I pars (Drioux 1852) Qu.105 a.5

Article V. — DIEU OPÈRE-T-IL DANS TOUS LES ÊTRES QUI OPÈRENT (2)?


(2) L'Ecriture est formelle sur ce point (I. Cor. xu) : Divisiones operationum sunt, idem vero Deus qui operatur omnia in omnibus. La raison établit cette même vérité d'une manière incontestable. En elfet, comme le remarque Bossuet, si Dieu n'était pas le maître souverain des volontés, saprescience serait détruite. Caril ne pourrait voir les choses humaines qui sont à venir, ni en elles-mêmes dans la volonté des hommes, ni dans sa volonté propre (Voy. son Traité du libre arbitre, p. 580, edit, de Versailles).

Objections: 1.. Il semble que Dieu n'opère pas dans tous les êtres qui opèrent. Car on ne peut pas attribuer à Dieu d'action qui serait insuffisante. S'il opère dans tous les êtres, il opère donc suffisamment dans chacun d'eux. Par conséquent il serait superflu qu'un agent créé opérât encore quelque chose.

2.. Une seule opération ne procède pas simultanément de deux êtres qui opèrent, comme un seul mouvement ne peut appartenir à deux mobiles. Si donc l'opération de la créature procède de Dieu qui opère en elle, il n'est pas possible qu'elle procède en même temps d'elle-même. Il faudrait donc admettre que la créature n'opère rien.

3.. Celui qui fait une chose passe pour être la cause de ses opérations dans le sens qu'il lui donne la forme par laquelle elle opère. Si donc Dieu est la cause des opérations des êtres qu'il a créés, c'est dans le sens qu'il leur donne la faculté d'opérer. Or, il leur a donné cette faculté dès le commencement quand il les a créés. Il semble donc qu'il n'opère pas ultérieurement dans la créature qui opère.

Mais c'est le contraire. Car Isaïe dit (Is. xxvi, 12) : C'est votis, Seigneur, qui opérez en nous toutes nos oeuvres.

CONCLUSION. — Dieu n'agit pas dans tous les êtres qui agissent de telle sorte qu'ils n'opèrent pas eux-mêmes, mais il opère en chacun d'eux finalement, effectivement et formellement de manière cependant qu'ils agissent aussi.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes (3) qui ont soutenu que Dieu opérait dans tous les êtres de telle sorte qu'aucune puissance créée n'opérait quelque chose dans l'univers, et que c'était lui seul qui produisait tout immédiatement. Par exemple, dans leur sentiment, ce n'était pas le feu qui échauffait, mais c'était Dieu qui échauffait dans le feu, et ainsi de tout le reste. Mais cette opinion est absurde : 4° parce que dans cette hypothèse les créatures ne pourraient plus être causes et effets, ce qui taxerait le créateur d'impuissance, puisqu'il est dans la nature de l'agent de communiquer à son effet la vertu d'agir lui-même ; 2° parce que les facultés agissantes que nous remarquons dans les créatures leur auraient été vainement attribuées si elles n'opéraient pas réellement quelque chose. Toutes les créatures sembleraient même exister inutilement si elles étaient privées de leur opération propre, puisque tous les êtres n'existent que pour agir. Car ce qui est imparfait existe toujours pour ce qui est plus parfait. Ainsi, comme la matière existe pour la forme, de même la forme qui est l'acte premier existe pour l'opération qui estl'acte second (4). Par conséquent toute créature a l'opération pour fin, et quand on dit que Dieu opère en elles on doit croire que l'action divine ne les empêche pas d'avoir leur action propre. — Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il faut remarquer que puisqu'il y a quatre genres de causes, la matière n'est pas le principe de l'action, mais elle est le sujet qui reçoit l'effet de l'action. La fin, l'agent et la forme se rapportent à l'action comme son principe suivant un ordre particulier (2). En effet le premier principe de l'action est la fin qui meut l'agent, le second c'est l'agent, et le troisième la forme que l'agent applique à l'action, quoique l'agent lui-même agisse par sa forme, comme on le voit par ce qui se passe dans les oeuvres d'art. Car l'ouvrier est porté à agir pour la fin qu'il se propose, qui est l'oeuvre même qu'il produit, par exemple, le coffre ou le lit-, il travaille ensuite avec la hache, et la hache dresse enfin le bois par son tranchant. Dieu opère donc dans les créatures comme fin, agent et forme : 4° Comme fin ; car toute opération existant pour un bien réel ou apparent, et tout être bon ou qui paraît tel n'existant qu'en raison de ce qu'il participe à la ressemblance du souverain bien qui est Dieu, il s'ensuit que Dieu lui-même est la cause finale de toute opération. 2° Comme agent. Il est à remarquer en effet que quand il y a beaucoup d'agents qui se rapportent les uns aux autres, le second agit toujours d'après l'influence du premier. Car le premier agent porte le second à agir. D'après cela tous les êtres agissent par la vertu de Dieu lui-même, et il est par conséquent cause des actions de tous les agents. 3° Comme forme. Il faut observer que Dieu porte les êtres à agir non-seulement en appliquant leurs formes et leurs vertus à l'action, comme l'ouvrier emploie sa hache à couper, mais il donne encore aux créatures qui agissent leurs formes, et il les leur conserve, ce que l'ouvrier ne fait pas toujours à l'égard de l'instrument dont il se sert (3). Ainsi Dieu est cause des actions non-seulement parce qu'il donne aux êtres la forme qui est le principe même de l'action, comme on dit que l'être générateur est cause du mouvement des corps graves et légers, mais il l'est encore parce qu'il conserve les formes et les propriétés de tout ce qui existe, comme on dit que le soleil est cause de la manifestation des couleurs, parce qu'il donne et conserve la lumière qui les fait paraître. Or, comme la forme d'un être lui est intrinsèque, et cela d'autant plus profondément qu'elle est plus élevée et plus générale, et comme d'ailleurs Dieu est à proprement parler la cause de ce qu'il y a dans les créatures de plus universel et par conséquent de plus intime, il s'ensuit qu'il agit de la manière la plus profonde dans tous les êtres. C'est pourquoi lEcriture attribue à Dieu toutes les opérations de la nature, d'après ces paroles de Job ÍJob, x, 41) : Seigneur, vous m'avez revêtu de peau et de chair; vous m'avez formé d'os et de nerfs.

