I pars (Drioux 1852) Qu.113 a.1


ARTICLE II.  — CHAQUE HOMME EST-IL GARDÉ PERSONNELLEMENT PAR UN ANGE PARTICULIER (1)?


(1) Selon l'observation de saint Jérôme, l'Ecriture nous enseigne dans une foule d'endroits que nous avons tous chacun notre ange gardien. Le concile de Florence a approuvé (session xx une lettre de saint Basile qui renferme le même sentiment. DansJ'Ecr'rtuie tm peut voir ce qu'il est dit de l'ange qui reprit Agar [Gen. xvi), de l'ange de Jacob Ibid. XXXI, XXXII, XLIII), de l'ange d'Elie (III. ileij. xiii , de Daniel xiv , de Zacbarie (i, II, iv, Y, VI), et tout ce que dit Jésus-Christ Matth. XVIII!. Tous les Pères sont unanimes à ee sujet.

Objections: 1.. Il semble que chaque homme ne soit pas gardé par un ange. Car l'ange a plus de puissance et de vertu que l'homme. Or, un homme suffit pour en garder plusieurs. Donc à plus forte raison un seul ange peut-il garder une foule d'hommes.

2.. D'après saint Denis (Dehier. Eccl. cap. 3), les êtres inférieurs sont ramenés à Dieu par les êtres supérieurs au moyen des êtres intermédiaires. Or, puisque tous les anges sontinégaux, comme nous l'avons dit (quest. cvm, art. 3, arg. 4), il s'ensuit qu'il n'y a qu'un seul ange entre lequel et les hommes il n'y ail pas d'intermédiaire. Il n'y a donc que lui qui garde les hommes immédiatement.

3.. Les anges les plus élevés sonteeux qui sont envoyés pour les ministères les plus importants. Or, ce n'est pas un office plus grand de garder un homme plutôt qu'un autre, puisque tous les hommes sont égaux par nature. Donc puisque parmi les anges l'un est plus grand que l'autre, il semble que, d'après saint Denis (De coel. hier. cap. 5), pour garder divers hommes il ne faille pas divers anges.


Mais c'est le contraire. Car à propos de ces paroles de l'Evangile : Angeli eorum in caelis (Matth, xviii) saint Jérôme dit : Telle est la dignité des âmes humaines, que Dieu délègue à chacune d'elles dès le jour de sa naissance un ange pour la garder.

CONCLUSION. — La providence de Dieu ayant principalement en vue les choses immortelles, divers anges ont été préposés aux divers genres de choses qui doivent toujours durer, et comme l'homme a une forme incorruptible, il est conforme à la raison qu'il y ait un ange chargé de garder chaque homme en particulier.

Il faut répondre qu'à chaque homme Dieu a délégué un ange spécial pour le garder (2). La raison en est que l'ange gardien remplit une fonction qui entre dans le plan que la divine providence s'est tracé à l'égard des hommes. Car la providence de Dieu n'est pas pour les hommes ce qu'elle est pour les autres créatures corruptibles, parce que leur nature n'est pas la même.

Ainsi les hommes sont immortels non-seulement par rapport à leur espèce en général, mais ils le sont encore individuellement par rapport àleurs propres formes qui sont leurs âmes raisonnables ; ce qu'on ne peut pas dire des autres créatures corruptibles. Or, il est évident que la Providence s'occupe surtout de ce qui dure perpétuellement. Elle ne s'exerce à l'égard des choses qui passent qu'autant qu'elle les rapporte à celles qui sont perpétuelles. Elle est donc par conséquent pour chaque homme ce qu'elle est pour chaque genre ou chaque espèce de choses corruptibles. D'ailleurs, d'après saint Grégoire (Hom. xxiv inEv.), les divers ordres des anges sont envoyés pour satisfaire à divers besoins; par exemple, les Puissances ont mission de repousser les démons, et les Vertus doivent faire des miracles. Il est donc probable qu'aux diverses espèces du même genre sont préposés divers anges du même ordre. Par conséquent on est en droit de conclure que chaque homme a son ange gardien.

(2) D'après Origènc, il y aurait même plusieurs anges préposés à la tarde d'un individu. C'est le sentiment qu'il expose [Hom. xx in Jotue). Saint liasile parait avoir cru qu'il n'y avait que les fidèles qui fussent gardés par les anges (Hom in l's. XLVÍII ; saint Chrysosloinc semble être du même sentiment Homil. III in Epist-ad (olos...


