliments (2)?


(2) La Genèse indique que l'homme dans l'état d'innocence avait besoin d'aliments pour vivre, puisqu'elle rapporte que Dieu lui avait permis de manger de tous les arbres du paradis, à l'exception de l'arbre de la science du bien et du ma!.

Objections: 1.. Il semble que dans l'état d'innocence l'homme n'avait pas besoin d'aliments. Car la nourriture est nécessaire à l'homme pour réparer ce qu'il perd. Or, dans le corps d'Adam il n'y avait pas de déperdition, puisqu'il était incorruptible. La nourriture ne lui était clone pas nécessaire.

2.. L'aliment est nécessaire pour nourrir. Or, la nutrition n'existe pas sans passion. Puisque le corps du premier homme était impassible, il semble que les aliments ne lui étaient pas nécessaires.

3.. Les aliments ne sont considérés comme nécessaires que pour la conservation de notre vie. Or, Adam pouvait conserver sa vie autrement. Car s'il n'eût pas péché il ne serait pas mort. Donc les aliments ne lui étaient pas nécessaires.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. n, 16) : tous mangerez de tous les arbres qui sont dans le paradis.

CONCLUSION. — Puisque dans l'état d'innocence l'homme avait la vie animale, il avait besoin d'aliments ; mais après la résurrection, quanti sa vie sera spirituelle, il n'en aura plus besoin.

II faut répondre que dans l'état d'innocence l'homme avait la vie animale qui ne peut se passer d'aliments. Après la résurrection il aura la vie spirituelle et n'aura pas besoin de manger pour vivre. Pour s'en convaincre il faut observer que l'âme raisonnable est tout à la fois âme et esprit. On lui donne le nom d'âme relativement à ce qu'elle a de commun avec les animaux, c'est-à-dire par rapport à la fonction qu'elle a d'animer le corps. C'est pour cela qu'il est dit dans la Genèse (Gen. h, 7) que Vhomme fut fait dans une âme vivante, c'est-à-dire avec une âme qui donne la vie au corps. On lui donne le nom d'esprit relativement à ce qui lui est propre et qui la distingue des autres animaux, c'est-à-dire par rapport à ce qu'elle a une intelligence purement immatérielle. Dans l'état primitif l'âme raisonnable communiquait au corps toutes les forces qu'elle pouvait lui communiquer en l'animant, et on donnait au corps le nom d'animal parce que c'était de l'âme (anima) qu'il tirait sa vie. Or, le premier principe de vie dans les êtres d'un ordre inférieur, c'est, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 34 et 49), l'âme végétative, dont les fonctions consistent à se nourrir, se reproduire et se développer. C'est pour cette raison que dans l'état primitif l'homme devait lui-même faire toutes ces choses. Mais dans son dernier état, après la résurrection, l'âme communiquera en quelque sorte au corps ce qui lui est propre en tant qu'esprit. Ainsi tous les hommes auront alors l'immortalité; les bons jouiront en outre de l'impassibilité, de la gloire et de la vertu, et on dira que leurs corps sont spirituels. Par conséquent, après la résurrection les hommes n'auront plus besoin de nourriture matérielle, mais ils en avaient besoin dans l'état d'innocence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin s'est aussi demandé (De quaest. Fêter, et Nov. Test, quaest. 19) comment un corps immortel pouvait avoir besoin de nourriture ? puisque ce qui est immortel n'a besoin ni de boire, ni de manger, et qu'il répond, comme nous l'avons fait, que l'immortalité de l'homme dans son état primitif était l'effet d'une force surnaturelle qui résidait dans l'âme et non d'une disposition inhérente au corps (i). Ainsi la chaleur pouvait faire évaporer les parties humides du corps et causer une déperdition. Il fallait donc pour rétablir l'équilibre que l'homme prît de la nourriture pour réparer ce qu'il perdait.

