I pars (Drioux 1852) Qu.111 a.4

ARTICLE IV. — \Bles anges peuvent-ils agir sur les sens de l'homme\b (2)?


(2) De cet article résulte la possibilité des cbanlements et des ma'élices que reconnai concile d'Ancvre (can. 24), et qui ont été conui nés par le concile de Rome, sous Orego.rc (can. 15).

Objections: 1.. Il semble que l'ange ne puisse pas modifier les sens de l'homme. Car les opérations des sens sont des opérations vitales. Or, aucune opération de cette nature n'a pour cause un principe extrinsèque. Donc l'opération sensitive ne peut être produite par un ange.

2.. La vertu sensitive est plus noble que la vertu nutritive. Or, l'ange ne peut pas plus, à ce qu'il semble, changer la vertu nutritive que les autres formes naturelles. Donc il ne peut pas non plus changer la vertu sensitive.

3.. Les sens sont naturellement mus par les choses sensibles. Or, l'ange ne peut changer l'ordre de la nature, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. i). Donc il ne peut avoir action sur les sens; c'est toujours aux choses sensibles à les modifier.


Mais c'est le contraire. Caries anges qui ont renversé Sodome ont frappé de cécité les Sodomites, au point qu'ils ne pouvaient plus trouver l'entrée de leur maison (Gen. xix, 11). Et au livre des Rois (IV. Iieg. vi) on lit la même chose à l'égard des Syriens qu'Elisée conduisit à Samarie.

CONCLUSION. — L'ange peut agir sur les sens de l'homme soit en leur présentant un objet sensible extérieur, soit en excitant intérieurement les humeurs du corps à produire différentes apparitions sensibles.

Il faut répondre que les sens peuvent être modifiés de deux manières : extérieurement par les choses sensibles et intérieurement. Car nous voyons que du mêment que les esprits organiques et les humeurs sont troublés les sens ne sont plus les mêmes. Ainsi, la langue d'un malade trouve tout amer quand elle est chargée de bile, et il en est de même de tous les autres sens. Or, l'ange peut de ces deux manières, par sa puissance naturelle, modifier les sens de l'homme. En effet, il peut lui offrir extérieurement un objet sensible qu'il prend dans la nature ou qu'il forme lui-même à l'instant. C'est ce qu'il fait, par exemple, quand il prend un corps, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 2). Il peut également mettre intérieurement en mouvement les esprits organiques et les humeurs, comme nous l'avons dit (art. préc.) et par leur moyen modifier les sens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le principe de l'opération sensitive ne peut exister sans un principe intérieur qui est la faculté sensitive elle-même. Mais ce principe intérieur peut être mû extérieurement de beaucoup de manières, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que par la commotion intérieure des esprits organiques et des humeurs l'ange peut avoir action sur la puissance nutritive ainsi que sur la puissance appétitive, sur la puissance sensitive et en général sur toute puissance qui s'e sert d'un organe corporel.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange ne peut déroger aux lois générales de la création, mais il peut déroger aux lois particulières d'une créature spéciale, parce qu'il n'est pas soumis à ces lois. C'est ce qui fait qu'en dehors des lois ordinaires il peut agir d'une manière qui lui est propre sur les sens de l'homme.

QUESTION CXII. : DE LA MISSION DES ANGES.


Nous avons maintenant à nous occuper de la mission des anges. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il des anges qui soient envoyés pour remplir un ministère extérieur? — 2° Tous les anges sont-ils envoyés? — 3° Ceux qui sont envoyés sont-ils ceux qui assistent à la gloire de Dieu? — 4° A quels ordres appartiennent ceux qui sont envoyés?   .................                                   

ARTICLE I. \B— les anges sont-ils envoyés pour remplir un ministère extérieur (1)?


(1) L'Ecriture parle formellement de la mission des anges, dans une foule de circonstances : Mittam -praecursorem tui angelum [Ex.xwm): Misit Dominus angelum suum... (II. Parat. xxxii) : Et nunc misit me Dominus (Iob. xii): Mittam an gelummeum (Malach, iii) : Cum fletu et lacrymis rogabant Dominum et omnis turba simul, ut bonum angelum mitteret ad salutem Israel. On ne pourrait attaquer ce point de doctrine sans être hérétique.

