I pars (Drioux 1852) Qu.114 a.2

ARTICLE II. — la tentation est-elle l'oeuvre propre du diable (l)?


(1) L'Ecriture nous montre la tentation comme l'oeuvre propre du démon : Accedens tentator (Matth, iv) : Adversarius vester diabolus circuit quaerent quem devoret il. Pet. v). D'ailleurs saint Thomas précise parfaitement dans cet article les divers sens que l'on peut attacher à ce mot.

Objections: 1.. Il semble que la tentation ne soit pas l'oeuvre propre du diable. Car on dit que Dieu tente, d'après ces paroles de la Genèse (Gen. xxii, 1) : Dieu tenta Abraham. D'ailleurs la chair et le monde tentent aussi. On.dit même que l'homme tente Dieu ainsi que ses semblables. La tentation n'est donc pas l'oeuvre propre du démon.

2.. Il n'y a que les ignorants qui tentent. Or, les démons savent tout ce qui se passe à l'égard des hommes. Donc les démons ne tentent pas.

3.. La tentation mène au péché, et le péché réside dans la volonté. Puisque les démons ne peuvent pas agir sur la volonté de l'homme, comme nous l'avons prouvé (quest. exi, art. 2), il semble qu'il ne leur appartient pas de tenter. .


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (I. Thes. m, 5) : De peur que le tentateur ne vous eût tentés, c'est-à-dire le diable dont l'office est de tenter, dit la glose.

CONCLUSION. — La tentation qui a pour but de nuire à l'homme en le précipitant dans le péché est tellement l'oeuvre propre du diable, qu'elle ne convient à l'homme qu'autant qu'il est le ministre du diable.

Il faut répondre que tenter c'est à proprement parler mettre quelqu'un à l'épreuve. Or, on met quelqu'un à l'épreuve pour en apprendre quelque chose ; c'est pourquoi la science est toujours la fin prochaine du tentateur, mais on peut se servir de cette science tantôt pour une bonne fin, tantôt pour une mauvaise. Ainsi la fin est bonne quand on veut savoir où en est un individu sous le rapport de la science comme sous le rapport de la vertu, afin de l'aider à faire de nouveaux progrès. La fin est mauvaise quand on veut savoir la pensée de quelqu'un pour le tromper ou l'induire en erreur. D'après cela on peut voir en quels sens divers on peut entendre le mot tenter et comment il est possible de l'appliquer à divers individus. L'homme, par exemple, tente quelquefois uniquement pour savoir. C'est pourquoi on dit que tenter Dieu est un péché, parce que l'homme cherche à faire l'épreuve de la puissance de Dieu comme s'il en doutait. D'autres fois l'homme tente pour venir en aide-, dans d'autres circonstances il a l'intention de nuire. Mais le diable tente toujours pour nuire à l'homme en le précipitant dans le péché, et dans ce sens on dit que la tentation est son office propre. Car si l'homme tente quelquefois de la sorte, il n'agit alors que comme le ministre du diable. On dit aussi que Dieu tente les hommes, non pour savoir ce qu'ils pensent, mais pour le faire connaître aux autres. Ainsi il est dit au Deutéronome (Dent, xiii, 3) : Votre Seigneur vous tente, afin que Von voie ouvertement si vous Vaimez. Enfin on dit que la chair et le monde tentent, c'est-à-dire qu'ils sont les causes instrumentales et matérielles de la tentation, parce qu'on peut connaître quel est l'homme, selon qu'il obéit ou qu'il résiste aux concupiscences de la chair, et selon qu'il méprise la prospérité et l'adversité dont le diable se sert pour le tenter.


Solutions: 1. Par là la réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, que les démons savent ce qui regarde les hommes extérieurement, mais il n'y a que Dieu qui sache ce qui se passe au dedans d'eux, et qui connaissent par conséquent s'ils ont plus d'inclination pour un vice que pour un autre. C'est pourquoi le diable tente l'homme en sondant ses dispositions intérieures pour savoir quel est le vice auquel il est le plus enclin.

3. Il faut répondre au troisième, que si le démon ne peut pas changer la volonté, il peut cependant, comme nous l'avons dit (quest. exi, art. 3 et 4), avoir quelque influence sur les facultés inférieures de l'homme, qui ne violentent pas à la vérité la volonté, mais qui l'inclinent vers une chose plutôt que vers une autre.


ARTICLE III. — tous les péchés proviennent-ils de la tentation du diable (1)?


(1) Cet article est une réfutation de l'hérésie des arméniens, qui prétendaient que l'homme ne pécherait pas, s il n'y avait pas de démons.

