II-II (Drioux 1852) Qu.3 a.2


QUESTION IV.

DE LA VERTU DE LA FOI.


Après avoir parlé de l'acte de foi, nous avons à nous occuper de la vertu même de la foi Et 1° de la foi elle-même ; 2° de ceux qui ont la foi ; 3° de la cause de la foi ; 4° de «es effets. — Touchant la foi elle-même huit questions se présentent : 1° Qu'est-ce que la foi P — 2° Dans quelle puissance de l'âme réside-t-elle comme dans son sujet? — 3° La forme de la foi est-elle la charité ? — 4° La foi formée et la foi informe est- elle la même numériquement ? — 5° La foi est-elle une vertu ? — 6° Est-elle une vertu unique? — 7° Du rapport qu'il y a entre la foi et les autres vertus. — 8° De la comparaison de la certitude de la foi avec la certitude des vertus intellectuelles ?


 ARTICLE I. — PEUT-ON DÉFINIR AINSI LA FOI : LA FOI EST LE FONDEMENT DES CHOSES QUE L'ON DOIT ESPÉRER ET UNE PLEINE CONVICTION DE CELLES QU'ON NE VOIT POINT (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse pas admettre la définition que l'Apôtre donne de la foi quand il dit (He 11,4) : La foi est le fondement ou la substance des choses que l’on doit espérer et une pleine conviction de celles qu'on ne voit point. Car aucune qualité n'est une substance. Or, la foi est une qualité, puisqu'elle est une vertu théologale, comme nous l'avons dit (4a2% quest. Lxxn, art. 3). Elle n'est donc pas une substance.

2. Les différentes vertus ont des objets divers. Or, ce que l'on doit espérer est l'objet de l'espérance. Donc on ne doit pas faire entrer dans la définition de la foi ce que l'on doit espérer, comme son objet.

3. La foi est perfectionnée par la charité plus que par l'espérance, parce que la charité est la forme de la foi, comme nous le verrons (art. 3 huj. quaest.). On aurait donc dû faire entrer dans la définition de la foi plutôt ce que l'on doit aimer que ce que l'on doit espérer.

4. La même chose ne peut appartenir à des genres différents. Or, la substance et l'argument sont des genres différents qui ne sont pas subordonnés l'un à l'autre. C'est donc à tort qu'on dit que la foi est une substance et un argument, par conséquent elle n'est pas convenablement définie.

5. L'argument rend manifeste la vérité à laquelle il se rapporte. Or, on dit que l'on voit la chose dont la vérité est manifeste. Il semble donc qu'il y ait contradiction à dire : l'argument des choses qu'on ne voit pas, parce que l'argument fait voir ce qu'auparavant on ne voyait pas. Donc c'est à tort que l'on dit : des choses qu'on ne voit pas, et par conséquent la foi est mal définie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Nous n'avons pas besoin d'autres preuves que l'autorité de l'Apôtre.

CONCLUSION. — Ces paroles : la foi est la substance des choses que l'on doit espérer, l'argument de celles qu'on ne voit pas; sont de l'apôtre saint Paul et donnent une excellente définition de la foi dont toutes les autres définitions, quelles qu'elles soient, ne sont que des explications.