(1) Ce livre n'est pas de saint Augustin, comme nous l'avons déjà observé ; mais ce docteur est absolument du même sentiment que saint Thomas sur ce point (Cf. De civ. Dei, lib. XIII, cap. 20, et Sup. Gen. ad litt, lib. VIII, cap.4). Cependant il y a des Pères qui sont du sentiment contraire. Nous citerons saint Grégoire de Nysse, Théodoret (quest. xxxvii in Gen.), saint Am-broise ( De prud. cap. ix), saint Grégoire de Nazianzc [Orat. 08 et 42), saint Jean Damaseène [De fide orth. lib. ii, cap. 'Tous ces Pères prennent les paroles de la Genèse dans un sens spirituel.

2. Il faut répondre au second, que dans la nutrition il y a passion et altération, du moins de la part de l'aliment qui se change en la substance de l'individu qu'il nourrit. On ne peut donc pas conclure de là que le corps de l'homme ait été passible, mais que cette qualité convenait à la nourriture qu'il prenait, quoique dans ce cas la passibilité ait eu pour objet le perfectionnement de la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'homme n'eût pas pris la nourriture qui lui est nécessaire il aurait péché, comme il l'a fait en prenant une nourriture défendue. Car il lui avait été commandé tout à la fois de ne pas toucher à l'arbre de la science du bien et du mal, et de manger de tous les autres arbres du paradis.


ARTICLE IV. — l'homme dans l'état d'innocence serait-il arrivé\b a l'immortalité en mangeant du fruit de l'arbre de vie (1)?


(1) Les interprètes sont partagés sur le sens que 1 on doit donner à ce mot de l'Ecriture vivat in aetérnum. Les uns l'entendent dans un sens absolu, et veulent que l'arbre de vie ait communiqué àPhomme une vie absolument sans fin ; Tos-tatet Perrerius sont de ce sentiment. Les autres entendent seulement par là, comme le fait saint Thomas, une longue vie.

Objections: 1.. Il semble que le fruit de l'arbre de vie ne pouvait pas rendre l'homme immortel. Car une chose ne peut pas être plus puissante que son espèce et l'effet ne doit pas l'emporter sur la cause. Or, le fruit de l'arbre de vie était corruptible ; autrement on n'aurait pas pu s'en nourrir, puisque tout aliment doit se transformer dans la substance de celui qui le reçoit, comme nous l'avons dit (art. préc. ad. 2). Donc le fruit de l'arbre de vie ne pouvait rendre l'homme incorruptible ou immortel.

2.. Les effets qui résultent de la vertu des plantes ou d'autres causes naturelles sont naturels. Si l'arbre de vie eût rendu l'homme immortel, l'immortalité lui aurait donc été naturelle.

3.. Ce sentiment semble retomber dans les fables des anciens qui disaient qu'il y avait des dieux qui étaient devenus immortels en mangeant d'une certaine nourriture. Aristote se moque de ce récit (Met. lib. m, text. 14).


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. m, 22) : Empêchons que Vhomme ne porte maintenant la main à l'arbre de vie, qu'il ne prenne encore de son fruit et qu'en en mangeant il ne vive éternellement. Et saint Augustin dit (De quaest. Vet. et Nov. Testam, quaest. 19) que le goût de l'arbre de vie empêchait le corps de se corrompre, et qu'il serait resté indissoluble si, après son péché, il avait eu le droit de manger du fruit de cet arbre (2).

(2) Ce livre étant supposé, on peut lire à ce sujet le vrai sentiment de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 2tí; Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 4 et 5).

CONCLUSION. — Dans l'état d'innocence l'arbre de vie aurait fait arriver l'homme à l'immortalité dans un temps déterminé, mais non absolument.

