I pars (Drioux 1852) Qu.108 a.6


ARTICLE VII. — LES ORDRES DES ANGES   EXISTERONT-ILS ENCORE   APRÈS  LE JOUR DU JUGEMENT  (2)?


(2) Cet article n'est qu'une conséquence de e« qui a étó dit précédemment Car Mint Thomas avant fait reposer la distinction des ordres et des hiérarchies célestes sur ia natur" ''es esprits, celte distinction ne peut être défuile queutant que ces esprits seraient anéantis cux-m nies.

Objections: 1.. Il semble que les ordres des anges ne subsisteront plus après le jour du jugement. Car saintPaul dit (I. Cor. xv, 24) que quand le Christ aura soumis son royaume à Dieu son Père, il détruira toute Principauté, toute Puissance, et toute Vertu. Or, c'est à la fin du monde que tout cela aura lieu. Donc pour la même raison tous les autres ordres seront détruits en ce mêment.

2.. Les ordres des anges existent surtout pour purifier, illuminer et perfectionner. Or, après le jour du jugement un ange ne sera pas purifié, éclairé ou perfectionné par un autre, parce qu'ils ne progresseront plus en science. Donc il serait inutile que ces ordres subsistassent encore.

3.. Saint Paul dit (Hebr, i, 14) que tous les anges sont les serviteurs de Dieu et que leur mission a pour but ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut. D'où il est manifeste que les anges ont pour fonction d'aider les hommes à faire leur salut. Or, au jour du jugement le nombre des élus sera complet ; il n'y aura donc plus alors ni ordres, ni fonctions parmi les anges.


Mais c'est le contraire- Car il est écrit (Jvdic. v, 10) : Les étoiles conserveront leur ordre et leur cours, et d'après la glose ces paroles se rapportent aux anges. Donc les anges resteront toujours dans leurs ordres respectifs.

CONCLUSION. — Après le jour du jugement les ordres des anges subsisteront quant à la distinction des rangs, mais par rapport à l'exécution de leurs fonctions les uns existeront et les autres n'existeront pas.

Il faut répondre que dans les ordres des anges il y a deux choses à considérer, la distinction des rangs et l'exécution des charges. La distinction des rangs repose, comme nous l'avons dit (art. 4), sur l'inégalité de la grâce et de la nature. Cette double inégalité existera toujours dans les anges. Car l'inégalité de nature ne pourrait être détruite qu'autant qu'ils seraient sujets à la corruption. Quant à l'inégalité de la gloire elle existera toujours en eux en raison de la différence de leur mérite antérieur. L'exécution des charges qu'ils ont maintenant à remplir subsistera sous certains rapports et ne subsistera pas sous d'autres. Ainsi ils n'auront plus à élever les autres créatures vers leur fin puisqu'elles l'auront atteinte, mais leurs fonctions ne subsisteront pas moins telles que ce nouvel état le peut comporter. C'est ainsi que dans l'ordre militaire les fonctions restent, bien qu'elles ne soient pas les mêmes dans le combat que dans le triomphe.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les Principautés et les Puissances seront détruites à la fin du monde par rapport au rôle qu'elles remplissent maintenant en élevant les hommes à leur fin. Car du mêment que la fin est atteinte, on n'a plus besoin d'y tendre. C'est la raison que donne saint Paul quand il dit : Lorsque le Christ aura remis son royaume à Dieu son Père, c'est-à-dire lorsqu'il aura amené tous ceux qui croient en lui à jouir de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que l'action que les anges exercent sur ceux qui sont au-dessous d'eux peut être comparée à l'action qu'exercent les uns sur les autres les objets intelligibles qui sont en nous. Or, il y a en nous beaucoup de choses intelligibles qui sont les unes aux autres ce que l'effet est à la cause. Ainsi nous n'arrivons à une conséquence qu'en passant successivement par plusieurs idées intermédiaires. Or, il est évident que la connaissance d'une conclusion dépend de toutes les propositions intermédiaires qui précèdent, non-seulement quand il s'agit d'acquérir une science qu'on n'a pas, mais même pour conserver celle qu'on a. La preuve en est que si l'on oubliait une de ces propositions intermédiaires, on pourrait croire à la conclusion et l'accepter de confiance, mais on n'en aurait pas la science puisqu'on ignorerait l'ordre des choses qui l'ont produite. Ainsi puisque les anges inférieurs connaissent la raison des oeuvres divines par la lumière qu'ils reçoivent des anges supérieurs, leur connaissance dépend donc de cette lumière non-seulement pour acquérir ce qu'ils ne savent pas, mais encore pour conserver ce qu'ils savent. Pav conséquent, quoique les anges inférieurs n'aient pas à progresser après le jugement dans les connaissances qu'ils possèdent, cependant ce n'est pas une raison pour qu'ils n'aient pas besoin d'être éclairés par les anges supérieurs.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique après le jour du jugement les hommes n'aienL plus besoin du ministère des anges pour faire leur salut, néanmoinur faire leur salut, néanmoins ceux qui seront arrivés à l'autre vie, tireront encore une certaine gloire de ce que les anges feront ou auront fait à leur égard.


