I pars (Drioux 1852) Qu.115 a.3

ARTICLE III. — les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe dans les corps inférieurs ici-bas (2) ?


(2) Saint Thomas exagère ici l'influence des corps célestes sur les êtres suMunaircs, d'après Aristote; mais ces erreurs secondaires, qui tiennent h l'état où se trouvait la science à celte époque, sont sans conséquence.

Objections: 1.. Il semble que les corps célestes ne soient pas cause de ce qui arrive ici-bas parmi les corps inférieurs. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 7) : Pour nous, nous disons que les corps célestes ne sont pas la cause des choses qui arrivent-, ils ne corrompent pas lesêtres qui sont corruptibles , mais ils sont plutôt les signes de la pluie et des changements de l'atmosphère.

2.. Pour faire une chose il suffit d'un agent qui agisse et de la matière qui reçoive son action. Or, dans les corps inférieurs on trouve une matière qui est passive et des agents qui sont contraires, comme le chaud, le froid, etc. Donc il n'est pas nécessaire pour indiquer la cause des phénomènes terrestres de remonter aux corps célestes pour les leur attribuer.

3.. L'agent produit son semblable. Or, nous voyons que tout ce qui se passe ici-bas provient de ce que les corps sont échauffés, refroidis, humectés, desséchés, et qu'ils subissent d'autres impressions analogues qui n'existent pas dans les corps célestes. Donc les corps célestes ne sont pas la cause des phénomènes qui se produisent au milieu de nous.

4.. Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. v, cap. 6), il n'y a rien de plus corporel que la différence des sexes. Or, cette différence ne provient pas des corps célestes. La preuve en est que de deux individus nés sous une seule et même constellation, l'un est mâle et l'autre femelle. Donc les corps célestes ne sont pas la cause des choses corporelles qui se passent ici-bas.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. iii, cap. 4) que les corps les plus épais et les plus faibles sont régis par les plus subtils et les plus puissants. Et saint Denis affirme (De div. nom. cap. 4) que la lumière du soleil concourt à la génération des corps sensibles, les fait vivre, les nourrit, les augmente et les perfectionne.

CONCLUSION. — Les corps célestes n'étant pas susceptibles de recevoir un autre mouvement que le mouvement local, ils sont la cause de tout ce qui se passe dans les corps inférieurs et de toutes leurs variations.

Il faut répondre que.toute multiplicité procède de l'unité, et que ce qui est immobile n'a qu'une manière d'être, tandis que ce qui est mù en a une foule ; il s'ensuit que dans toute la nature tout mouvement procède d'un être immobile. Par conséquent plus les êtres sont immobiles et plus ils sont la cause de ceux qui se meuvent le plus. Or, entre tous les corps les corps célestes sont les plus immobiles, puisqu'ils n'ont pas d'autre mouvement que le mouvement local. C'est ce qui fait que les mouvements des corps terrestres qui sont très-divers et qui changent beaucoup de formes se rapportent au mouvement des corps célestes comme à leur cause.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole de saint Jean Damascène signifie que les corps célestes ne sont pas la cause première de la génération et de la corruption des êtres inférieurs, comme le prétendaient ceux qui en faisaient des dieux.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'y a pas dansles corps supérieurs d'autres principes actifs que les qualités actives des éléments, telles que le froid, le chaud, etc. S'il était vrai que les formes substantielles des corps inférieurs ne fussent diversifiées que par ces accidents auxquels les anciens philosophes ont assigné pour principes la rareté et la densité, il ne serait pas nécessaire d'admettre un principe actif supérieur à ces corps, parce qu'ils suffiraient eux-mêmes à l'explication de tous les phénomènes. Mais en observant avec soin les choses on remarque que ces accidents sont en quelque sorte les dispositions matérielles qui préparent les formes substantielles des corps naturels. Mais comme la matière ne suffit pas pour déterminer l'action, il en résulte qu'au-dessus de ces dispositions matérielles il faut reconnaître un principe actif. C'est ce qui a porté les platoniciens à supposer des espèces séparées dont la participation détermine les formes substantielles des corps inférieurs. Mais leur système n'est pas plausible, parce que leurs espèces séparées auraient toujours la même manière d'être, puisqu'ils les croient immobiles. Il résulterait donc de là qu'il n'y aurait aucune diversité à l'égard de la génération et de la corruption des corps inférieurs, ce qui est évidemment faux. Il est donc nécessaire, d'après Aristote (De Gen. lib. h, text. 56 et seq.), d'admettre un principe actif mobile, qui par sa présence et son absence produise de la variété à l'égard de la génération et de la corruption des corps inférieurs, et ce sont les corps célestes qui remplissent ce rôle. C'est pourquoi tout ce qui engendre et perpétue l'espèce dans les êtres inférieurs est en quelque sorte l'instrument des corps célestes, selon cette expression d'Aristote (Phys. lib. h. text. 26) : L'homme engendre V'homme ainsi que le soleil.

