I pars (Drioux 1852) Qu.102 a.2

ARTICLE II. — le paradis était-il un lieu convenable a l'habitation de l'homme (2) ?


(2) L'Ecriture ne 'Ase pas la question douteuse , puisqu'elle appelle le paradis un lieu de délices. C'est le sens du mot hébreu Eilen, qui se traduit en latin par voluptas.

Objections: 1.. Il semble que le paradis n'était pas un lieu très-propre à l'habitation de l'homme. Car l'homme et l'ange sont également destinés à la béatitude. Or, l'ange a habité dès le commencement le séjour des bienheureux, c'est-à-dire le ciel empyrée. Donc c'était là qu'aurait dù être placée l'habitation de l'homme.

2.. S'il y a un lieu que requiert la nature de l'homme, c'est par rapport à l'âme ou par rapport au corps. Or, sous le rapport de l'âme, il ne doit occuper d'autre lieu que le ciel, puisque le ciel semble être le lieu naturel de l'âme, car tout le monde en a le désir inné au fond du coeur. D'un autre côté, sous le rapport du corps, il ne doit pas être dans un autre lieu que les autres animaux. Donc le paradis ne convenait à l'homme d'aucune manière pour être son séjour.

3.. Un lieu existe inutilement s'il n'est occupé par aucun être. Or, depuis le péché, le paradis n'a plus été habité par l'homme. Donc, si c'est un lieu propre à être habité, il semble que Dieu l'ait créé en vain.

4.. Il faut à l'homme un lieu tempéré, puisque sa constitution est tempérée elle-même. Or, le paradis n'était pas un lieu tempéré ; car on dit qu'il existait sous l'équateur, qui semble le lieu le plus chaud de la terre, puisque le soleil passe deux fois par an au-dessus de la tête de ceux qui l'habitent. Donc le paradis n'était pas un lieu propre à être habité.


Mais c'est le contraire. Saint Jean Damaseène (De fid. orth. lib. ii, cap. ii) dit que c'était une région divine et une demeure en tout digne de celui qui avait été fait à l'image de Dieu.

CONCLUSION. — Le paradis était un lieu propre à l'habitation de l'homme dans son état primitif d'immortalité.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xcvn, art. 4), l'homme était alors incorruptible et immortel, non parce que son corps avait par lui-même ce privilège, mais parce qu'il y avait dans l'âme une vertu qui préservait le corps de toute corruption. Or, le corps humain peut se corrompre soit au dedans, soit au dehors. Ce qui le corrompt au dedans c'est l'épuisement des humeurs et la vieillesse, comme nous l'avons dit (toc. cit.); le premier homme pouvait parer à cette espèce de corruption en prenant des aliments. Parmi les causes extérieures qui le corrompent, l'inégalité de la température semble être une des principales ; par conséquent une température modérée serait le meilleur moyen d'obvier à ce second inconvénient. Or, dans le paradis, l'homme eût trouvé tout ce qu'il fallait pour remédier à cette double cause de corruption. Car, comme le dit saint Jean Damaseène (toc. cit.), il y avait là un air tempéré, léger et pur, et on y trouvait des plantes toujours verdoyantes. D'où il est évident que ce lieu avait été parfaitement choisi pour être la demeure du premier homme dans son état primitif d'immortalité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le ciel empyrée est au-dessus de tous les corps et en dehors de tout changement. Sous le premier de ces rapports il convient parfaitement à la nature de l'ange, puisque, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 4), Dieu gouverne la créature corporelle au moyen de ses créatures spirituelles. D'où il résulte qu'il est convenable que les êtres spirituels soient placés au-dessus des êtres corporels puisqu'ils les dirigent. Sous le second rapport il convient à l'état de la béatitude qui est un état absolument stable. Et comme le lieu de la béatitude convient à l'ange selon sa nature, il s'ensuit qu'il a été créé dans ce lieu. Mais il ne convient pas de même à la nature de l'homme, puisqu'il n'est pas appelé comme l'ange à gouverner toutes les créatures corporelles ; il ne lui convient que par rapport à la béatitude. C'est ce qui fait qu'il n'a pas été placé dés le commencement dans le ciel empyrée, et qu'il ne devait y être transporté que quand Userait arrivé à sa fin.

