II-II (Drioux 1852) Qu.2 a.1

ARTICLE I. — croire est-ce penser une chose en lui donnant son assentiment (2)?


Objections: 1. Il semble que croire, ce ne soit pas penser une chose en lui donnant son assentiment. Car la pensée implique une certaine recherche. En effet le mot latin cogitare (penser) veut dire en quelque sorte coagitare, ou simul agitare (agiter plusieurs choses ensemble). Or, saint Jean Damascène dit (De orth. fid. liii, 4, cap. 12) que la foi n'est pas un assentiment qui suppose une recherche, une délibération. Donc la pensée ne fait pas partie de l'acte de foi.

2. La foi réside dans la raison, comme nous le verrons (quest. iv, art. 2). Or, la pensée est un acte de la puissance cogitative qui appartient à la partie sensitive de l'âme, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxviii , art. 4). Donc la pensée ne fait pas partie de la foi.

3. Croire est un acte de l'entendement, puisqu'il a le vrai pour objet. Or, l'assentiment ne paraît pas être un acte de l'entendement, mais de la volonté ainsi que le consentement, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. xv, art. 1 ad 3). Donc croire ce n'est pas penser avec assentiment.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car saint Augustin entend ainsi le mot croire dans son livre de la Prédestination des saints (cap. 11 circ. med.).

CONCLUSION. — Croire c'est penser avec assentiment, mais la pensée ne se rapporte pas alors à la puissance cogitative, elle n'est pas prise non plus en général pour une vue quelconque de l'entendement, mais c'est une action de l'intelligence qui implique une certaine recherche et le consentement de la volonté.

Réponse Il faut répondre que le mot penser s'entend de trois manières : 1° On le prend d'une manière générale pour tout acte de l'entendement. C'est ainsi que saint Augustin l'entend quand il dit (De Trin. lib. iii , cap. 7): J'appelle intelligence la faculté par laquelle nous comprenons en pensant. 2° On le prend dans un sens plus propre pour cette action de l'entendement qui se livre à des recherches avant d'être arrivé à l'intelligence parfaite par la certitude delà vision (1). C'est en ce sens que saint Augustin dit (De Trin. lib. xv, cap. 16) qu'on n'appelle pas le Fils de Dieu la pensée, mais le Verbe de Dieu. Car, ajoute-t-il, notre pensée parvenant à ce que nous savons et tirant de là sa forme, est notre verbe-, c'est pourquoi on doit comprendre sans la pensée de Dieu le Verbe de Dieu qui n'est en rien susceptible d'être formé et qui ne peut être informe. En ce sens la pensée, à proprement parler, est le mouvement de l'âme qui délibère et qui n'est pas encore arrivée à la vision pleine et entière de la vérité. Mais comme ce mouvement de l'âme qui délibère peut avoir pour objet ou des idées générales, ce qui regarde la partie intellective de l'âme, ou des idées particulières, ce qui regarde la partie sensitive, il s'ensuit que la pensée se prend dans un second, sens pour l'acte de l'intellect qui délibère, et dans un troisième pour l'acte de la puissance cogitative (2). — Si on prend le mot pensée d'une manière générale et dans son premier sens, alors penser avec assentiment ne renferme pas tout ce qu'on entend par le mot croire. Car, de cette manière, celui qui considère ce qu'il sait ou ce qu'il comprend pense avec assentiment. Mais si on prend le mot penser dans le second sens (3), alors il renferme tout ce qu'on entend par l'acte de foi. Car parmi les actes de l'intellect, les uns produisent un assentiment ferme sans cette pensée (4), comme quand quelqu'un considère ce qu'il sait ou ce qu'il comprend; puisque cette considération est chez lui toute formée. Dans d'autres actes la pensée est informe, et il n'y a pas d'assentiment ferme, soit qu'on ne penche vers aucun parti, comme il arrive à celui qui doute, soit qu'on penche plus d'un côté tout en s'arrêtant à des preuves légères, comme celui qui soupçonne, soit qu'on s'arrête à un parti tout en craignant se tromper, comme le fait celui qui a une opinion. Or, l'acte de foi exige l'adhésion ferme à un sentiment, et celui qui croit a cela de commun avec celui qui sait et qui comprend -, mais la connaissance qui nous vient de la foi n'est pas parfaite comme celle qui résulte de l'évidence, et celui qui croit a ceci de commun avec celui qui doute, qui soupçonne, qui opine (5). Par conséquent le propre de celui qui croit, c'est de penser que chacun y donne son assentiment (1). C'est pour ce motif qu on distingue l'acte de foi de tous les actes de l'intellect qui ont pour objet le vrai ou le