Réponse Il faut répondre que quoique quelques-uns disent que les paroles de l'Apôtre ne sont pas une définition de la foi, parce que la définition indique la quiddité ou l'essence de la chose, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 49), cependant si l'on y regarde bien, on verra que toutes les choses d'après lesquelles la foi peut être définie sont renfermées dans cette description, bien que les paroles n'aient pas la forme d'une définition, comme on trouve chez les philosophes les principes des syllogismes, bien qu'ils ne donnent pas à leur pensée la forme syllogistique. — Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il faut remarquer que les habitudes étant connues par les actes, et les actes par les objets, la foi, par là même qu'elle est une habitude, doit être définie par l'acte propre qui est en rapport avec son propre objet. Or, l'acte de la foi c'est croire, comme nous l'avons dit (quest. ii, art. 2 et 3), et croire est un acte de l'intellect qui se détermine sous l'empire de la volonté (1). Ainsi donc l'acte de foi se rapporte à l'objet de la volonté qui est le bien et la fin, et à l'objet de l'intellect qui est le vrai (2). Et comme la foi, puisqu'elle est une vertu théologale, ainsi que nous l'avons dit (4a 2ae, quest. xcn, art. 3), a la même chose pour objet et pour fin (3), il est nécessaire que l'objet de la foi et sa fin se correspondent proportionnellement (4). Or, nous avons dit (quest. i, art. 1 et 4) que la foi a pour objet la vérité première selon qu'elle n'est pas vue (5) et les choses auxquelles nous adhérons à cause de cette vérité. D'après cela il faut que la vérité première se rapporte à l'acte de foi d'une manière finale, selon la nature d'une chose qu'on ne voit pas; ce qui appartient à la nature de la chose qu'on espère, conformément à ces paroles de l'Apôtre (Rm 8,25) : Nous espérons ce que nous ne voyons pas. Car voir la vérité, c'est la posséder; mais on n'espère plus ce que l'on possède; l'espérance ne se rapporte qu'à ce qu'on n'a pas, comme nous l'avons dit (la2oe, quest. lxvii, art. 4). Par conséquent le rapport de l'acte de foi à la fin qui est l'objet de la volonté est exprimé par ces paroles : La foi est la substance des choses que l'on doit espérer. Car on a coutume d'appeler substance (6) le premier commencement de chaque chose, et surtout quand la chose qui vient ensuite est renfermée tout entière virtuellement dans ce premier principe. C'est comme si nous disions, par exemple, que les premiers principes indémontrables sont la substance de la science, parce que, ce que nous possédons d'abord de la science ce sont ses principes, et que d'ailleurs ils renferment virtuellement la science tout entière. On dit donc de la même manière que la foi est la substance des choses que l'on doit espérer, parce que le premier commencement des choses que nous devons espérer est en nous par l'assentiment de la foi qui contient virtuellement toutes les choses qui doivent être l'objet de notre espérance. Car nous espérons être heureux précisément parce que nous espérons voir ouvertement la vérité à laquelle nous adhérons par la foi, comme le prouve ce que nous avons dit du bonheur (I-II, quest. iii, art. 8, et quest. iv, art. 3). — Quant au rapport de l'acte de foi avec l'objet de l'intellect, considéré comme l'objet de la foi, il se trouve exprimé par ces paroles : L'argument des choses qu’on ne voit pas. L'argument est pris ici pour son effet (7), car l'argument porte l'intelligence à s'attacher à ce qui est vrai. Par conséquent on appelle ici argument l'adhésion ferme de l'esprit à une vérité de foi qu'il ne voit pas. D'autres versions portent le mot conviction et c'est ainsi que lit saint Augustin (Tract, lxxix in JN), parce que l'intelligence de celui qui croit est convaincue par l'autorité divine, et c'est cette conviction qui lui fait donner son assentiment à ces choses qu'elle ne voit pas. Si quelqu'un voulait ramener ces paroles sous la forme d'une définition il pourrait donc dire : que la joie est une habitude de l'esprit qui commence la vie éternelle en nous, en faisant adhérer notre intellect à des choses qu'il ne voit pas