3. Il faut répondre au troisième, que les corps célestes ne sont pas semblables sous le rapport de l'espèce aux corps inférieurs, mais ils comprennent dans leur vertu universelle tout ce que les corps inférieurs produisent par voie de génération. C'est dans le même sens que nous disons que tous les êtres ressemblent à Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, que les actions des corps célestes sont diversement reçues dans les corps inférieurs en raison des diverses dispositions de la matière. C'est cette diversité de disposition qui produit la diversité des sexes. Aussi saint Augustin (De civ. Dei, lib. v, cap. 6), pour rejeter la divination qui se faisait au moyen des astres, montre-t-il que leurs effets mêmes varient dans les choses corporelles selon la disposition diverse de la matière.


ARTICLE IV. — les corps célestes sont-ils la cause des actions de l'homme (1)?


(1) Cet article est une réfutation dos erreurs de l'astrologie judiciaire, que le pape Sixte V a flétries dans sa constitution de Van 1586. Cette constitution a été confirmée par une bulle d'Urbain VIII, du 22 mars 1631, et par une foule de décrets portés par divers conciles particuliers.

Objections: 1.. Il semble que les corps célestes soient la cause des actes de l'homme. Car les corps célestes étant mus par les substances spirituelles, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 1 et 3), agissent par leur puissance comme des instruments. Or, ces substances spirituelles sont supérieures à nos âmes. Il semble donc qu'elles puissent avoir de l'influence sur elles, et par conséquent être cause de nos actes.

2.. Tout ce qui a plusieurs formes se rapporte à un principe d'une forme unique. Or, les actes de l'homme sont divers et de formes multiples. Il semble donc qu'ils se rapportent aux mouvements uniformes des corps célestes comme à leurs principes.

3.. Les astronomes annoncent souvent la vérité sur les événements de la guerre et sur les autres actes humains qui ont l'intellect et la volonté pour principes, ce qui ne pourrait pas avoir lieu si les corps célestes n'étaient la cause des actes de l'homme. Donc ils en sont la cause.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène dit [De fiel. orth. bh. n, cap. 7) que les corps célestes ne sont point du tout la cause des actes de l'homme.

CONCLUSION. — Puisque l'intellect et la volonté qui sont les principes des actes de l'homme ne sont point du tout dépendants des organes corporels, les corps célestes ne peuvent pas être la cause directe des actes humains, ils en sont la cause indirecte, en agissant par eux-mêmes sur les corps qui servent à l'exercice de ces deux puissances.

Il faut répondre que les corps célestes agissent directement et par eux-mêmes sur les corps inférieurs; ils agissent aussi sur les facultés de l'âme, qui sont les actes des organes corporels, non d'une manière directe, mais par accident. Car ces puissances sont nécessairement entravées dans leurs actes par les entraves que subissent les organes eux-mêmes. C'est ainsi que l'oeil, quand il est trouble, ne voit pas bien. Par conséquent si l'intellect et la volonté étaient des puissances dépendantes des organes corporels, comme quelques philosophes l'ont prétendu en soutenant que l'intellect ne diffère pas des sens, il s'ensuivrait nécessairement que les corps célestes seraient la cause des déterminations et des actes de l'homme. Il en résulterait aussi que l'homme serait porté par son instinct naturel à agir, comme le sont les autres animaux qui n'ont d'autres facultés que celles qui dépendent des organes du corps. Sa spontanéité naturelle serait l'effet de l'influence des corps célestes ; il n'y aurait donc plus en lui de libre arbitre, et ses actions seraient déterminées comme le sont celles de tous les êtres qui existent dans la nature. Ce qui est évidemment faux et contraire à la dignité humaine.