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi ne recherche pas les lumières naturelles de la raison pour démontrer ce qu'elle croit, mais elle recherche les motifs qui portent l'homme à croire ; par exemple, la parole de Dieu et les miracles.

2. Il faut répondre au second, que dans la définition de l'acte de foi le mot penser ne se prend pas pour l'acte de la puissance cogitative, mais pour un acte de l'intellect, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'intellect de celui qui croit est déterminé non par la raison, mais par la volonté. C'est pourquoi le mot assentiment se prend dans ce cas pour l'acte de l'intellect, selon qu'il est déterminé par la volonté.

(I) Ratramne, Hincmar, Abbon de Fleurv et la plupart des auteurs du moyen âge ont cru que le symbole attribué à saint Athanase était vraiment de lui, mais il est plus probable qu'il n'a été mis sous son nom que parce qu'il renferme sa doctrine. Car aucun des écrivains contemporains de ce grand docteur n'en parle ; saint Cyrille d'Alexandrie et saint Léon n'auraient pas manqué d'en faire mention, et d'ailleurs il est si explicite à l'égard des erreurs de Nestorius et d'Eutychès, qu'il n'a dû être composé qu'après la condamnation do ces hérésiarques. On croit que Vigile de Tapse en est le véritable auteur.
(2) Cet article a pour objet de montrer la part que l'intelligence et la volonté ont à la formation de l'acte de foi
(1) C'est-à-dire de l'évidence.
(2) Cette puissance cogitative est une des facultés inférieures de l'âme ; c'est la faculté sensitive cognitive ; ce n'est pas à elle que se rapporte l'acte de foi, mais à l'entendement pur qui perçoit les vérités générales.
(3) Comme l'acte de l'entendement ou de la raison discursive.
(4) C'est-à-dire il y a des choses que nous recevons et que nous savons intuitivement sans avoir besoin de discourir à leur égard. Elles sont évidentes pour nous, mais il n'en est pas de même des vérités de la foi qui restent toujours obscures.
(5) Ce que la foi a de commun avec la science, c'est qu'elle a la même certitude qu'elle; ce qu'elle a de commun avec le doute, l'opinion, le soupçon, c'est que son objet n'est pas évident par lui-même


ARTICLE II. — les actes de foi sont-ils convenablement distingués de cette manière : croire à dieu , croire dieu et croire en dieu (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on ait tort de distinguer de cette manière les actes de foi : croire à Dieu, croire Dieu et croire en Dieu. Car pour une seule habitude il n'y a qu'un seul acte. Or, la foi est une habitude unique, puisque c'est une seule vertu. C'est donc à tort qu'on distingue plusieurs actes de foi.

2. Ce qui est commun à tout acte de foi ne doit pas être considéré comme un acte de foi particulier. Or, croire à Dieu se trouve en général dans tout acte de foi, parce que la foi repose sur la vérité première. Il semble donc qu'on ait tort de distinguer cet acte de foi des autres.

3. Ce qui convient aussi aux infidèles ne peut être mis au nombre des actes de foi. Or, croire que Dieu existe est une chose qui convient aux infidèles comme à nous. Donc on ne doit pas mettre cette croyance parmi les actes de foi.

4. Il appartient à la volonté d'être mue vers la fin, puisqu'elle a pour objet le bien et la fin elle-même. Or, croire n'est pas l'acte de la volonté, mais de l'intellect. On ne doit donc pas établir une différence entre croire en Dieu et les autres actes uniquement sur ce que cet acte implique un mouvement vers la fin.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin établit lui-même cette distinction (Lib. de verb. Dom. serm. lxi, cap. 2) (Sup. Joan. tract, xxix à med.).

CONCLUSION. — On distingue avec raison trois actes de foi de la part de l'objet relativement à l'intellect ; ces actes sont : croire à Dieu, croire Dieu et croire en Dieu.