Objections: 1.. Il semble que tous les péchés proviennent de la tentation du diable. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que la multitude des démons est cause de tous les maux. Saint Jean Damascène dit aussi (De fid. orth. lib. n, cap. 4) que toute malice et toute corruption ont été imaginées par le démon.

2.. On pourrait dire de tout pécheur ce que le Seigneur dit aux Juifs (Joan. viii, 44) : Fous avez le diable pour père; ce qui signifie qu'ils péchaient en faisant ce que le démon leur suggérait. Donc tous les péchés viennent des suggestions du démon.

3.. Comme les anges sont délégués pour protéger les hommes, de même les démons ont pour but de les combattre. Or, toutes les bonnes actions que nous faisons nous sont inspirées par les bons anges, puisque c'est par leur entremise que les dons de Dieu nous arrivent. Donc tout ce que nous faisons de mal nous est suggéré par le démon.


Mais c'est le contraire. Nous lisons (lib. de Eccles. dogm. cap. 82) : Toutes nos mauvaises pensées ne nous ont pas été inspirées par le démon, elles sont quelquefois produites par les mouvements de notre libre arbitre.

CONCLUSION. — Tous les péchés des hommes ont pour cause indirecte le démon et pour cause directe le libre arbitre.

Il faut répondre qu'on distingue deux sortes de causes : la cause directe et la cause indirecte. La cause indirecte existe quand un agent rend une chose apte à produire un effet. On dit qu'il est la cause occasionnelle et indirecte de cet effet -, par exemple, le bûcheron qui coupe le bois est la cause indirecte de sa combustion. En ce sens nous devons dire que le diable est la cause de tous nos péchés, parce qu'il a porté le premier homme au mal, et que par suite de cette première faute le genre humain tout entier est porté à faire toutes sortes de péchés (2). C'est de cette manière qu'il faut entendre les paroles de saint Denis et de saint Jean Damascène. La cause directe d'un effet est celle qui le produit immédiatement. En ce sens le diable n'est pas cause de tous nos péchés. Car le diable n'est pas l'instigateur de tous les péchés qui se commettent; il y en a qui sont le fruit du libre arbitre et de la corruption de la chair (3). En effet, comme le dit Ori-gène (Periarch. lib. iii, cap. 2), quand le diable n'existerait pas, les hommes n'en auraient pas moins le goût de la table et de tous les plaisirs de la chair, et l'on sait, surtout avec une nature corrompue comme la nôtre, de combien de désordres ces appétits seraient la source, si la raison n'était là pour les contenir. Or, c'est au libre arbitre à régler et à refréner ces appétits. Il n'est donc pas nécessaire d'attribuer à l'action du démon toutes nos fautes, son influence n'a d'autre effet, dit saint Isidore (De sum. bon. lib. m, cap.-5), que de nous tromper par des flatteries analogues à celle qui lui a réussi près de nos premiers parents.

(2) Le diable est cause indirecte du péché, parce qu'il a dépouillé l'homme, par une première victoire, de tous les secours surnaturels qui l'éloignaient du mal, et que d'ailleurs le libre arbitre a été affaibli par cette chute primitive.

(3) C'est ce que supposent ces paroles de l'apôtre saint Jacques : Unusquisque tentatur à concupiscentia, sud abstractus et illectus.


Solutions: 1. La réponse on premier argument est par là même donnée.

2. Il faut répondre au second, que si nous commettons des péchés sans l'intervention du démon, ces péchés ne nous rendent pas moins ses enfants, parce qu'ils sont une imitation de la faute de nos premiers parents.

3. 11 faut répondre au troisième, que l'homme peut par lui-même tomber dans le péché, mais il ne peut mériter qu'à l'aide des secours que Dieu lui accorde par le ministère de ses anges. C'est ce qui fait que les anges coopèrent à toutes nos bonnes actions, tandis qu'il n'est pas nécessaire que toutes nos fautes proviennent de la suggestion du démon, bien qu'il n'y ait aucune espèce de péché auquel le démon ne nous porte quelquefois.


ARTICLE IV. — les démons peuvent-ils séduire les hommes en faisant des miracles (1)?


(1) Cet article, tout concis qu'il est, renferme tous les principes d'après lesquels les théologiens ont résolu cette question dans leur Traité de la religion.