Objections: 1.. Il semble que les anges ne soient pas envoyés pour un ministère extérieur. Car toute mission a pour but un lieu déterminé. Or, les actions intellectuelles ne se rapportent à aucun lieu, parce que l'intellect est absolument en dehors de toutes les idées de temps et d'espace. Donc puisque les actions des anges sont des actions intellectuelles, il semble que les anges ne soient pas envoyés pour faire une action quelconque.

2.. Le ciel empyrée est le seul lieu qui soit en rapport avec la dignité des anges.Si on nous les envoie pour remplir un ministère quelconque, il semble qu'on déroge par là même à leur dignité, ce qui répugne.

3.. Les occupations extérieures empêchent de contempler la sagesse. C'est pourquoi il est dit dans l'Ecriture (Eccl. xxxviii, 25) que celui qui se livre le moins à la vie active recevra la sagesse. Si donc il y a des anges qui soient envoyés pour remplir des fonctions extérieures, il semble que par là même ils soient distraits de la contemplation de Dieu, et comme tout leur bonheur consiste dans cette contemplation, leur mission aurait pour effet de diminuer leur béatitude, ce qui répugne.

4.. C'est à l'inférieur à servir, d'après ces paroles de saint Luc (Luc, xxii, 27) : Quel est le plus grand de celui qui est à table ou de celui qui sert ? n'est-ce pas celui qui est à table? Or, les anges sont plus grands que nous dans l'ordre de la nature. Donc ils ne sont pas envoyés pour nous servir.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Ex. xxiii, 20) : Voici, je vais envoyer mon ange qui vous précédera.

CONCLUSION. — Puisque les anges agissent d'après l'ordre de Dieu sur la créature corporelle, on dit avec raison qu'ils sont envoyés pour servir.

Il faut répondre que, d'après ce que nous avons dit (quest. cvm, art. G), il est évident que Dieu envoie les anges pour remplir un ministère extérieur. En effet, comme nous le disions en parlant de la mission des personnes di-vines (quest. xliii, art. I), on appelle envoyé celui qui procède d'un autre de quelque façon, et qui commence à être où 51 n'était pas auparavant, ou bien à y être d'une autre manière. Car on dit du Fils ou de l'Esprit-Saint qu'il est envoyé, parce qu'il procède originellement du Père, et que là où il était par sa divinité il commence à être d'une autre manière, c'est-à-dire qu'il est par la grâce ou la nature qu'il a prise là où il était par sa présence. Car le propre de Dieu est d'être partout, parce que, comme il est l'agent universel, sa puissance atteint tous les êtres, et elle existe par conséquent en toutes choses, comme nous l'avons dit (quest. viii, art. 4). Mais l'ange étant un agent particulier, sa puissance n'embrasse pas tout l'univers, mais elle atteint une chose sans en atteindre une autre, et c'est pour cela qu'elle est ici sans être ailleurs. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. ex, art. 4), que les anges administrent les créatures matérielles. Par conséquent, quand un ange doit agir de quelque manière sur une créature corporelle, il exerce alors sur elle une action qu'il n'exerçait pas auparavant, et il commence ainsi à être où il n'était pas, et cela d'après les ordres de Dieu. D'où il suit, d'après ce que nous avons dit préalablement, que l'ange est envoyé de Dieu. Mais l'action que l'ange envoyé exerce procède de Dieu, comme de son premier principe (car c'est sa volonté et sa puissance qui font mouvoir tous ces esprits célestes), et elle se rapporte à lui comme à sa fin dernière. Et l'ange agit ainsi en qualité de ministre; car tout ministre est comme un instrument intelligent. Tout instrument étant mû par un autre être, et son action se rapportant à une fin ultérieure, il s'ensuit qu'on appelle les actions des anges des ministères, et c'est pour cela qu'on dit qu'ils sont envoyés pour certaines missions extérieures (I).

(1) Tous les anciens, dit Bonnet, ont cru, dès les premiers siècles, que les anges s'entremettaient dans toutes les actions de l'Eglise; ils ont reconnu un ange qui intervenait dans l'oblalion et la portait sur l'autel sublime de .lé us-Christ j un ange qu'on appelait Vanne de l'oraison, qui présentait à Dieu les voeux des tidèles (Préface de l'A-jioealypse, ch. 27).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une opération peut être appelée intellectuelle de deux manières : 1° Parce qu'elle réside dans l'intellect lui-même, comme la contemplation. Cette opération est indépendante de l'espace ou du lieu ; car, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. iv, cap. 20), par rapport aux idées éternelles que nous avons dans notre esprit nous ne sommes pas de ce monde. 2" On dit encore qu'une action est intellectuelle quand elle a pour règle l'entendement et que c'est l'entendement qui la commande. En ce sens il est évident que les opérations intellectuelles se rapportent quelquefois à un lieu déterminé.