Réponse Il faut répondre que l'acte d'une puissance ou d'une habitude quelconque se considère selon le rapport que la puissance ou l'habitude a elle-même avec son objet. Or, l'objet de la foi peut se considérer de trois manières. En effet, puisque croire appartient à l'intellect, selon qu'il est mû par la volonté pour donner son assentiment, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), l'objet de la foi peut se considérer soit par rapport à l'intellect, soit par rapport à la volonté qui le meut. Si on le considère par rapport à l'intellect, on peut examiner dans l'objet de la foi deux choses, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1). L'une est l'objet matériel de la foi; et alors a lieu l'acte de foi qui consiste à croire Dieu (1), parce que, comme nous l'avons dit (ibid.), on ne nous propose aucune chose à croire qu'autant qu'elle appartient à Dieu. L'autre est la raison formelle de l'objet qui est comme le moyen à cause duquel on adhère à la vérité que l'on croit. Dans ce cas l'acte de" foi consiste à croire à Dieu (2), parce que, comme nous l'avons dit (ibid.), l'objet formel de la foi est la vérité première à laquelle l'homme s'attache pour donner à cause d'elle son assentiment à toutes les choses qu'il croit. — Si on considère en troisième lieu l'objet de la foi selon que l'intellect est mû par la volonté, l'acte de foi consiste alors à croire en Dieu (3). Car la vérité première se rapporte à la volonté, comme étant sa fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par ces trois expressions on ne désigne pas trois actes de foi différents, mais un seul et même acte qui se rapporte de différentes manières à l'objet de la foi.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que croire Dieu ne convient pas aux infidèles dans le sens qu'on entend l'acte de foi. Car ils ne croient pas que Dieu existe dans les conditions que la foi détermine (4). C'est pourquoi ils ne croient pas Dieu véritablement, parce que, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 22), dans les simples le défaut de connaissance consiste seulement en ce qu'ils n'atteignent pas complètement le but.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme nous l'avons dit (la 2ae, quest. ix, art. 1), la volonté meut l'intellect et les autres puissances de l'âme vers leur fin, et c'est dans ce sens que l'on distingue l'acte de foi qui consiste à croire en Dieu.


(2) Ces trois manières de s'exprimer indiquent la matière, la forme et la fin de l'acte de foi.
(M) Cet assentiment montre la nécessité du concours de la volonté avec l'intellect pour former l'acte de foi. On ne croit qu'autant qu'on le veut, dit saint Augustin, et c'est ce qui nous explique pourquoi, parmi les juifs qui étaient témoins des mêmes miracles, les uns croyaient et les autres ne croyaient pas, et pourquoi parmi les fidèles qui reçoivent les mêmes lumières, les uns en profitent et les autres n'en profitent pas.



ARTICLE III. — est-il nécessaire au salut de croire quelque chose qui soit au-dessus de la raison (5)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire au salut de croire quelque chose qui soit au-dessus de la raison. Car pour le salut et la perfection d'une chose il ne faut que ce qui convient à sa nature. Or, les choses qui sont de foi surpassent la raison naturelle de l'homme, puisqu'il ne les voit pas, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 4). Donc il ne semble pas qu'il soit nécessaire de les croire pour être sauvé.

2. Il y a danger pour l'homme de donner son assentiment à des choses sur lesquelles il ne peut juger si ce qu'on lui dit est vrai ou faux, suivant ces mots de Job (Jb 12,11) : L'oreille ne juge-t-elle pas des paroles. Or, l'homme ne peut ainsi juger des choses de foi, parce qu'il ne peut les ramener aux premiers principes par lesquels nous jugeons de tout. Il est donc dangereux d'ajouter foi à ces choses, et par conséquent il n'est pas nécessaire de les croire pour être sauvé.

3. Le salut de l'homme consiste en Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 36,39) : Le salut des justes vient du Seigneur. Or, comme le dit l'Apôtre (Rm 1,20) : Ce qu'il y a d'invisible en Dieu est rendu visible par la connaissance que ses créatures nous en donnent: sa puissance éternelle et sa divinité sont rendues manifestes par ses oeuvres. Comme on ne croit pas les choses qui sont visibles et manifestes, il s'ensuit qu'il n'est pas nécessaire pour être sauvé que l'homme croie quelque chose.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car l'Apôtre dit (He 11,6) : Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (I).