(3) Cette doctrine a été celle de tous les philosophes fatalistes, mais la plupart des rationalistes croient que Dieu a donné aux êtres intelligents la liberté, et qu'il les a laissés absolument maîtres de leurs actions. Saint Thomas les réfute les uns et les autres.

(1) D'après la terminologie d'Arislole, la forme substantielle est l'acte premier, les formes accidentelles qui présupposent l'existence du sujet sont des actes seconds.

(2) C'est-à-dire d'après une certaine hiérarchie.

(3) L'ouvrier qui se sert de la hache n'est pas toujours cause qu'elle coupe.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu opère en nous autant que doit le faire le premier agent, mais l'action des agents secondaires n'est pas pour cela superflue.

2. Il faut répondre au second, qu'une seule action ne procède pas de deux agents du même ordre. Mais rien n'empêche qu'une seule et même action ne procède d'un premier et d'un second agent.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu ne donne pas seulement la forme aux êtres, mais il la leur conserve encore; il l'applique à l'action, et il est la fin de tout ce qui s'opère, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE VI. \B— DIEU PEUT-IL FAIRE QUELQUE CHOSE QUI SORTE DES LOIS NATURELLES QU'lL A ÉTABLIES\b (1)?


(1) Le miracle étant une des marques principales de la véritable religion, cette question a été vivement controversée dans le siècle dernier. Voyez à ce sujet le Traité de la reliyion de 11er-gier. On sait qu'à l'égard de la possibilité des miracles, i.-i. Rousseau a dit : Que cette question, sérieusement traitée , serait impie , si elle n'était absurde ; que ce serait faire trop d'honneur à ce lui qui la résoudrait négativement que de le punir ; if suffirait de l'enfermer (Lettres de la montagne).

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne puisse pas faire quelque chose qui sorte des lois naturelles. Car saint Augustin dit (Cont. Faustum, lib. xxvi, cap. 3) : C'est Dieu qui a formé et créé toutes les choses naturelles et il ne fait rien de con-raire à la nature. Or, ce qui sort des lois ordinaires semble contraire à la nature. Donc Dieu ne peut rien faire qui soit une dérogation à l'ordre qu'il a établi.

2.. Comme l'ordre de la justice vient de Dieu, de même aussi l'ordre de la nature. Or, Dieu ne peut pas faire quelque chose qui soit une dérogation à l'ordre de la justice, puisque dans ce cas il ferait quelque chose d'injuste. Donc il ne peut pas non plus déroger à l'ordre de la nature.