2. Il faut répondre au second, que le ciel empyrée convient en effet à la dignité de l'ange ; car il est convenable qu'on désigne pour séjour aux êtres spirituels le premier de tous les corps dans l'ordre de la nature. Mais l'ange n'emprunte rien de sa grandeur au lieu qu'il habite. C'est pourquoi, quand il n'est pas actuellement dans le ciel empyrée, sa dignité n'a point à en souffrir; comme le roi ne perd rien de sa majesté quand il n'est pas actuellement assis sur son trône.

3. Il faut répondre au troisième, que les occupations extérieures empêchent en nous la pureté de la contemplation; parce que ce sont les puissances sensitives que nous mettons en action lorsque nous agissons extérieurement, et plus leur action est vive, moins la puissance intellective a lieu de se déployer. Mais l'ange ne règle ses actions extérieures que par son intelligence. Par conséquent, elles ne sont pas un obstacle en elle à la contemplation. Car quand de deux actions l'une est la règle et la raison de l'autre, elles ne se nuisent pas, mais au contraire elles se prêtent un mutuel secours. Aussi saint Grégoire dit (Met. lib. n, cap. 2) que les anges ne sortent pas au dehors au point de se priver des joies de la contemplation intérieure.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans leurs actions extérieures les anges servent principalement Dieu, et ne nous servent que secondairement, non parce que nous sommes au-dessus d'eux, absolument parlant, mais parce que tout homme aussi bien que tout ange, par là même qu'il est uni à Dieu, ne fait qu'un avec lui et est au-dessus de toute créature. C'est ce qui fait dire à saint Paul (Phil, n, 3) que chacun doit croire par humilité les autres au-dessus de soi.


ARTICLE II. \B— tous les anges peuvent-ils être envoyés extérieurement en mission (2)?


(2) Saint Denis, saint Grégoire le Grand, saint Anselme et un grand nombre de théologiens sont sur ce point du sentiment de saint Thomas, mais il y en a d'autres qui sont du sentiment contraire, et qui croient que tous les anges sont envoyés Ils se fondent tout particulièrement sur ce passige de saint Paul : Nonne omnts sunt administratorii spiritus (Hebr. i).

Objections: 1.. Il semble que tous les anges soient extérieurement envoyés en mission. Car saint Paul dit (Hebr, i, 14) que iows les esprits célestes sont les ministres de Dieu et qu'il les envoie.

2.. Parmi les ordres des anges le plus élevé est celui des séraphins, comme nous l'avons dit. Or, c'est un séraphin qui a été envoyé pour purifier les lèvres du prophète Isaïe (Is. vi). Donc à plus forte raison les anges inférieurs sont-ils envoyés.

3.. Les personnes divines surpassent infiniment tous les ordres des anges. Or, les personnes divines sont envoyées. Donc à plus forte raison tous les anges, même les plus élevés.

4.. Si les anges supérieurs ne sont pas envoyés pour un ministère extérieur c'est uniquementparce que les anges supérieurs exécutent les ordres de Dieu par le moyen des anges qui sont au-dessous d'eux. Or, tous les anges étant inégaux, comme nous l'avons dit (quest. cvui, art. 3, arg. I), ils en ont tous nécessairement un au-dessous d'eux, à l'exception du dernier. Donc il n'y a que le dernier qui pourrait être envoyé, contrairement à cette parole de Daniel (Dan. vu, 10) : // y en avait des milliers qui le servaient.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit, en rapportant le sentiment de saint Denis (Hom. xxxiv inEv.) que les ordres supérieurs ne sont pas envoyés pour un office extérieur.

CONCLUSION. — Selon la loi commune il n'y a que les anges inférieurs qui soient envoyés, mais d'après une dispense divine les supérieurs peuvent l'être aussi.