2. Il faut répondre au second, qu'il est ridicule de dire que l'àme ou toute autre substance spirituelle a un lieu naturel quelconque; ce n'est que par analogie ou par convenance qu'on attribue aux êtres spirituels un lieu spécial. Le paradis terrestre était d'ailleurs un lieu convenable à l'homme sous le rapport de l'âme comme sous le rapport du corps, dans le sens que l'âme possédait en elle la puissance de préserver le corps de toute corruption, ce qui n'existait pas dans les autres animaux. C'est pourquoi, comme le dit saint Jean Damaseène [loc. cit.), aucun être déraisonnable n'habitait en ce heu, bien que Dieu ait fait une exception en faveur des animaux qu'il amena près d'Adam, et que le serpent y ait été introduit par le démon.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne peut dire qu'un lieu a inutilement existé parce que l'homme ne l'habite plus depuis son péché, comme on ne peut pas dire qu'il était inutile d'accorder à l'homme l'immortalité qu'il ne devait pas conserver. Dieu nous a prouvé par là son amour pour nous, et il nous a montré ce que l'homme avait perdu par le péché. Toutefois on pourrait dire aussi qu'Enoch et Elie habitent maintenant dans ce paradis (i).

(1) Les Porcs se sont demandé si le paradis terrestre existe encore. Presque tous ont soutenu l'affirmative, et plusieurs d'entre eux ont cru que celait dans ce paradis que les saints demeuraient après leur mort. Saint Irénée, saint Ephrem, saint Méthode, Sévérinus, Eulogîus, sont de ce sentiment. Saint Augustin (Cont. Jul. lib. Vi, cap oOj l'avis que saint Thomas rapporte. Voyez à ce sujet la dissertation de Dom. Calmet sur le patriarche Enoch.

4. Il faut répondre au quatrième, que ceux qui disent que le paradis était sous l'équateur, pensent qu'il y a là une région très-tempérée à cause de l'égalité continuelle des jours et des nuits. Ils s'appuient sur ce que le soleil ne s'éloignant jamais beaucoup de ces contrées, il ne peut y avoir un froid extrême, et il ne peut y avoir non plus une chaleur excessive, parce que, quoique le soleil passe au-dessus de la tête de ceux qui habitent ces lieux, il ne reste pas longtemps dans cet état. Aristote (Meteor. lib. n, cap. 5j croit que la terre est inhabitable dans cette région, parce que la chaleur y est trop grande. Son opinion paraît la plus probable, parce que les terres qui reçoivent perpendiculairement les rayons solaires sont d'une température très-élevée à cause du voisinage de cet astre (1). Mais quoi qu'il en soit, nous devons croire que le paradis avait été placé dans un endroit très-tempéré, que ce soit sous l'équatcur ou ailleurs.

(1) Il y a sous l'équatcur des lieui tempérés où l'on jouit du climat le plus doux, parce que le voisinage de la mer et d'autres causes affaiblissent la chaleur excessive que doivent produire les rayons solaires.


ARTICLE III. — l'homme a-t-il été placé dans le paradis pour le travailler et le garder (2) ?


(2) Il y a eu des hérétiques qui ont attaqué le travail des mains, et qui l'ont rejeté comme une chose détendue. Cet article est la réfutation de cette erreur. Il y a cependant des Pères qui ont entendu ces paroles de l'Ecriture dans un sens allégorique. Yoy. saint Théophile d'Antioche ;lib. II, ad Âutolycum), saint Ambroise (De Parad. cap. 4), Severianus. Saint Augustin est du même sentiment que saint Thomas (Lib. de Gen. ad liii. cap. 9).

Objections: 1.. Il semble que l'homme n'ait pas été placé dans le paradis pour y travailler et le garder. Car ce qui a été la suite du châtiment mérité par le péché ne devait pas exister dans le paradis sous l'état d'innocence. Or, comme le dit la Genèse (Gen. ne, l'homme a été condamné à travailler la terre en punition de son péché. Donc l'homme n'a pas été placé dans le paradis pour y travailler.

2.. Il n'est pas nécessaire de garder une chose quand on ne redoute pas une agression violente. Or, dans le paradis on n'avait pas à craindre d'agression semblable. Il n'était donc pas nécessaire de le garder.