CONCLUSION. — Puisque la perfection dernière de l'homme consiste dans la claire vision de Dieu à laquelle la raison naturelle ne peut s'élever de son propre mouvement, il a été nécessaire au salut qu'on proposât à l'homme des vérités qu'il doit croire d'après les enseignements de la foi.

Réponse Il faut répondre que dans toutes les natures subordonnées à d'autres, on trouve deux choses qui concourent à la perfection de la nature inférieure. L'une résulte de son propre mouvement ; l'autre provient du mouvement de la nature supérieure. Ainsi l'eau tend de son propre mouvement vers le centre de la terre, et d'après le mouvement que la lune lui imprime, elle se meut sur le globe selon le flux et le reflux. De même les orbites des planètes se meuvent de leur mouvement propre d'occident en orient, tandis qu'elles sont emportées par le mouvement du premier orbite d'orient en occident. Dans la nature il n'y a que la créature raisonnable qui se rapporte immédiatement à Dieu ; parce que toutes les autres créatures n'arrivent pas à l'universel, mais seulement au particulier, et elles participent à la bonté divine, soit en en recevant uniquement l'être, comme les choses inanimées, soit en en recevant la vie et la connaissance des choses particulières, comme les plantes et les animaux. Mais l'être raisonnable par là même qu'il connaît la raison universelle du bien et de l'être se rapporte immédiatement au principe universel de l'existence. — La perfection de la créature raisonnable consiste donc non-seulement dans ce qui lui convient d'après sa nature, mais encore dans ce qui lui est attribué d'après la participation surnaturelle de la bonté divine. Nous avons dit d'ailleurs (I"2", quest. m, art. 8) que la béatitude dernière de l'homme consiste dans la vision surnaturelle de Dieu à laquelle il ne peut arriver qu'autant qu'il est instruit par Dieu (2), comme le disciple par son maître, suivant ces paroles de saint Jean (6, 45) : Quiconque a écouté mon Père et a appris de lui qui je suis, celui-là vient à moi. Or, l'homme ne participe pas immédiatement à cette science, mais successivement conformément à sa nature. Celui qui apprend de la sorte doit nécessairement croire pour arriver à la science parfaite; car, comme le dit Aristote (Elench. lib. i, cap. 2), il faut que le disciple croie au maître. Par conséquent pour que l'homme parvienne à la vision parfaite de la béatitude, il est préalablement nécessaire qu'il croie à Dieu, comme le disciple au maître qui l'instruit.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme la nature de l'homme dépend d'une nature supérieure, la connaissance naturelle ne suffit pas à sa perfection, mais il lui faut une connaissance surnaturelle, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que, comme l'homme adhère aux premiers principes par la lumière naturelle de l'entendement ; de même l'homme vertueux juge droitement au moyen de l'habitude d'une vertu des choses qui lui conviennent. C'est ainsi que par la lumière de la foi que Dieu infuse en nous nous donnons notre assentiment aux choses qui sont de foi, mais non aux choses contraires. C'est pourquoi ceux qui sont en Jésus-Christ et qu'il éclaire par la foi ne courent aucun danger et ne peuvent être damnés.

3. Il faut répondre au troisième, que la foi pénètre plus profondément dans les secrets invisibles de Dieu sous plusieurs rapports que la raison naturelle qui ne le connaît que par les créatures. C'est pourquoi il est écrit (Qo 3,25) : Beaucoup de choses supérieures à l'intelligence humaine vous ont été révélées.