3.. Dieu a établi l'ordre de la nature. Si donc il dérogeait de quelque manière à cet ordre il semble qu'il changerait; ce qu'on ne peut admettre.

Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (loc. cit.) que Dieu peut faire quelque chose qui soit opposé au cours ordinaire de la nature.

CONCLUSION. — Dieu ne peut rien faire contre l'ordre de l'univers selon qu'il dépend de la cause première, mais il peut y déroger selon qu'il dépend de quelqu'une des causes secondes.

Il faut répondre que toute cause produit ses effets d'après un certain ordre (2), parce que toute cause a la nature d'un principe. C'est pourquoi en multipliant les causes on multiplie aussi les ordres, et un ordre en comprend un autre comme une cause en implique une autre. Par conséquent, une cause supérieure n'est pas renfermée dans l'ordre d'une cause inférieure, comme on le voit d'ailleurs par ce qui se passe dans la société humaine. Car l'ordre d'une maison dépend du père de famille, cet ordre est renfermé par celui de la cité qui relève du premier magistrat, lequel dépend lui-même de l'ordre du roi qui régit tout le royaume. Si donc on considère l'ordre de l'univers comme dépendant delà cause première, Dieu ne peut aucunement y déroger. Car en y dérogeant il agirait contre sa prescience, sa volonté ou sa bonté. Mais si on le considère selon la dépendance où il est à l'égard des causes secondes, Dieu peut y déroger parce qu'il procède de lui, non par la nécessité de sa nature, mais par le fait de son libre arbitre. Car puisqu'il aurait pu établir un autre ordre de choses, il peut donc déroger, quand il le veut, à celui qu'il a établi, soit en produisant les effets propres aux causes secondes sans leur concours (1), soit en produisant des effets dont les causes secondes ne sont pas capables (2). C'est la pensée de saint Augustin quand il dit (loc. cit.) que Dieu peut agir contre le cours régulier de la nature, mais qu'il n'agit en aucune manière contre l'ordre suprême, parce qu'il ne fait rien contre lui-même.

(2) Elle détermine une certaine hiérarchie.

(1) C'est ce que les théologiens appellent un miracle ration e modi, comme le changement de l'eau en vin aux noces de Cana.

(2) Ce miracle existo ratione sut, comme la résurrection d'un mort.


Solutions: 1. Il faut répondre m premier argument, que quand dans la nature une chose arrive contrairement aux lois communes, cet effet peut se produire de deux manières. 1° Par l'effet d'un agent qui ne lui a pas communiqué son inclination naturelle; c'est ainsi que l'homme fait monter les corps légers qui n'ont pas reçu de lui leur tendance opposée ; cette action est contre nature. 2° Par l'action de l'agent dont l'action naturelle dépend. Alors l'effet n'est pas contre nature, comme on le voit par le flux et le reflux de la mer qui n'est pas contre nature, quoiqu'il soit contraire au mouvement naturel de l'eau qui tend à descendre. Car cet effet résulte de l'action du corps céleste dont dépend l'inclination naturelle des corps inférieurs. Par conséquent, puisque Dieu a établi lui-même l'ordre général de l'univers, s'il fait quelque chose qui soit contraire à cet ordre, son action n'est pas contre nature. C'est ce qui fait dire à saint Augustin [loc. cit.) que ce que fait celui qui est l'auteur du mode, du nombre et de l'ordre de la nature est toujours naturel (3).

(3) Cette explication délruit le mauvais sens que pourrait offrir le mot : contre nature.

2. Il faut répondre au second, que l'ordre de la justice se rapporte uniquement à la cause première qui est la règle de tout ce qui est juste; c'est pourquoi Dieu ne peut déroger en rien à cet ordre.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu a soumis l'univers à un ordre certain, mais il s'est réservé toutefois la faculté d'intervenir pour agir lui-même autrement que par les lois qu'il a établies. C'est ce qui fait que tout en dérogeant à cet ordre il ne change pas (4).

(4) Cette objection, renouvelée par Spinosa et tous les incrédules modernes, a toujours reçu la même solution. Saint Thomas la répète (Quaest. disput. iv. De miraculis, quaest. vi, art. 1 ad 6, et lib. m, Cont. Gent. cap. 99, art. 7).


Article VII — toutes les choses que dieu fait contrairement aux lois naturelles sont-elles des miracles\b (5) ?


