Brentano - Emmerich: Douloureuse Passion 219


220. JESUS DEVANT HÉRODE

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Le palais du Tétrarque Hérode était situé au nord du forum, dans la nouvelle ville : il n'était pas éloigné de celui de Pilate. Une escorte de soldats romains, dont la plupart venaient des pays situés entre la Suisse et l'Italie, s'était jointe au cortège ; et les ennemis de Jésus, furieux de toutes les courses qu'on leur faisait faire, ne cessaient d'outrager le Sauveur et de le faire maltraiter par les archers. Hérode, averti par l'envoyé de Pilate, attendait le cortège dans une grande salle où il était assis sur des coussins formant une espèce de trône. Beaucoup de courtisans et de gens de guerre se tenaient autour de lui. Les Princes des Prêtres entrèrent par le péristyle et se placèrent des deux côtés ; Jésus resta sur le seuil. Hérode était très flatté de ce que Pilate lui reconnaissait, en présence des prêtres juifs, le droit de juger un Galiléen. Il se réjouissait aussi de voir devant lui, dans cet état d'abaissement, ce Jésus qui avait toujours dédaigné de se montrer à lui. Jean avait parlé de Jésus en termes si magnifiques et Hérode lui-même avait reçu tant de rapports à son sujet des Hérodiens et de tous ses espions, que sa curiosité était vivement excitée. Il se préparait à lui faire subir devant ses courtisans et les Princes des Prêtres un interrogatoire prolixe dans lequel il voulait montrer combien il était habile et bien informé. Pilate lui avait fait savoir qu'il n'avait trouvé aucun crime dans cet homme, et l'hypocrite avait vu là un avertissement de traiter froidement les accusateurs, ce qui redoublait la fureur de ceux-ci. Ils présentèrent tumultueusement leurs griefs aussitôt qu'ils furent entrés ; mais Hérode regarda Jésus avec curiosité, et quand il le vit si défait, si meurtri, avec sa chevelure en désordre, son visage sanglant, son vêtement souillé, ce prince voluptueux et mou ressentit une pitié mêlée de dégoût. Il proféra un des noms de Dieu (cela ressemblait à Jéhova), détourna son visage avec répugnance, et dit aux prêtres : "Emmenez-le, nettoyez-le ; comment pouvez-vous mettre en ma présence un homme si sale et si meurtri " ? Les archers emmenèrent Jésus dans le vestibule : on apporta de l'eau dans un bassin et on le nettoya sans cesser de le maltraiter : car son visage était couvert de plaies qu'on frotta rudement et brutalement.

Hérode reprocha aux prêtres leur cruauté ; il semblait qu'il voulût imiter la manière d'agir de Pilate, car il leur dit aussi : " On voit bien qu'il est tombé entre les mains des bouchers, vous commencez les immolations avant le temps", : sur quoi les Princes des Prêtres reproduisirent avec insistance leurs plaintes et leurs accusations. Lorsqu'on ramena Jésus devant lui, Hérode voulut feindre la bienveillance, et lui fit apporter un verre de vin pour réparer ses forces, mais Jésus secoua la tête et ne but pas. Hérode parla avec beaucoup d'emphase et longuement ; il répéta à Jésus tout ce qu'il savait de lui, il lui fit beaucoup de questions et lui demanda même de faire un prodige ; mais Jésus ne répondait pas un mot et restait devant lui les veux baissés (
Lc 23,8-9), ce qui irrita et déconcerta Hérode. Il ne voulut pourtant pas le laisser voir et continua ses questions. D'abord il chercha à le flatter : " Je suis peiné de voir peser sur toi des accusations aussi graves ; J'ai beaucoup entendu parler de toi : sais-tu que tu m'as offensé à Thirza lorsque tu as délivré, sans ma permission, des prisonniers que j'avais fait mettre là ; mais tu l'as peut-être fait avec une bonne intention. Maintenant que le gouverneur romain t'envoie à moi pour te juger, qu'as-tu à répondre à toutes ces accusations ? - Tu gardes le silence ? - On m'a beaucoup parlé de la sagesse de tes discours et de tes doctrines, je voudrais t'entendre répondre à tes accusateurs. - Que dis-tu ? - est-il vrai que tu es le roi des Juifs ? - Es-tu le Fils de Dieu ? Qui es-tu ? On dit que tu as fait de grands miracles : fais-en quelqu'un devant moi. - il dépend de moi de te faire relâcher. - est-il vrai que tu as rendu la vue à des aveugles-nés ? ressuscité Lazare d'entre les morts ? nourri des milliers d'hommes avec quelques pains ? - Pourquoi ne réponds-tu pas ? Crois-moi, fais un de tes prodiges, cela te sera utile". Comme Jésus continuait à se taire, Hérode parla avec beaucoup de volubilité : "Qui es-tu ? disait-il. Qui t'a donné cette puissance ? Pourquoi ne la possèdes-tu plus ? Es-tu celui dont la naissance est racontée d'une manière merveilleuse ? Des rois de l'Orient sont venus vers mon père pour voir un roi des Juifs nouveau-né ; est-il vrai, comme on le dit, que cet enfant c'était toi ? As-tu échappé à la mort qui a été donnée à tant d'enfants ? Comment cela s'est-il fait ? Comment est-on resté si longtemps sans parler de toi ? Ou bien ne rattache-t-on à toi cet événement que pour faire de toi un roi ? - Réponds donc ? Quelle espèce de roi es-tu ? En vérité, je ne vois rien de royal en toi ! On dit qu'on t'a récemment conduit en triomphe jusqu'au Temple, qu'est-ce que cela signifie ? Parle donc ! Réponds-moi ! D'où vient que les choses ont pris une telle tournure " !