(4) La foi est par là distinguée de toutes les autres vertus qui appartiennent à l'intellect. Car par là même qu'on dit : argument ou conviction, la foi se distingue de l'opinion, du soupçon, du doute dans lesquels il n'y a pas adhésion ferme de l'intellect à une chose. Quand on dit : des choses qu'on ne voit pas, la foi se distingue de la science et de l'intelligence qui portent sur les choses que l'on voit (2). En disant qu'elle est la substance des choses que l'on doit espérer, la vertu de la foi se distingue de la foi prise en général (3), qui ne se rapporte pas à la béatitude qu'on espère. — D'ailleurs toutes les autres définitions de la foi, quelles qu'elles soient, sont des explications de celle que donne l'Apôtre. En effet, saint Augustin dit (Tract, xl in JN) : La foi est une vertu par laquelle on croit ce qu'on ne voit pas. D'après saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iv, cap. 42) : La foi est un consentement qui ne suppose pas de recherche. D'autres disent que la foi est une certitude de l’âme sur des choses absentes, supérieure à l'opinion et inférieure à la science, ce qui revient au même que ce que dit l'Apôtre en l'appelant : l'argument des choses qu'on ne voit pas. Pour ce que dit saint Denis (De div. nom. cap. 7) : que la foi est le fondement ferme de ceux qui croient, qu'elle les place dans la vérité et qu'elle montre la vérité en eux; c'est la même chose que ces paroles de l'Apôtre qui dit : qu'elle est la substance des choses qu'il faut espérer.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la substance ne se prend pas ici pour le genre le plus général, qui se divise par opposition à d'autres genres; mais pour une certaine ressemblance avec la substance qu'on trouve dans tous les genres. C'est ainsi que ce qu'il y a de premier en tout genre et ce qui renferme en soi virtuellement les autres choses est appelé leur substance (4).

2. Il faut répondre au second, que puisque la foi appartient à l'intellect selon qu'il est commandé par la volonté, il faut qu'elle se rapporte (5), comme à sa fin, aux objets de ces vertus qui perfectionnent la volonté et parmi lesquelles se trouve l'espérance, ainsi que nous le verrons (quest. xviii, art. 4). C'est pourquoi l'objet de l'espérance entre dans la définition de la foi.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour peut avoir pour objets les choses qu'on a vues et celles qu'on n'a pas vues, les choses présentes et celles qui sont absentes. C'est pourquoi ce que l'on doit aimer n'a pas un rapport aussi direct avec la foi que les choses que l'on doit espérer, puisque l'espérance se rapporte toujours aux choses absentes et à celles qu'on n'a pas vues (6).

4. Il faut répondre au quatrième, que la substance et l'argument, tels qu'ils entrent dans la définition de la foi, n'impliquent pas divers genres de foi, ni divers actes, mais divers rapports du même acte à des objets divers, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

5. Il faut répondre au cinquième, que l'argument pris des principes propres d'une chose la rend manifeste ; mais l'argument qui repose sur l'autorité divine ne rend pas la chose évidente en elle-même (1), et c'est de cette espèce d'argument qu'il s'agit dans la définition de la foi.

(M) Cet article est un commentaire raisonné de ces paroles de saint Paul : Fides est substantia sperandarum rerum, argumentum non apparentium.
(I) L'acte de foi est produit par l'entendement et il est commandé par la volonté ; il résulte du concours de ces deux facultés.
(2) L'objet de la foi est bon et véritable. Comme chose bonne il se rapporte à la volonté dont il est la fin et comme chose vraie il se rapporte à l'entendement.
(5) C'est Dieu qui est son objet et sa fin.
(4) Ainsi l'objet de la foi considéré comme une chose vraie n'est pas une vérité évidente dont l'entendement soit pleinement en possession ; si on la considère comme une chose bonne, elle n'est pas non plus un bien que la volonté possède actuellement, clic ne fait que l'espérer. C'est ce que saint Thomas explique ensuite.
(b) C'est-à-dire selon qu'elle n'est pas vue par l'esprit, comme ce qui est évident ou démontré.
(6) L'Apôtre emploie le mot substance (ùtto'- ça.7ií\ parce que la foi est le principe, la base et le fondement de notre espérance et de tout l'édifice spirituel.
(7) Qui est la conviction.
(4) Cette définition de saint Thomas revient à celle qu'on donne ordinairement en disant que la foi est une vertu infuse par laquelle l'entendement adhère fermement aux choses que Dieu a révélées, parce que c'est lui qui nous les a fait connaître.
(2) C'est-à-dire les choses qui sont évidentes intrinsèquement.
(3) Celle foi n'est que la foi humaine ou naturelle, qui n'a pas pour but la béatitude.
(4) Parce que comme la substance sert de support aux accidents, de même ces vérités principes servent de base et d'appui à toutes les autres.
(3) Elle doit se rapporter à la béatitude espérée, qui est la fin de la volonté.
(6) Les choses qu'on ne voit pas étant l'objet propre de la foi, c'est pour ce motif que l'espérance entre dans la définition de cette vertu.