(5) Cette question a pour but de déterminer do quelle manière on peut distinguer les vrais miracles des faux miracles. Quoique saint Thomas ne s'élende pas très-longuement sur cette question, cependant on peut induire de ses paroles que le miracle doit être : t° un effet sensible, 2° supérieur à toute cause créée, et par conséquent surnaturel : 5° fait dans un but religieux. Ces notes sont celles que tous les théologiens assignent.

Objections: 1.. Il semble que toutes les choses que Dieu fait en dehors des lois naturelles ne soient pas des miracles. Car la création du monde et des âmes, ainsi que la justification de l'impie, sont des effets que Dieu produit en dehors des lois de la nature, puisqu'il n'y a pas de causes naturelles qui puissent les produire. On ne dit cependant pas que ce sont des miracles. Donc toutes les choses que Dieu fait en dehors des lois naturelles ne sont pas des miracles.

2.. On donne le nom de miracle à une chose difficile, qui est insolite et au-dessus des forces de la nature et qui surpasse l'espérance de celui qui l'admire. Or, il y a des choses qui se font en dehors des lois de la nature qui ne sont cependant pas difficiles, car elles ont pour objets les plus moindres événements : telle est par exemple la guérison des malades. Il y en a qui n'ont rien d'insolite parce qu'elles arrivent souvent, comme quand on plaçait les infirmes sur les places publiques pour que l'ombre de saint Pierre les guérît (Act. v). Il y en a d'autres qui ne sont pas supérieures aux forces de la nature, comme les malades qu'on guérit de la fièvre. Enfin, il y en a qui ne surpassent pas nos espérances. Ainsi, nous espérons tous la résurrection des morts qui arrivera cependant par une dérogation aux lois naturelles. Donc toutes les choses qui se font en dehors des lois de la nature ne sont pas des miracles.

3.. Le nom de miracle vient du mot admiration (miratio). Or, l'admiration a pour objet les choses qui se manifestent aux sens. Mais il y a des choses qui arrivent en dehors de la nature et que les sens ne peuvent percevoir, comme quand les apôtres sont devenus savants sans avoir fait ni recherches ni études. Donc toutes les choses qui se passent en dehors des lois de la nature ne sont pas des miracles.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Cont. Faust, lib. xxvi, cap. 3) que quand Dieu fait quelque chose contre le cours ordinaire de la nature qui nous est connu, on donne à ces effets le nom de miracles ou de merveilles.

CONCLUSION. — Puisqu'on donne le nom de miracle à ce qui excite au plus haut point notre admiration, il faut ainsi appeler tout ce que Dieu fait en dehors des causes qui nous sont connues.

Il faut répondre que le mot miracle vient du mot admiration. L'admiration a lieu toutes les fois qu'on voit un effet dont on ignore la cause. Ainsi, celui qui voit une éclipse de soleil, est dans l'admiration, s'il en ignore la cause, comme le dit Aristote (Met. lib. h, cap. II). Mais la cause d'un effet apparent quelconque peut être connue de l'un tandis qu'elle est ignorée de l'autre. C'est ce qui fait que ce qui est admirable pour l'un ne l'est pas pour les autres; ainsi, par exemple, le paysan admire une éclipse de soleil et un astronome ne l'admire pas (1). Le nom de miracle se donne à tout ce qui excite l'admiration de tout le monde, c'est-à-dire à tout effet qui a une cause absolument cachée et que personne ne peut comprendre, parce que c'est Dieu même qui le produit. Par conséquent on appelle miracle tout ce que Dieu fait en dehors des causes qui nous sont connues (2).f

(1) Ainsi tous les faits qui paraissent merveilleux ne sont pas de vrais miracles.

(2) Le vrai miracle est donc nécessairement surnature], et puisqu'il a Dieu pour auteur, il doit être fait pour amener les hommes à.lui, ce qui est la troisième condition que nous avons posée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la création et la justification de l'impie ne reçoivent pas le nom de miracles, à proprement parler, quoique ce soient les oeuvres exclusives de Dieu, parce que ces effets ne sont pas de nature à être produits par d'autres causes et que par conséquent ils n'arrivent pas en dehors des lois de la nature puisqu'ils ne sont pas de son domaine.

2. II faut répondre au second, qu'on dit le miracle difficile non à cause de la grandeur de l'événement à l'occasion duquel il s'opère, mais parce qu'il surpasse les forces naturelles. On dit qu'il est insolite non parce qu'il arrive rarement, mais parce qu'il est en dehors du cours ordinaire de la nature. On dit qu'il est au-dessus des forces de la nature, non-seulement à cause de la substance du fait auquel il se rattache, mais encore en raison du mode et de l'ordre selon lequel il se produit. Enfin, on dit qu'il est au-dessus de nos espérances naturelles, mais non au-dessus de l'espérance surnaturelle qui émane de la foi par laquelle nous croyons à la résurrection.