Objections: 1.. Il semble que les dénions ne puissent pas séduire les hommes par de vrais miracles. Car la puissance des démons se manifestera surtout dans les oeuvres de l'Antéchrist qui doit venir, d'après saint Paul (II. Thes. h, 9), accompagné de la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges trompeurs. Donc à plus forte raison les démons ne font-ils dans les autres temps que de faux miracles ou des signes trompeurs.

2.. Les vrais miracles supposent une modification, un changement dans les corps. Or, les démons ne peuvent faire changer un corps de nature. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xviii, cap. 48) : Rien ne me ferait croire que les démons ont l'art ou la puissance de changer le corps de l'homme en celui d'une bête. Donc les démons ne peuvent pas faire de vrais miracles.

3.. Un argument qui prouve le pour et le contre n'a pas de valeur. Si donc les démons peuvent faire de vrais miracles pour persuader l'erreur, les miracles ne peuvent plus être employés comme moyens de preuve pour établir la vérité de notre foi, ce qui n'est pas admissible, puisqu'il est dit dans saint Marc (Marc. cap. ult.20) que le Seigneur agissait et qu'il appuyait sa parole par les prodiges qu'il faisait.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 79) que les magiciens font des miracles qui ressemblent pour la plupart du temps à ceux qu'opèrent les serviteurs de Dieu.

CONCLUSION. — La puissance des démons étant limitée comme celle de toute créature, ils ne peuvent faire des miracles proprement dits; si cependant par miracle on entend tout ce qui surpasse les facultés de l'homme, ils peuvent faire de ces sortes de prodiges dans un but de séduction.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 4, et quest. cv, art. 8), en prenant le mot miracle dans son acception propre, il n'y a que Dieu qui puisse en faire-, les démons ainsi que toutes les autres créatures en sont incapables. Car le miracle proprement dit est une dérogation à l'ordre de toute la nature, et toute puissance créée est nécessairement comprise dans cet ordre et soumise à ses lois. Cependant on donne quelquefois dans un sens large le nom de miracle à ce qui dépasse les forces humaines sous le rapport de l'intelligence et de la volonté. Les démons peuvent en ce sens faire des miracles qui étonnent les hommes, parce qu'ils ont plus de connaissances et de puissance qu'eux. Car quand un homme fait quelque chose qui surpasse les talents et l'intelligence d'un autre, ce dernier est rempli d'admiration pour son oeuvre qu'il est tenté de considérer comme une chose miraculeuse. Mais il faut savoir que quoique les oeuvres de cette nature produites par les démons ne soient pas, comme elles nous le paraissent, de véritables miracles, cependant elles ont leur réalité (2). Ainsi les mages de Pharaon ont produit par la vertu des démons de vrais serpents, de véritables grenouilles. Et quand le feu est tombé du ciel, il a consumé réellement la famille de Job avec tous ses troupeaux, et la tempête qui a fondu sur sa maison a tué en réalité ses enfants. Toutes ces oeuvres furent produites par Satan et, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xx, cap. 19), elles n'étaient pas de simples illusions.

(2) Parmi les oeuvres merveilleuses dont le démnn est l'auteur, il y en a qui sont purement illusoires, comme le dit saint Thomas dans sa réponse au premier argument, mais il y en a d'autres qui sont réelles. Ce sont alors des substitutions ou des altérations.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme ledit saint Augustin, (Ibid.) on peut appeler les oeuvres de l'Antéchrist des signes menteurs, soit parce qu'il fera illusion à ceux qui le verront en leur paraissant faire ce qu'il ne fait pas réellement, soit parce que s'il fait de vrais prodiges ils entraîneront dans l'erreur ceux qui y croiront.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 2), la matière corporelle n'obéit pas à volonté aux bons ou aux mauvais anges, au point que les démons puissent par leur puissance faire passer une matière d'une forme dans une autre. Mais ils peuvent pour produire des effets de celte nature employer les principes producteurs qui existent dans les éléments de ce monde (1), comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 8). C'est pourquoi il faut reconnaître que les démons peuvent opérer toutes les transformations des êtres matériels qui peuvent être l'effet d'une vertu naturelle et qui sont produites par les principes producteurs dont nous venons de parler, pourvu qu'ils mettent en oeuvre ces principes eux-mêmes. Ainsi ils peuvent transformer certaines choses en serpents ou en grenouilles parce que ces animaux peuvent être engendrés par la corruption (2). Mais pour les transformations des êtres matériels qui ne peuvent être produites par une cause naturelle, les démons sont absolument dans l'impuissance de les opérer en réalité ; ainsi ils ne peuvent changer le corps d'un homme en celui d'une bête, ni ressusciter un mort. Et si quelquefois l'oeuvre d'un démon paraît semblable à un fait de cette nature, il n'y a pas là de réalité, ce n'est qu'une apparence. Cette illusion peut avoir deux causes, l'une intérieure et l'autre extérieure. 1° Elle peut être produite au dedans de nous parce que le démon a le pouvoir d'agir sur l'imagination et même sur les sens au point de faire voir les choses autrement qu'elles ne sont, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 3 et 4). Quelquefois on dit même que cela arrive par la vertu des choses corporelles. 2° Elle peut être produite extérieurement. Car puisque le démon peut se former un corps aérien de telle forme et de telle figure qu'il lui plaît et se rendre visible par ce moyen, il peut pour la même cause donner à tout être matériel la forme qu'il veut et le faire passer pour une chose d'une autre espèce. C'est la pensée de saint Augustin qui dit (De civ. Dei, lib. xviii, cap. 18) que les imaginations que l'homme se forme dans la réflexion ou le sommeil et qui varient à l'infini se montrent aux sens d'un autre comme incorporée à une figure de bête (3). Il ne faut pas entendre par là que l'imagination de l'homme et son espèce qui ne fait qu'un numériquement avec elle se présente aux sens d'une autre personne, mais que le démon qui forme dans l'esprit de l'un une image peut en offrir une semblable aux sens de l'autre.