ARTICLE VIII. \B— les hommes seront-ils placés dans les ordres des anges (1) ?


(1) Cet article est l'explication de ces paroles de l'Ecriture: Sancti erunt sicut angeli Dei in ccelo (Matth, xxii) • filii resurrectionis erunt aequales angelis in caelis (Luc. xx).

Objections: 1.. Il semble que les hommes ne soient pas placés dans les ordres des anges. Car la hiérarchie humaine est placée au-dessous de la dernière des hiérarchies célestes, comme celle-ci se trouve sous la seconde hiérarchie céleste, et cette dernière sous la première. Or, la dernière hiérarchie des anges ne peut jamais être confondue avec la seconde, ou avec la première. Donc les hommes ne peuvent pas non plus faire partie des ordres angéliques.

2.. Les ordres des anges ont des charges particulières, comme de garder les hommes, de faire des miracles, de repousser les démons, etc. Ces charges ne paraissent pas convenir aux âmes des saints. Donc les saints ne peuvent être placés parmi les ordres des anges.

3.. Comme les txfns anges poussent au bien, ainsi les mauvais poussent au mal. Or, c'est une erreur de dire que les âmes des hommes méchants se changent en démons. Car saint Jean Chrysostome repousse cette opinion (Hom. xxix sup. Matth.). Donc les âmes des saints ne peuvent pas être unies aux ordres des anges.


Mais c'est le contraire. Car le Seigneur dit en parlant des saints (Matth, xxii, 30) : Qu'ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel.

CONCLUSION. — Quoiqu'il doive toujours y avoir une différence de nature entre les hommes et les anges, cependant par l'effet de la grâce les hommes peuvent mériter une gloire si grande qu'ils soient mis au rang des anges de chaque ordre, c'est-à-dire qu'ils puissent être placés dans tous les ordres angéliques quels qu'ils soient.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. et art. 4), les ordres des anges se distinguent d'après la condition de leur nature et d'après les dons de la grâce. Si on ne considère leurs ordres que sous le rapport de la nature, les hommes ne peuvent jamais être élevés jusqu'à eux, parce qu'il y aura toujours entre l'unetl'autrelameme différence naturelle. C'est sur cette considération que se sont appuyés ceux qui ont supposé que les hommes ne peuvent jamais être égaux aux anges, ce qui est une erreur. Car ce sentiment est contraire aux promesses du Christ qui dit (Luc. xx, 30) : Que les hommes après la résurrection sero?it égaux aux anges qui sont dans les deux. En effet, ce que nous tenons de la nature est en quelque sorte ce qu'il y a de matériel sous le rapport de l'ordre. Le complément de notre être vient de la grâce qui dépend de la libéralité de Dieu etnon des lois naturelles. C'est pourquoi par l'effet de ce don gratuit les hommes peuvent mériter une si grande gloire qu'ils soient les égaux de tous les anges qui appartiennent aux différentes hiérarchies, et ils peuvent être ainsi élevés aux divers rangs qu'occupent les esprits célestes. Cependant il y a des théologiens qui disent que tous les élus ne sont pas élevés aux ordres des anges, que ce privilège n'appartient qu'aux vierges et aux parfaits, et que les autres formeront un ordre à part parallèle à celui des anges (1). Mais ce sentiment est contraire à celui de saint Augustin qui dit (De civ. Dei, lib. xii, cap. i) que les hommes et les anges ne formeront pas deux sociétés, mais une seule, parce que leur félicité commune est de ne s'attacher qu'à Dieu.