3.. Si l'homme a été placé dans le paradis pour y travailler et le garder, il semble résulter de là qu'il a été fait pour le paradis et non le paradis pour lui; ce qui semble faux. Donc l'homme n'a pas été placé dans le paradis pour y travailler et le garder.


Mais c'est le contraire. Car la Genèse dit (Gen. 11) : Dieu prit Vhomme et le mit dans le paradis de délices pour y travailler et le garder.

CONCLUSION. — Il a été convenable que Dieu, après avoir fait l'homme, le mit dans le paradis pour y travailler et le garder.

Il faut répondre avec saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 40) que le texte de la Genèse peut s'entendre en deux sens. 11 peut signifier d'abord que Dieu plaça l'homme dans le paradis pour qu'il travaillât lui-même et qu'il gardât 1 homme. Il l'aurait travaillé en le justifiant; car du mêment où Dieu cesse d'agir sur l'homme, son âme se couvre de ténèbres, comme le ciel s'obscurcit aussitôt qu'il ne reçoit plus l'action de la lumière. Il l'aurait gardé en le préservant de tout mal et de toute corruption (3). On peut entendre aussi par là que l'homme devait cultiver et garder le paradis. Ce travail n'aurait pas été pénible comme il le fut après le péché, mais il aurait été agréable, parce qu'il n'aurait servi à l'homme qu'à faire l'expérience des forces de la nature. En le gardant il n'avait pas à le défendre contre l'agression de quelque étranger (4), mais il devait s'en assurer la possession en évitant le péché. Tout cela eût été dans l'intérêt de l'homme, et par conséquent le paradis aurait existé pour son bonheur, et ce ne serait pas l'homme qui auraitété créé pour le paradis.

(3) Ce premier sens est celui que donnent Ly-raiius et Tol>ti, d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad lut. lib. vin, cap. tu).

(4) 11 y a des auteurs qui prétendent que les Lûtes sauvages, quoique soumises à l'homme, avaient besoin d'être surveillées et réprimées.


Solutions: 1. La réponse à toutes les objections est par là même évidente.


ARTICLE IV. — l'homme a-t-il été créé pans le paradis (1)?


(1) Cet article est l'explication des paroles île la Genèse (Gen. H, 45).

Objections: 1.. Il semble que l'homme ait été créé dans le paradis. Or, l'ange a été créé dans le lieu qu'il habite, c'est-à-dire dans le cielempyrée. Car le paradis était un lieu très-propre à l'habitation de l'homme avant le péché. 11 semble donc que l'homme ait dû être créé dans le paradis.

2.. Les autres animaux vivent dans le lieu où ils ont été engendrés. Ainsi les poissons vivent dans les eaux, et les animaux qui marchent vivent sur la terre d'où ils ont été formés. Or, l'homme aurait vécu dans le paradis, comme nous l'avons dit (quest. xcvii, art. 4). Il a donc dù être créé dans ce lieu.

3.. La femme a été créée dans le paradis. Or, l'homme est plus noble que la femme. Donc à plus forte raison l'homme a-t-il dû être créé dans le paradis.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. n, 15) : Dieu •prit rhomme et le plaça dans le paradis.

CONCLUSION. — L'homme a été créé hors du paradis, la grâce de Dieu l'y a ensuite transporté, et il aurait dù passer de là dans le ciel Après avoir été spiritualisé.

Il faut répondre que le paradis était un lieu qui convenait à l'homme pour y habiter en raison de l'immortalité dont il jouissait dans son état primitif. Car cette immortalité n'était pas dans l'homme une conséquence de sa nature, mais c'était l'effet d'un don surnaturel de Dieu. Par conséquent, pour qu'on rapportât cet attribut à la grâce de Dieu et non à la nature humaine, Dieu créa l'homme hors du paradis, il l'y plaça ensuite pour y passer tout le temps que durerait sa vie animale, et il devait le faire monter au ciel aussitôt qu'il serait parvenu à la vie spirituelle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le ciel empyrée est un lieu qui convient aux anges par rapport à leur nature. C'est pourquoi ils y ont été créés.