(1) Ils peuvent, comme disent les théologiens, applicando activa passivis, produire des faits merveilleux, par exemple, exciter tout à coup un incendie.   •

(2) Il est plus probable, à notre avis, que ces phénomènes étaient de simples substitutions. Car ces animaux ne peuvent être produits par la corruption seule, comme on l'a cru d'après Aristote.

(3) Celte citation de saint Augustin a été tronquée, et elle en est devenue obscure. L'illustre docteur veut seulement dire qu'il peut se faire que l'homme prenne pour une réalité ce qui n'est qu'un songe fantastique, et qu'en songe il soit dupe des illusions les plus singulières.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii , quaest. 9, 79), quand les magiciens font les même choses que les saints ils ont une fin différente flj et n'agissent pas d'après le même pouvoir (2). Car les uns cherchent leur propre gloire et les autres la gloire de Dieu; les premiers agissent d'après un pacte privé, les seconds en vertu d'une puissance publique et de l'ordre de Dieu auquel toutes les créatures sont soumises.

(1) La fin ou le but pour lequel est fait un miracle doit toujours être pur, moral et religieux j autrement il ne peut être l'oeuvre de Dieu.

(2) Quand divers miracles sont faits pour des fins opposées, ceux qui sont les plus éclatant» doivent l'emporter sur les autres. C'est ainsi que les mages de Pharaon furent vaincus par Moïse ; les prophètes de lJaal par Elie et Simon le Magicien par saint Pierre.


ARTICLE V. — le démon qu'un homme a vaincu est-il mis\b POUR \Bce motif hors de combat\b (3) ?


(3) Sur cette question les sentiments sont partagés ; mais l'opinion la plus commune est celle qu'expose ici saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que le démon qui est vaincu par quelqu'un ne soit pas mis pour cela hors de combat. Car le Christ a vaincu très-efficacement son tentateur. Cependant il l'a encore attaqué en excitant les Juifs à le faire mourir. Il n'est donc pas vrai que le diable cesse ses attaques après sa défaite.

2.. Infliger un châtiment à celui qui succombe dans un combat c'est l'exciter à combattre plus vivement ensuite. Or, la miséricorde de Dieu ne doit pas agir ainsi. Donc les démons après leur défaite ne sont pas mis hors de combat.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (Matth, iv, 11) : Alors le diable le laissa, c'est-à- dire qu'il laissa le Christ victorieux.

CONCLUSION. — Le démon quand il a été vaincu cesse, non pour toujours, mais pour un temps, de tenter l'auteur de sa défaite.

Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui prétendent que le démon qui s'est laissé vaincre ne peut plus tenter personne à l'égard d'aucun péché (4). D'autres disent qu'il ne peut plus tenter celui qui l'a vaincu, mais qu'il peut en tenter d'autres. Ce sentiment parait le plus probable, en limitant toutefois le temps pendant lequel le démon ne peut pas tenter celui qui a triomphé de lui (5). Ainsi il est dit dans saint Luc (Luc. iv) qu'après avoir épuisé tous les moyens de tentation, le diable s'éloigna du Christ pour un temps. On peut donner deux raisons à l'appui de ce sentiment. La première est tirée de la clémence divine ; car, comme le dit saint Chrysostomo (6) (Hom. y, Sup. Matth, sup. illud, Fade retro, Satana), le diable ne tente pas les hommes autant qu'il veut, mais autant que Dieu le lui permet. Quoiqu'il lui permette de le tenter un peu, il l'écarté néanmoins par condescendance pour notre faiblesse. La seconde raison se prend de l'astuce même du démon. Suivant saint Ambroise (In Luc. cap. 4), le diable craint de multiplier ses attaques parce qu'il ne veut pas donner à l'homme l'occasion de multiplier ses triomphes. Au reste nous trouvons dans saint Matthieu la preuve que le démon retourne à celui qu'il a abandonné. Car il est écrit (Matth, xii, 44) : Je retournerai dans ma maison d'où je suis sorti.

(4) Ce sentiment est celui d'Origène [Hom. xv in Josue). Il croyait que chaque démon était affecté à un vice particulier ; qu'il y avait le démon de la colère, le démon de l'avarice, etc., et qu'uno fois qu'un homme s'était rendu maître d'une passion, le démon de celte passion ne le tentait plus. Mais l'expérience est là pour prouver qu'en pareille matière il n'y a pas de victoire définitive.

(5) Par cette restriction saint Thomas tient à ne pas avoir l'air de se séparer des Pères qui ont soutenu ce second sentiment.

(6) Cet ouvrage n'est pas de saint Chrysostomo.

— Par là la réponse aux objections est évidente.


QUESTION CXV. : DE L'ACTION DE LA CRÉATURE CORPORELLE.


Après avoir parlé des êtres spirituels nous avons maintenant à nous occuper de l'action de la créature corporelle et du destin qu'on attribue à quelques corps. — A l'égard de l'action de la créature corporelle six questions se présentent : 1° Un corps est-il actif? — 2° Y a-t-il dans les corps leurs raisons séminales? — 3° Les corps célestes sont-ils la cause de ce que produisent ici-bas les corps inférieurs? — 4° Sont-ils la cause des actes humains ? — 5° Les démons sont-ils soumis à leur influence ? — G" Les corps célestes sont-ils les causes nécessaires des effets produits par les êtres qui leur sont soumis ?

ARTICLE I. — Y a-t-il un corps qui soit actif (1)?


(1) Les Maures, comme le rapporte saint Thomas (Cont. Gent. lib. ni, cap. 69), supposaient qu'aucune chose créée n'agit, mais que c'est Dieu seul qui produit telles ou telles actions à leur présence. Cet article a pour but la réfutation de cette erreur.

Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas de corps qui soit actif. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. v, cap. 9) que dans les êtres on en trouve qui ont été faits et qui ne font rien comme les corps, d'autres qui font et qui n'ont pas été faits comme Dieu, d'autres enfin qui font et qui ont été faits comme les substances spirituelles.

2.. Tout agent, à l'exception du premier, a besoin pour agir d'un sujet qui reçoive son action. Or, au-dessous de la substance corporelle il n'y a pas de substance qui puisse recevoir son action, puisque cette substance tient le dernier rang parmi les êtres. Donc la substance corporelle n'est pas active.

3.. Toute substance corporelle est renfermée dans la quantité. Or, la quantité empêche la substance de se mouvoir et d'agir, parce qu'elle la comprend et qu'elle est plongée en elle, comme l'air nébuleux est dans l'impossibilité de recevoir la lumière. La preuve en est que plus un corps augmente en quantité, plus il devient pesant et difficile à mouvoir. Donc il n'y a pas de substance corporelle qui soit active.

4.. Tout agent a la vertu d'agir selon qu'il est plus ou moins rapproché de l'agent premier. Or, les corps sont les êtres les plus éloignés de l'agent premier, puisque celui-ci est ce qu'il y a de plus simple, tandis que les corps sont ce qu'il y a déplus composé. Donc aucun corps n'est actif.

5.. Si un corps est actif, son action se rapporte à une forme substantielle ou à une forme accidentelle. Elle ne se rapporte pas à une forme substantielle, parce que dans les corps on ne trouve pas d'autre principe d'action que des qualités accidentelles; et un accident ne peut produire une forme substantielle, puisque la cause doit toujours être supérieure à l'effet. Elle n'a pas non plus pour but une forme accidentelle, parce que, comme ledit saint Augustin (De Trin. lib. ix, cap. 4), l'accident ne s'étend pas au delà de son sujet. Donc aucun corps n'est actif.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De coet. hier. cap. 15), qu'entre autres propriétés le feu manifeste une grande puissance d'activité.