(1) Ces théologiens ont erré en supposant qneles hommes les plus parfaits etfceux qui le sont moins formaient deux sociétés séparées. Ils n'ont pas remarqué, dit le cardinal Cajétan, que l'ordre de la grâce est plus étendu que celui de la nature, et que parmi les hommes il y en a qui s'élèvent au-dessus des anges, comme la Vierge Marie, d'autres à leur niveau, comme les apôtres et les hommes parfaits, d'autres qui sont au-dessous, comme les enfants morts sans baptême, mais que tous ne forment néanmoins qu'une seule et mCrne société.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les anges reçoivent la grâce proportionnellement aux dons naturels qu'ils ont reçus, mais qu'il n'en est pas de même des hommes, comme nous l'avons dit (art. 4). C'est pourquoi comme les anges inférieurs ne peuvent s'élever par leur nature à un ordre supérieur, ils ne le peuvent pas non plus par l'effet de la grâce. Mais les hommes peuvent s'élever selon la gçàee à l'ordre le plus eminent, quoiqu'ils ne le puissent pas selon la nature.

2. Il faut répondre au second, que les anges tiennent naturellement le milieu entre Dieu et nous. C'est pourquoi, selon la loi commune, ils administrent non-seulement les choses humaines, mais encore tous les êtres matériels. Or, les saints après cette vie seront toujours de la même nature que nous. C*est ce qui fait que d'après la loi commune ils n'administrent pas les choses humaines et ne se mêlent pas des affaires des vivants, comme le dit saint Augustin (De cura pro mort, agenda, cap. 46). Cependant par une dispense spéciale les saints sont quelquefois chargés d'agir en faveur des vivants ou des morts, soit en faisant des miracles, soit en combattant les démons, soit en faisant d'autres choses semblables, comme le dit encore le même docteur (ibid.).

3. Il faut répondre au troisième, que ce n'est pas une erreur de dire que les hommes reçoivent le châtiment des démons, mais il y en a qui ont supposé (4 ) à tort que les démons ne sont rien autre chose que les âmes des morts. Et c'est ce sentiment que saint Augustin condamne.

(1) Tertullien est l'auteur de ce sentiment. Il a avancé que l'àme des scélérats se changeait en démon.


QUESTION CIX. : DE L'ORDRE DES MAUVAIS ANGES.


Nous avons ensuite à nous occuper de l'ordre des mauvais anges. — A cet égard quatre questions se présentent : t° Y a-t-il des ordres dans les démons? — T Y a-t-il entre eux un chef et des subordonnés? — 3° L'un éclaire-t-il l'autre? — 4° Les mauvais anges sont-ils soumis à la puissance des bons ?

Article I. — y a-t-il des ordres parmi les démons (2)?


(2) Saint Paul désigne les anges, les Principautés et les Vertus parmi les démons : Certus sum quod neque mors, neque vita, neque angeli, neque Principatus, neque Virtutes, cíe. (Rom. viii, 58). Et ailleurs, il parle des princes nu des archanges et des Puissances : Est nobis colluctatio adversus Principes et Potestates, adversus mundi rectores tenebrarum harum (Ephes. vi, 12). Le prophète Ezechiel parle des chérubins : Perdidi te, o cherub, de medio lapidum ignitorum (Ezech. xxviii .

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas d'ordres parmi les démons. Car l'ordre appartient à la nature du bien comme le mode et l'espèce, suivant ce que dit saint Augustin (Denat. bon. cap. 3 et A). Au contraire le désordre appartient à la nature du mal. Or, dans les bons anges il n'y a rien de désordonné. Donc il n'y a rien non plus dans les mauvais qui le soit.

2.. Les ordres angéliques sont compris sous une hiérarchie quelconque. Or, les démons ne forment pas une hiérarchie, puisqu'on appelle ainsi une principauté sacrée et que les démons sont prives de toute sainteté. Donc il n'y a pas d'ordres parmi les démons.

3.. Les démons sont tombés de chacun des ordres angéliques, comme on le dit en général. Si donc il y a des démons qui appartiennent à un ordre parce qu'ils en sont déchus, il semble qu'on devrait leur attribuer les noms de chaque ordre d'où ils sont tombés. Or, on ne trouve jamais qu'ils soient appelés séraphins, Trônes ou Dominations. Donc, pour la même raison, il n'y^en a pas qui appartiennent aux autres ordres.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (Eph. vi, 42) : Nous avons à combattre contre les princes, les puissances et les guides de ce monde qui s'agitent dans les ténèbres.