On doit cependant reconnaître (1) que les corps célestes exercent indirectement et par accident une certaine influence sur l'intellect et la volonté, parce que ces deux facultés reçoivent l'une et l'autre quelque chose des puissances inférieures qui dépendent des organes corporels. Mais à cet égard l'intellect et la volonté ne se conduisent pas de la même manière. Car l'intellect est nécessairement obligé de percevoir les objets que les puissances inférieures lui présentent. D'où il vient que quand l'imagination, la pensée ou la mémoire sont troublées, l'action intellectuelle l'est nécessairement aussi. Mais la volonté ne suit pas nécessairement l'inclination de l'appétit sensitif. Quoique les passions qui sont dans l'appétit irascible et dans l'appétit concupiscible aient une certaine influence sur elle, néanmoins il est toujours en sa puissance de les suivre ou d'y résister. C'est pourquoi l'action des corps célestes qui peut modifier les puissances inférieures de l'âme atteint moins la volonté qui est la cause prochaine des actes de l'homme que l'intellect. Il n'y a donc que ceux qui disent que l'intellect ne diffère pas des sens qui puissent admettre que les corps célestes sont la cause des actes humains. Quelques-uns d'entre eux ont même ajouté que la volonté est dans les humains, telle que veut qu'elle soit tous les jours le père des dieux et des hommes (2). Mais comme il est constant que l'intellect et la volonté ne sont pas les actes des organes corporels, il est impossible que les corps célestes soient la cause des actions humaines.

(1) Cette concession est une conséquence (te ce que saint Thomas a établi clans l'article précédent, et elle se ressent de l'extension qu'il a donnée à son principe.

(2) Cette citation est d'Homère (Odyssée, liv. xviii, v. (33 et 150). Les interprètes sont partagés sur le sens de ce passage. Il y en a qui prétendent que Homère a voulu dire que la situation de 1 esprit de l'homme était à la merci des influences de l'air désigné ici sous le nom de Jupiter. D'après Eustathc, ces vers signifient que l'esprit de l'homme dépend des événements.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les substances spirituelles qui meuvent les corps célestes agissent sur les choses matérielles par l'intermédiaire des corps célestes eux-mêmes, mais elles agissent immédiatement sur l'entendement en l'éclairant. Quant à la volonté nous avons vu qu'elles ne pouvaient la changer (quest. exi, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que comme la variété des mouvements des corps inférieurs se rapporte à l'uniformité des mouvements célestes qui en est le principe, de même la variété des actes qui procèdent de l'intellect et de la volonté se rapporte à un principe unique qui est l'intellect et la volonté de Dieu.

3. Il faut îréppndre au troisième, que la plupart des hommes suivent les passions qui résultent des mouvements de l'appétif sensitif, et auxquelles les corps célestes peuvent coopérer ; tandis que le nombre des sages qui résistent à ces mêmes passions est très-restreint. C'est ce qui fait que les astronomes disent vrai en beaucoup de circonstances (3), et peuvent prédire certains événements en général ; mais ils ne le peuvent en particulier, parce que rien n'empêche l'homme de résister à sa passion par son libre arbitre. Aussi les astrologues disent-ils que l'homme sage règne sur les astres; ce qui signifie qu'il règne sur ses passions.

(3) D'après saint Augustin, si les astrologues disent vrai quelquefois, Dieu le permet pour que ceux qui les consultent s'engagent toujours de plus en plus dans leur erreur (De doct. christ, cap. 23; De Gcn, ad litt. lib. il, cap. 17).


ARTICLE V. — les corps célestes peuvent-ils exercer de l'influence \Bsur les» démons eux-mêmes (4) ?


(4) Cet article est une réfutation de Ménandre. de Cynocrate et de la plupart des hérétiques de-premiers ^siècles qui s'étaient exa,,éré l'influence de la magie et des sciences occultes.

Objections: 1.. Il semble que les corps célestes puissent avoir influence sur les démons eux-mêmes. Car les démons, selon les phases croissantes de la lune, tourmentent certains individus, qu'on appelle pour cela lunatiques, comme on le voit en saint Matthieu (Matth, iv et xvii). Or, il n'en serait pas ainsi s'ils n'étaient soumis à l'action des corps célestes. Donc ils y sont soumis.