Tout ce flux de paroles n'obtint aucune réponse de la part le Jésus. Il me fut expliqué aujourd'hui, comme cela m'avait été déjà dit précédemment, que Jésus ne lui parla pas, parce qu'il se trouvait excommunié à raison de son mariage adultère avec Hérodiade et du meurtre de Jean-Baptiste. Anne et Caïphe profitèrent du mécontentement que lui causait le silence de Jésus et recommencèrent leurs accusations : ils ajoutèrent qu'il avait traité Hérode de renard, qu'il avait travaillé depuis longtemps à l'abaissement de la puissance de sa famille, qu'il avait voulu établir une nouvelle religion et célébré la Pâque la veille. Hérode, quoique irrité contre Jésus, n'en resta pas moins fidèle à ses vues politiques. Il ne voulait pas condamner Jésus, car il éprouvait devant lui une terreur secrète, et il avait souvent des remords du meurtre de Jean, puis il détestait les Princes des Prêtres qui n'avaient pas voulu excuser son adultère et l'avaient exclu des sacrifices à cause de ce crime.

Sur toute chose on ne voulait pas condamner celui que Pilate avait déclaré innocent, et il convenait à sa politique de se montrer obséquieux envers le gouverneur en présence des Princes des Prêtres. Il accabla Jésus de paroles méprisantes, et dit à ses serviteurs et à ses gardes, dont il y avait bien deux cents dans son palais : " Prenez cet insensé, et rendez à ce roi risible les honneurs qui lui sont dus ; c'est plutôt un fou qu'un criminel " (Lc 23,11).

Ils conduisirent donc le Sauveur dans une grande cour où ils lui prodiguèrent les mauvais traitements et les moqueries. Cette cour était comprise entre les ailes du palais, et Hérode les regarda pendant quelque temps du haut d'un toit en terrasse. Anne et Caïphe, qui étaient toujours derrière lui, essayèrent encore par tous les moyens imaginables de le pousser à condamner Jésus ; mais Hérode leur dit, de manière à être entendu des Romains : " Ce serait un crime à moi de le juger ", il voulait dire sans doute : " un crime contre le jugement de Pilate qui a eu la politesse de l'envoyer devant moi ".

Les Princes des Prêtres et les ennemis de Jésus voyant qu'Hérode ne voulait pas entrer dans leurs vues, envoyèrent quelques-uns des leurs dans le quartier d'Acra pour dire à plusieurs Pharisiens qui s'y trouvaient de se rendre avec leurs adhérents dans les environs du palais de Pilate : ils firent aussi distribuer de l'argent dans la multitude pour la porter à demander tumultueusement la mort de Jésus. D'autres furent chargés de menacer le peuple du courroux céleste si on n'obtenait pas la mort de ce blasphémateur sacrilège. Ils devaient ajouter que si Jésus ne mourait pas, il s'unirait aux Romains pour anéantir les Juifs, et que c'était là l'empire dont il avait toujours parlé. Ailleurs ils répandaient le bruit qu'Hérode l'avait condamné, mais ils ajoutaient que le peuple devait exprimer sa volonté ; qu'on craignait les partisans de Jésus ; que s'il était délivré, la fête serait troublée par eux et par les Romains, avec l'aide desquels ils exerceraient une cruelle vengeance. Ils répandirent ainsi les bruits les plus contradictoires et les plus propres à inquiéter, afin d'irriter et de soulever le peuple : quelques-uns d'entre eux, pendant ce temps, donnaient de l'argent aux soldats d'Hérode, afin qu'ils maltraitassent Jésus jusqu'à le faire mourir, car ils désiraient qu'il perdit la vie avant que Pilate pût le mettre en liberté.

Pendant que les Pharisiens complotaient ainsi, Notre Seigneur avait à souffrir les brutalités d'une soldatesque grossière à laquelle Hérode l'avait livré. Ils le poussèrent dans la cour, et l'un d'eux apporta un grand sac blanc qui se trouvait dans la chambre du portier et où il y avait eu autrefois du coton. On y fit un trou à coups d'épée et on le jeta avec de bruyants éclats de rire sur la tête de Jésus. Un autre de ces soldats apporta un lambeau d'étoffe rouge qu'on lui passa autour du cou ; le sac lui tombait sur les pieds (Lc 23,11). Alors ils s'inclinèrent devant lui, le poussant, l'injuriant, crachant sur lui, le frappant au visage, parce qu'il n'avait pas voulu répondre à leur roi, lui rendant mille hommages dérisoires, lui jetant de la boue, le tirant comme pour le faire danser ; puis, l'ayant jeté par terre, ils le traînèrent dans une rigole qui faisait le tour de la cour de sorte que sa tête sacrée frappait contre les colonnes et les angles des murailles : ils le relevèrent ensuite et recommencèrent leurs insultes.