CONCLUSION. — Les démons n'existent pas et n'ont point existé dans les ordres que les anges occupent dans la gloire, mais ils ont existé avec eux dans l'état de grâce où l'on pouvait mériter, et ils continuent à occuper le rang qui leur était assigné par la nature.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 et 8), l'ordre des anges repose sur les perfections de la nature et sur les dons de la grâce. Or, dans l'ordre de la grâce il y a deux états, l'un imparfait qui est celui de la créature qui mérite, et l'autre parfait qui est celui de la créature qui est arrivée à la consommation de la gloire. Ainsi donc, si l'on considère les ordres des anges par rapport à la perfection de la gloire, les démons n'en font pas et n'en ont jamais fait partie. Mais si on les considère par rapport à la grâce imparfaite, les démons ont pendant un temps appartenu à leurs ordres, mais ils en sont déchus. Car, comme nous l'avons dit (quest. lxii, art. 3), tous les anges ont été créés en cet état. Mais si on les considère par rapport à la nature, les démons font toujours partie des ordres selon lesquels on divise les esprits célestes, parce que, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), ils n'ont pas perdu leurs dons naturels.


Il faut répondre au premier argument, que le bien peut exister sans le mal, mais que le mal ne peut exister sans le bien, comme nous l'avons prouvé (quest. xlix, art. 3). C'est pourquoi les ordres des démons ont été établis d'après la bonne nature qu'ils ont reçue primitivement.

Il faut répondre au second, que l'ordre des démons, si on le considère de la part de Dieu qui règle et ordonne tout, est sacré ; car il se sert des démons pour lui-même. Mais de la part de la volonté des démons il n'est pas sacré, parce qu'ils abusent de leur nature pour le mal.

Il faut répondre au troisième, que le nom des séraphins indique l'ardeur de la charité; celui des Trônes, leur union avec Dieu, et celui des Dominations, un certain affranchissement : toutes choses qui sont d'ailleurs opposées au péché. C'est pourquoi on ne donne pas ces noms aux anges prévaricateurs (1).                             ,

(1) Par cette réponse saint Thomas explique pourquoi il est question des six ordres que nous avons énumérés sans qu'il soit parlé dans l'Ecriture de ces trois derniers.


ARTICLE II. — \Bt a-t-il parmi les démons une prééminence\b (2)?


(2) L'Ecriture le suppose. Car nous lisons : In principio daemoniorum ejicit doemones (Matth. IX) : Hic non ejicit doemones nisi in Beelzebul, principe daemoniorum (Marc, m, Luc. x) : Qui paratus est diabolo et angelis ejus (Matth, xxv) : Draco pugnabat et angeli ejus (Apoc. xii).

Objections: 1.. Il semble que parmi les démons il n'y ait pas de prééminence. Car toute prééminence suppose une certainejustice, et tous les démons sont absolument déchus de la justice. Donc il n'y a pas en eux de prééminence.

2.. Où il n'y a ni obéissance, ni soumission, il n'y a pas de prééminence. Or, ces vertus ne peuvent exister sans la concorde, et la concorde n'existe aucunement parmi les démons, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. xiii, 40) : Parmi les superbes il y a toujours des querelles. Donc parmi les démons il n'y a pas de prééminence.

3.. S'il y a parmi les démons une prééminence, elle se rapporte à leur nature, ou à leur faute, ou à leur châtiment. Or, elle n'est pas l'effet de leur nature, parce que la soumission et la servitude sont une conséquence non de la nature, mais du péché. Elle ne se rapporte pas non plus à leur faute ou à leur châtiment, parce que les démons supérieurs qui ont le plus péché seraient dans ce cas soumis aux démons inférieurs. Il n'y a donc pas de prééminence parmi les démons.


Mais c'est le contraire. Car la glose dit à l'occasion de ces paroles de saint Paul (I. Cor. xv) : Cum evacuaverit, etc., Que tant que le monde durera les anges commanderont aux anges, les hommes aux hommes, et les démons aux démons.

CONCLUSION. — Puisque les démons ne sont pas égaux par nature il est nécessaire que les actions des inférieurs soient soumises à celles des supérieurs, et qu'il y ait ainsi en eux une prééminence et une subordination naturelles.