3. Il faut répondre au troisième, que la science des apôtres, bien qu'elle n'ait pas été visible par elle-même, se manifestait cependant par des effets qui montraient ce qu'elle avait d'admirable (1).

(1) Dans cette réponse, saint Thomas accorde que le miracle doit être un effet sensible ; ce qui est la première condition que nous avons posée.


ARTICLE VIII. —   un miracle peut-il être plus grand qu'un autre (2)?


(2) L'Ecriture est formelle à cet égard ; indépendamment du texte cité par saint Thomas, on peut voir l'histoire des mages de Pharaon (Ex. viii) et celle de Simon le Magicien (Act. Vin).

Objections: 1.. Il semble qu'un miracle ne soit pas plus grand qu'un autre. Car saint Augustin dit : Dans les choses miraculeuses toute la raison du fait est la puissance de celui qui le produit. Or, c'est la même puissance, c'est-à-dire la puissance divine qui fait tous les miracles. Donc l'un n'est pas plus grand que l'autre.

2.. La puissance de Dieu est infinie. Or, l'infini surpasse le fini sans qu'il y ait aucune proportion à établir entre l'un et l'autre. Dieu n'est donc pas plus admirable en faisant une chose qu'en en faisant une autre. Par conséquent un miracle n'est pas plus grand qu'un autre.


Mais c'est le contraire. Car Notre-Seigneur Jésus-Christ dit en parlant de ses miracles (Joan, xiv, 12) : Les oeuvres que je fais, celui qui croit en moi les fera et il en fera même de plus grandes.

CONCLUSION. — Un miracle peut être plus grand qu'un autre non par rapport à la puissance divine, mais par rapport aux forces de la nature dans le sens que l'un les surpasse plus que l'autre.

Il faut répondre que par rapport à la puissance divine il n'y a pas de miracle, parce que tout effet quel qu'il soit n'est rien comparativement à elle, d'après ces paroles d'Isaïe (Is. xl, 45) : Les nations sont devant Dieu comme une goutte d'eau dans un grand vase, ou comme un grain de sable dans une balance. Il n'y a donc de miracle que relativement aux forces de la nature qui peuvent être surpassées. Dès lors un miracle est plus ou moins grand selon qu'il surpasse plus ou moins les forces de la nature. Or, une chose peut surpasser les forces de la nature de trois manières : 4° Par rapport à la substance du fait comme l'existence simultanée de deux corps dans le même lieu, le mouvement rétrograde du soleil ou la glorification du corps humain. La nature ne peut produire d'aucune façon de pareils effets, et ils tiennent le premier rang parmi les miracles. 2° Une chose surpasse les forces de la nature non par rapport à la substance du fait, mais par rapport au sujet dans lequel il est produit-, telles sont la résurrection des morts, la guérison des aveugles, etc. Car la nature peut produire la vie, mais dans un être qui n'est pas mort; elle peut donner la vue, mais à celui qui n'est pas aveugle. Ces miracles sont du second ordre. 3° Enfin, un effet surpasse les forces de la nature relativement au mode et à l'ordre selon lesquels il est produit. C'est ce qui arrive quand quelqu'un est tout à coup guéri d'une fièvre par la puissance divine, sans remède et sans avoir employé les moyens que l'on emploie en pareilles circonstances, ou quand l'atmosphère se charge de nuées immédiatement sans causes naturelles, comme on le vit à la prière de Samuel et d'Elie (I. Reg. xii, III. Reg. xviii). Cette espèce de miracles est du dernier ordre (3). Ainsi, ces miracles peuvent se graduer selon les différentes manières dont ils surpassent les forces de la nature.

(3) Ces ti'ois sortes de miracles appartiennent toutes aux miracles proprement dits que Dieu seul peut faire.

— De ces considérations résulte évidemment la solution de toutes les objections qui ne sont tirées d'ailleurs que de la puissance divine.



QUESTION CVI. : COMMENT UNE CRÉATURE AGIT SUR UNE AUTRE ET D'ABORD DE L'ILLUMINATION DES ANGES.