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut garder un homme de deux manières. On peut le garder en tant qu'individu; dans ce cas il ne faut pas pour un homme moins d'un gardien, il en faut même quelquefois plusieurs. 2° On peut le garder comme faisant partie d'une société ou d'une communauté quelconque. Alors il n'y a qu'un homme préposé à la garde de toute la société -, il doit s'occuper de ceux qui en font partie, mais sa surveillance se borne aux actes qui ont rapport à l'ensemble de la communauté, c'est-à-dire aux choses extérieures qui peuvent être des causes d'édification ou de scandale. Mais les fonctions que les anges ont à remplir envers chacun ne s'arrêtent pas là; elles s'étendent aussi aux choses secrètes et invisibles qui regardent le salut de chaque homme en particulier. C'est pourquoi à chaque homme Dieu a préposé un ange spécial qui a mission de le garder.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3 et 4), tous les anges de la première' hiérarchie sont immédiatement illuminés par Dieu pour certaines choses, mais il y en a d'autres que les anges supérieurs apprennent seuls de Dieu immédiatement, et qu'ils révèlent ensuite à ceux qui sont au-dessous d'eux.rLa même observation est applicable aux anges inférieurs. Ainsi un ange du dernier ordre est illuminé sous certains rapports par un ange supérieur et sous d'autres il l'est par l'ange qui est placé immédiatement au-dessus de lui. Il est donc possible qu'un ange illumine l'homme immédiatement, bien qu'il ait d'autres anges sous lui qu'il éclaire.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les hommes soient égaux par nature, cependant il y a de l'inégalité entre eux parce que la divine providence destine les uns à de grandes choses et les autres à des choses moins importantes, d'après ces paroles de l'Ecriture (Eccl. xxxiii, 20): Le Seigneur par sa sagesse qui se communique en tant de manières différentes a séparé les-hommes: il a béni et élevé les uns, il a maudit et humilié les autres. La garde d'un homme peut donc être un office plus grand que la garde d'un autre.


ARTICLE III. \B— n'y a-t-il que les anges du dernier ordre qui soient nos anges gardiens (1)?


(1) Le sentiment de saint Thomas sur ce point paraît être celui de saint Basile dont le concile de Florence a approuvé les lettres. Voici les espressions de ce grand docteur : Alii ipsorum gentibus propositi sunt, alii vero fidelium singulos consequuntur. Quanto autem gens uni viroproeponenda est; tanta majorem necesse est angeli qui gentis principatum haberet, esse dignitatem dignitate eorum quibus singulorum tutela commissa est.

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas que les anges du dernier ordre qui soient délégués pour garder les hommes. Car saint Jean Chrysoslome dit (In Matth. hom. vt) que ces paroles de l'Evangile : Angeli eorum in caelis (Matth, xviii) s'entendent non pas des anges en général, mais des anges les plus émi-nents. Donc les anges les plus éminents sont nos anges gardiens.

2.. Saint Paul dit (Hebr, i, 14) que les anges sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut. D'après ces paroles il semble que la mission des anges ait pour but de garder les hommes. Or, il y a cinq ordres qui sont envoyés pour exercer un ministère extérieur, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4). Donc tous les anges des cinq derniers ordres sont délégués pour être des anges gardiens.

3.. Pour garder les hommes il semble qu'il est surtout nécessaire de repousser les démons, ce qui, d'après saint Grégoire (Hom. xxxiv in ), est la fonction propre des Puissances, et de faire des miracles ce qui appartient aux Vertus. Donc ces ordres sont aussi délégués pour garder les hommes, et par conséquent il n'y a pas que le dernier.


Mais c'est le contraire. Car, d'après le Psalmiste (Psal, xc), la garde des hommes est attribuée aux anges, et suivant saint Denis l'ordre des anges est le dernier (De cel. hier. cap. 6 et 9).

CONCLUSION. — Les anges du d ernier ordre sont chargés de la garde spéciale de chaque homme; quant à la garde générale de l'humanité elle est dévolue à tous les anges.

Il faut répondre,que comme nous l'avons dit (art. préc. ad 1), l'homme peut être gardé de deux manières. Il peut l'être individuellement, et c'est dans ce sens qu'on dit que chaque homme a son ange gardien. C'est aux anges du dernier ordre à remplir cette fonction, parce que, comme le dit saint Grégoire (toc. cit.), c'est à eux à annoncer les choses de moindre importance. Et il semble que l'office des anges le moins élevé est celui qui consiste à pourvoir à ce qui intéresse le salut d'un individu. — L'homme peut être aussi gardé d'une manière générale, et dans ce sens cette fonction peut être attribuée à des anges de divers ordres; car plus un agent est universel et plus il est élevé. Ainsi les Principautés sont chargées de veiller sur l'humanité entière, ou bien cette fonction est peut-être plutôt départie aux archanges, qui sont appelés les princes des anges. Car Daniel dit que saint Michel, dont nous faisons un archange, est l'un des princes (Dan. x). D'ailleurs nous avons vu que les Vertus ont la garde de toutes les choses corporelles (1), que les Puissances ont celle des démons. Les Principautés et les Dominations, d'après saint Grégoire, ont la direction des bons anges.