Il faut répondre que l'action étant une conséquence de la nature de l'agent, par là même que les natures des êtres sont subordonnées l'une à l'autre, il faut que leurs actions le soient aussi, comme on le voit dans les choses matérielles. Car, comme les corps inférieurs sont naturellement au-dessous des corps célestes, leurs actions et leurs mouvements sont soumis aux actions et aux mouvements de ces derniers. Or, il est évident d'après ce que nous avons dit (art. préc.) que puisqu'il y a des démons qui sont naturellement placés au-dessous des autres, il s'ensuit que leurs actions sont soumises aux actions de ceux qui sont au-dessus d'eux. Et c'est précisément là ce qui constitue entre eux une prééminence ; car il y a prééminence partout où il y a un sujet qui obéit à un être plus élevé que lui. Ainsi la disposition naturelle des démons exige qu'il y ait entre eux prééminence et subordination. Cet ordre est d'ailleurs conforme à la divine sagesse qui ne laisse rien dans l'univers sans le comprendre dans une hiérarchie quelconque, et qui, selon l'expression de la Sagesse (Sap. viii, i), régit toutes choses d'une extrémité à l'autre avec force, et qui dispose tout avec douceur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ordre auquel les démons sont soumis repose non sur leur justice, mais sur la justice de Dieu qui règle tout.

2. Il faut répondre au second, que l'accord des démons qui porte les uns à obéir aux autres ne résulte pas de l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres, mais de leur commune malice qui leur fait haïr les hommes et combattre la justice de Dieu. Le propre des impies est de s'unir à eux et d'engager les plus puissants à les aider dans l'exécution de leurs mauvais desseins.

3. Il faut répondre au troisième, que les démons ne sont pas égaux par nature, et c'est ce qui fait qu'il y a naturellement prééminence parmi eux, ce qui n'a pas lieu pour les hommes qui sont égaux par nature. Mais si les inférieurs obéissent aux supérieurs, ce n'est pas un avantage pour ces derniers, c'est plutôt un malheur. Car si l'on est malheureux quand on fait le mal, on l'est encore davantage quand on commande aux méchants et qu'on les pousse à le faire.

ARTICLE III. — LES DÉMONS S'ÉCLAIRENT-ILS RÉCIPROQUEMENT (1)?


(1) L'Ecriture appelle les démons des ténèbres, dans'une foule d'endroits : Redores tenebrarum (Ephes. "vi, 12) : Quae societas luci ad tenebras? Quae autem conventio Christi ad Belial (II. Cor. vi, 14 et 15) : Eleemosyna non patietur animam in tenebras (Iob. iv). Iob appelle l'enfer [terram miserim et tenebrarum (Job, X).

Objections: 1.. 11 semble que les démons s'éclairent. Car l'illumination consiste dans la manifestation de la vérité. Or, un démon peut manifester à un autre une vérité, parce que les esprits supérieurs ont naturellement plus de connaissances que les autres. Donc les démons supérieurs peuvent éclairer les inférieurs.

2.. Le corps qui est surabondamment éclairé peut communiquer de sa lumière à celui qui en manque absolument, comme le soleil éclaire la lune. Or, les démons supérieurs ont reçu surabondamment des lumières naturelles. Donc ils peuvent éclairer les démons inférieurs.


Mais c'est le contraire. En effet on n'illumine, comme nous l'avons dit (quest. cvi, art. 1), qu'autant qu'on purifie et qu'on perfectionne. Or, les démons ne peuvent purifier; car il est écrit (Eccl. xxxiv, 4) : Comment celui qui est immonde pourrait-il purifier? Ils ne peuvent donc pas non plus éclairer.

CONCLUSION. — Quoique par la manifestation de la vérité les démons semblent se communiquer mutuellement des lumières, cependant ils n'éclairent pas à proprement parler, puisqu'ils s'efforcent de tout éloigner de Dieu.

Il faut répondre que les démons ne peuvent pas éclairer, dans le sens propre de ce mot. Car nous avons dit (quest. cvi, art. 4) que l'illumination est, à proprement parler, la manifestation de la vérité selon qu'elle se rapporte à Dieu qui éclaire tout entendement créé. Mais il y a une autre manifestation de la vérité qui est l'effet du langage, comme quand un ange manifeste à un autre ses propres pensées. Or, la perversité des démons est telle que l'un n'a pas l'intention de porter l'autre vers Dieu, mais plutôt de l'en éloigner. C'est ce qui fait que l'un n'éclaire pas l'autre, quoique l'un puisse manifester à l'autre ses pensées par le langage.