Il faut répondre que l'arbre de vie pouvait d'une certaine manière rendre l'homme immortel, mais qu'il ne le pouvait pas absolument. Pour s'en convaincre il faut observer que l'homme dans l'état primitif avait deux moyens de se conserver, ou deux remèdes pour combattre le double défaut de la nature humaine. Le premier de ces défauts est la déperdition des humeurs qui consume la chaleur naturelle qui est un des moyens d'action que l'âme emploie. L'homme obviait à ce défaut en mangeant des fruits des autres arbres du paradis, comme nous y obvions maintenant en prenant de la nourriture. Le second défaut provient, comme le dit Aristote (De gen. lib. i, text. 34 et 39), des substances étrangères qui se mêlent au corps et qui affaiblissent l'énergie et l'activité propres à son espèce. Ainsi quand on met de l'eau dans le vin, le vin perd d'abord sa saveur, et à mesure qu'on y mêle une plus grande quantité d'eau il perd de sa force au point qu'il finit par n'être plus que de l'eau rougie. De même nous voyons qu'au commencement la puissance du corps est si active qu'il retire des aliments non-seulement tout ee qu'il faut pour réparer la déperdition qu'il subit, mais encore de quoi développer et accroître ses forces. Mais plus tard quand le corps est arrivé à son plein développement il ne retire plus des aliments que ce qu'il faut pour s'entretenir en réparant la déperdition qu'il éprouve. Enfin dans la vieillesse il ne peut même plus suffire à réparer les pertes qu'il fait chaque jour. Alors il s'affaiblit et il finit par se dissoudre. Le fruit de l'arbre de vie avait précisément pour effet de remédier à ce défaut. Car il avait la vertu de fortifier l'individu en neutralisant l'influence désastreuse des principes étrangers qui pouvaient se mêler à son corps et le corrompre. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 26) que l'homme avait de la nourriture pour qu'il n'eût pas faim, une boisson pour qu'il n'eût pas soif et l'arbre de vie pour le garantir des atteintes de la vieillesse. Et dans un autre endroit de ses oeuvres (De Quaest. Vet. et Nov. Testam.) il dit que l'arbre de vie empêchait l'homme de se corrompre à la manière d'une médecine. Il n'était cependant pas la cause absolue de l'immortalité de l'homme, parce que ce n'était pas le fruit de cet arbre qui produisaitla vertu qui était inhérente à l'âme pour la conservation du corps. Il ne pouvait donc pas non plus communiquer au corps une disposition telle qu'il ne pût jamais tomber en dissolution ; ce qui résulte évidemment de ce que la vertu de tout corps est nécessairement limitée. Par conséquent l'arbre de vie ne pouvait avoir pour effet de donner au corps la puissance de vivre un temps infini, mais seulement jusqu'à un temps déterminé. Car il est évident que plus une puissance est grande et plus elle imprime de durée aux effets qu'elle produit. Par conséquent la vertu de l'arbre de vie étant limitée, son fruit, une fois qu'on en avait pris, préservait le corps de la corruption pendant un temps déterminé. Cette période écoulée, l'homme aurait été appelé à jouir de la vie spirituelle, ou bien il aurait eu besoin de manger de nouveau du fruit de cet arbre (1).

(1) Saint Thomas ne décide pas s'il eût été possible de recourir indéfiniment à ce moyen de conservation.


Solutions: 1. La réponse aux objections est par là même évidente. Car les premières raisons prouvent que l'arbre dévie ne produisait pas l'immortalité absolument, et les autres établissent qu'il ne la produisait qu'en empêchant la corruption, comme nous l'avons expliqué (in corp. art.).

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QUESTION XCVIII. : DE CE QUI A RAPPORT A LA CONSERVATION DE L'ESPÈCE.


Apres avoir parlé de l'àme et du corps du premier homme, nous avons à nous occuper maintenant de ce qui a rapport à la conservation de son espèce. Nous traiterons en premier lieu de la génération et en second lieu de la condition des enfants. — A l'égard de la génération il y a deux questions à faire : 1° Dans l'état d'innocence l'homme aurait-il engendré!' — 2" La génération se serait-elle effectuée comme maintenant?

ARTICLE I. — dans l'état d'innocence l'homme aurait-il engendré (2) ?