(1) Ce sont elles qui sont envoyées pour faire «les miracles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Chrysostomo peut s'entendre des anges qui occupent le premier rang dans le dernier ordre. Car, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 4), dans chaque ordre il y a les premiers, les derniers et ceux qui tiennent le milieu. Et il est probable que ce sont les anges les plus élevés qui sont chargés de ceux qui doivent parvenir au plus haut degré de gloire dans le ciel.

2. Il faut répondre au second, que tous les anges qui sont envoyés n'ont pas pour fonction de garder chaque homme individuellement. Il y a des ordres qui gardent ou qui protègent des communautés ou des nations plus ou moins étendues (2).

(2) Ce sont les archanges qui ont la garde de l'Eglise catholique entière, des royaumes, des églises particulières ou de toute autre société considérable. Les Pères sont unanimes sur ce point.

3. 11 faut répondre au troisième, que les anges inférieurs exercent le ministère des anges supérieurs, selon que ceux-ci les rendent participants de leurs dons, ei Us sont alors les exécuteurs de leur volonté. De cette manière tous les anges du dernier ordre peu vent fepousser les démons et faire des miracles.

ARTICLE IV. — tous les hommes ont-ils leur ange gardien (1)?


(1) Nous avons cité l'opinion de saint Chrysostomo et de saint Basile, qui paraissent avoir cru qu'il n'y avait que les lidèles qui eussent des anges íardiens Ma* tous les autres Pères sont d'un avis différent.

Objections: 1.. 11 semble que tous les hommes n'aient pas leur ange gardien. Car l'Apôtre dit du Christ (Phil, u, 7) : Qu'il s'est rendu semblable aux hommes et qu'il a été reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. Si tous les hommes ont leur ange gardien, le Christ aurait donc eu le sien, ce qui paraît répugner, parce que le Christ est au-dessus de tous les anges. Donc tous les hommes n'ont pas leur ange gardien.

2.. Le premier de tous les hommes fut Adam. Or, il ne devait pas avoir d'ange gardien, du moins dans l'état d'innocence, parce qu'alors il n'était pressé par aucun péril. Donc il n'y a pas des anges préposés à la garde-de tous les hommes.

3.. Dieu a donné aux hommes des anges gardiens pour que ces anges les mènent à la vie éternelle, en les excitant à faire le bien et en les protégeant contre les attaques des démons. Or, les hommes qui, suivant la prescience de Dieu, doivent être damnés, ne parviennent jamais à la vie éternelle. Il en est de même des infidèles qui peuvent faire des bonnes oeuvres, mais qui ne les l'ont jamais bien, parce que leur intention n'est pas droite. Car c'est la foi qui donne la droiture d'intention, comme le dit saint Augustin (In prae]'. Ps. xxxi). Suivant saint Paul l'arrivée de l'antechrist sera même l'oeuvre de Satan (IL Thess, ii). Donc tous les hommes n'ont pas leur ange gardien.


Mais c'est le contraire. Car saint Jérôme dit que Dieu envoie un ange à chaque âme pour la garder.

CONCLUSION. — Tous les hommes ont en cette vie un ange gardien pour les protéger contre les divers périls qu'ils courent, mais arrivés à la fin de leur carrière ils ne doivent plus avoir besoin d'anges gardiens, ils régnent avec ces esprits célestes ou bien ils ont avec eux un démon qui les punit.

Il faut répondre que l'homme est dans cette vie comme dans le chemin qui doit le conduire à sa patrie. Sur sa route il y a bien des dangers qui le menacent au dedans comme au dehors, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. cxli,4) : Dans le sentier où je marchais ils m'ont dressé un piège caché. C'est pourquoi, comme on donne une garde au voyageur qui marche dans une route qui n'est pas sûre, de même Dieu a donné à chaque homme un ange gardien pour tout le temps qu'il serait voyageur ici-bas. Mais une fois arrivé au terme de sa carrière, il n'aura plus de gardien, il régnera dans le ciel avec les esprits célestes, ou il aura avec lui dans l'enfer un démon qui sera le ministre des vengeances du Tout-Puissant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Christ, comme homme, était immédiatement régi par le Verbe de Dieu ; il n'avait donc pas besoin d'être gardé par les anges. De plus son âme était en possession de l'essence divine, bien que par son corps, qui pouvait souffrir et mourir, il fût voyageur comme nous. Sous ce rapport il ne lui fallait donc pas non plus d'ange gardien, car l'ange au lieu d'être au-dessus de lui était au contraire au-dessous, d'après ces paroles de saint Matthieu (Matth, iv, 11) : que les anges s'approchèrent et le servirent.