11 faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. r.x, art. 1), l'ordre établi par la divine Providence veut, non-seulement parmi les anges, mais encore dans tout l'univers, que les êtres inférieurs soient régis par les êtres supérieurs. Mais, à l'égard des choses matérielles, Dieu permet quelquefois qu'on déroge à cet ordre dans l'intérêt d'un ordre plus élevé, par exemple, quand cette dérogation peut servir à la manifestation de la grâce. Ainsi, quand l'aveugle-né a vu la lumière, quand Lazare est sorti de son tombeau, Dieu a été lui-même l'auteur immédiat de ces événements sans que les corps célestes y aient eu aucune part. Mais les bons et les mauvais anges peuvent exercer sur les corps inférieurs une certaine influence en dehors de l'action des corps célestes, par exemple, en conduisant les nuées pour produire de la pluie, ou en faisant d'autres choses semblables. Personne ne peut douter que Dieu ne puisse révéler aux hommes quelque chose immédiatement sans l'intermédiaire des anges, et que les anges supérieurs ne puissent aussi le faire sans avoir recours aux anges inférieurs. En partant de ce principe il y a des auteurs qui ont dit que d'après la loi commune les anges supérieurs ne sont pas envoyés, et qu'il n'y a que les anges inférieurs qui le soient; mais que cependant il arrive quelquefois que Dieu déroge à cette loi et qu'il envoie les anges supérieurs (1). Mais ce sentiment ne nous paraît pas raisonnable, parce que l'ordre des anges ne se considère pas suivant l'ordre de la grâce. L'ordre de la grâce n'a pas d'ailleurs d'ordre supérieur à lui qui oblige à y déroger, comme on déroge à l'ordre de la nature en faveur de l'ordre de la grâce. De plus, on doit observer qu'en faisant des miracles on déroge à l'ordre de la nature pour affermir les hommes dans la foi ; tandis que si l'on dérogeait à l'ordre des anges ce ne pourrait être dans ce but, puisque nous ne pourrions nous en apercevoir. Au reste, dans les offices extérieurs que Dieu confie aux anges qu'il envoie, il n'y a rien qui soit au-dessus de la puis-

(1) Le Père Peteau soutient ce sentiment clans son traité [De angelis, lib. U, cap. 6 sance des ordres inférieurs. De là, saint Grégoire (loc. cit.) fait remarquer que ceux qui annoncent les plus grandes choses reçoivent le nom d'archanges. C'est ainsi que l'archange Gabriel fut envoyé à la sainte Vierge, et, comme le dit le même docteur, le mystère de l'Incarnation est bien la plus grande chose que Dieu ait fait annoncer aux hommes. Il faut donc dire absolument avec saint Denis que les anges supérieurs ne sont jamais envoyés pour un office extérieur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme dans les missions des personnes divines il y a une mission visible qui se considère par rapport à la créature corporelle, et une mission invisible qui se produit par un effet spirituel ; de même dans les missions des anges il y a une mission extérieure qui a pour but le ministère qu'ils ont à remplir à l'égard des êtres corporels, et c'est cette mission que tous ne reçoivent pas, et il y a une mission intérieure dont les effets sont purement spirituels. C'est par cette mission qu'un ange en éclaire un autre. En ce sens on peut dire que tous les anges sont envoyés.— On peut encore répondre que dans cet endroit l'Apôtre a l'intention de prouver que le Christ est au-dessus des anges qui ont donné aux Hébreux leur loi, afin de démontrer par là l'excellence du Nouveau Testament sur l'Ancien. On ne doit donc entendre par les anges qui ont été envoyés pour une mission extérieure que les anges qui ont donné aux Juifs leur loi (1).

(1) Parmi les Pères qui ont pris les paroles de saint Paul dans toute leur généralité, nous citerons saint Athanase (Orat. III cont. Arian.), saint Chrysostomo [Comment, in Paul.), Eusèhe deCésarée (DeEcangel. proepar. lib. vu), saint Grégoire de Nysse (cont. Eunom. lib. x), saint Grégoire de Nazianzc (Orat. óY), saint Cyrille d'Alexandrie (De redi (id. lib. xxxii).

2. Il faut répondre au second, que d'après saint Denis l'ange qui a été envoyé pour purifier les lèvres du Prophète fut un des anges inférieurs. On lui a donné le nom de séraphin équivoquement parce qu'il était venu embraser les lèvres d'Isaïe. — Ou bien il faut répondre que les anges supérieurs communiquent par le moyen des anges inférieurs leurs propres dons, ceux qui leur ont fait donner les noms dont nous les appelons. Ainsi on dit qu'un séraphin a purifié avec un charbon ardent les lèvres du Prophète, non parce qu'il l'a fait lui-même immédiatement, mais parce qu'un ange inférieur l'a fait d'après sa puissance (2). C'est ainsi que l'on dit que le Pape absout, bien qu'il ait chargé un autre de donner l'absolution.