2. Il faut faire la même réponse au second. Car ces lieux conviennent aux animaux selon leur nature.

3. 11 faut répondre au troisième, que si la femme a été créée dans le paradis ce n'est pas en raison de sa noblesse, mais à cause de la dignité du principe d'où elle est sortie. Pour la même raison les enfants seraient nés dans le paradis où leurs pères avaient été placés (2).

(2) Saint Anibroise fait la même réflexion (De Parad. cap. 14), et il montre que le lieu de la uais&auce n'aurait eu aucune influence sur la digni te et la noblesse de ceux qui devaient naître.


QUESTION CIII. : DU GOUVERNEMENT DU MONDE EN GÉNÉRAL.


Après avoir parlé précédemment de la création des êtres et de leur distinction, il nous reste à traiter en troisième lieu de leur gouvernement. El d'abord de leur gouvernement en général, puis des effets de ce gou\ ernement en particulier. — Sur leur gouvernement en général huit questions se présentent : 1" Le monde est-il gouverné par quelqu'un ? — 2° Quelle est la fin du gouvernement qui le régit:' — &* Est-il gouverné par un être unique? — 4" Quels sont Jes effets de ce gouvernement? — 5" Tous les tires sont-ils soumis au gouvernement de Dieu? — g" Les gouverne-t-il tous immé-dialemeut? — 7° Y a-t-il des choses qui échappent à l'ordre de la Providence? — 8° Y en a-t-il qui puissent lui résister?

ARTICLE I. — le monde est-il gouverné par quelqu'un (3)?


(3) Il y a eu des Juifs, au rapport du pape saint Clément (Const. apost, lib. vi, cap. 6), qui ont nié la Providence, et qui ont prétendu que tout étaitsoumisau hasard. Marcion, PiïsciHiec et d'entrés hérétiques ont été du même sentiment. Cette erreur trouve ici sa réfutation.


Objections: 1.. Il semble que le monde ne soit pas gouverné par quelqu'un. Car il n'y a que les choses qui se meuvent et qui agissent en vue d'une fin qui soient susceptibles d'être gouvernées. Or, les choses naturelles qui composent le monde en grande partie ne se meuvent pas et n'agissent pas en vue d'une fin puisqu'elles n'en connaissent aucune. Donc le monde n'est pas gouverné.

2.. Il n'y a que les choses qui se meuvent vers un but qui soient susceptibles, à proprement parler, d'être gouvernées. Or, le monde ne semble pas se mouvoir vers un but quelconque, mais il est stable en lui-même. Donc il n'est pas gouverné.

3.. Ce qui est nécessairement porté à produire un effet déterminé n'a pas besoin d'être gouverné par une cause extérieure. Or, les principales parties du monde sont nécessairement portées à produire un effet déterminé dans leurs actes et leurs mouvements. Donc le monde n'a pas besoin d'être gouverné.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Car il estécritdans le livre de la Sagesse (Sap. xiv, 3) : Fous, le Seigneur et le Père, vous gouvernez- toutes choses par votre providence; et Boêce dit (De Cons. lib. m, metr. 9) : 0 vous qui gouvernez le monde par votre éternelle raison.

CONCLUSION. — Tous les êtres qui sont clans ce monde existant pour une fin certaine et déterminée, il est nécessaire que la sagesse divine les dirige.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes anciens (1) qui ont nié que le monde fût gouverné et qui ont dit que tout était l'effet du hasard. Mais on démontre l'absurdité de cette opinion de deux manières : 1° Par ce que nous remarquons dans la nature elle-même. Car nous voyons que tout ce qui arrive dans la nature, arrive toujours ou le plus souvent pour le mieux, ce qui n'aurait pas lieu s'il n'y avait une Providence pour mener toutesles choses à une bonne fin, c'est-à-dire pour les gouverner. Ainsi l'ordre invariable de la nature est une preuve manifeste que le monde est gouverné, comme en entrant dans une maison bien réglée on voit par l'ordre qui y règne qu'il y a quelqu'un qui la soigne et qui l'administre (2), selon ce que dit Cicéron d'après Aristote (3), ou plutôt d'après Cléante (4) (De natura Deorum). 2° La seconde raison se tire de la bonté divine qui a donné l'être à tout ce qui existe, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 4 ad 1 ; quest. xliv, art. 1 et 2). Car puisqu'il est dans la nature que le meilleur produise le meilleur, il répugne à la souveraine bonté de Dieu de ne pas conduire à leur perfection les êtres qu'il a créés (5). Or, la perfection suprême des êtres c'est que chacun d'eux arrive à sa fin. Par conséquent il appartient à la bonté divine de mener à leur fin les êtres qu'elle a créés, c'est-à-dire de les gouverner.