2.. Les nécromanciens observent certaines (constellations pour invoquer les démons. Or, on ne devrait pas invoquer les démons au moyen des corps célestes s'ils ne leur étaient Isoumis. Donc les démons sont soumis à l'influence de ces corps.

3.. Les corps célestes ont plus de vertu que les corps inférieurs. Or, il y a des démons qu'on repousse au moyen de quelques-uns de ces derniers corps : par exemple, par des herbes, des pierres, des animaux, des sons, des voix, des figures et des simulacres, selon le témoignage de Porphyre cité par saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 11). Donc à plus forte raison les démons sont-ils soumis à l'influence des corps célestes.


Mais c'est le contraire. Car dans l'ordre de la nature les démons sont supérieurs aux corps célestes; puisque, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 16), l'agent est au-dessus du patient. Donc ils ne sont pas soumis à l'action de ces corps.

CONCLUSION. — Les démons étant des substances intellectuelles qui ne sont point du tout unies aux corps, ils ne peuvent être d'aucune manière soumis à l'action des corps célestes.

Il faut répondre qu'à l'égard des démons il y a trois opinions différentes. La première est celle, des péripatéticiens (1) qui soutenaient que les démons n'existaient pas, et que ce qu'on attribuait aux démons dans la nécromancie était l'effet de la puissance des corps célestes. C'est ce que saint Augustin rapporte d'après Porphyre (De civ. Dei, lib. x, cap. 11), qui fait dire à ces philosophes que les hommes avaient imaginé des puissances capables de produire les divers effets que produisent les astres. Mais ce système est évidemment faux. Car l'expérience est là pour nous apprendre que les démons font beaucoup de choses que la vertu des corps célestes ne pourrait jamais faire. Ainsi les astres pourraient-ils faire parler à quelqu'un une langue inconnue, citer des vers ou des passages d'auteurs qu'il n'a jamais lus, ou faire parler et mouvoir des statues comme le font les nécromanciens. D'après ces faits les platoniciens ont été forcés de reconnaître l'existence des démons, et ils en ont fait des animaux dont le corps est aérien et l'âme passive. Saint Augustin rapporte encore ce sentiment qui était celui d'Apulée (De civ. Dei, lib. viii, cap. 16). Suivant cette opinion on pourrait dire que les démons sont soumis aux corps célestes de la même manière que les hommes (art. préc). Mais elle est fausse, comme nous l'avons prouvé (quest. li, art. 1). Pour nous, nous disons que les démons sont des substances intellectuelles qui ne sont point unies aux corps. D'où il est manifeste qu'ils ne sont soumis à l'action des corps célestes, ni par eux-mêmes, ni par accident, ni directement, ni indirectement.

(1) On voit que saint Thomas ne craint pas de s'écarter des doctrines péripatéticiennes quand elles sont en désaccord avec te qu'il considère comme l'enseignement traditionnel de la theologie.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si les démons tourmentent quelques hommes selon les mouvements de la lune, on peut en donner deux raisons. La première, que donnent saint Jérôme (in cap. iv ) et saint Chrysostome (Hom. lviiii in ), c'est qu'ils paraissent vicier par là l'action de la lune qui est une créature de Dieu. La seconde, c'est que, comme iis ne peuvent agir que par le moyen des vertus naturelles, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4, et quest. ex, art. 4), ils considèrent avant de faire une chose si les corps qu'ils vont employer sont parfaitement aptes à produire l'effet qu'ils désirent. Or, il est évident que le cerveau est l'organe le plus humide du corps. C'est pourquoi il est le plus soumis à l'action de la lune qui a par elle même la propriété de mouvoir les humeurs. Et comme les puissances animales fonctionnent au moyen de cet organe, il arrive que les démons profitent des phases croissantes de la lune pour troubler l'imagination de l'homme, parce que c'est dans ce mêment que le cerveau se prête le mieux à leur action.