CONCLUSION. — Le corps étant en puissance et en acte, il est actif comme il est passif.

Il faut répondre qu'il est évident qu'il y a des corps actifs. Mais sur l'activité des corps les philosophes sont tombés dans trois sortes d'erreurs. Il y en a qui ont nié absolument qu'ils fussent actifs. Avicébron (2) (Lib. fontis vitae) s'efforce de prouver par les raisons que nous venons d'indiquer qu'aucun corps n'agit, mais que toutes les actions qui paraissent provenir des corps ont pour cause une puissance spirituelle qui les pénètre tous ; de telle sorte que, d'après lui, ce n'est pas le feu qui échauffe, mais la vertu spirituelle qui pénètre par son intermédiaire. Ce sentiment semble d'ailleurs emprunté à Platon. Car Platon a supposé que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle sont des formes participées, déterminées et restreintes à cette matière elle-même, tandis que les formes séparées sont absolues et en quelque sorte universelles. C'est ce qui lui faisait dire que ces formes séparées étaient causes des formes qui existent dans la matière. Ainsi donc en partant de ce principe que la forme qui est dans la matière corporelle y a été individuellement annexée par la quantité, Avicébron disait que la forme corporelle est retenue et comprimée par la quantité comme étant le principe qui l'individualise, au point de ne pouvoir exercer aucune action sur une autre matière. Il ne reconnaissait qu'à la forme spirituelle et immatérielle, qui n'est pas comprimée par la quantité, le pouvoir d'étendre son action sur les autres êtres. Mais ce raisonnement ne prouve pas que la forme corporelle ne soit pas un agent, il prouve seulement que ce n'est pas un agent universel. Car quand on participe à une chose il est nécessaire qu'on participe à ce qui lui est propre. Ainsi en participant à la lumière, on participe par là même et dans la même mesure à la visibilité. Or, agir n'étant que faire une chose en acte, c'est par soi le propre de l'acte considéré comme tel. De là vient que tout agent produit son semblable. Par conséquent, si une chose est une forme qui n'est pas déterminée à une matière spéciale que la quantité ait elle-même précisée, il s'ensuit que c'est un agent universel et indéterminé. Mais si c'est une forme déterminée à l'égard de telle ou telle matière, il s'ensuit que c'est un agent particulier et restreint dans son action. D'où l'on voit que si le feu était une forme séparée, comme le veulent les platoniciens, il serait en quelque sorte la cause de tout ce qui brûlerait. Mais la forme particulière du feu qui existe dans tel ou tel corps est cause de la flamme qui passe de ce corps-là dans celui-ci. C'est ce qui fait que cette action se produit par le contact de deux corps. Toutefois l'opinion d'Avicébron va beaucoup plus loin que celle de Platon. Car ce dernier supposait seulement les formes substantielles séparées. Quant aux accidents il les ramenait aux principes matériels qui sont le grand et le petit, qu'il regardait comme les premiers contraires, tandis que d'autres croyaient que c'était la rareté et la densité. C'est pourquoi Platon et Avicenne qui le suivait en certains points admettaient que les agents corporels agissent selon leurs formes accidentelles en préparant la matière à recevoir la forme substantielle, mais que celle-ci, qui était le complément et la perfection de l'être, provenait du principe immatériel (1). Telle est la seconde opinion que les philosophes ont soutenue sur l'activité des corps. Nous en avons parlé en traitant de la création (quest. xlv, art. 8). La troisième opinion fut celle de Démocrite. Il voulait que l'activité des corps fût l'effet de l'écoulement des atomes qui s'échappaient du corps agissant, et que leur passivité résultât de la réception de ces mêmes atomes dans les pores du corps qui subissait l'action. Aristote combat cette opinion [De Gen. lib. i, text. 75 - 76). Car il suivrait de là que le corps passif ne le serait pas totalement et que le corps actif diminuerait de quantité à mesure qu'il agirait ; ce qui est manifestement faux. Il faut donc dire qu'un corps agit sur un autre selon que le premier est en acte et le second en puissance.

(2) Ce livre d'Avicébron fut très-célèbre au Xiiiç siècle. On en attribue la traduction à Gundi-salvi (Voyez Ama'dc Jourdain, Recherches suites traductions d: Aristotelis édition, page 119).