2. Il faut répondre au second, que l'hoi*1111^ dans )'état d'innocence, n'avait pas à redouter les dangers qui nous V^ent maintenant de nous-mêmes, puisque toutes ses facultés étaient in^neurement b*n ordonnées, comme nous l'avons dit (quest. xcv, art. 4). Mais il avait à craindre les périls extérieurs que le démon lui pouvait susciter par ses embûches, et c'est ce que l'événement a prouvé. C'est pourquoi il avait également besoin d'un ange gardien.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme les damnés, les infidèles et l'antechrist lui-même ne sont pas privés du secours intérieur delà raison naturelle, de même ils ne sont pas privés non plus du secours extérieur que Dieu accorde à l'humanité tout entière, c'est-à-dire de la protection des anges. Si cette protection ne leur sert pas pour mériter la vie éternelle par des bonnes oeuvres, elle leur est du moins utile pour les éloigner des fautes qui pourraient être nuisibles à eux et aux autres. Car les bons anges empêchent les démons de nuire autant qu'ils le veulent, et l'antechrist lui-même ne nuira pas autant qu'il le voudra.


ARTICLE V. \B— l'ange gardien garde-t-il l'homme dès l'instant de sa naissance?


Objections: 1.. 11 semble que l'ange gardien ne garde pas l'homme dès l'instant de sa naissance. Car, d'après saintPaul (Hebr, i, 14), les anges sont envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui reçoivent l'héritage du salut. Or, les hommes commencent à recevoir l'héritage du salut quand ils sont baptisés. Donc l'homme n'a un ange gardien qu'à dater de son baptême et non depuis sa naissance.

2.. Les hommes ont des anges gardiens afin d'en retirer les lumières dont ils ont besoin. Or, les enfants qui viennent de naître ne sont pas capables d'être éclairés parce qu'ils n'ont pas l'usage de raison. Donc les enfants n'ont pas d'ange gardien immédiatement après leur naissance.

3.. Les enfants qui existent dans le sein de leur mère ont, à une époque donnée, une âme raisonnable, aussi bien qu'après leur naissance. Or, tant qu'ils sont dans le sein de leur mère, ils n'ont pas d'ange gardien, puisqu'ils ne peuvent recevoir les sacrements. Donc ils n'en ont pas non plus immédiatement après leur naissance.


Mais c'est le contraire. Saint Jérôme dit expressément (toc. cit. art. 2 huj. quaest.) que tous les hommes ont un ange gardien immédiatement après leur naissance (1).

(1) Saint Jérôme n'est pas le seul de ce sentiment. Nous citerons encore Tkéophilacte dans son commentaire sur ce même passage de saint Matthieu; Gennade (Lib. de proedest.), Tertullien (Dean, cap. 57), Paschase Radbert ( Comment, in ). Les Grecs exprimaient la même pensée en admettant des génies qui présidaient à la naissance.

CONCLUSION.—La protection des anges étant un bienfait général que Dieu accorde à l'humanité, il s'ensuit que chaque homme a son ange gardien non depuis son baptême, mais depuis sa naissance.

Il faut répondre que, comme le ditOrigène (in Matth, hom. vi), il y a sur ce point deux opinions. Les uns ont dit que l'homme n'avait un ange gardien qu'après son baptême ; les autres ont prétendu qu'il en avait un depuis sa naissance. Saint Jérôme est de ce dernier sentiment et avec raison. Car les bienfaits que Dieu accorde à l'homme comme chrétien ne datent que du mêment de son baptême \ telle est la réception de l'Eucharistie et les autres sacrements (2). Mais pour les avantages que l'homme reçoit de Dieu en tantqu'être raisonnable, il en jouit aussitôt qu'il est né. La protection del'ange étant un bienfait de ce dernier genre, comme nous l'avons dit (art. 1 et 4), il s'ensuit que dès le premier instant de sa naissance l'homme a un ange gardien.