(1) Les philosophes anciens qui ont avancé ce système cl qui l'ont le mieux soutenu, ce sont les épicuriens.

(2) Fénelon fait usage de cette même comparaison contre les disciples d'Epicure et la développe admirablement (Voyez son Traité de l'existence, 2e partie, chip. 5, pag. IL! etsuiv., edit. de Versailles).                                             

(3) Aristote dit quelque chose de semblable (Met. liv. xii, texi. 52).

(4) Cléante était un disciple de Zenon.

(5) Cet argument se trouve dans saint Ambroise (De offic. cap. tô), Théodoret ( liv. n , De Provida, saint Jean Damascène (De fid. orlh. lib. il, cap. 29).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'un être se meut ou qu'il opère pour une lin de deux manières : 1° En se rapportant lui-même à sa lin, comme l'homme et les autres créatures raisonnables. Pour ces êtres ils doivent connaître leur fin et les moyens de l'atteindre. 2° On dit qu'une chose est faite ou qu'elle est mue pour une fin, quand quelqu'un la l'ait ou la dirige vers un but quelconque. C'est ainsi que la flèche reçoit de celui qui la lance sa direction ; dans ce cas le sagittaire connaît le but, mais la flèche ne le connaît pas. Par conséquent, comme le mouvement de la flèche qui vient frapper un but déterminé est une preuve qu'il y a quelqu'un d'intelligent pour la lancer, de même la marche régulière de toutes les choses naturelles qui sont privées de connaissance est une marque évidente qu'il y a une intelligence quelconque qui gouverne le monde.

2. Il faut répondre au second, que dans toutes les créatures il y a quelque chose de stable, par exemple la matière première, et quelque chose de changeant, puisque l'action suppose le mouvement. Sous ces deux rapports les êtres ont besoin d'être gouvernés, parce que ce qu'il y a de stable dans les êtres retomberait dans le néant d'où il est sorti si la main de Dieu n'était là pour le conserver, comme nous le prouverons (quest. civ, art. 1).

3. Il faut répondre au troisième, que la nécessité naturellement inhérente aux êtres et qui les porte à produire inévitablement tel ou tel effet est l'action même de Dieu qui les dirige vers la fin qu'il leur a assignée, comme la nécessité qui emporte infailliblement la flèche vers le but qu'elle frappe est le résultat de l'action même du chasseur. Il y a toutefois cette différence, c'est que les créatures reçoivent de Dieu leur nature, tandis que le mouvement que les hommes leur impriment en dehors des lois naturelles a quelque chose de violent. Mais comme la nécessité du mouvement violent qui emporte la flèche est une preuve qu'elle a été lancée et dirigée par quelqu'un, de même la nécessité naturelle qui force toutes les créatures à produire l'effet qui leur est propre est une preuve que la providence divine les gouverne.

ARTICLE II. — LA fin du gouvernement du monde est-elle une chose qui soit en dehors de lui (1)?


(1) Cet article est le commentaire philosophique de ces paroles de l'Ecriture : Universa propter semetipsum operatus est Dominus (Pro*), xvi).

Objections: 1.. Il semble que la fin du gouvernement du monde ne soit pas une chose qui existe en dehors de lui. Car la fin du gouvernement d'une chose est le but auquel cette chose arrive sous la direction de celui qui la conduit. Or, le but auquel on destine une chose est toujours un bien qui existe dans la chose elle-même. Ainsi on cherche à ramener le malade à la santé qui est pour lui un bien intrinsèque. Donc la fin du gouvernement du monde n'est pas un bien extrinsèque, mais un bien qui existe dans le monde lui-même.

2.. Aristote dit (Eth. lib. i, cap. \) : Il y en a qui ont pour fin leurs oeuvres, d'autres les choses qu'ils produisent. Or, l'univers entier ne peut rien produire qui lui soit extrinsèque, et l'action ou l'oeuvre existe toujours dans le sujet qui agit. Par conséquent la fin du gouvernement du monde ne peut en aucun sens être extrinsèque.