(2) Cette réponse est celle de saint Denis.

3. Il faut répondre au troisième, que les personnes divines ne sont pas envoyées pour un ministère extérieur; quand on parle de leur mission c'est donc équivoquement, comme nous l'avons dit (quest. xliii).

4. Il faut répondre au quatrième, que dans les charges extérieures que Dieu confie, il y a divers degrés. Par conséquent rien n'empêche que des anges inégaux ne soient immédiatement envoyés pour divers ministères, de telle sorte que les anges supérieurs soient chargés des ministères les plus élevés et les anges inférieurs de ceux qui le sont moins.

ARTICLE III. — tous les anges qui sont envoyés de dieu assistent-ils \Cdevant lui (3) ?


(3) D'après saint Thomas, saint Denis et saint Grégoire, les anges assistants ne sont pas envoyés. Cependant il y a un grand nombre de Pères qui ne sont pas de ce sentiment. Ils s'appuient sur ce que l'ange Raphaël, envoyé à Tobie, dit qu'il est un des sept qui assistent devant Dieu (Tob. XII, lb). L'ange qui apparut à Zacharia dit : Ego sum Gabriel qui adsto ante Deum (Lue. 1,19). La distinction que fait saint Thomas à l'égard du mot assistance pourrait peut-être concilier cette diversité de sentiment.

Objections: 1.. Il semble que les anges que Dieu envoie assistent devant lui. Car saint Grégoire dit (Hom. xxxiv in Ev.) : Les anges sont envoyés et ils assistent devant lui, parce que bien que l'esprit de l'ange soit limité, l'esprit souverain qui est Dieu ne l'est pas.

2.. L'ange envoyé à Tobie avait été chargé d'un office extérieur. Cependant il dit lui-même : Je suis l'ange Raphaël, un des sept qui sont debout devant le Seigneur (Tob. xii, 45). Donc les anges qui sont envoyés de Dieu assistent devant lui.

3.. Tout ange heureux est plus près de Dieu que Satan. Or, Satan assiste près du trône de Dieu, d'après ces paroles de Job (Job, i, 6) : Quand les fils de Dieu assistaient devant le Seigneur, Satan se trouva parmi eux. Donc à plus forte raison les anges qui sont envoyés pour remplir un ministère extérieur assistent-ils près de Dieu.

4.. Si les anges inférieurs n'assistent pas près de Dieu, c'est uniquement parce qu'ils ne reçoivent pas immédiatement ses lumières, mais que ce sont les anges supérieurs qui les leur transmettent. Or, tous les anges reçoivent ainsi par l'intermédiaire de l'ange qui est au-dessus d'eux les illuminations divines, à l'exception du premier d'entre eux qui les reçoit immédiatement. Il n'y aurait donc que le plus élevé des anges qui assisterait à la gloire divine, contrairement à ces paroles de Daniel (Dan. vu, 40) : Des milliers l'assistaient. Donc ceux qui servent Dieu l'assistent également.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xvii, cap. 9) que les Puissances qu'il n'envoie jamais pour annoncer aux hommes ses volontés l'assistent. Donc ceux qui sont envoyés de Dieu ce ne sont pas ceux qui l'assistent.

CONCLUSION. — Tous les anges qui servent Dieu l'assistent en voyant son essence, mais il n'y a que les anges supérieurs qui l'assistent en percevant les mystères divins qui sont en lui.

Il faut répondre que parmi les anges il y en a qui assistent près de Dieu et d'autres qui le servent, comme parmi ceux qui environnent un roi il y en a qui sont toujours près de lui et qui reçoivent immédiatement ses ordres, et il y en a d'autres auxquels ceux-ci transmettent les ordres qui leur ont été donnés. Tels sont par exemple les gouverneurs des villes de provinces : ils sont les serviteurs du roi, mais ils ne sont pas ses assistants. On doit d'abord observer que tous les anges voient immédiatement l'essence divine (4). Sous ce rapport tous ceux qui servent Dieu assistent devant lui. C'est la pensée de saint Grégoire, qui dit (Mor. lib. h, cap. 2) que ceux qui sont envoyés pour une mission extérieure dans l'intérêt de notre salut peuvent toujours assister à la gloire du Père et voir sa face. Mais tous les anges ne peuvent pas connaître les secrets des mystères de Dieu bien qu'ils soient en quelque sorte plongés dans les clartés de son essence. Il n'y a que les anges supérieurs qui puissent les pénétrer, et ce sont eux qui les manifestent aux anges inférieurs. En ce sens il n'y a que les anges supérieurs, ceux de la première hiérarchie, qui soient assistants; car, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 7), le propre de ceux qui assistent c'est d'être éclairés de Dieu immédiatement.