(2) Saint Thomas a voulu dire que le baptême mettait l'enfant envoie de recevoir l'Kucharistie, mais il n'a pas voulu dire que l'Kucharistie fût nécessaire ; ce que le concile de Trente a condamné (sess, xxi, cap. 4).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les anges ne sont envoyés pour exercer efficacement leur ministère qu'en faveur de ceux qui possèdent l'héritage du salut, si on considère la fin dernière de leur mission qui est la vie éternelle. Mais ils n'en ont pas moins une mission à remplir envers les autres. Et si la protection qu'ils exercent à leur égard n'est pas assez efficace pour leur faire faire leur salut, elle a du moins la vertu de leur faire éviter une foule de fautes dans lesquelles sans cela ils seraient tombés.

2. Il faut répondre au second, qu'à la vérité l'office de gardien a pour effet principal et dernier de répandre la lumière et d'éclairer. Cependant il en a encore beaucoup d'autres qui sont applicables aux enfants, comme de repousser les démons et d'écarter tout ce qui pourrait leur nuire dans leur corps et dans leur âme.

3. Il faut répondre au troisième, que l'enfant, tel qu'il est dans le sein de la mère, n'est pas absolument séparé d'elle. Il lui est uni et il fait en quelque sorte partie d'elle-même, comme le fruit qui est attaché à l'arbre fait partie de cet arbre. Il est donc probable que l'ange chargé de la garde de la mère, garde aussi l'enfant qu'elle porte dans son sein. Mais au mêment de sa naissance, quand l'enfant se sépare d'elle, alors, d'après saint Jérôme, Dieu lui donne un ange gardien.


ARTICLE VI. — l'ange gardien abandonne-t-il l'homme quelquefois (1)?


(1) Saint Anibroise enseigne que l'ange gardien s'éloigno do l'homme par mêments (Ambros. in P$. xxxviii' ; saint Basile dit aussi la même chose Hom. in Ps. XXXIII). Mais le sentiment de saint Thomas est celui de la plupart des autres Pères.

Objections: 1.. Il semble que l'ange gardien abandonne quelquefois l'homme à la garde duquel il a été préposé. Car Jérémie fait dire aux anges (Jér. li, 9) : Nous avons traité Babylone, et elle n'a point été guérie; abandonnons-la. Et Isaie fait dire au Seigneur (Is. v, 5) : J'enlèverai la haie qui protège ma vigne, et elle sera foulée aux pieds. D'après la glose cette haie désigne les anges gardiens.

2.. Dieu garde l'homme plus principalement que l'ange. Or, Dieu abandonne l'homme quelquefois, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. xxi, 1) : Dieu! mon Dieu! abaissez sur moi vos regards, pourquoi m'avez-vous abandonné. Donc à plus forte raison l'ange gardien abandonne-t-il l'homme.

3.. D'après saint Jean Damascène (De orlh. fid. lib. h, cap. 3), les anges, quand ils sont ici avec nous, ne sont pas dans le ciel. Or, ils sont quelquefois dans le ciel. Donc ils nous abandonnent quelquefois.


Mais c'est le contraire. Les démons nous combattent toujours, d'après ces paroles de saint Pierre (I. Petr, v, 8) : Le diable, votre ennemi, tourne autour de vous comme un lion rugissant qui cherche une proie à dévorer. Donc à plus forte raison les bons anges sont-ils toujours avec nous pour nous garder (2).

(2) Saint Clément d'Alexandrie croit que l'homme peut s'élever ici-bas a un si haut degré de perfection qu'il n'ait plus besoin d'ange gardien (Strom. lib. vu). Saint Jean Climaque dit la même chose, et il ajoute que les anges s'éloignent des pécheurs (Grad. v).

CONCLUSION. — La garde de l'ange n'étant que l'exécution des décrets de la divine providence qui n'abandonne jamais l'homme totalement, l'ange gardien n'abandonne jamais non plus d'une manière absolue celui qu'il est chargé de garder, bien que quelquefois pour se conformer aux ordres de la justice divine il lui laisse subir les douleurs du châtiment ou les misères du péché.

Il faut répondre que la fonction de l'ange gardien, comme nous l'avons dit (art. 2), n'est que la réalisation des desseins que la divine providence a sur l'homme. Or, il est évident que l'homme, pas plus que toute autre créature, ne peut être complètement délaissé par la Providence. Car, par là même qu'une créature participe à l'être, elle est soumise à la Providence universelle qui embrasse tout ce qui existe. Lors donc qu'on dit que Dieu abandonne l'homme selon l'ordre de sa providence, on entend seulement par là qu'il permet qu'il souffre quelque douleur ou qu'il tombe dans quelque péché. On doit dire également que l'ange gardien n'abandonne jamais l'homme totalement, mais qu'il le laisse seulement à lui-même sous certains rapports. Ainsi, il ne l'empêche pas d'éprouver quelques tribulations ou de tomber dans le péché, et il ne fait en cela que se soumettre à l'exécution de la volonté de Dieu. C'est en ce sens qu'on dit que Babylone et la maison d'Israël ont été abandonnées par les anges, parce que leurs anges gardiens ne les ont pas empêchées de subir les tribulations qu'elles avaient méritées.