(2) Cette question a été traitée par les Pères de l'Eglise et les docteurs les plus célèbres. Saint Grégoire de Nysse (De hom. opificio, cap. 17 et 22) et saint Jean Damascène sont d'un avis contraire à saint Thomas. Mais saint Augustin expose le sentiment oppose (De gen. ad litt. lib. ix, cap. 8 et 10; Cont. Jul. op. imperf. lib. ii, cap. 43; De civ. Dei, lib. xiv, cap. 25 et 26). Saint Cyrille d'Alexandrie nie qu'il y ait eu un autre mode de propagation (Cont. Jul. lib. m). Pierre Lombard, saint Bonaventura et tous les scolasti-ques sont à ce sujet du même sentiment que saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que dans l'état d'innocence il n'y aurait pas eu génération. Car la corruption est contraire à la génération, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 51 ; lib. viii, text. 26). Or, les contraires sont corrélatifs. Par conséquent, comme dans l'état d'innocence il n'y aurait pas eu corruption il n'y aurait pas eu non plus génération.

2.. La génération a pour objet de conserver dans l'espèce ce qui ne peut se conserver individuellement. C'est ce qui fait que pour les individus qui durent éternellement il n'y a pas de génération. Or, dans l'état d'innocence l'homme aurait vécu éternellement sans mourir. Donc il n'y aurait pas eu génération dans cet état.

3.. Par la génération les hommes se multiplient. Or, quand les maîtres se multiplient, pour qu'il n'y ait pas confusion dans leur domaine il est nécessaire que leurs possessions soient divisées. L'homme ayant été établi le maître des animaux, du mêment où le genre humain se serait accru par la génération, il aurait donc fallu que le domaine de l'homme fût partagé, ce qui semble contraire au droit naturel d'après lequel, suivant saint Isidore (Etym. lib. v, cap. -4), tout est commun. Il n'y aurait donc pas eu génération dans l'état d'innocence.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. i, 28) : Croissez : multipliez et remplissez la terre. Or, cette multiplication ne pouvait avoir lieu que par voie de génération, puisque primitivement Dieu n'avait créé que deux individus. Donc il y aurait eu génération dans l'état primitif.

CONCLUSION. — Comme dans les choses corruptibles il n'y a que l'espèce qui dure toujours et que d'ailleurs tout être tend à se perpétuer, il s'ensuit que dans l'état d'innocence il y aurait eu génération pour que le genre humain put se multiplier.

Il faut répondre que dans l'état d'innocence il y aurait eu génération pour que le genre humain pUt se multiplier. Autrement il faudrait regarder comme très-nécessaire le péché dei homme puisqu'il en serait résulté un si grand bien. En effet il faut observer que l'homme par sa nature tient le milieu entre les créatures corruptibles et celles qui ne le sont pas. Car son âme est naturellement incorruptible, tandis que son corps a naturellement le défaut contraire. Or, il est à remarquer que la nature ne se rapporte pas de la même manière aux créatures corruptibles et à celles qui sont incorruptibles. Ainsi elle tend directement et par elle-même à ce qui dure perpétuellement. Pour ce qui n'existe que pendant un temps, elle ne semble pas en faire l'objet de son but principal, mais elle le rapporte à une autre chose. Car s'il n'en était pas ainsi, du mêment où une chose n'existerait plus, le but de la nature paraîtrait vain. Comme dans les choses corruptibles il n'y a rien que les espèces qui durent perpétuellement, le bien de l'espèce est l'objet principal (pie la nature se propose, et c'est pour sa conservation que lagénération a lieu.Quant aux substances incorruptibles,elles existent toujours non-seulement comme espèces, mais encore comme individus, et c'est ce qui fait que dans ce cas la nature a principalement en vue les individus. C'est pourquoi la génération convient à l'homme sous le rapport du corps qui est corruptible par sa nature. Mais à l'égard de l'âme qui est incorruptible elle ne peut être multipliée individuellement que par l'action propre et directe de la nature ou plutôt de son auteur qui est le seul créateur des âmes. Ainsi donc la génération qui a pour objet la multiplication du genre humain aurait existé même dans l'état d'innocence.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le corps de l'homme dans l'innocence était lui-même corruptible, mais que l'àme pouvait Je préserver de la corruption. C'est pour cette raison que l'homme avait la faculté d'engendrer , comme d'ailleurs tous les êtres corruptibles.