(1) Avicenne donnait à ce principe immatériel le.nom d'intelligence, et plaçait en lui toutes les formes substantielles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot de saint Augustin doit s'entendre de toute la nature corporelle prise dans son ensemble -, car il n'y a pas au-dessous d'elle de nature sur laquelle elle agisse, comme la nature spirituelle agit sur la nature corporelle, comme la nature incréée sur la nature créée. Mais un corps peut être inférieur à un autre dans le sens qu'il peut être en puissance par rapport à ce qu'un autre possède en acte.

2. Par là la solution du second argument est évidente. Car il est à remarquer que quand Avicébron argumente ainsi : Il y a un être qui meut sans être mù et qui est le premier auteur de ce qui existe ; donc il y a également un être qui est mû et qui n'est que passif ; on peut le lui accorder. Mais cet être qui est mû et qui n'est que passif c'est la matière première qui est une puissance pure (4), comme Dieu est un acte pur, tandis queles corps sont en puissance et en acte; c'est pourquoi, ils sont actifs et passifs.

(1)  La matière première n a pas par clle-mêmo l'existence ; elle est le sujet premier dont toutes les substances naturelles sont faites; comme elle n'est déterminée relativement à aucune manière d'être, elle est indifféremment en puissance à l'égard de toutes les formes et de toutes les espèces.

3. Il faut répondre au troisième, que la quantité ne prive pas la forme corporelle absolument de toute action, comme nous l'avons dit (in corp. art.), mais elle l'empêche d'être un agent universel, parce que la forme s'individualise du mêment qu'elle existe dans une matière soumise à la quantité. La preuve qu'on tire de la gravité des corps ne prouve nullement la thèse qu'on veut établir. 4° Parce que l'augmentation de la quantité n'est pas cause de la pesanteur, comme le prouve Aristote (De caelo et mundo, lib. iv, text. 9). 2° Parce qu'il est faux que la pesanteur rende le mouvement plus lent. Au contraire, plus une chose est lourde et plus elle se meut d'un mouvement qui lui est propre. 3° Parce que l'action ne résulte pas d'un mouvement local, comme l'a supposé Démocrite, mais elle provient de ce qu'un être passe de la puissance à l'acte.    '

4. Il faut répondre au quatrième, que le corps n'est pas l'être le plus éloigné de Dieu, car il participe à la ressemblance divine par sa forme, mais ce qui s'éloigne le plus de Dieu c'est la matière première qui n'est active d'aucune manière puisqu'elle est seulement en puissance.

5. Il faut répondre au cinquième, que le corps est actif par rapport à la forme accidentelle comme par rapport à la forme substantielle. Car la qualité active, comme la chaleur, bien qu'elle soit un accident agit cependant par la vertu de la forme substantielle à titre d'instrument. C'est pourquoi elle peut avoir action sur la forme substantielle, comme la chaleur naturelle concourt à la génération de la chair selon qu'elle est l'instrument de l'âme. Par rapport à ce qui est accidentel elle agit par sa propre vertu. Car il n'est pas contraire à la nature de l'accident qu'il s'étende au delà de son sujet par l'action, mais seulement sous le rapport de l'être, à moins qu'on imagine que l'accident que reçoit l'être passif est numériquement le même que celui qui existedans l'être actif, à l'exemple de Démocrite qui supposait que l'action provenait de l'écoulement ou de la transmission des atomes.


ARTICLE II. — LA MATIÈRE CORPORELLE RENFERME-T-ELLE QUELQUES RAISONS SÉMINALES (2)?


(2) Dans cet article saint Thomas établit que Dieu a donné à ses créatures des vertus actives et passivespar lesquelles elles peuvent engendrer leur semblable, ou se porter naturellement vers une chose. C'est ceque supposent les théologiens quand ils disent que les dénions peuvent faire des miracles improprement dits, en appliquant les causes actives aux passives : applicando aclivapassiris.

Objections: 1.. Il semble que dans la matière corporelle il n'y ait pas de raisons séminales. Car une raison implique une certaine manière d'être spirituelle, et dans la matière corporelle rien n'existe spirituellement, tout est corporel, c'est-à-dire conforme à la manière d'être du sujet lui-même. Donc dans la matière corporelle il n'y a pas de raisons séminales.

2.. Saint Augustin dit (De Trin. lib. m, cap. 8) que les démons produisent certaines oeuvres en employant par des mouvements cachés les semences et les principes actifs qu'ils savent exister dans les éléments. Or, ce sont les corps et non les raisons qu'on met en usage par le mouvement local. C'est donc à tort qu'on dit que les raisons séminales existent dans la matière corporelle.