ARTICLE II. — la foi existe-t-elle dans l'entendement comme dans son sujet (2)?


Objections: 1. Il semble que la foi ne réside pas dans l'intellect comme dans son sujet. Car saint Augustin dit (Lib. De praedest. sanct. cap. 5) que la foi consiste dans la volonté de ceux qui croient. Or, la volonté est une puissance différente de l'intellect. Donc la foi ne réside pas dans l'intellect comme dans son sujet.

2. L'assentiment de la foi à ce que l'on doit croire provient de la volonté qui obéit à Dieu. Par conséquent il semble que tout ce qu'il y a de louable dans la foi provienne de l'obéissance. Or, l'obéissance réside dans la volonté. Donc la foi aussi, et par conséquent elle ne réside pas dans l'intellect.

3. L'intellect est ou spéculatif ou pratique. Or, la foi n'existe pas dans l'intellect spéculatif, puisqu'il ne dit rien sur ce que l'on doit faire ou éviter, comme l'observe Aristote (De anima, lib. iii, text. 34 et 46). Il n'est donc pas principe de l'opération, tandis que la foi opère par l'amour, selon l'expression de l'Apôtre (Ga 5,6). De même elle ne réside pas non plus dans l'intellect pratique qui a pour objet le vrai contingent qu'on doit exécuter ou faire. Car l'objet de la foi est le vrai éternel, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. i, art. 1, et quest. n, art. 5 et 7). La foi ne réside donc pas dans l'intellect, comme dans son sujet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car la vision céleste succède à la foi, suivant ces paroles de l'Apôtre (1Co 13,12) : Nous le voyons maintenant dans un miroir et en image, mais alors nous le verrons face à face. Or, la vision existe dans l'intellect. Donc la foi aussi.

CONCLUSION. — Puisque croire est un acte de l'intellect, il est nécessaire que la foi qui est proprement le principe de cet acte réside dans l'intellect comme dans son sujet.

Réponse Il faut répondre que puisque la foi est une vertu, il faut que son acte soit parfait. Or, pour qu'un acte qui procède de deux principes actifs soit parfait, il faut que chacun de ces principes actifs soit parfait lui-même. Car on ne peut bien couper qu'à la condition que celui qui coupe sache bien son métier et qu'il ait un bon outil. Pour les puissances de l'âme qui se rapportent à des objets opposés, la disposition qui les porte à bien agir, c'est l'habitude, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. xlix, art. 4). C'est pourquoi il faut que l'acte qui procède de deux puissances de cette nature soit perfectionné par une habitude qui préexiste dans chacune de ces puissances. Or, nous avons dit (quest. ii, art. 1 et 2) que croire est l'acte de l'intellect, selon que la volonté le porte à donner son assentiment. Par là même que cet acte procède de la volonté et de l'intellect et que ces deux puissances doivent être naturellement perfectionnées l'une et l'autre par une habitude, il s'ensuit que pour que l'acte de foi soit parfait, il faut qu'il y ait une habitude dans la volonté aussi bien que dans l'intellect (I), comme pour produire un acte concupiscible parfait, il faut qu'il y ait l'habitude de la prudence dans la raison et l'habitude de la tempérance dans l'appétit concupiscible. Mais croire est l'acte immédiat de l'intellect, parce que l'objet de cet acte est le vrai « qui appartient à proprement parler à l'intellect. C'est pourquoi il est nécessaire que la foi qui est le principe propre de cet acte réside dans l'intellect comme dans son sujet (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin prend la foi pour l'acte de foi, qui consiste en effet dans la volonté de ceux qui croient, en ce sens que l'intellect adhère à toutes les choses qu'on doit croire, d'après l'ordre de la volonté.

2. Il faut répondre au second, que non-seulement il faut que la volonté soit prête à obéir, mais encore que l'intellect soit bien disposé à suivre l'empire de la volonté; comme il faut que l'appétit concupiscible soit bien disposé à suivre l'empire de la raison; c'est pourquoi il faut qu'il y ait une habitude de vertu non-seulement dans la volonté qui commande, mais encore dans l'intellect qui donne son assentiment.