2. Il faut répondre au second, que si dans l'état d'innocence la génération n'avait pas eu pour fin la conservation de l'espèce, elle aurait eu du moins pour objet la multiplication des individus.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'état actuel il est nécessaire à mesure que les maîtres se multiplient de faire le partage de leurs biens, parce que la communauté de possession est une occasion de discorde (1), comme le dit Aristote (Polit, lib. n, cap. K). Mais dans l'état d'innocence les volontés des hommes auraient été réglées de telle sorte qu'ils auraient pu faire usage en commun de toutes les choses renfermées dans leur domaine, chacun selon leurs besoins, sans que pour cela ils aient été exposés à se quereller entre eux, puisque nous voyons d'ailleurs une foule d'hommes de bien vivre ainsi de la sorte.

(1) Aristote réfute on cet endroit la théorie de Platon sur la communauté des biens, par des raisonnements victorieux, qui sont tout a fait applicables aux théories communistes qu'on a récemment renouvelées des Grecs parmi nous.


ARTICLE II. — LA GÉNÉRATION SE SERAIT-ELLE EFFECTUÉE DANS L'ÉTAT D'INNOCENCE TELLE QU'ELLE S'EFFECTUE MAINTENANT (2)?


(2) Nous nous sommes borné à analyser cet article d'après le travail de Hautcvillc. Voy. I" Théologie angélique ou Vidée du parfait docteur. Lyon, 1658.

L'acte de la génération se serait accompli dans l'état d'innocence de la même manière qu'il s'accomplit maintenant ; mais avec cette différence que dans l'état de la justice et de la grâce originelle, l'homme n'aurait point éprouvé ces ardeurs de concupiscence qui le portent à l'acte de la génération avec une si forte violence qu'il est rare cpie la raison ne perde en cette circonstance l'usage de son empire.

La génération se serait alors produite de la même manière.

Parce qu'il est écrit dans le texte sacré que la femme fut faite pour être la coadjutrice et la compagne du premier homme (faciamus ei adiutorium simile sibi). S'il ne se fût agi que des oeuvres autres que la génération, Dieu eût fait un autre homme pour aider Adam, ce qui eût été plus convenable.

Parce qu'il est écrit encore dans la Genèse : Dieu les fit mâle et femelle. Or, il n'y a rien d'inutile dans les oeuvres de Dieu. Par conséquent Dieu n'a pas dù établir en vain la différence des sexes.

Parce que la nature n'a point été diminuée, changée ou altérée dans son espèce, dans son action et dans sa substance par le péché du premier homme, d'autant plus qu'il est indifférent par rapport à l'espèce que l'individu soit bon ou mauvais moralement.

Parce que la nature qui est très-communicative et très-féconde, principalement dans toutes les espèces d'animaux parfaits, a établi la différence des sexes pour concourir à l'acte de la génération au nom des vertus'actives et passives.

Parce que le désordre et les ardeurs de la concupiscence qui se porte à ces actes sans modération n'auraient pas existé dans l'état de justice originelle, alors que les plaisirs auraient été réglés et que les voluptés auraient été pures et innocentes. « Loin de nous, dit saint Augustin, la pensée qu'on ne pouvait point engendrer son semblable sans obéir à la frénésie des passions; nous croyons que, comme tous les autres organes, ceux de la génération devaient être soumis aux ordres de la volonté et produire leur effet sans que l'aiguillon de la volupté trouble 1 inaltérable tranquillité de l'âme et du corps » (Deciv. Dei, lib. xiv, cap. 26).

Parce qu'il nous est impossible de comprendre parfaitement les raisons de l'opinion de quelques saints docteurs qui, par suite du grand amour qu'ils avaient pour la pureté et par une juste indignation qu'ils avaient conçue contre la honte de l'impudicité. se sont imaginés que dans l'état de justice originelle, la propagation du genre humain ne se serait point accomplie par voie de génération, mais par voie de création, d'après le mode, le temps et le nombre qu.il aurait plu à la sagesse du roi de l'univers de déterminer.


I pars (Drioux 1852) Qu.96 a.4