2. Il faut répondre au second, que les démons invoqués sous certaines constellations répondent à cette invocation pour deux raisons : 1° pour faire croire aux hommes qu'il y a dans les astres une divinité et les faire tomber dans cette erreur ; 2° parce qu'ils savent que sous certaines constellations la matière qu'ils emploient est plus apte à produire les effets pour lesquels ils sont invoqués.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 6), les démons sont attirés par les divers genres de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux, de chants, de rits, non comme les animaux le sont par la nourriture, mais comme les esprits le sont par les signes ; parce qu'on ne produit toutes ces choses à leur égard qu'en signe des honneurs divins qu'on leur rend, et qu'ils sont d'ailleurs très-ambitieux de cette sorte de gloire.


ARTICLE VI. — les corps célestes rendent-ils nécessaires les effets de toutes les causes soumises a leur action ?


Objections: 1.. Il semble que les corps célestes rendent nécessaires les effets de toute s les causes soumises à leur influence. Car, du mêment que l'on pose une cause capable de produire un effet, il est nécessaire que l'effet s'ensuive. Or, les corps célestes sont une cause de cette nature. Par conséquent, dès qu'ils existent avec leurs dispositions et leurs mouvements,! tous les effets qu'ils doivent produire arrivent nécessairement.

2.. L'effet d'un agent se produit nécessairement dans la matière quand la vertu de l'agent est si grande qu'elle peut se soumettre toute la matière elle-même. Or, toute la matière des corps inférieurs est soumise éminemment à la vertu des corps célestes. Donc les effets des corps célestes se produisent nécessairement dans la matière corporelle.

3.. Si l'effet d'un corps céleste n'était pas nécessaire, c'est qu'il y aurait une cause qui l'empêcherait de se produire. Or, tous les corps qui pourraient empêcher l'effet d'un corps céleste se rapportent nécessairement à un principe céleste quelconque, puisque les corps célestes sont cause de tous les phénomènes qui se produisent ici-bas. Par conséquent, ce principe céleste étant nécessaire lui-même, il s'ensuit qu'il doit nécessairement empêcher l'effet de l'autre corps céleste qui est parla même entravé ; de telle sorte que tout ce qui arrive est toujours soumis à la loi de la nécessité.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De Somn. et Fig. cap. 2) qu'un grand nombre des choses qui se produisent ici-bas et qui sont les effets des corps célestes, comme les pluies et les vents, pourraient bien ne pas arriver. Donc tous les effets des corps célestes ne sont pas nécessaires.

CONCLUSION. — Tout ce que les corps célestes produisent dans ce monde sublunaire n'arrive pas nécessairement.

Il faut répondre que cette question est en partie résolue par ce que nous avons dit précédemment, mais qu'elle offre cependant encore quelque difficulté. Car nous avons montré (art. 4) que quoique l'action des corps célestes produise clans la nature matérielle certaines inclinations, la volonté n'est pas pour cela contrainte de les suivre, et par conséquent il peut se faire que par son action propre elle empêche l'effet des corps célestes, non-seulement dans l'homme lui-même, mais encore dans les autres choses auxquelles l'action de l'homme s'étend. Mais parmi les êtres qui existent dans la nature on ne trouve aucun principe semblable qui ait la liberté de suivre ou de ne pas suivre l'influence des corps célestes. D'où il semble résulter qu'au moins dans la nature tout ce qui arrive est nécessaire selon le raisonnement des anciens philosophes qui supposaient que tout ce qui existe a une cause, et que quand on pose la cause l'effet s'ensuit nécessairement. Ce qui leur faisait conclure que tout arrive nécessairement. Mais Aristote réfute cette opinion (Met. lib. vi, text. î>), précisément en combattant les deux principes qu'on lui donnait pour appuis. En effet 1° il n'est pas vrai que du mêment où l'on pose la cause l'effet s'ensuive nécessairement. Car il y a des causes qui ne produisent pas nécessairement leurs effets, mais qui le plus souvent sont entravées en partie. Mais comme elles ne sont entravées que par une autre cause qui leur fait obstacle, il semble qu'on devrait toujours regarder ces effets comme nécessaires, puisque l'obstacle qui empêche la cause de se produire agit lui-même nécessairement. C'est pourquoi il faut observer en second lieu que tout ce qui existe par soi a une cause, mais que ce qui existe par accident n'en a point, parce que ce n'est pas véritablement un être puisqu'il n'est pas véritablement un. Car la blancheur a une cause aussi bien que la musique-, mais une musique blanche n'a pas de cause, parce que ce n'est pas un être véritable, une chose qui soit réellement une. Or, il est évident qu'une cause qui empêche l'action d'une autre qui était destinée à produire un effet déterminé, ne lui est unie que par accident; d'où il résulte que ce concours n'étant qu'accidentel n'a pas de cause proprement dite. C'est pourquoi l'effet qui en résulte ne se rapporte pas à une cause préexistante dont il découle nécessairement. Ainsi qu'un corps terrestre embrasé soitproduit dans la^partie supérieure de l'air et qu'il tombe ensuite sur cette terre, il a pour cause la puissance céleste qui l'a engendré. De même, qu'à la surface de la terre il y ait une matière combustible, on peut la ramener à quelque corps céleste comme à son principe. Mais si du feu vient à tomber, qu'il rencontre telle ou telle matière et qu'il la brûle, cet effet est accidentel et il n'a pas pour cause un corps céleste. Il est donc évident que tous les effets des corps célestes ne sont pas nécessaires.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les corps célestes produisent les effets inférieurs au moyen de causes particulières inférieures aussi, et qui peuvent être entravées dans leur action par d'autres causes.