3. Il faut répondre au troisième, que la foi existe dans l'intellect spéculatif comme dans son sujet, ainsi qu'on le voit évidemment d'après l'objet de cette vertu. Mais parce que la vérité première qui est l'objet de la foi, est la fin de tous nos désirs et de toutes nos actions, comme le prouve saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 8), il s'ensuit que la foi opère par l'amour (3), comme l'intellect spéculatif devient pratique par extension, selon la remarque d'Aristote (De anima, lib. iii, text. 49).

(I) L'autorité ne produit qu'une évidence extrinsèque.
(2) En déterminant le sujet de la foi, saint Thomas pose tous les principes nécessaires pour réfuter toutes les erreurs de Luther sur la justification.



 ARTICLE III. — la charité est-elle la forme de la foi (4)?


Objections: 1. Il semble que la charité ne soit pas la forme de la foi. Car chaque être tire son espèce de sa forme. Parmi les choses qui se divisent par opposition, comme des espèces diverses du même genre, l'une ne peut donc pas être la forme de l'autre. Or, la foi et la charité se divisent par opposition (1Co 13) comme des espèces diverses de la vertu. Donc la charité ne peut pas être la forme de la foi.

2. La forme et la chose dont elle est la forme existent dans un même sujet, puisque ces deux choses n'en font qu'une absolument parlant. Or, la foi réside dans l'intellect, tandis que la charité réside dans la volonté. Donc la charité n'est pas la forme de la foi.

3. La forme est le principe de la chose. Or. le principe de la foi relativement à la volonté paraît être l'obéissance plutôt que la charité, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 1,5) : Nous avons été envoyés pour faire obéir toutes les nations à la foi. Donc l'obéissance est plutôt la forme de la foi que la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Chaque être opère par sa forme. Or, la foi opère par l'amour. L'amour de la charité est donc la forme de la foi.

CONCLUSION. — La charité est la forme de la foi à un tel point que l'acte de foi est formé et perfectionné par elle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1*2", quest. i, art. 3, et quest. xvii, art. 6), les actes volontaires tirent leur espèce de la fin qui est l'objet do la volonté. Or, l'être dont un autre tire son espèce est comme sa forme dans l'ordre naturel. C'est pourquoi la forme de tout acte volontaire est en quelque sorte la fin à laquelle il se rapporte; parce que d'un côté il reçoit d'elle son espèce, et que de l'autre le mode de l'action doit être proportionné à la fin. Or, il est évident d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest. et quest. ii, art. 1) que l'acte de foi se rapporte à l'objet de la volonté qui est le bien, comme à sa fin. Ce bien qui est la fin de la foi étant le bien divin (1), est l'objet propre de la charité. C'est pourquoi on dit que la charité est la forme de la foi en ce sens que l'acte de foi est perfectionné et formé par la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que la charité est la forme de la foi, en ce sens qu'elle donne à son acte sa forme. Or, rien n'empêche qu'un seul et même acte ne soit formé par des habitudes différentes, et qu'à ce titre il ne se rapporte d'une certaine manière à différentes espèces, comme nous l'avons dit en parlant des actes humains en général (la 2X, quest. xviii, art. 6et7, et quest. lxi, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que cette objection repose sur la forme intrinsèque. La charité n'est pas en ce sens la forme de la foi ; elle ne l'est que dans le sens qu'elle donne à l'acte sa dernière forme (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'obéissance elle-même, ainsi que l'espérance et toute autre vertu pourraient précéder l'acte de foi formé par la charité, comme nous le verrons (quest. xxiii, art. 8). C'est pourquoi la charité n'en est pas moins la forme de la foi (3).