Solutions: 1. Il faut donc répondre au premier argument, que toute manifestation de la vérité n'éclaire pas ; il n'y a que celle dont nous avons parlé (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que pour ce qui a rapport à la connaissance naturelle, la manifestation de la vérité n'est nécessaire ni dans les anges, ni dans les démons, parce que, comme nous l'avons dit (quest. lv, art. 2, et quest. lviii, art. 4), dès le premier instant de leur existence ils ont connu immédiatement tout ce qu'ils pouvaient naturellement connaître. C'est pourquoi la surabondance de lumière naturelle qui existe dans les démons supérieurs ne peut être une raison pour qu'ils illuminent les autres.

ARTICLE IV. —les bons anges peuvent-ils commander aux mauvais (1)?


(1) L'Ecriture parle de cette toute-puissance très-souvent : An nescitis quoniam angelos iudicabimus (l. Cor. x) : Ecce dedi vobis potestatem calcandi super cernentes et scorpiones et omnem virtutem inimici, et nihil vobis nocebit, verumtamen in hoc nolite gaudere quid spiritus subiiciuntur vobis (Luc. x) : Domine, etiam daemonia subjicientur in nomine tuo. D'ailleurs on peut juger du pouvoir des bons anges sur les démons, d'après celui qu'exercent les saints.

Objections: 1.. Il semble que les bons anges n'aient pas de prééminence sur les mauvais. Car la prééminence des anges consiste surtout dans les lumières qu'ils communiquent aux autres. Or, les mauvais anges étant ténèbres, ils ne sont pas éclairés par les bons. Donc les bons anges n'ont pas autorité sur les mauvais.

2.. On attribue à la négligence du chef les choses qui sont mal faites par ses subordonnés. Or, les démons font beaucoup de mauvaises choses. Donc s'ils sont soumis aux ordres des bons anges, il semble que ceux-ci soient responsables de leurs mauvaises actions ; ce qui répugne.

3.. La prééminence des anges suit, comme nous l'avons dit (art. 4), l'ordre de la nature. Or, s'il y a des démons qui sont tombés de chacun des ordres angéliques, comme on le dit communément, il s'ensuit qu'il y a beaucoup de démons qui sont supérieurs dans l'ordre de la nature à une foule de bons anges. Donc les bons anges n'ont pas de prééminence sur les mauvais.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. m, cap. 4) que l'esprit de vie qui a failli et péché est régi par l'esprit de vie qui est resté fidèle et juste. Et saint Grégoire ajoute (Hom. xxxiv in ) que les Puissances sont des anges à l'autorité desquels les Vertus ennemies sont soumises.

CONCLUSION. — La prééminence appartient primitivement à Dieu ; les créatures y participent et cela en raison de leurs perfections ; c'est ce qui fait que les bons anges ont la prééminence sur les mauvais.

Il faut répondre que toute espèce de domination ou de prééminence a son origine en Pieu et qu'elle en découle primitivement. Les créatures y participent selon qu'elles sontplus rapprochées de Dieu. Car les créatures qui ont de l'influence sur les autres sont les plus parfaites, et ce sont celles qui sont le plus près de Dieu. Or, la plus grande de toutes les perfections, celle qui rapproche de Dieu davantage est la perfection des créatures qui jouissent de Dieu comme les saints anges. Les démons étant privés de cette perfection, il s'ensuit que les bons anges ont sur eux la prééminence et qu'ils les régissent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les saints anges révèlent aux démons beaucoup de choses sur les mystères divins, lorsque la justice de Dieu exige que les démons travaillent pour punir les méchants ou pour éprouver les bons. C'est ainsi que parmi nous les assesseurs du juge manifestent aux bourreaux sa sentence. Ces révélations considérées par rapport aux anges sont des illuminations parce que les anges en font hommage à Dieu. Mais de la part des démons elles ne méritent pas ce nom, parce qu'au lieu de les rapporter à Dieu ils ne s'en servent que pour satisfaire leur propre malice.