Après avoir parlé de l'action de Dieu sur les créatures, nous avons à examiner comment une créature agit sur une autre. Cette question générale doit être divisée en trois parties de telle sorte que nous considérions dans la première l'action des anges qui sont des créatures purement spirituelles; dans la seconde l'action des corps; dans la troisième celle des hommes qui sont composés d'un corps et d'une âme. — A l'égard des anges il y a trois choses à approfondir : 1° comment un ange agit-il sur un autre? 2° comment agit-il sur les corps ? 3" quelle action exerce-t-il sur les hommes ? — Touchant les rapports que les anges ont entre eux il faut examiner comment ils s'éclairent, comment ils se parlent et quelles relations existent entre les bons et les méchants. — Pour savoir comment ils s'éclairent quatre questions sont à faire : 1° Un ange meut-il l'intellect d'un autre en l'éclairant? — 2° L'un meut-il la volonté de l'autre? — 3° Un ange inférieur peut-il éclairer celui qui est au-dessus de lui ? — 4° L'ange supérieur communique-t-il aux inférieurs la connaissance de tout ce qu'il sait?

ARTICLE I. — un ange en éclaire t-il un autre (1)?


(1) L'Ecriture nous montre dans plusieurs endroits qu'un ange en éclaire un autre : Angelus qui loquebatur in me egrediebatur, et alius angelus egrediebatur in occursum ejus (Zach. ii) : Vidi alterum angelum ascendentem, etc. (Apoc. vii).

Objections: 1.. Il semble qu'un ange n'en éclaire pas un autre. Caries anges possèdent la béatitude que nous espérons avoir dans l'éternité. Or, dans l'autre monde un homme n'en éclairera pas un autre, d'après ces paroles du prophète (Jer. xxxi, 34) : L'homme n'enseignera plus alors son prochain et son frère. Donc un ange n'en éclaire pas maintenant un autre.

2.. Il y a dans les anges trois sortes de lumières : la lumière de la nature, celle de la grâce et celle de la gloire. Or, l'ange reçoit la lumière de la nature de celui qui le crée, la lumière de la grâce de celui qui le justifie, et la lumière delà gloire de celui qui le béatifie; c'est-à-dire que toutes les lumières qu'il reçoit lui viennent de Dieu. Donc un ange n'en éclaire pas un autre.

3.. La lumière est une forme de l'esprit. Or, il n'y a que Dieu qui donne à la créature raisonnable sa forme, et il le fait sans l'intermédiaire d'aucune créature, comme le dit saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 51). Donc un ange n'éclaire pas l'intelligence d'un autre ange.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De cozl. hier. cap. 8) que les anges du second ordre sont purifiés, éclairés et perfectionnés par les anges du premier ordre.

CONCLUSION. — Un ange en éclaire un autre dans le sens qu'il lui fait connaitre la vérité qu'il sait lui-même, soit en fortifiant son intellect, soit aumoyen de l'espèce ou de la ressemblance des choses qu'il comprend.