3.. Le bien de la multitude semble être l'ordre et la paix qui est la tranquillité de l'ordre, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 13). Or, le monde consiste dans une multitude de choses. Donc la fin du gouvernement du monde est l'ordre pacifique qui règne dans les êtres qui le composent. Donc la fin du gouvernement du monde est un bien intrinsèque.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Prov. xvi, 4) que le Seigneur a tout fait pour lui-même. Or, Dieu est lui-même en dehors de l'ordre entier de l'univers. Donc la fin des êtres est un bien qui leur est extrinsèque.

CONCLUSION. — Le principe des choses leur étant extérieur, il faut que la lin du gouvernement du monde lui soit aussi extrinsèque.

Il faut répondre que la fin répondant au commencement, il ne peut se faire que quand on connaît le principe des choses on en ignore la fin. Ainsi le principe de tous les êtres étant en dehors de l'univers entier, puisque c'est Dieu (1), comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 4, et quest. xliv, art. 1 et 2), il est nécessaire que leur fin soit aussi un bien qui leur est extrinsèque. C'est ce que la raison nous démontre jusqu'à l'évidence. Car il est manifeste que le bien a la nature de la fin. Ainsi la fin particulière d'un être est un bien particulier, et la fin universelle de tous les êtres est un bien général. Or, le bien général est ce qui est bon par soi et par son essence, c'est l'essence même de la bonté, tandis que le bien particulier n'en est qu'une participation. D'où il résulte évidemment que dans tout l'ensemble des créatures il n'y a pas de bien qui ne soit une participation du bien absolu. Par conséquent il faut que le bien qui est la fin de l'univers entier soit quelque chose qui existe en dehors de l'univers lui-même.

(1) Saint Augustin dit admirablement (Sup. G en. lib. vin, cap. 26) : Intrinsecis creatas etiam extrinsecus natura* administrat... interior omni rei, quia in ipso sunt omnia, et exterior omni rei, quia ipse est super omnia , etc.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien auquel nous tendons existe de plusieurs manières : 4° il y a le bien qui existe en nous comme une forme; cette espèce de bien comprend la santé ou la science ; 2° il y a le bien que nous faisons par nous-mêmes ; c'est ainsi qu'un architecte atteint son but en construisant une maison ; 3° il y a le bien que nous avons ou que nous possédons, c'est dans ce sens que celui qui achète arrive à ses fins en entrant en possession d'un champ. Par conséquent rien n'empêche que la fin à laquelle l'univers se rapporte ne soit un bien extrinsèque.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote en cet endroit parle des actes qui ont pour lin les uns leur propre action, comme un musicien a pour fin de faire de la musique, les autres l'objet qu'ils produisent, comme un architecte a pour but non l'action de bâtir en général, mais la maison qu'il construit. Or, il arrive que la fin est extrinsèque non-seulement quand il s'agit d'une chose que Ion fait, mais encore relativement à l'objet que l'on possède ou même que l'on représente; c'est ainsi que nous disons que Hercule est la fin de l'image que l'on fait pour le représenter. Ainsi on peut donc dire que le bien qui est absolument en dehors de l'univers entier est la fin du gouvernement des êtres, dans le sens que les êtres participent à lui et le représentent. Car les êtres ne se rapportent au bien absolument que parce qu'ils en sont une participation et qu'ils lui ressemblent autant que possible.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a un bien intrinsèque qui est la fin de l'univers-, tel est l'ordre de l'univers lui-même. Mais ce bien n'est pas sa fin dernière; il se rapporte au bien qui est en dehors de lui comme à son dernier terme de la même manière que l'ordre qui règne dans l'armée se rapporte au général, comme le dit Aristote (Met. lib. xii, text. ?>2).


ARTICLE III.— le monde est-il gouverné par un seul (2) ?


(2) Cette question, qui revient à celle de l'unité de Dieu, est formellement résolue par l'Kcriture dans une foule d'endroits : Quem constituit alium super terram, aut quem posuit super Orbem quem fabricatus est iob, xxxiv ? Quis Deus praeter Dominum, aut quis Deus praeter Ovum nostrum?