(1) Scot cl Origène ont avancé l'opinion contraire que saint Thomas appelle hérétique dans son commentaire sur l'Epitre aux Hébreux.


Solutions: 1. et 2. Par là la solution du premier et du second argument est évidente, parce qu'ils reposent l'un et l'autre sur le premier sens selon lequel on peut entendre le mot assistance.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne dit pas que Satan assistait, mais qu'il se trouvait parmi les assistants. Car, comme le dit saint Grégoire (Moral, lib. H, cap. 2), quoiqu'il ait perdu la béatitude, il n'a pas perdu pour cela sa nature qui est semblable à celle des anges.

4. Il faut répondre au quatrième, que tous les anges assistants voient immédiatement quelque chose dans les clartés de l'essence divine, et c'est pour cela que le caractère distincti!" de la première hiérarchie c'est que tous ceux qui en l'ont partie sont immédiatement éclairés par Dieu. Mais ceux qui sont les premiers parmi eux perçoivent plus de choses que les autres et ils les leur communiquent en les illuminant; comme parmi ceux qui sont près d'un roi il y en a qui connaissent mieux que d'autres ses secrets.

ARTICLE IV. \B— les anges de la seconde hiérarchie sont-ils tous envoyés (1)?


(1) Saint Thomas précise dans cet article ce qu'il a dit dans les articles précédents, et il détermine, d'après les noms des ordres et des hiérarchies, ceux des anges qui sont envoyés et ceux qui ne le sont pas.

Objections: 1.. Il semble que les anges delà seconde hiérarchie soient tous envoyés.Car tous les anges assistent ou servent, d'après le prophète Daniel (Dan. vu). Or, les anges de la seconde hiérarchie n'assistent pas, car ils sont illuminés par les anges de la première, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 8). Donc tous les anges de la seconde hiérarchie sont envoyés pour divers ministères.

2.. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xvii, cap. 9) qu'il y a plus d'anges qui servent qu'il n'y en a qui assistent. Or, il n'en serait pas ainsi si les anges de la seconde hiérarchie n étaient pas envoyés. Donc ils le sont tous.

Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De coel. hier. cap. 8) que les Dominations sont au-dessus de toute sujétion. Or, être envoyé est une sujétion. Donc les Dominations ne le sont pas.

CONCLUSION. — Tous les anges de la seconde hiérarchie ne sont pas envoyés extérieurement pour une mission ; ce qui est manifeste d'après les noms que leurs divers ordres ont reçus.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), toute mission à l'extérieur convient à l'ange dans le sens que l'ange exécute à l'égard de la créature corporelle les ordres de Dieu. Or, les noms que les anges ont reçus expriment leurs qualités et leurs fonctions propres, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 7 et Sj. Ainsi Dieu n'envoie pour remplir une fonction extérieure que les anges des ordres dont le nom indique l'exécution d'une chose commandée. Or, le nom des Dominations n'implique pas l'exécution, mais la disposition et la préparation de ce qui doit être fait, tandis que les noms des ordres qui viennent ensuite désignent l'exécution d'une oeuvre quelconque et expriment par conséquent des fonctions subalternes. Ainsi les anges et les archanges doivent leurs noms à la mission qu'ils remplissent lorsqu'ils annoncent une nouvelle; les l'ertus et les Puissa?ices sont ainsi nommées par rapport à l'acte qu'elles accomplissent. Les Principautés doivent leur nom, d'après saint Grégoire (Hom. xxxiv, in ), à ce qu'elles occupent le premier rang parmi les anges qui agissent ou exécutent. Par conséquent il y a cinq ordres dont les auges peuvent être envoyés pour exécuter extérieurement le ministère divin, mais les quatre ordres supérieurs ne reçoivent pas de mission.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les Dominations sont à la vérité comprises parmi les anges qui servent, non parce qu'elles exécutent les ordres de Dieu, mais parce qu'elles disposent et ordonnent ce que les autres doivent faire. Ainsi les architectes ne font rien par leur main dans un édifice, mais ils disposent et ordonnent ce que les autres doivent exécuter.