(1) Ainsi l'acte de foi ne peut être parfait et méritoire qu'autant qu'il y a dans celui qui l'opère deux habitudes infuses qui se rapportent, l'une à 1 intellect et l'autre à la volonté.
(2) Cet argument repose sur ce principe psychologique, que toute habitude réside dans Ía puissance qui produit son acte propre immédiatement. La volonté concourt, il est vrai, à la production de l'acte de foi, mais elle n'en est que le principe éloigné.
(5) Elle n'est complète et parfaite qu'à cette condition, puisque c'est seulement dans ce cas que l'intellect et la volonté contribuent l'un et l'autre à sa formation.
(14) Cet article est le développement de celui qui précède.
(3) Parce que c'est elle qui complète sa perfection extérieure, mais elle ne lui donne pas sa perfection essentielle et intrinsèque ; au contraire, elle la présuppose.
(4) En décrivant les divers états de la foi, saint Thomas fait toujours mieux ressortir la part que l'intelligence et la volonté prennent à sa formation.


ARTICLE IV. — la foi informe peut-elle devenir la foi formée ou réciproquement (4)?


Objections: 1. Il semble que la foi informe ne devienne pas la foi formée, ni réciproquement. Car, comme le dit l'Apôtre (1Co 13,10] : Quand celui qui est parfait sera venu, ce qui est imparfait s'évanouira. Or, la foi informe est imparfaite par rapport à la foi formée. Donc du moment que la loi formée existe, la foi informe n'existe plus, de telle sorte qu'elle ne forme pas numériquement avec elle une seule et même habitude.

2. Ce qui est mort ne devient pas vivant. Or, la foi informe est morte, d'après ces paroles de saint Jacques (Jc 2,20) : La foi sans les oeuvres est, morte. Donc la foi informe ne peut devenir la foi formée.

3. La grâce de Dieu ne produit pas un effet moindre en arrivant dans le fidèle que dans l'infidèle. Or, en arrivant dans l'infidèle, elle produit en lui l'habitude de la foi. Donc en arrivant dans le fidèle qui avait auparavant l'habitude de la foi informe, elle produit en lui une autre habitude de la foi.

4. Comme le dit Boèce : les accidents ne peuvent se corrompre. Or, la foi est un accident. Donc la même foi ne peut pas être tantôt formée et tantôt informe.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A propos de ces paroles de saint Jacques; La foi est morte sans les oeuvres, la glose (interl.) ajoute : « par lesquelles oeuvres elle revit. » Donc la foi qui était morte auparavant et informe devient formée et vivante.    

CONGIUSION. — La foi informe et la foi formée  est qu'une seule et même habitude qui reçoit différents noms de la charité elle-même qui est sa forme.

Réponse Il faut répondre qu'à ce sujet il y a eu différentes opinions. Les uns ont dit que l'habitude de la foi formée est autre que celle de la foi informe, et que quand la foi formée arrive, la loi informe se retire. Et que dans l'homme qui pèche mortellement, après avoir possédé la foi formée, succède une autre habitude de la foi informe qui est infuse de Dieu. Mais il ne semble pas convenable que la grâce en arrivant dans l'homme exclue un don de Dieu, ni que Dieu accorde à l'homme un de ses dons, parce qu'il l'a offensé mortellement.— D'autres ont prétendu que l'habitude de la foi formée et celle de la foi informe sont des habitudes diverses ; mais que quand la foi formée arrive, l'habitude de la foi informe n'est pas pour cela détruite, et qu'elle existe simultanément dans le même sujet avec l'habitude de la foi formée. Mais il ne semble pas convenable non plus que l'habitude de la foi informe reste oisive dans celui qui a la foi formée (1). — C'est pourquoi il faut dire que l'habitude de la foi formée et de la foi informe est la même. La raison en est que l'habitude se diversifie d'après ce qui lui appartient essentiellement. Or, la foi étant la perfection de l'intellect, ce qui appartient essentiellement à la foi, c'est ce qui appartient à l'intellect lui-même. Mais ce qui appartient à la volonté n'appartient pas essentiellement à la foi (2), de telle sorte que l'habitude de la foi puisse être par-là diversifiée. Et comme la distinction de la foi formée et de la foi informe repose sur ce qui appartient à la volonté, c'est-à-dire sur la charité, mais non sur ce qui appartient à l'intellect, il s'ensuit que la foi formée et la foi informe ne sont pas des habitudes différentes (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les paroles de l'Apôtre doivent s'entendre de l'imperfection qui est de l'essence de l'être imparfait. Dans ce cas il faut que quand la perfection arrive l'imperfection n'existe plus. Ainsi du moment où l'on jouit de la vision, on ne possède plus la foi, dont l'essence est d'avoir pour objet les choses qu'on ne voit pas. Mais quand l'imperfection n'est pas de l'essence de la chose imparfaite, alors ce qui devient parfait est numériquement la même chose que ce qui était imparfait. Ainsi l'enfance n'est pas de l'essence de l'homme; c'est pourquoi celui qui était enfant est numériquement le même individu quand il arrive à l'état d'homme mûr. L'informité de la foi n'étant pas de l'essence de la foi, mais ne se rapportant à elle que par accident, comme nous l'avons dit (in corp. art.), il s'ensuit que la foi informe est elle-même la foi formée.