Il faut répondre qu'un ange en éclaire un autre. Pour rendre cette proposition évidente il faut observer que la lumière selon qu'elle se rapporte à l'intellect n'est rien autre chose qu'une manifestation de la vérité, suivant ces paroles de saint Paul (Eph. v, 13) : Tout ce qui est manifesté est lumière. Par conséquent, éclairer quelqu'un ce n'est rien autre chose que de lui manifester la vérité que l'on connaît, d'après ces autres paroles de l'Apôtre (Eph. m, 8) : J'ai reçu, moi, le plus petit d'entre les saints, la grâce d'éclairer tous les hommes sur l'économie des mystères que Dieu cachait en lui depuis l'origine des siècles. Quand on dit qu'un ange en éclaire un autre, on entend donc par là qu'il lui manifeste la vérité qu'il connaît. C'est la pensée de saint Denis quand il dit (De cozl. hier. cap. 7) que les théologiens enseignent clairement que les ordres inférieurs des substances célestes sont instruits des 'choses divines par les ordres supérieurs. Or, comme pour comprendre il faut deux choses, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc. art. 3), la faculté qui comprend et l'espèce ou l'image de l'objet compris un ange peut sous ces deux rapports communiquer à un autre la vérité qu'il connaît. 1° 11 le peut en fortifiant sa faculté intellectuelle. En effet, comme un corps imparfait prend de la force quand on le place près d'un corps plus parfait que lui, comme un corps froid s'échauffe en présence d'un corps chaud, de même l'intelligence d'un ange inférieur se fortifie en se mettant en rapport avec celle d'un ange supérieur. Car les êtres spirituels en se tournant les uns vers les autres exercent une action réciproque analogue à celle qui existe entre deux corps placés l'un à côté de l'autre. 2° Un ange manifeste à un autre la vérité qu'il connaît au moyen de l'espèce ou de la ressemblance de l'objet qu'il comprend. Car un ange supérieur connaît la vérité sous une forme universelle que l'intellect d'un ange inférieur ne serait pas capable de saisir, parce que sa nature l'oblige à concevoir les choses d'une manière plus particulière. Alors l'ange supérieur distingue en quelque sorte la vérité qu'il conçoit universellement pour l'approprier à l'entendement de l'ange inférieur. Il fait pour lui ce que font pour nous les docteurs qui connaissent la vérité en grand et qui la divisent en une foule de parties pour se mettre à la portée de leurs auditeurs. Telle est la pensée de saint Denis quand il dit (De coel. hier. cap. 15) que chaque substance intellectuelle divise avec une admirable prévoyance la science qu'elle a reçue de Dieu sous une forme unique, et la communique à tous les anges inférieurs après l'avoir proportionnée à leur capacité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les anges supérieurs aussi bien que les anges inférieurs voient l'essence de Dieu et que sous ce rapport l'un n'enseigne pas l'autre. C'est dans ce sens que le prophète dit : L'homme n'enseignera fas son frère en disant : Connais le Seigneur. Car tous le connaîtront depuis le plus petit jusqu'au plus grand. Or, Dieu connaît en lui-même toutes les raisons de ses oeuvres (I ) qui existent en lui comme dans leur cause, mais les êtres qui voient son essence ne les connaissent qu'en raison de la perfection avec laquelle ils la voient. Par conséquent un ange supérieur connaît mieux qu'un inférieur les raisons qui font agir Dieu, et il l'éclairé à ce sujet. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) que les anges sont éclairés sur les raisons des choses qui existent.

(1) Il s'agit ici tout'particulièrement des opérations libres que Dieu peut ne pas faire, et qui dépendent de sa volonté sans découler nécessairement de son essence. C'est pourquoi on peut voir son essence sans connaître les raisons de ces choses.

2. Il faut répondre au second, qu'un ange n'en éclaire pas un autre en lui communiquant la lumière de la nature, ou de la grâce, ou de la gloire, mais en fortifiant sa lumière naturelle, et en lui manifestant la vérité à l'égard des choses qui concernent l'état de la nature, de la grâce et de la gloire, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la créature raisonnable reçoit de Dieu immédiatement sa forme, comme l'image la reçoit du type qu'elle reproduit, parce que les êtres raisonnables n'ont pas été faits à l'image d'un autre que de Dieu, ou comme le sujet le reçoit de l'être qui le complète, parce que l'esprit de la créature est toujours considéré comme informe tant qu'il ne s'attache pas à la vérité première. Mais les lumières qui viennent de l'homme ou de l'ange sont en quelque sorte des dispositions ou des préparations à la forme dernière que doit revêtir celui qui les reçoit (2).

(2) C'est-à-dire qu'elles sont une disposition à la connaissance parfaite de la vérité, qui ne peut venir que de Dieu.


ARTICLE II. — UN ANGE PEUT-IL AGIR. SUR LA VOLONTÉ D'UN AUTRE (1) ?


(1) Comme toutes les créatures intelligentes et raisonnables sont libres et qu'elles ont par là même la responsabilité de leurs actes, il n'y a que Dieu, qui est la justice et la bonté même, qui puisse exercer une influence souveraine sur leur volonté. Une créature ne peut agir sur la volonté d'une autre créature que par la persuasion.

Objections: 1.. Il semble qu'un ange puisse agir sur la volonté d'un autre. Car, d'après saint Denis (loc. cit. in art. préc.), comme un ange en éclaire un autre, de même il le purifie et le perfectionne. Or, il semble que ce soit à la volonté que se rapporte l'action de purifier et de perfectionner. Car purifier c'est délivrer un être des souillures que sa volonté a contractées, et le perfectionner c'est lui faire atteindre la fin qui est l'objet de la volonté. Donc un ange peut agir sur la volonté d'un autre.

2.. Saint Denis dit encore (De cozl. hier. cap. 7 et cap. 8) que les noms des anges expriment les vertus qui leur sont propres. Ainsi on donne le nom de séraphins à ceux qui brûlent et qui embrasent ; ce qui est l'effet de l'amour qui se rapporte à la volonté. Donc un ange agit sur la volonté d'un autre.