2. Il faut répondre au second, qu'à l'égard du nombre des anges qui assistent et qui servent le Seigneur il y a deux sentiments. Saint Grégoire dit que ceux qui servent sont plus nombreux que ceux qui assistent. Car il comprend ces mots : millia millium ministrabant ei non comme si l'on multipliait mille par mille, mais comme si l'on entendait que de plusieurs milliers d'anges il y en avait plusieurs mille qui servaient le Seigneur. A ses yeux cette expression n'indique donc qu'un nombre indéfini mais excessivement étendu. Quant aux anges assistants il croit au contraire que le nombre en est déterminé par ces mots : decies millies centena millia assistebant ei. Son sentiment est d'ailleurs conforme à celui des platoniciens qui disaient que plus les êtres se rapprochaient de l'être unique qui était leur premier principe, moins ils étaient nombreux, comme le nombre est lui-même moins élevé à mesure qu'il se rapproche de l'unité. Il serait aussi assez d'accord avec la distinction des ordres telle que nous l'avons établie, puisque nous en avons reconnu six qui servent et trois qui assistent. Mais saint Denis suppose au contraire (De cozl. hier. c. H) que la mulLitude des auges surpasse celle des êtres matériels, parce que, dit-il, comme les corps supérieurs surpassent pour ainsi dire infiniment les inférieurs en grandeur, de même les substances spirituelles sont infiniment au-dessus des êtres corporels, parce que Dieu s'attache davantage à ses meilleures créatures et les multiplie beaucoup plus. D'après ce principe les anges qui assistent étant supérieurs à ceux qui servent, ils doivent être plus nombreux. Par conséquent suivant ce système il faut entendre millia millium comme s'il y avait millies millia, mille fois mille. Et comme dix fois cent (decies centum) font mille, si on disait dix fois cent mille (decies centena, millia), on ferait comprendre par là qu'il y a autant d'anges qui assistent qu'il y a d'anges qui servent; mais comme il est écrit dix mille fois cent mille (decies millies centena milïia), il s'ensuit que les anges qui assistent sont beaucoup plus nombreux que ceux qui servent. Ces nombres ne sont pas d'ailleurs employés pour désigner quelle est la multitude des anges, mais pour faire voir qu'elle est de beaucoup supérieure à celle des êtres matériels. Ce que l'Ecriture exprime en accumulant les dizaines (denarii), les centaines (centenarii), les mille (millenarii), pour les multiplier par elles-mêmes, comme le dit saint Denis (De cozl. hier. cap. 14).

QUESTION CXIII. : DE LA PROTECTION DES BONS ANGES.


Après avoir parlé de la mission des anges nous avons à nous occuper des bons anges qui nous gardent et des mauvais qui nous combattent. — A l'égard de la protection des bons anges huit questions se présentent : 1° Les hommes sont-ils gardés parles anges ? — 2° Dieu donne-t-il à chaque homme individuellement un ange gardien qui lui soit propre? —- 3" N'y a-t-il que les anges du dernier ordre qui soient chargés de cette fonction? — 4" Est-il convenable que tout homme ait un ange gardien?— 5° A quelle époque l'ange gardien commence-t-il à protéger l'homme? — 6° L'ange gardien est-il toujours avec l'homme qu'il garde? —7° S'afflige-t-il de la perdition de celui qu'il a gardé? — 8" Les anges se disputent-ils entre eux à l'occasion de cette fonction ?

ARTICLE I. — LES HOMMES SONT-ILS GARDÉS PAR LES ANGES (1)?


(1) L'existence de l'ange gardien a été connue dos païens eux-mêmes, qui prétendaient que tout homme avait pour compagnon son bon génie. On peut voir à ce sujet : Censorinus, De die natali, cap. ni; Horace, Epist, lib. II, Epist. 2; le poCte Ménanclro, dont Eusèbc rapporte les paroles (De proepar. Evang. lib. xn ; Plutarquc, in Comment, ad Alcib. |; Plat., Pindarc (Olymp. \o , Plotin et Proclus [Eun. in, lib v, cap. A), etc.

Objections: 1.. Il semble que les hommes ne soient pas gardés par les anges. Car on donne des gardiens aux êtres qui ne savent pas ou qui ne peuvent pas se garder eux-mêmes, comme les enfants et les infirmes. Or, l'homme peut se garder lui-même par son libre arbitre, et il a toutes les lumières nécessaires à cet égard, puisqu'il connaît la loi naturelle. Donc l'homme n'est pas gardé par l'ange.