2. Il faut répondre au second, que ce qui produit la vie de l'animal est de son essence ; car c'est sa forme essentielle, c'est-à-dire son âme. C'est pourquoi ce qui est mort ne peut devenir vivant, mais ce qui est mort et ce qui est vivant diffèrent d'espèce, tandis que ce qui fait que la foi est formée ou vivante n'est pas de l'essence de la foi ; c'est pourquoi il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que la grâce produit la foi non-seulement quand la foi commence tout d'abord à exister dans l'homme, mais encore tant qu'elle dure. Car nous avons dit (1*2ae, quest. cix, art. 9, et quest. cxin) que Dieu opère toujours la justification de1 l'homme, comme le soleil opère toujours l'illumination de l'atmosphère. Par conséquent la grâce en arrivant dans le fidèle n'y produit pas moins d'effet que dans l'infidèle ; parce que dans tous deux elle opère la foi, en la confirmant et en la perfectionnant dans l'un et en la créant à nouveau dans l'autre. — Ou bien on peut dire que c'est par accident, c'est-à-dire par suite de la disposition du sujet que la grâce ne produit pas la foi dans celui qui la possède, comme un second péché mortel n'enlève pas la grâce à celui qui l'a perdue par un péché mortel antérieur.

4. Il faut répondre au quatrième, que quand la foi formée devient informe, ce n'est pas la foi elle-même qui change, mais c'est le sujet de la loi en l'âme, qui possède la foi tantôt sans la charité et tantôt avec elle.

(I) Car Dieu n'opère rien inutilement.
(2) La charité qui émane de la volonté et qui donne à la foi sa dernière perfection, n'est pas la forme intrinsèque et essentielle de cette vertu : elle n'en est que la forme extrinsèque et accidentelle.
(5) L'une ne diffère de l'autre que par accident.


ARTICLE V. — la foi est-elle une vertu (1)?


Objections: 1. Il semble que la loi ne soit pas une vertu. Car la vertu se rapporte au bien, puisque la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6), tandis que la foi se rapporte au vrai. Donc la loi n'est pas une vertu.

2. La vertu infuse est plus parfaite que la vertu acquise. Or, la foi en raison de son imperfection n'est pas rangée parmi les vertus intellectuelles acquises, comme on le voit (Eth. lib. vi, cap. 3). Elle doit donc être encore moins considérée comme une vertu infuse.

3. La foi formée et la foi informe sont de la même espèce, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la foi informe n'est pas une vertu, puisqu'elle n'a pas de connexion avec les autres vertus. La foi formée n'en est donc- pas une non plus.

4. Les grâces gratuitement données et les fruits se distinguent des vertus. Or, la foi est comptée parmi les grâces gratuitement données (1Co 12), ainsi que parmi les fruits (Ga 5). La foi n'est donc pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'homme est justifié par les vertus; car la justice est la vertu totale, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 2). Or, l'homme est justifié par la foi, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 5,1) : Etant donc justifiés par la foi, ayons la paix. La foi est donc une vertu.