3.. La semence est le principe actif. Or, dans la matière il n'y a pas de principe actif, puisqu'il n'est pas dans la nature de la matière d'agir, comme nous l'avons dit (art. préc). Donc dans la matière corporelle il n'y a pas de raisons séminales.

4.. Dans la matière corporelle on appelle raisons causales ce qui paraît capable de produire les choses. Or, les raisons séminales sont différentes des raisons causales, puisque les miracles se font en dehors des premières et non en dehors des secondes. C'est donc à tort qu'on dit que les raisons séminales existent dans la matière corporelle.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (loc. cit.) que dans les éléments corporels de ce monde sont cachées les semences occultes de toutes les choses qui naissent corporellement et visiblement.

CONCLUSION. — Les puissances séminales qui sont les principes actifs et passifs de la génération et du mouvement des êtres naturels existent d'une foule de manières dans la matière corporelle.

Il faut répondre que toute dénomination est prise ordinairement de l'être le plus parfait, comme le prouve très-bien Aristote (De anima, lib. 0, text. 49). Or, les plus parfaits de tous les corps qui existent dans la nature, ce sont les corps vivants -, c'est ce qui fait que le mot nature a été emprunté aux choses vivantes pour désigner en général tous les êtres qui existent. Car le mot nature, comme ledit Aristote (Met. lib. v, text. 5), a d'abord été employé pour exprimer la génération des êtres vivants, c'est-à-dire leur naissance. Ensuite les êtres vivants étant engendrés par un principe avec lequel ils sont unis, comme le fruit l'est à l'arbre, le foetus à la mère, on a conséquem-ment étendu le mot de nature à tout principe du mouvement qui existe en celui qui est mû. Or, il est évident que le principe actif et le principe passif de la génération des êtres vivants sont les semences qui les engendrent. C'est pourquoi saint Augustin donne le nom de raisons séminales à toutes les vertus actives et passives qui sont les principes de la génération et du mouvement des êtres naturels. Ces vertus actives et passives peuvent se considérer sous plusieurs rapports. En effet, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. vi, cap. 10 et 18), 1° elles existent principalement et originellement dans le Verbe même de Dieu, selon leurs raisons idéales ; 2° elles existent dans les éléments du monde où ellcsontété simultanément produites dès le principe, comme dans leurs causes universelles; 3° elles existent dans les choses que les causes universelles produisent successivement, comme telle ou telle plante, tel ou tel animal, elles existent là comme dans leurs causes particulières; 4° elles existent dans les semences que les animaux ou les plantes produisent et qui sont aux autres effets particuliers ce que les causes primordiales universelles sont aux effets premiers qui en résultent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus actives et passives des êtres naturels, quoiqu'on ne puisse leur donner le nom de raisons selon qu'elles existent dans la matière corporelle, peuvent cependant recevoir ce nom relativement à leur origine, puisqu'elles viennent des raisons idéales qui sont dans le Verbe de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que ces vertus actives ou passives résident dans certaines parties du corps que les démons transportent d'un lieu à un autre pour produire certains effets (1), et qu'alors on dit qu'ils emploient les puissances ou les raisons séminales des êtres.

(1) C'est de cette manière que s'opèrent la plupart des prodiges qu'on attribue aux démons ou aux anges.

3. Il faut répondre au troisième, que la semence du mâle est le principe actif dans la génération de l'animal. On peut aussi donner le nom de semence à ce qui vient de la femelle qui est le principe passif. On peut donc comprendre par le mot semence les puissances actives et passives.

4. Il faut répondre au quatrième, que d'après ce que dit saint Augustin des raisons séminales, on voit assez que les raisons séminales sont aussi des causes, comme la semence est elle-même une cause. Car il dit [De Trin. lib. m, cap. 9) que comme les mères portent leurs petits, de même le monde porte en lui-même les causes de tous les êtres qui naissent. Néanmoins on peut dire que les raisons idéales peuvent être appelées des causes sans qu'on puisse, à proprement parler, leur donner le nom de raisons séminales , parce que la semence n'est pas un principe séparé. Et on n'appelle pas miracle ce qui se fait en dehors de ces raisons idéales, ni ce qui s'opère en dehors des vertus passives que Dieu a mises dans les créatures et qui déterminent les effets qu'il est possible d'en tirer. Mais on appelle miracle ce qui se fait en dehors des vertus actives naturelles et des puissances passives qui s'y rapportent directement-, ce qui arrive quand une chose se fait contre l'ordre et le cours ordinaire des vertus séminales.

ARTICLE III. — les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe dans les corps inférieurs ici-bas (2) ?


I pars (Drioux 1852) Qu.114 a.2