2. Il faut répondre au second, que les saints anges sont les ministres de la sagesse divine. Par conséquent, comme cette sagesse laisse les mauvais anges et les hommes faire le mal à cause du bien qu'elle en retire, de même les bons anges n'empêchent pas absolument les mauvais de faire des choses nuisibles.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange qui est le dernier dans l'ordre de la nature commande aux démons qui sont dans le même ordre supérieurs à lui, parce que la vertu de la justice divine à laquelle les bons anges sont attaches l'emporte sur la vertu naturelle de tous les esprits créés. C'est ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul (I. Cor. xi, 15), que l'homme spirituel juge toutes choses. Et Aristote avait dit dans le même sens (Eth. lib. iii, cap. 4, et lib. x, cap. 5) que l'être vertueux est la règle et la mesure de tous les actes humains.

QUESTION CX. : DE LA PRÉÉMINENCE DES ANGES SUR LES CRÉATURES CORPORELLES.


Après avoir considéré les anges dans les rapports qu'ils ont entre eux, nous avons maintenant à examiner la prééminence qu'ils exercent sur les créatures corporelles. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" La créature corporelle est-elle régie par les anges?— 2" La créature corporelle leur obéit-elle à volonté? —3° Les anges peuvent-ils par leur vertu mouvoir un corps d'un lieu à un autre ? — 4° Les anges bons ou mauvais peuvent-ils faire des miracles?

ARTICLE I. — les créatures matérielles sont-elles régies ou administrées par les anges (1)?


(1) Tous les Pères sont unanimes à enseigner que Dieu gouverne le monde, même matériel, par le ministère des anges. Saint Justin, Athénagore, Théodore!, Clément d'Alexandrie, saint Grégoire de Nazianze, Origèue, Eusèbe de Césarée , saint Jérôme, saint Augustin , saint Hilaire, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome et saint Cyrille tiennent, à cet égard, le même langage. On ne serait donc pas en sûreté en soutenant l'opinion contraire.

Objections: 1.. Il semble que la créature corporelle ne soit pas administrée par les anges. Car les choses qui ont une manière déterminée d'opérer n'ont pas besoin d'être gouvernées par quelqu'un. Ainsi nous avons besoin d'être gouvernés afin que nous n'agissions pas autrement qu'il ne le faut, mais il n'en est pas de même des corps dont les actions sont déterminées par la nature qu'ils ont reçue de Dieu. Ils n'ont donc pas besoin d'être gouvernés par les anges.

2.. Les êtres inférieurs sont gouvernés par ceux qui sont au-dessus d'eux. Or, parmi les corps il y en a qui sont inférieurs et d'autres qui sont supérieurs, et ces derniers régissent les autres. Il n'est donc pas nécessaire qu'ils soient gouvernés par les anges.

3.. Les divers ordres des anges sont distingués d'après leurs divers devoirs. Or, si les créatures corporelles sont administrées par les anges, ils auront autant de charges à remplir qu'il y a d'espèces de choses, et par conséquent il y aura autant d'ordres d'anges, ce qui est opposé à ce que nous avons dit (quest. cvni, art. 2 et 6J. Les créatures corporelles ne sont donc pas administrées par les anges.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ni, cap. 4) que tous les corps sont régis par l'esprit de vie. Et saint Grégoire ajoute (Dial. iv, cap. 5) que dans ce monde visible il n'y a rien qui ne soit régi et disposé par la créature invisible.

CONCLUSION. — La vertu des corps étant particulière et celle des anges universelle, les corps sont régis par les anges.

Il faut répondre que dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel on trouve généralement que la puissance particulière est gouvernée et régie par la puissance universelle. Ainsi le bailli est gouverné par le roi. A l'égard des anges nous avons dit aussi (quest. lv, art. 3, et quest. cvm, art. 1) que les anges supérieurs qui régissent les anges inférieurs ont une science plus universelle que la leur. Or, il est évident que la vertu d'un corps quel qu'il soit est plus particulière que la vertu d'une substance spirituelle. Car toute forme corporelle est une forme individualisée par la matière et déterminée par rapport au temps et à l'espace, tandis que les formes immatérielles sont absolues et intelligibles. C'est pourquoi comme les anges inférieurs qui ont des formes moins universelles sont régis par les anges supérieurs, de même tous les êtres matériels sont régis par les anges. Et ce sentiment est soutenu non-seulement par tous les docteurs de 1 Eglise, mais encore par tous les philosophes qui ont admis l'existence des êtres spirituels.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les êtres corporels ont leurs actions déterminées, mais ils n'exercent ces actions qu'autant qu'ils sont mus ; car le propre des corps est de n'agir que par le moyen du mouvement. C'est pourquoi il faut que la créature corporelle soit mue par la créature spirituelle.