(1) Croire Dieu c'est croire qu'il existe. Cet acte ne suffit pas pour produire la vertu théologale de la foi. Il en est seulement la matière, car on peut croire l'existence de Dieu d'après des motifs purement humains ou naturels.
(2) Croire à Dieu c'est croire à lui comme à l'auteur de la révélation. C'est ce qui fait de l'acte de foi une vertu théologale ; car pour croire une chose d'une foi surnaturelle il faut la croire parce que Dieu l'a dite, et lui donner pour fondement la véracité de Dieu même.
(3) Croire en Dieu c'est se porter vers lui comme vers notre fin dernière, ce que l'on fait au moyen de la charité.
(4) Leur acte ne repose que sur des motifs naturels, et il manque par conséquent de la forme qui spécifie l'acte de foi du chrétien.
Cet article est une réfutation des rationalistes de tous les temps, dont le système consiste principalement à nier la nécessité de tout ce qui est surnaturel.
(1) Le concile de Trente s'exprime ainsi à ce sujet (sess, vi, can. 8) : Fides est salutis humanae initium, fundamentum et radix omnis justificationis, sine qud impossibile est placere Deo et ad filiorum ejus consortium pervenire.

Toute cette argumentation revient à ce principe unique : les moyens doivent être proportionnés à la fin. La fin de l'homme étant surnaturelle, il ne peut y parvenir que par des moyens surnaturels. Il faut donc une lumière surnaturelle qui éclaire son intelligence, et une impulsion surnaturelle qui mette en mouvement sa volonté.



Article IV. — EST-IL NÉCESSAIRE DE CROIRE LES CHOSES QUE LA RAISON NATURELLE PEUT DÉMONTRER (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire de croire ce que la raison naturelle peut démontrer. Car il n'y a rien de superflu dans les oeuvres de Dieu, beaucoup moins encore que dans les oeuvres de la nature. Or, il est inutile, quand il ne faut qu'un sujet pour faire une chose, d'y en ajouter un autre. Donc il serait superflu d'admettre par la foi ce qu'on peut connaître par la raison naturelle.

2. Il est nécessaire de croire les choses qui sont l'objet de la foi. Or, la science et la foi n'ont pas le même objet, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 4 et 5). Donc, puisque la science a pour objet toutes les choses qu'on peut connaître par la raison naturelle, il semble qu'on ne soit pas obligé de croire ce que la raison naturelle démontre.

3. Toutes les choses qui sont du domaine de la science paraissent être de la même nature. Par conséquent si parmi les choses de science il y en a qui sont proposées à la croyance de l'homme, il sera nécessaire pour le même motif de croire toutes les autres, ce qui est faux. Donc il n'est pas nécessaire de croire ce qu'on peut connaître par la raison naturelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est nécessaire de croire que Dieu est un et qu'il est incorporel, ce que les philosophes démontrent par la raison naturelle.

CONCLUSION. — Pour que les hommes arrivent plus rapidement et plus sûrement à la connaissance de Dieu, il a été nécessaire à l'homme d'être instruit par la foi, non- seulement des choses qui sont supérieures à la raison naturelle, mais encore de celles que les lumières naturelles peuvent découvrir.

Réponse Il faut répondre qu'il a été nécessaire à l'homme d'admettre par la foi non-seulement les choses qui sont supérieures à la raison, mais encore celles qui peuvent être connues par cette faculté, et cela pour trois motifs. 1° Pour que l'homme arrive plus promptement à la connaissance de la vérité divine. Car la science à laquelle il appartient de prouver l'existence de Dieu et ses attributs n'est apprise par les hommes qu'en dernier lieu, lorsqu'ils ont déjà préalablement étudié beaucoup d'autres sciences. Par conséquent, avec la science seule l'homme n'arriverait à la connaissance de Dieu qu'après avoir déjà passé une grande partie de sa vie. 2° Pour que la connaissance de Dieu soit plus générale. Car il y a beaucoup d'individus qui ne peuvent faire de progrès dans la science, soit à cause de leur défaut d'intelligence, soit à cause de leurs préoccupations et des nécessités que la vie matérielle leur impose ; soit parce qu'ils sont trop lents à s'instruire. Tous ces individus seraient absolument privés de la connaissance de Dieu, si la foi ne venait à leur aide. 3° A cause de la certitude. Car la raison humain est souvent en défaut quand il s'agit des choses divines. La preuve en est que les philosophes dans leurs investigations rationnelles sur l'homme (1) sont tombés dans beaucoup d'erreurs et qu'ils ont professé des sentiments tout à fait contraires. Par conséquent pour avoir sur Dieu des notions certaines, indubitables, il a fallu que la foi nous les transmit, comme étant la parole de Dieu même qui ne peut mentir.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses que la raison peut naturellement découvrir et celles qu'elle peut démontrer ne suffisent pas pour donner au genre humain une connaissance complète des choses divines. C'est pourquoi il n'est pas superflu d'en croire d'autres.