2. Il faut répondre au second, que la vertu d'un corps céleste n'est pas infinie. Il faut donc, pour produire son effet, qu'elle trouve la matière sur laquelle elle agit convenablement disposée sous le rapport de la distance locale comme sous tous les autres rapports. Ainsi, la distance peut être un obstacle à l'action d'un corps céleste. Le soleil, par exemple, n'a pas la même chaleur dans la Dacie que dans l'Egypte. La grossièreté de la matière, le froid, le chaud, etc., peuvent aussi être des obstacles qui gênent l'action d'un corps céleste.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique la cause qui entrave l'action d'une autre se rapporte elle-même à un corps céleste comme à son principe, cependant le concours de ces deux causes étant accidentel, on ne peut le rapporter à une cause céleste, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

QUESTION CXVI. : DU DESTIN.


Nous avons ensuite à nous occuper du destin. — A cet égard nous avons quatre questions à traiter : 1° Le destin exisle-t-il? — 2" En quoi consiste-t-il ? — 3° Est-il immobile? — 4° Tout lui est-il soumis ?

ARTICLE I. — LE DESTIN EST-IL QUELQUE CHOSE (1)?


(1) En donnant à ce mot le sens que nous attachons à celui de Providence , saint Thomas concilie sans peine les divers sentiments auxquels cette question a donné lieu.

Objections: 1.. Il semble que le destin ne soit rien. Car saint Grégoire dit (Hom. x in ) : Que les fidèles se gardent bien de dire que le destin est quelque chose.

2.. Les choses que le destin produit ne sont pas imprévues. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. v, cap. 9) que le mot destin (fatum) vient du mot (fari), qui signifie parler; parce qu'on attribue au destin tout ce qu'on a pu annoncer à l'avance. Or, ce que l'on prévoit n'est ni éventuel, ni fortuit. Par conséquent, s'il y a des choses qui viennent du destin, il n'y a plus en ce monde ni hasard, ni fortune.


Mais c'est le contraire. On ne définit pas ce qui n'existe pas. Or, Boëce définit le destin (De Cons. lib. iv, pros. 6). Il dit que c'est une disposition inhérente aux choses passagères, par laquelle la Providence les enchaîne l'une à l'autre pour remplir l'ordre de ses desseins. Donc le destin existe.

CONCLUSION. — On dit avec raison que le destin existe dans le sens que tout ce qui arrive ici-bas est soumis à la providence divine comme ayant été ordonné par elle et pour ainsi dire exprimé à l'avance.