2. Il faut répondre au second, que cet argument appuie l'opinion d'Aristote qui suppose (Met. lib. m, text. 44) que les corps célestes sont mus par des substances spirituelles, dont il s'efforce même d'indiquer le nombre d'après la nature des mouvements apparents qui ont lieu dans le ciel. Mais il n'admet pas de substances spirituelles qui exercent une action immédiate sur les corps inférieurs, ou plutôt il ne fait d'exception que pour l'âme humaine. Ce qui l'a conduit à cette opinion, c'est qu'il n'a pas reconnu dans les corps inférieurs d'autres opérations que les opérations naturelles qu'il s'expliquait par le seul mouvement des corps célestes (I). Mais comme nous savons que dans les corps inférieurs il se fait beaucoup de choses qui sont en dehors des lois de leur nature et qu'on ne peut attribuer à l'influence des corps célestes, nous sommes donc forcés de reconnaître que les anges ont une puissance immédiate non-seulement sur les corps célestes, mais encore sur les corps inférieurs.

(1) On voit que saint Thomas n'était pas tellement l'esclave d'Aristote qu'il ne sut être d'un sentiment opposé, toutes les fois que ce philosophe s'éloigne de la tradition catholique.

3. Il faut répondre au troisième, que les philosophes ont été très-divisés de sentiment à l'égard des substances immatérielles. Ainsi Platon a supposé que les substances immatérielles sont lesraisons et les espèces descorps sensibles, et qu'il y en avait qui étaient plus universelles que d'autres. D'après ce principe il a établi que les substances immatérielles avaient une autorité immédiate sur tous les corps sensibles et qu'à chaque espèce de créatures corporelles il y avait une substance spirituelle correspondante. Aristote a prétendu au contraire (Mei.lib.xn,!text.43)que les substances immatérielles ne sont pas les espèces des corps sensibles, mais quelque chose de plus élevé et de plus universel. C'est pourquoi il ne leur attribue pas une action immédiate sur chaque corps, mais seulement sur les agents universels qui sont les corps célestes. Avicenne a pris un sentiment intermédiaire. Il a admis avec Platon une substance spirituelle qui agit immédiatement sur tous les êtres actifs et passifs, de telle sorte que les formes des choses sensibles dérivent des substances spirituelles, comme le voulait Platon. Mais il diffère de ce philosophe en ce qu'il n'admet qu'une seule substance immatérielle qui régit tous les corps inférieurs et qu'il appelle Y intelligence agissante. Les saints Pères ont admis avec Platon qu'il y avait divers esprits préposés au gouvernement des choses matérielles. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 79) que chaque être visible en ce monde a un ange qui le régit. Saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. u, cap. 4) dit que le diable était du nombre de ces Vertus angéliques qui présidaient au gouvernement des choses terrestres. Origène, à l'occasion de ces paroles du livre des Nombres : Cum vidisset asina angelum (Num. xxii), dit que le monde a besoin d'anges qui régissent les animaux, les plantes, les arbres et tout ce qui est susceptible d'accroissement (1). Mais il ne faut pas supposer pour cela qu'un ange soit destiné par sa nature à régir les animaux plutôt que les plantes, parce qu'un ange, quel qu'il soit, a toujours une vertu plus haute et plus universelle que les créatures corporelles. C'est la divine sagesse qui a préposé elle-même aux diverses substances matérielles divers esprits pour les régir. Il ne résulte cependant pas de là qu'il y ait dans les anges plus de neuf ordres, parce que, comme nous l'avons dit (quest. cvih, art. 6), les ordres se distinguent d'après leurs fonctions générales. Ainsi, comme, d'après saint Grégoire (Hom. xxxiv m ), tous les anges qui ont autorité sur les démons appartiennent à l'ordre des Puissances, de même tous ceuxqui ont action sur les choses purement matérielles semblent appartenir à l'ordre des Vertus; car c'est par leur ministère que s'opèrent quelquefois des miracles.

(1) Toutes les nations anciennes ont d'ailleurs admis qu'il y avait de bons et de mauvais esprits qui présidaient à l'ordre de la nature, aux astres, aux éléments, à la génération des animaux (Voyez lib. il, cap. 44).



I pars (Drioux 1852) Qu.108 a.6