CONCLUSION. — Puisque la foi formée est le principe d'un acte parfait, elle est nécessairement une vertu, mais il n'en est pas de même de la foi informe.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1° 2", quest. lv, art. 3 et 4), la vertu humaine est ce qui rend bon l'acte humain. Par conséquent toute habitude qui est toujours le principe d'un bon acte peut être appelée une vertu humaine. Or, la foi formée est une habitude de cette nature. Car croire étant l'acte de l'intellect qui donne au vrai son assentiment d'après l'empire de fa volonté, pour que cet acte soit parfait deux choses sont nécessaires : la première c'est que l'intellect tende infailliblement à son objet qui est le vrai ; la seconde c'est que la volonté se rapporte infailliblement à la fin dernière, pour laquelle l'esprit adhère au vrai. Or, ces deux choses se trouvent dans un acte de foi formée. Car il est de l'essence de la foi que l'intellect se porte toujours vers le vrai, puisque la foi ne peut avoir le faux pour objet, comme nous l'avons vu (quest. i, art. 3). Et la charité qui donne à la foi sa forme fait que la volonté se porte infailliblement vers une bonne fin. C'est pourquoi la foi formée est une vertu. — Quant à la foi informe il n'en est pas de même (2). Car quoique l'acte de foi informe ait du côté de l'intellect la perfection qu'il doit avoir, il n'en est pas de même du côté de la volonté. Par exemple si la tempérance existait dans l'appétit concupiscible et que la prudence n'existât pas dans la raison, la tempérance ne serait pas une vertu, comme nous l'avons dit (la 2ae, quest. lviii, art. 4, et quest. lxv, art. 1), parce que la tempérance exige un acte de la raison et un acte de l'appétit concupiscible. De même pour un acte de foi il faut un acte de la volonté et un acte de l'intellect.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le vrai est le bien de l'intellect puisqu'il en est la perfection. C'est pourquoi la foi se rapporte à un certain bien en ce sens qu'elle porte l'intellect vers le vrai; mais de plus, selon que la foi est formée parla charité, elle se rapporte au bien qui est l'objet de la volonté.

2. Il faut répondre au second, que la foi dont parle Aristote repose sur la raison humaine dont les déductions ne sont pas nécessaires et qui peut errer; c'est pourquoi cette foi n'est pas une vertu. Mais la foi dont nous parlons repose sur la vérité divine qui est infaillible et qui ne peut errer; c'est pourquoi elle peut être une vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que la foi formée et la foi informe ne diffèrent pas spécifiquement, comme si elles existaient dans des espèces diverses, mais elles diffèrent comme ce qui est parfait et imparfait dans la même espèce. La foi informe par là même qu'elle est imparfaite n'arrive donc pas à l'essence parfaite de la vertu ; car la vertu est une perfection, comme le dit Aristote (Phys. lib. vir, text. 17 et 18).

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il y a des auteurs qui disent que la foi qu'on met au rang des grâces gratuitement données est la foi informe. Mais c'est à tort ; car les grâces gratuitement données, que l'Apôtre énumère, ne sont pas Communes à tous les membres de l'Eglise. Aussi dit-il au même endroit que les grâces sont partagées et que Dieu donne à l'un une chose et à Vautre une autre. Au contraire la foi informe est commune à tous les membres de l'Eglise, parce que l'informité n'est pas de sa substance, selon qu'elle est un don gratuit. — Il faut donc dire que la foi est prise dans ce passage pour l'excellence de cette vertu, comme sa fermeté et sa constance, ou pour la prédication de la foi d'après la glose. On lui donne le nom de fruit en raison du plaisir que l'on trouve à faire un acte de foi, par suite de la certitude qu'il produit. C'est pour ce motif qu'en énumérant les fruits de l'Esprit-Saint, l'Apôtre (Ga 5) donne le nom de foi à la certitude des choses invisibles (1).

(I) La foi est une vertu, puisqu'elle est obligatoire (He 11) : Accedentem ad Deum oportet credere quia est.
(A) Elle n'est pas une vertu parfaite, mais elle est une vertu imparfaite, et son imperfection ne l'empêche pas d'être une vertu véritable, puisque la foi informe et la foi formée, d'après saint Thomas lui-même, ne diffèrent pas d'espèce, comme il le dit (ad 5).



II-II (Drioux 1852) Qu.3 a.2