Il faut répondre que parmi les choses qui se passent ici-bas il y en a qui paraissent dépendre de la fortune ou du hasard. Mais il arrive quelquefois qu'une chose qui paraît fortuite par rapport aux causes inférieures a cependant été voulue directement par une cause supérieure. C'est ainsi que quand deux serviteurs du même maître sont envoyés par lui au même lieu, sans qu'ils le sachent, leur rencontre leur semble l'effet du hasard, parce qu'ils ne songeaient pas à se rencontrer, mais à l'égard du maître elle n'a rien de fortuit puisqu'il l'a directement voulue. Il y a donc eu des philosophes (2) qui n'ont pas voulu rapporter à une cause supérieure ces événements qui arrivent fortuitement et par hasard. Ils ont nié le destin et la Providence, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. v, cap. 9), ce qui est contraire à ce que nous avons dit plus haut en parlant de cet attribut divin (quest. xxii, art. 2). D'autres ont voulu ramener à la cause supérieure, c'est-à-dire aux corps célestes, tout ce qu'il y a de fortuit et d'éventuel ici-bas, soit dans les choses naturelles, soit dans les choses humaines. Selon leur système le destin n'estrien autre chose que la disposition des astres sous laquelle chacun a été conçu ou est né. Mais ce système ne peut se soutenir pour deux raisons : 1° Par rapport aux choses humaines. Car nous avons montré (quest. préc. art. 4) que les actes humains ne sont soumis à l'influence des corps célestes que par accident et indirectement. Toute cause fatale ayant rapport à ce qui est fait par le destin, il faut qu'elle soit directement et par elle-même cause de ce qui arrive. 2° Par rapport à tout ce qui se fait par accident. Car nous avons dit (quest. préc. art. 6j que ce qui existe par accident n'est pas à proprement parler un être et n'a pas d'unité. Or, tout ce que la nature produit a pour terme quelque chose qui est un. Il est donc impossible que ce qui existe par accident soit par lui-même l'effet d'un principe naturel agissant. Ainsi, la nature ne peut jamais faire par elle-même qu'en cherchant à creuser un tombeau on trouve un trésor. Et comme il est évident que les corps célestes agissent de la même manière que les principes naturels, il s'ensuit que les effets qu'ils produisent en ce monde sont naturels aussi. 11 est donc impossible que la vertu active d'un corps céleste quelconque soit cause de ce qui arrive ici par accident, soit par l'effet du hasard, soit par l'effet de la fortune. C'est pourquoi on doit reconnaître que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans la nature, soit dans l'humanité, se rapporte à une cause supérieure qui a réglé tout cela à l'avance, et qui n'est rien moins que la providence divine. Car rien n'empêche que ce qui existe par accident n'ait son unité dans l'intelligence ; autrement l'esprit ne pourrait former cette proposition : Celui qui creusait un tombeau a trouvé un trésor.Vmsque l'entendement peut saisir cette proposition, il peut donc la réaliser ; comme si, par exemple, quelqu'un savait où un trésor est caché et qu'il prît un manoeuvre qui l'ignore pour creuser là un tombeau. Par conséquent, ce qui arrive ici-bas par accident, et que nous considérons comme éventuel et comme fortuit, peut se rapporter à une cause ordonnatrice qui agit par l'intelligence et surtout par l'intelligence divine. Car il n'y a que Dieu qui puisse changer la volonté, comme nous l'avons dit (quest. cv, art. 4; quest. cvi, art. 1, et quest. exi, art. 2). Conséquemment, on ne peut attribuer qu'à lui le pouvoir d'ordonner les actes humains dont la volonté est le principe. Ainsi, nous pouvons admettre le destin dans le sens que tout ce qui arrive ici-bas est soumis à la providence divine qui a tout réglé et pour ainsi dire tout exprimé à l'avance. A la vérité les saints Pères n'ont pas voulu se servir de ce mot, mais c'était uniquement pour n'avoir pas l'air de favoriser le sentiment de ceux qui en faisaient une vertu soumise à la position des astres (î).

C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. v, cap. \) que si on entend par le destin la volonté ou la puissance de Dieu à laquelle tout obéit, on doit soutenir ce sentiment, mais qu'il faut changer le nom parce qu'il prête à l'équivoque. C'est aussi pour la même raison que saint Grégoire nie l'existence du destin.

(2) La plupart des philosophes anciens sont tombés dans cette erreur. Les priscilliens l'ont renouvelée et ont été condamnés par le concile de Braga (can. ix et x) et par le premier concile de Tolède.