Objections: 1.. Il semble que le monde ne soit pas gouverné par un seul. Car nous jugeons de la cause parles effets. Or, dans le gouvernement du monde il semble que toutes les créatures ne soient pas gouvernées de la même manière; car il y en a qui sont contingentes, d'autres qui sont nécessaires, et on pourrait signaler entre elles une foule d'autres différences. Donc le monde n'est pas gouverné par un seul et même être.

2.. Les choses qui sont gotiyerriées par le même être ne sont en désaccord entre elles que par suite de l'inhabileté, de la sottise ou de l'impuissance de celui qui les gouverne, défauts qui sont bien étrangers à la nature de Dieu. Or, les créatures sont en désaccord entre elles, elles se combattent même mutuellement, comme on le voit par les contraires. Donc le monde n'est pas gouverné par un seul et même être.

3.. Dans la nature on trouve toujours ce qu'il y a de mieux. Or, il est mieux d'être deux qu'un seul, comme le dit l'Ecclésiaste (Eccles. iv, 9). Donc le monde n'est pas gouverné par un seul, mais par plusieurs.


Mais c'est le contraire, Mais c'est contraire. Nous confessons qu'il n'y a qu'un seul Dieu et qu'un seul Seigneur, d'après ces paroles de l'Apôtre : Nous n'avons tous qu'un seul Dieu qui est notre Père et qu'un seul Seigneur (1. Cor. vin, G], et il appartient au Seigneur comme à Dieu de gouverner tous les êlres. Car par le mot de Seigneur nous indiquons que les êtres qu'il gouverne sont ses sujets, et par le nom de Dieu (1) nous désignons sa providence, comme nous l'avons dit íquest. xiii, art. 8). Doncle monde est gouverné par un seul.

(1) D'après saint Jean Damasrène, le mot 0so's (Dieu) vient du mot 6í-vj, prendre soin de tout, ou du mot cuôtTv, brûler, et du mot OtKvxiOou qui signifie contempler et observer toutes choses.

CONCLUSION. — Le gouvernement du monde ayant pour finie souverain bien, il est nécessaire qu'il soit régi par un seul.

Il faut répondre qu'il est nécessaire de dire que le monde est gouverné par un seul. Carie gouvernement du monde ayant pour fin ce qui est essentiellement bon, ce qu'il y a de meilleur, il est nécessaire que ce gouvernement soit excellent. Or, le meilleur de tous les gouvernements est celui qui ne dépend que d'un seul. La raison en est qu'un gouvernement n'est rien autre chose que la direction que l'on imprime aux choses que l'on gouverne en les portant vers une fin qui est bonne. Or, l'unité est de l'essence de la bonté, comme leprouve Boéce (De Cons. lib. m, pros. M), parce que comme tous les êtres recherchent ce qui est bon, de mt me ils recherchent l'unité sans laquelle ils ne peuvent exister: car une chose n'existe qu'autant qu'elle est une. Aussi voyons-nous que les êtres répugnent de tout leur pouvoir à être divisés et que la dissolution d'une chose provient toujours d'une imperfection qui était en elle. C'est pourquoi le but que se propose celui qui gouverne une multitude quelconque, c'est l'unité ou la paix, et pour produire cette unité il faut qu'il soit un lui-même. Car il est évident que plusieurs êtres ne peuvent en ramener une foule d'autres à 'l'unité et les mettre d'accord entre eux, qu'autant quils sont unis eux-mêmes de quelque manière. Or, ce qui est un en soi peut être plus efficacement cause de l'unité que plusieurs individus réunis (2j. Par conséquent une multitude est mieux gouvernée par un seul que par plusieurs, et comme le gouvernement du monde est le meilleur de tous les gouvernements, il s'ensuit qu'il ne dépend que d'un seul être. C'est ce qu'Aristote exprime en disant (Met. lib. xn, in fin.) : Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés, et ils ne peuvent l'être bien par plusieurs chefs ; ils n'en ont donc qu'un seul.

(2) Homère dit : où/. v:/y.0ov itohfXùfpàiyR' sic, y.oipxvoi s'stm (Iliad. lib. II, v. 20 Í ¦


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement est un acte mobile qui procède d'un moteur quelconque. Par conséquent la différence des mouvements provient de la diversité des mobiles que requiert la perfection de l'univers, comme nous 1 avons dit (quest. xlvii, art. 1 et 2 ; quest. xlviii, art. 2j, mais elle ne provient pas de la diversité des êtres qui gouvernent les créatures.