Solutions: 1. et 2. Par là la réponse au premier et au second argument est évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'ange n'est pas toujours dans le même lieu que l'homme qu'il garde, il ne l'abandonne pas pour cela, il continue au contraire toujours à le protéger. Car quand il est au ciel il sait ce que devient l'homme qu'il avait à garder, il peut instantanément se rendre près de lui.

ARTICLE VII. — les anges s'affligent-ils des maux de ceux dont ils sont les gardiens (1)?


(1) D'après cet article, on doit prendre dans un sens métaphorique tout ce qu'on lit dans des sermons ou dans certains ouvrages ascétiques, à propos de la douleur qu'éprouvent les anges quand les hommes dont la garde leur est conliée viennent à tomber dans le péché.

Objections: 1.. Il semble que les anges s'affligent des maux de ceux dont ils sont les gardiens. Car Isaïe dit (Is. xxxiii, 7) : Les anges de la paix pleureront amèrement. Or, les larmes sont le signe de la douleur et de la tristesse. Donc les anges s'attristent des maux des hommes dont ils sont les gardiens.

2.. La tristesse, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 45). est produite par les choses qui nous arrivent malgré nous. Or, la perdition de l'homme est contraire à la volonté de l'ange qui le garde. Donc les anges s'en attristent.

3.. Comme la tristesse est contraire à la joie, de même le péché est contraire à la pénitence. Or, d'après saint Luc (Luc. xv) les anges se réjouissent à propos du pécheur qui fait pénitence. Donc ils s'attristent à l'occasion du juste qui tombe dans le péché.

4.. Origène dit (Sup. Num. lib. xviii) que les anges sont traduits au tribunal de Dieu pour que l'on sache si c'est leur négligence qui est cause de la chute des hommes, ou si on ne doit l'imputer qu'à leur propre lâcheté. Or, la raison veut qu'on s'afflige des maux pour lesquels on est cité en jugement. Donc les anges s'affligent des péchés des hommes.


Mais c'est le contraire. Où il y a tristesse et douleur il n'y a pas de félicité parfaite. C'est ce qui fait dire à saint Jean (Ap. xxi, 4) : 77 n'y aura plus de mort, ni de deuil, ni de cri, ni de douleur. Or, les anges sont parfaitement heureux. Donc ils ne s'affligent de rien.

CONCLUSION. — Rien de ce qui se passe en ce monde n'étant absolument opposé à la volonté de l'ange, il s'ensuit qu'ils ne s'affligent point des maux des hommes dont ils sont les gardiens.

Il faut répondre que les anges ne s'affligent ni des péchés, ni des peines des hommes. Car la tristesse et la douleur, d'après saint Augustin (loc. cit.), ne viennent que des choses qui sont contraires à la volonté. Or, en ce monde il n'arrive rien qui soit contraire à la volonté des anges et des autres bienheureux, parce que leur volonté adhère pleinement à la justice divine et qu'il ne se passe rien ici-bas que la justice divine ne l'ordonne ou ne le permette. C'est aussi pour cette raison, qu'absolument parlant, il ne se fait rien en ce monde de contraire à la volonté des bienheureux. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 4), on appelle purement volontaire ce que l'on veut en particulier quand il s'agit d'agir, c'est-à-dire d'après les circonstances dans lesquelles on se trouve ; quoique ce que l'on veut alors soit contraire à la volonté qu'on a en général dans les circonstances ordinaires. Ainsi, le nautonnier ne veut pas en général jeter ses marchandises à la mer ; cependant, que le péril devienne imminent, que ce soit une condition nécessaire de salut, il le veut alors. Son action est, par suite des circonstances, plutôt volontaire qu'involontaire. De même les anges ne veulent pas, généralement et absolument parlant, que les hommes tombent dans le péché et qu'ils soient en proie aux souffrances, mais par là même que la justice divine éprouve les uns par la douleur, et laisse les autres tomber dans le péché, ils se conforment à cet ordre.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces paroles d'Isaïe peuvent s'entendre des anges, c'est-à-dire des envoyés du roi Ezechias, qui versèrent des larmes en entendant les paroles de Rapsacès que le prophète rapporte lui-même (Is. xxxvii). C'est là leur sens littéral. Dans le sens allégorique les anges de la paix sont les apôtres et les prédicateurs qui pleurent pour les péchés des hommes. Si on les entend des bons anges dans le sens anagogique, alors ces expressions sont une métaphore qui indique que les anges veulent en général le salut des hommes. Car on attribue ordinairement à Dieu et aux anges des passions de cette nature.