2. Il faut répondre au second, que dans le même individu la science et la foi ne peuvent avoir pour objet la même chose ; mais ce qui est su par l'un peut être cru par un autre, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 5).

3. Il faut répondre au troisième, que quoique toutes les choses que nous pouvons savoir se rapportent de la même manière à la science, cependant elles ne se rapportent pas toutes également à la béatitude. C'est pourquoi elles ne sont pas toutes proposées également à notre croyance.

(1) En établissant la nécessité de la foi, même pour les vérités que l'on peut connaître par des moyens naturels, saint Thomas fait ressortir par là même tous les effets et tous les dangers de la méthode rationaliste, et il prouve ainsi la nécessité de la méthode d'autorité.

ARTICLE V. — l'homme est-il tenu à croire quelque chose explicitement (2)?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne soit pas tenu à croire quelque chose explicitement. Car personne n'est tenu à une chose qui n'est pas en son pouvoir. Or, il n'est pas au pouvoir de l'homme de croire quelque chose explicitement. Car l'Apôtre dit (Rm 10,44) : Comment croiront-ils en lui, s'ils n'en ont point entendu parler ? Comment en entendront-ils parler, si personne ne leur prêche ? Et comment leur prêchera-t-on, si personne ne leur est envoyé ? Donc l'homme n'est pas tenu de croire quelque chose explicitement.

2. Comme par la foi nous sommes mis en rapport avec Dieu, de même aussi par la charité. Or, l'homme n'est pas tenu d'observer les préceptes de la charité, il suffit seulement que son âme y soit préparée, comme on le voit par ce précepte du Seigneur que nous lisons en saint Matthieu (5, 36) : Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre, et par d'autres passages semblables, selon l'explication de saint Augustin (Lib. de serm. Dom. in mont. cap. 19). Donc l'homme n'est pas tenu à croire explicitement quelque chose, mais il suffit qu'il ait l'esprit préparé à croire ce que Dieu lui propose.

3. Le bien de la foi consiste dans une certaine obéissance, suivant cette parole de l'Apôtre (Rom. i, S) : Nous avons reçu l'apostolat pour faire obéir à la foi toutes les nations. Or, la vertu d'obéissance n'exige pas que l'homme observe certains préceptes déterminés, mais il suffit qu'il tienne son coeur prêt à obéir, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 118,60) : Je suis tout prêt et je ne suis point troublé par la sévérité de votre loi, je suis tout prêt à garder vos commandements. Il semble donc qu'il suffise pour la foi que l'homme soit tout prêt à croire les choses que Dieu lui propose, sans que pour cela il soit obligé de croire quelque chose explicitement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (He 11,6) : Pour s'approcher de Dieu, il faut croire qu'il existe et qu'il récompense ceux qui le cherchent.

CONCLUSION — l'homme est tenu de croire explicitement tous les articles de foi et implicitement" tout ce que renferment les saintes Ecritures.