3.. Aristote dit (De anima, lib. m, text. 57) que l'appétit supérieur meut l'appétit inférieur. Or, comme l'intellect d'un ange supérieur est au-dessus de celui d'un ange inférieur, ainsi il en est de son appétit. Il semble donc qu'il puisse changer la volonté d'un autre.


Mais c'est le contraire. La justice étant la règle de la volonté, c'est à celui qui justifie qu'il appartient de changer la volonté. Or, il n'y a que Dieu qui justifie. Donc un ange ne peut pas changer la volonté d'un autre.

CONCLUSION. — Puisque l'ange n'est pas le bien universel, qu'il ne le manifeste pas et qu'il n'est pas l'auteur de la nature intellectuelle, il ne peut agir sur la volonté d'un autre.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4), la volonté se modifie de deux manières, d'abord sous le rapport de l'objet, ensuite sous le rapport de la puissance elle-même. — Sous le rapport de l'objet, la volonté est mue par le bien lui-même qui en est l'objet ( comme l'appétit est mû par ce qu'il souhaite) et par celui qui démontre l'objet en prouvant, par exemple, qu'une chose est bonne. Mais, selon l'observation que nous avons faite (loc. cit.), tous les autres biens n'inclinent la volonté que légèrement-, il n'y a que le bien universel, c'est-à-dire Dieu qui puisse la mouvoir efficacement (2). Il n'y a que lui non plus qui, montre le bien aux élus qui le voient dans son essence. Car Moïse lui ayant dit : Montrez-moi votre gloire, il lui a répondu : Je te montrerai tout ce qui est bien (Ex. xxxiii, 48 et 49). L'ange ne peut donc agir efficacement sur la volonté ni comme son objet, ni comme la manifestation de cet objet. Mais il a de l'influence sur elle, puisqu'il est aimable et que d'ailleurs il peut manifester les qualités que Dieu dans sa bonté a départies à ses créatures. Il peut ainsi par la persuasion porter un autre ange à l'amour de la créature ou à l'amour de Dieu. — Sous le rapport de la volonté elle-même, cette puissance ne peut être mue absolument que par Dieu. Car l'action de la volonté est l'inclination du sujet qui veut vers l'objet voulu. Or, il n'y a que celui qui a donné à la créature la faculté de vouloir qui puisse changer cette inclination, parce que toute inclination naturelle ne peut être changée que par celui qui peut donner la puissance dont elle résulte. Comme il n'y a que Dieu qui accorde à la créature la faculté de vouloir, puisqu'il est seul l'auteur de la nature intellectuelle, il s'ensuit qu'un ange ne peut agir sur la volonté d'un autre.

(2) Les thomistes s'appuient sur ce passage pour établir la prénotion physique.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit prendre les mots purifier et perfectionner dans le même sens que le mot éclairer. Et comme Dieu éclaire en agissant sur l'intellect et la volonté, il purifie ces deux facultés de leurs défauts et il les perfectionne l'une et l'autre en les menant à leur fin. Or, la lumière que reçoit l'ange se rapportant à l'intellect, comme nous l'avons dit (art. préc), sa purification s'entend du défaut de l'intellect qui est l'ignorance, et sa perfection désigne l'élévation de l'intellect à sa fin qui est la vérité connue. C'est ce qu'exprime saint Denis quand il dit (De hier. cozl. cap. 6) que dans la hiérarchie céleste la purification consiste pour les substances et les essences dans la lumière que Dieu leur envoie à l'égard des choses qu'ils ignorent. C'est ainsi que nous disons que la vue matérielle est purifiée quand les ténèbres se retirent; qu'elle est éclairée quand la lumière la frappe, et qu'elle arrive à sa perfection quand elle connaît les objets eux-mêmes (4).

(1) Ainsi ces trois actions ne sont pas distinctes, elles rentrent au contraire l'une dans l'autre, et elles ne sont séparées que rationnellement. Denis le Chartreux exprime à ce sujet absolument la même pensée que saint Thomas (De coel. hierarcha, cap. 5).

2. Il faut répondre au second, qu'un ange peut, par la persuasion, en porter un autre à l'amour de Dieu, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que Aristote parle de l'appétit sensitif inférieur qui peut être mû par l'appétit intelligenliel qui lui est supérieur, parce qu'ils appartiennent l'un et l'autre à la même âme et parce que l'appétit inférieur est une puissance qui existe dans un organe corporel, ce qui n'a pas lieu dans les anges.


I pars (Drioux 1852) Qu.105 a.5