2. Il faut répondre au second, que les contraires, bien qu'ils soient en désaccord relativement à leurs lins prochaines, ont cependant de commun entre eux leur fin dernière, puisqu'ils sont tous compris dans le même ordre de choses.

3. Il faut répondre au troisième, que quand il s'agit de biens particuliers deux valent mieux qu'un seul. Mais on ne peut rien ajouter à la bonté de ce qui est bon essentiellement.


Article IV. — l'effet du gouvernement du monde est-il un ou multiple (1)?


(1) Cet article est le commentaire de ces paroles de l'Ecriture (Sg 6) : AEqualiter est illi cura de omnibus (Ibid. Vil) : Est in illo spiritus intelligentia^ sanctus, unicus, multiplex.

Objections: 1.. Il semble que l'effet du gouvernement du monde soit un et qu'il ne soit pas multiple. Car l'effet du gouvernement semble être ce que le gouvernement produit dans les choses qu'il gouverne. Or, ce qu'il produit est un, c'est le bien de l'ordre, comme on le voit dans une armée. Donc l'effet du gouvernement du monde est un.

2.. Il est naturel que d'un principe unique procède un effet unique aussi. Or, le monde est gouverné par un seul, comme nous l'avons prouvé (art. préc). Donc l'effet du gouvernement est un exclusivement.

3.. Si l'effet du gouvernement du monde n'est pas un en raison de l'unité du chef qui en est l'auteur, il faut qu'il soit multiple en raison de la multitude des êtres qui sont gouvernés. Or, ces êtres sont innombrables par rapport à nous. Donc on ne peut comprendre les effets de ce gouvernement sous un nombre positivement déterminé.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 12; que Dieu comprend et remplit tout par sa providence et sa bonté. Or, le gouvernement du monde appartient à la Providence. Donc il y a plusieurs effets déterminés qui résultent de ce gouvernement.

CONCLUSION CONCLUSION. — L'effet principal du gouvernement du monde est unique, les effets généraux sont au nombre de deux et les effets particuliers sont innombrables.

Il faut répondre qu'on peut juger de l'effet d'une action quelconque par sa fin-, car c'est par l'action qu'on arrive à la fin. Or, la fin du gouvernement du monde est le bien essentiel auquel tous les êtres tendent à participer et à ressembler. On peut donc considérer l'effet de ce gouvernement sous un triple aspect. 4° Sous le rapport de la fin elle-même, et en ce sens l'effet est unique, car il consiste à établir une certaine ressemblance entre les créatures et le souverain bien. 2° On peut le considérer par rapport aux choses qui rendent ainsi la créature semblable à Dieu, et dans ce sens le gouvernement du monde produit en général deux effets. Car la créature peut être semblable à Dieu de deux manières. Elle peut lui ressembler en ce qu'il est bon parce qu'elle est bonne elle-même, et elle peut lui ressembler en ce qu'il est cause de la bonté des autres êtres parce qu'elle peut elle-même contribuer à rendre bonne une autre créature. De là deux effets du gouvernement du monde, la conservation des êtres dans le bien et leur impulsion vers le bien ou la perfection. 3° On peut considérer les effets du gouvernement du monde en particulier, et sous ce rapport ils sont pour nous innombrables (2).

(2) Cette pluralité d'effets est encore indiquée dans la Sagesse: Dedisti in mari viam et inter fluctus semitam firmissimam, elc. (Vid cap xiv).


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que l'ordre qui régit l'univers implique la conservation des divers êtres que Dieu a créés et leur impulsion vers le bien (L; car l'ordre qui règne dans le monde n'existe qu'à ces deux conditions, c'est qu'une créature soit meilleure qu'une autre, et que l'une soit mue par l'autre.

(1) Le gouvernement des êtres supposant leur existence, ce n'est pas la création, mais la conservation des êtres qui est le premier effet de la Providence ; et comme il faut conserver une chose avant de s'en servir, l'impulsion au Lien est le second effet.

2. et 3. La réponse aux deux autres objections est évidente d'après tout ce que nous avons dit (m corp. art.).



I pars (Drioux 1852) Qu.102 a.2