Réponse Il faut répondre que les préceptes de la loi que l'homme est tenu d'accomplir regardent les actes des vertus, qui sont un moyen d'arriver au salut. Or, l'acte vertueux se considère, comme nous l'avons dit (quest. lx, art. 9), selon le rapport de l'habitude avec son objet. Dans l'objet d'une vertu quelconque, on peut considérer deux choses d'abord ce qui est proprement et essentiellement l'objet de la vertu, et qui est nécessaire à tout acte de vertu ; ensuite ce qui existe par accident et qui se rapporte conséquent ment à la nature propre de l'objet. Ainsi braver le péril de la mort et attaquer les ennemis malgré ce péril dans l'intérêt du bien général, voilà un acte qui appartient proprement et par lui-même à l'objet de la force; au contraire, qu'un homme s'arme, qu'il se serve de l'épée dans une guerre juste, ou qu'il fasse toute autre chose semblable, ceci revient à la vérité à l'objet de la force, mais par accident (4). La détermination de l'acte vertueux à l'égard de l'objet propre et essentiel de la vertu est de nécessité de précepte, comme l'acte de la vertu lui-même, mais la détermination de l'acte vertueux à l'égard des choses qui se rapportent accidentellement ou secondairement à l'objet propre et essentiel de la vertu n'est pas de nécessité de précepte, sinon dans certaines circonstances de temps ou de lieu (2). On doit donc dire que l'objet essentiel de la foi est ce qui mène l'homme à la béatitude, comme nous l'avons vu (quest. i, art. 8). Mais toutes les choses que l'Ecriture sainte renferme et que Dieu nous a transmises se rapportent accidentellement ou secondairement à l'objet de la foi-, comme quand il est dit qu'Abraham eut deux fils, que David fut fils d'Isaï, etc. Par conséquent relativement aux premières choses à croire, qui sont les articles de foi, l'homme est tenu de les croire explicitement, comme il est tenu d'avoir la foi. Pour le reste il n'est pas tenu de le croire explicitement, mais seulement implicitement; c'est-à-dire qu'il doit être disposé de coeur à croire tout ce que l'Ecriture sainte renferme. Alors il n'est tenu de croire explicitement les autres vérités qu'à mesure qu'il découvre qu'elles sont comprises dans l'enseignement de la foi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si l'on considère ce que peut l'homme sans le secours de la grâce, alors il arrivera qu'il est tenu à beaucoup de choses qui lui sont impossibles sans la grâce réparatrice, telles que l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Il en est de même pour la croyance explicite des articles de foi. Mais il peut toutes ces choses avec le secours de la grâce qui est un don de Dieu et un effet de sa miséricorde. Si Dieu ne la donne pas à quelques-uns, c'est par justice, pour les punir d'une faute passée ou du moins du péché originel, comme le dit saint Augustin (Lib. de corrept. et grat. cap. 5 et 6).

2. Il faut répondre au second, que l'homme est tenu d'aimer d'une manière déterminée les choses qui sont l'objet propre et essentiel de la charité, comme Dieu et le prochain. Mais l'objection s'appuie sur les préceptes de la charité qui n'appartiennent, pour ainsi dire, que conséquemment à l'objet de cette vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu d'obéissance consiste, à proprement parler, dans la volonté ; c'est pourquoi l'acte d'obéissance n'exige que la prompte soumission de la volonté à celui qui commande, ce qui est l'objet propre et essentiel de l'obéissance. Mais tel ou tel précepte se rapporte accidentellement ou conséquemment à l'objet propre et essentiel de l'obéissance (1).

(1) Si les philosophes ont erré sur l'homme, c'est-à-dire dans la connaissance de leur propre nature, à plus forte raison ont-ils dû se tromper sur la nature divine. C'est ce qu'on appelle dans l'Ecole un exemple à minori ad majus.

Les théologiens distinguent ce qui est de nécessité de moyen de ce qui est de nécessité de précepte. Une chose est de nécessité de moyen quand on ne peut pas être sauvé sans elle, que son omission soit coupable ou non, comme le baptême. Elle est de nécessité de précepte quand elle est commandée et que son omission volontaire est un péché qui empêche de faire son salut. Il s'agit ici de la première espèce de nécessité.

Qu'il se soit servi d'une arme, qu'il ait pris un javelot ou une épée, ce sont des circonstances accidentelles qui ne font rien à l'essence de la chose.

Ainsi, par exemple , les choses qui ne sont pas essentielles à la foi, mais qui ne s'y rapportent que comme des accessoires, nous ne sommes obligés de les croire que dans le cas où nous savons de science certaine qu elles ont été révélées de Dieu.


ARTICLE VI. — tous les hommes sont-ils tenus également à avoir une foi explicite (2)?


Objections: 1. Il semble que tous les hommes soient tenus également à avoir une foi explicite. Car tous sont tenus également aux choses qui sont de nécessité de salut, comme on le voit par le précepte de la charité. Or, la foi explicite des choses que l'on doit croire est de nécessité de salut, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc tous les hommes sont également tenus à une foi explicite.

2. On ne doit interroger personne sur ce qu'il n'est pas tenu de croire explicitement. Or, quelquefois on interroge les ignorants sur les moindres articles de foi. Donc tous les hommes sont tenus à croire explicitement tout ce qui est de foi.