2. La réponse au second argument est évidente d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que quand les hommes font pénitence, aussi bien que quand ils pèchent, les anges n'ont toujours qu'une raison pour se réjouir, c'est l'accomplissement des ordres de la providence divine.

4. Il faut répondre au quatrième, que si les anges sont cités au jugement des hommes ce n'est point comme des coupables, mais comme des témoins pour convaincre ces derniers de leur lâcheté.

ARTICLE VIII. — PEUT-IL Y AVOIR LUTTE OU DISCORDE ENTRE LES ANGES (1)?


(1) Cet article a pour objet d'expliquer ce que dit Daniel (cap. x) au sujet de l'ange Gabriel et du prince du royaume des Perses. Tous les Pères ne sont pas d'accord sur ce prince des Perses. Origène croit qu'il s'agit là d'un mauvais ange (Homil. iv in Gen.). Ce sentiment est celui de Cassien (Col. vin, cap. loi, de Richard de Saint-Victor (lib. i, De Emman, cap. xvii).

Objections: 1.. Il semble qu'il ne puisse y avoir ni lutte, ni discorde entre les anges. Car il est dit dans Job (xxv, 2) que c'est Dieu qui fait régner la concorde dans les hauteurs des deux. Or, la lutte est opposée à la concorde. Donc il n'y a pas lutte parmi les anges.

2.. Là où le commandement est juste et la charité parfaite il ne peut pas y avoir de combat. Or, tout cela existe parmi les anges. Donc il n'y a pas lutte parmi eux.

3.. Si on dit que les anges combattent pour ceux dont ils sont les gardiens, il faut qu'un ange soutienne un parti et un autre ange un autre. Or. si un parti est juste il est évident que l'autre ne l'est pas. D'où il suit qu'un bon ange sera le défenseur de l'injustice; ce qui répugne. Donc il n'y a pas de lutte entre les bons anges.


Mais c'est le contraire. Car le prophète Daniel fait dire (Dan. x,43) à l'ange Gabriel : Le prince du royaume des Perses m'a résisté vingt et un jours. Or, ce prince des Perses était l'ange préposé à la garde du royaume des Perses. Donc un bon ange résiste à un autre et il y a entre eux combat.

CONCLUSION. — Il peut y avoir lutte entre les anges, non parce que leurs volontés sont en désaccord, mais par suite de l'opposition des mérites de ceux pour lesquels ils combattent.

Il faut répondre qu'on a soulevé cette question à propos des paroles de Daniel que nous venons de citer. Saint Jérôme les interprète en disant que le prince du royaume des Perses est l'ange qui s'opposa à la délivrance du peuple d'Israël pour lequel Daniel faisait offrir à Dieu ses prières, par l'intermédiaire de l'ange Gabriel (1). Le motif de cette lutte c'est qu'un prince des démons avait entraîné dans le péché les Juifs qui étaient en captivité, et que c'était là ce qui faisait obstacle à la prière que le prophète adressait à Dieu pour le peuple. Mais d'après saint Grégoire (Mor. lib. xvii, cap. 8) le prince du royaume des Perses était un bon ange chargé de la garde de cette nation. Pour comprendre comment un bon ange peut résister à un autre il faut observer que ce sont des anges qui exercent les jugements de Dieu à l'égard des différentes nations aussi bien que des divers individus. Or, les anges sont dirigés dans leurs actions par l'ordre de Dieu. Comme il arrive quelquefois que les mérites et les intérêts des hommes et des empires sont réciproquement opposés, de telle sorte que l'un doit commander et l'autre obéir, et que les anges ne peuvent d'ailleurs connaître ce que la divine sagesse a décrété à ce sujet, si elle ne le leur révèle elle-même, il faut nécessairement qu'ils la consultent. Alors quand ils consultent la volonté divine sur des intérêts qui sont contraires et qui se combattent, on dit qu'ils se résistent mutuellement; non parce que leurs volontés sont contraires, puisqu'ils sont tous d'accord sur ce point, c'est que les desseins de Dieu doivent s'accomplir, mais parce que les intérêts sur lesquels ils le consultent sont opposés (2).

(1) Saint Jérôme parait avoir été d'un avis contraire (De mort, ad cap. XXV, Is), ou du moins i! n'est pas aisé de dire clairement quelle a été à cet égard son opinion.