(1) Cette erreur a été réfutée par Origènc dont Kusèbe rapporte les paroles [De jiroepar. evang. lib. Vi, cap. 0', par saint Basile [Hexam. lib. Vi), par .'aint Ambroise llfexam. lib. IV, cap. 4), par saint Augustin (Confett. lib. IT, cap. 3), par saint Grégoire le Grand (loc. cit.), par Jean de Saris-bury (Polycret. lib. Il, cap. 19 et 26), etc., etc.


Solutions: 1. Par là la réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, que rien n'empêche que ce qui est fortuit et éventuel par rapport aux causes prochaines ne le soit pas par rapport à la providence divine; car rien n'arrive en ce monde que Dieu ne l'ait voulu, comme le dit saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 24).


ARTICLE II. — le destin existe-t-il dans les créatures (2)?


(2) D'après Boëce, la providence en Dieu n'est que la raison divine qui conduit les créatures; le destin est la disposition que la Providence met dans Pofdre de leurs actions. C'est sur cette distinction que roule toute la doctrine renfermée dans cet article.

Objections: 1.. Il semble que le destin n'existe pas dans les créatures. Car, d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. v, cap. 8 et 9), c'est à la volonté ou à la puissance de Dieu qu'on donne le nom de destin. Or, la volonté et la puissance de Dieu n'existent pas dans les créatures, mais en Dieu. Donc le destin n'existe pas dans les créatures, mais en Dieu.

2.. Le destin est aux choses qu'il produit ce que la cause est à l'effet. Or, il n'y a que Dieu qui soit la cause universelle et directe de ce qui arrive ici-bas par accident, comme nous l'avons dit (art. préc). Donc le destin est en Dieu et non dans les créatures.

3.. Si le destin existe dans les créatures, c'est une substance ou un accident. Dans tous les cas il doit nécessairement être multiple comme les créatures elles-mêmes. Puisque le destin est un, il semble qu'il n'existe pas dans les créatures, mais en Dieu.


Mais c'est le contraire. Car, suivant Boëce (De Cons. lib. iv, pros. 6), le destin est une disposition inhérente aux choses qui passent.

CONCLUSION. — Le'destin existe dans les créatures dans le sens qu'elles ont été ordonnées de Dieu pour produire leurs effets.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cm, art. 6), la divine providence se sert de causes intermédiaires pour produire les effets qu'elle a en vue. L'ordre ou l'enchaînement des effets peut donc se considérer de deux manières : 1° On peut le considérer en Dieu lui-même, et alors on lui donne le nom de Providence. 2" On peut le considérer dans les causes intermédiaires que Dieu a établies pour produire ces effets, et alors c'est ce qu'on appelle destin (1). C'est la pensée de Boëce qui dit (toc. cit.) : Soit que le destin s'exerce par tous les esprits qui sont les ministres de la providence divine, soit qu'il s'exerce sur l'âme par la nature tout entière qui lui obéit, par le mouvement des corps célestes, par la vertu des anges, par l'artifice des démons, soit que toutes ces choses y concourent ensemble, sa trame embrasse en particulier et en général tous les êtres dont nous avons jusqu'alors spécialement parlé. Il est donc évident que le destin existe dans les créatures dans le sens qu'elles ont été disposées par Dieu pour produire tels ou tels effets.

(1) Le mot providence a été employé par les Pères. 11 est de la langue de l'Eglise. Les anciens philosophes se sont servis du mol destin.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'enchaînement des causes secondes, ce que saint Augustin appelle la série des causes, n'a la nature du destin qu'autant qu'il dépend de Dieu. Ainsi comme cause on peut dire que le destin est la puissance ou la volonté de Dieu, mais comme essence c'est l'enchaînement, la série ou plutôt l'ordre des causes secondes.

2. Il faut répondre au second, que le destin est cause au même titre que les causes secondes dont il comprend l'ordre ou la série.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne donne pas le nom de destin à la disposition qui est du genre de la qualité, mais à la disposition qui désigne l'ordre, et l'ordre n'est pas une substance, mais une relation. Quand on considère l'ordre par rapport à son principe il est un, et c'est en ce sens qu'on dit que le destin est un. Mais si on le considère par rapport aux effets ou aux causes moyennes il est multiple. C'est en ce sens que le poète a dit : Fos destins vous entraînent (2).

(2) Te tua fata trahunt (Eneid. v, S09).


I pars (Drioux 1852) Qu.115 a.3