2.. Là où il y a une garde plus forte il est inutile d'en supposer une plus faible. Or, les hommes ont Dieu pour gardien, d'après ces paroles du Psal-miste (Psal, cxxi, 4) : Il ne sommeillera pas, il ne dormira pas celui qui garde Israël. 11 n'est donc pas nécessaire que l'homme soit gardé par un ange.

3.. Celui qui garde une chose est responsable de sa perte, selon ces paroles qui furent adressées au prophète chargé de la garde d'unfugitif : Gardez-moi bien cet homme-là; s'il s'échappe, votre vie répond pour la sienne (III. Reg. cxx, 39). Or, il y a beaucoup d'hommes qui périssent chaque jour en tombant dans le péché et que les anges pourraient soutenir, soit en leur apparaissant visiblement, soit en faisant des miracles, ou de quelque autre manière semblable. Si les hommes étaient confiés à la garde des anges, on pourrait donc attribuer leur chute à la négligence de ces gardiens, ce qui paraît une erreur. Les anges ne sont donc pas les gardiens des hommes.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (Psal, xc, 11) : // a chargé ses anges de vous garder dans toutes vos voies.

CONCLUSION. — 11 est nécessaire que les hommes aient des anges pour gardiens et pour guides dans leurs actions, puisqu'il leur arrive de se tromper dans une foule de circonstances.

II faut répondre que, selon l'ordre établi par la divine Providence, on remarque qu'en toutes choses ce qui est mobile et variable est mù et réglé par ce qui est immobile et invariable. Ainsi tous les êtres matériels sont mus et dirigés parles substances spirituelles et immobiles, et les corps inférieurs le sont par les corps supérieurs qui sont substantiellement invariables. Pour nous, nous avons logiquement pourrègles les premiers principes qui sont invariables, et nous en déduisons une foule de conclusions en rapport avec nos différentes opinions. Or, il est évident que dans les choses pratiques l'intelligence et la volonté de l'homme peuvent varier indéfiniment et s'écarter du bien. C'est pourquoi il a été nécessaire de préposer à la garde de l'homme un ange qui le dirige et qui le porte au bien.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme peut à la vérité éviter le mal jusqu'à un certain point par son libre arbitre, mais ce secours ne lui suffît pas, parce que les passions nombreuses qui l'agitent rendent cette faculté très-faible pour le bien. De même la connaissance générale de la loi naturelle qui existe naturellement dans chaque homme, peut le diriger d'une certaine manière vers le bien, mais elle ne suffît pas non plus. Car dans l'application des principes généraux du droit à des cas particuliers, il arrive que l'homme commet une foule d'erreurs. C'est ce que l'Ecriture exprime par ces paroles (Sap. ix, 14) : Les pensées des hommes sont timides et leurs prévisions incertaines. Il était donc nécessaire que l'homme eût un ange pour gardien.

2. Il faut répondre au second, que pour faire le bien il faut deux choses. Il faut : 1° que la volonté se porte au bien, ce qui se fait en nous par l'habitude de la volonté morale ; 2° que la raison trouve les moyens convenables pour faire le bien, ce qu'Aristote attribue à la prudence (Eth. lib. x, cap. 8, et lib. vi, cap. 42). Sous le premier rapport Dieu garde l'homme immédiatement en ornant son âme de grâces et de vertus ; sous le second il le garde encore, parce qu'il est son premier maître, mais il lui envoie sa lumière par l'intermédiaire des anges, comme nous l'avons dit (quest. exi, art. 4).

3. Il faut répondre au troisième, que comme les hommes s'éloignent de l'instinct naturel qui les porte au bien pour suivre la passion du mal; de même ils s'écartent de l'impulsion des bons anges qui agissent sur eux invisible-ment en les éclairant pour les engager à se bien conduire. Par conséquent si les hommes périssent on ne doit pas imputer leur perdition à la négligence des anges qui les gardent, mais à leur propre perversité. Quant aux apparitions visibles des anges, elles ne peuvent avoir lieu qu'autant qu'ils dérogent à la, loi commune, et c'est alors un effet tout spécial de la grâce, comme les miracles que l'on fait en dérogeant à l'ordre delà nature.


I pars (Drioux 1852) Qu.111 a.4