(2) Indépendamment de saint Grégoire, nous trouvons encore le sentiment de saint Thomas, soutenu par Théodoret (Comment, ad Dan.), saint Basile [Cont. Eunom. lib. m), saint Isidore de Péluse (lib. Il, Ep 85).

Par là la réponse à toutes les objections est évidente.

QUESTION CXIV. : DU COMBAT DES DÉMONS.


Nous avons maintenant à nous occuper du combat des démons. — A cet égard cinq questions se présentent : 1" Les hommes sont-ils attaqués parles démons? — •v Est-ce le propre du diable de tenter? — 3° Tous les péchés des hommes proviennent-ils de la tentation du diable? — 4° Peuvent-ils faire de vrais miracles pour séduire?— 5° Les démons qui sont vaincus par un homme peuvent-ils l'attaquer encore ?

ARTICLE I. — LES HOMMES ONT-ILS UN COMBAT A SUPPORTER DE LA PART DES DÉMONS (3)?


(3) L'existence des démons est de foi, et on ne peut nier les attaques qu'ils livrent à l'homme, sans être hérétique.

Objections: 1.. Il semble que les hommes n'aient pas de combat à soutenir de la part des démons. Car les anges sont envoyés par Dieu pour garder les hommes. Or, les démons ne sont pas envoyés de Dieu, puisque leur intention est de perdre les âmes, tandis que celle de Dieu est de les sauver. Donc les démons n'ont pas mission d'attaquer les hommes.

2.. Le combat n'est plus à forces égales du mêment que le faible est exposé à combattre le fort, l'ignorant le rusé. Or, les hommes sont faibles et ignares, tandis que les démons sont puissants et astucieux. Dieu qui est l'auteur de toute justice ne doit donc pas permettre que l'homme soit en butte aux attaques du démon.

3.. C'est bien assez pour éprouver l'homme qu'il ait à lutter contre la chair et le monde. Or, Dieu permet que ses élus soient attaqués pour être éprouvés. Il ne semble donc pas nécessaire qu'ils soient attaqués par les démons.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (Eph. vi,12) : Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances, contre les guides de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répart-dus dans l'air.

CONCLUSION. — Les démons font la guerre aux hommes par suite de leur propre malice, mais c'est Dieu lui-même qui leur permet de les combattre.

Il faut répondre qu'à l'égard de la guerre que les démons font aux hommes il y a deux choses à considérer, le combat lquel il se livre. Le combat est l'effet de la malice même du démon, qui par envie s'efforce d'empêcher l'homme d'être parfait, et qui par orgueil veut ressembler à la puissance divine, en envoyant des suppôts destinés à attaquer l'homme comme Dieu envoie ses anges avec des fonctions déterminées pour le garder. Mais l'ordre du combat ou la fin dernière à laquelle il se rapporte vient de Dieu qui sait toujours se servir des mauvaises créatures pour porter les autres au bien. Mais il n'en est pas de même des bons anges. La protection qu'ils exercent sur les hommes et l'ordre auquel cette protection est soumise se rapportent à Dieu comme à leur premier auteur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les mauvais anges font la guerre aux hommes de deux manières : 1° En les poussant au péché. En ce cas ils ne sont pas envoyés de Dieu pour attaquer les hommes, mais Dieu dans sa justice le leur permet quelquefois. 2° Ils les attaquent pour les punir, et dans ce cas c'est Dieu qui les envoie. Ainsi il a envoyé l'esprit de mensonge pour punir Achab le roi d'Israël, comme on le voit (III. Iieg. ult.). Car Dieu est l'auteur premier du châtiment, bien que les démons qu'il envoie pour punir quelqu'un remplissent leur mission avec une intention opposée à la fin pour laquelle il les envoie. Car ils punissent les hommes par haine ou par envie, tandis que Dieu ne les punit que pour satisfaire à sa justice.

2. Il faut répondre au second, que pour que le combat n'ait pas lieu dans des conditions trop inégales, l'homme reçoit une compensation principalement par le secours do la grâce divine, et ensuite, en second lieu, par le moyen de la protection que les anges lui accordent. C'est en ce sens qu'Elisée disait à son serviteur (IV. Reg. vi, 15) : Ne craignez rien, il y en a plus avec nous qu'avec eux.

3. Il faut répondre au troisième, que pour éprouver notre faible nature ce serait sans doute assez des combats qu'elle a à soutenir contre la chair et le monde, mais que cela ne suffirait pas à la malice des démons qui se servent de ces deux moyens pour nous faire la guerre. D'ailleurs la divine providence sait faire tourner toutes ces choses à la gloire des élus.

ARTICLE II. — la tentation est-elle l'oeuvre propre du diable (l)?


I pars (Drioux 1852) Qu.113 a.1