3. Si les ignorants ne sont pas tenus à avoir une foi explicite, mais seulement implicite, il faut qu'ils aient implicitement foi dans ceux qui sont au- dessus d'eux. Or, cela paraît dangereux, parce qu'il pourrait arriver que les supérieurs se trompent. Donc il semble que les inférieurs doivent aussi avoir une foi explicite, et par conséquent tout le monde est tenu également à croire explicitement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Job dit (Jb 1,14) : Les boeufs labouraient et les ânesses paissaient près d'eux; parce que les simples qui sont représentés par les ânesses doivent en matière de foi s'attacher à ceux qui sont au-dessus d'eux, et qui sont représentés par les boeufs, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. ii, cap. 17).

CONCLUSION. — Puisqu'il appartient aux supérieurs d'instruire dans la foi ceux qui leur sont soumis, il faut qu'ils aient une connaissance plus pleine des choses que l'on doit croire et qu'ils les croient plus explicitement.

Réponse Il faut répondre que l'explication des choses de foi se fait par la révélation divine. Car les choses que l'on doit croire surpassent la raison naturelle. Or, la révélation divine arrive aux inférieurs par les supérieurs hiérarchiquement ; ainsi les anges la communiquent aux hommes et les anges supérieurs aux anges inférieurs, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 4 et cap. 7). C'est pourquoi, pour la même raison, l'explication de la foi doit se faire de manière que les hommes supérieurs la communiquent aux inférieurs. Et, comme les anges supérieurs qui illuminent les inférieurs ont des choses divines une connaissance plus pleine que les autres, selon la remarque de saint Denis (De coel. hier. cap. 12), de même les hommes supérieurs, qui ont la mission d'instruire les autres, sont tenus à avoir une connaissance plus parfaite des choses de foi et à les croire plus explicitement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi explicite est de nécessité de salut, mais non pas également pour tous, parce que les supérieurs qui ont la charge d'instruire les autres sont obligés de croire un plus grand nombre de choses explicitement.

2. Il faut répondre au second, qu’on ne doit pas interroger les ignorants sur des subtilités qui se rapportent à la foi, à moins qu'on ne soupçonne qu'ils n'aient été induits en erreur par les hérétiques qui ont coutume d'user de ces subtilités pour altérer la foi de ceux qui ne sont pas instruits. Toutefois si l'on remarque qu'ils ne sont pas opiniâtrement attachés à ces mauvaises doctrines et qu'ils n'ont failli que par ignorance, ils ne sont pas coupables.

3. Il faut répondre au troisième, que les inférieurs n'ont pas une foi implicite dans la foi de leurs supérieurs, et qu'ils ne croient à eux qu'autant qu'ils croient eux-mêmes à la parole de Dieu. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Co 4,16) : Soyez mes imitateurs, comme je suis l'imitateur du Christ. Par conséquent ce n'est pas la connaissance de l'homme qui est la règle de la foi, mais la vérité divine. Si parmi les supérieurs il y en a qui s'égarent, leur faute ne préjudicie point à la foi de leurs inférieurs, qui croient qu'ils ont la vraie foi ; à moins que ces derniers ne s'attachent opiniâtrement à leur sentiment particulier, contrairement à la foi de l'Eglise universelle qui ne peut défaillir, d'après ces paroles de Jésus-Christ (Lc 22,32) : J'ai prié pour vous, Pierre, afin que votre foi ne défaille pas.

(f) Telle ou telle chose commandée n'est qu'un accident relativement à l'objet propre de l'obéissance, tandis que les vérités que nous devons croire explicitement sont essentielles et conviennent par elles-mêmes à l'objet de la foi.
(2) Ceux qui sont chargés d'instruire les autres doivent avoir une foi plus explicite, et ils doivent être capables non-seulement d'expliquer ce que l'Eglise enseigne, niais encore de défendre sa doctrine contre les attaques des hérétiques et des infidèles. C'est ce que le concile de Reims insinue en ces termes (can. i) : Primo omnium institutum est de fidei ratione, ut unusquisque juxta intellectum suae capacitatis, Domino largiente, disceret, et intelligeret atque operibus pleniter observaret.



II-II (Drioux 1852) Qu.2 a.1