Il y avait là environ deux cents soldats et serviteurs d'Hérode appartenant à différents pays, et chacun d'eux se faisait gloire d'imaginer quelque nouvel outrage pour Jésus. Ils faisaient tout cela précipitamment, en se poussant les uns les autres et au milieu des huées. Quelques-uns étaient gagnés par les ennemis du Sauveur pour assener des coups de bâton sur sa tête sacrée. Jésus les regardait avec un sentiment de compassion. La douleur lui arrachait des soupirs et des gémissements, mais ils en prenaient occasion pour le railler en contrefaisant sa voix ; à chaque nouvel outrage, ils éclataient de rire, et aucun n'avait pitié de lui. Sa tête était tout ensanglantée et je le vis tomber trois fois sous leurs bâtons ; mais je vis aussi au-dessus de lui des anges en pleurs qui lui oignaient la tête, et il me fut révélé que sans cette assistance d'en haut, les coups qui lui étaient portés auraient été mortels. Les Philistins qui tourmentèrent Samson aveugle dans la carrière de Gaza étaient moins violents et moins cruels que ces hommes.

Le temps pressait ; les Princes des Prêtres devaient bientôt se rendre au Temple, et lorsqu'ils surent que tout était disposé suivant leurs instructions, ils prièrent encore une fois Hérode de condamner Jésus. Mais celui-ci qui avait ses vues relativement à Pilate lui renvoya Jésus revêtu de son vêtement de dérision.




221. JÉSUS RAMENÉ D'HÉRODE A PILATE

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Ce fut avec un redoublement de fureur que les ennemis de Jésus le ramenèrent d'Hérode à Pilate. Ils étaient honteux de revenir sans l'avoir fait condamner au lieu ou il avait déjà été déclaré innocent. Aussi prirent-ils un autre chemin deux fois plus long, pour le montrer dans son humiliation à une autre partie de la ville, pour pouvoir le maltraiter d'autant plus longtemps, et aussi pour laisser à leurs agents le temps de travailler les masses selon leurs vues. Ce chemin était plus rude et plus inégal, et tant qu'il dura, les archers maltraitèrent Jésus. Le long vêtement qu'on lui avait mis l'empêchait de marcher, il tomba plusieurs fois dans la boue, et fut relevé à coups de pied et à coups de bâton sur la tête ; il eut à subir des outrages infinis, tant de la part de ceux qui le conduisaient que de la part du peuple rassemblé sur la route. Pour lui, il demandait à Dieu de ne pas en mourir, afin d'accomplir sa Passion et notre Rédemption.

Il était environ huit heures un quart lorsque le cortège arriva au palais de Pilate par un autre côté (probablement le côté oriental), en traversant le forum. La foule était très nombreuse ; tous étaient groupés selon les pays auxquels ils appartenaient ; les Pharisiens couraient parmi le peuple et l'excitaient. Pilate, se souvenant de la sédition des zélateurs Galiléens à la dernière Pâque, avait rassemblé à peu près un millier d'hommes, qui occupaient le prétoire, le corps de garde, les entrées du forum et celles de son palais.

La sainte Vierge, sa soeur aînée Marie, fille d'Héli, Marie, fille de Cléophas, Madeleine, et plusieurs autres des saintes femmes (1), au nombre de vingt, se tenaient dans un lieu où elles pouvaient tout entendre. Jean s'y trouvait aussi au commencement. Jésus, couvert de son manteau de dérision, était conduit à travers les huées de la populace : car les Pharisiens avaient rassemblé sur son passage tout ce qu'il y avait de plus vil et de plus pervers dans le peuple et ils lui donnaient l'exemple de l'insulte et de l'outrage. Un serviteur d'Hérode était déjà venu dire à Pilate que son maître était très reconnaissant de sa déférence : mais, ajoutait-il, n'ayant vu qu'un fou stupide dans le célèbre Galiléen, il l'avait traité comme tel, et le lui renvoyait. Pilate fut satisfait de ce qu'Hérode avait fait comme lui, et n'avait pas condamné Jésus. Il lui fit faire de nouveau ses compliments et ils devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaient depuis que l'aqueduc s'était écroulé (
Lc 23,12) (1).



Note (1) Elle a oublié de dire comment ces femmes s'étaient réunies, et si Marie revenant du mont des Oliviers à la porte des Brebis rencontra Jésus et son cortège. Il est probable, d'après des récits antérieurs, qu'en se rendant au palais d'Hérode elle rencontra Jésus et le suivit chez Pilate.

(1) Voici à quelle occasion l'inimitié de Pilate et d'Hérode prit naissance selon les visions de la soeur. Pilate avait entrepris de bâtir un grand aqueduc amenant au côté sud-est de la montagne du Temple, et passant par-dessus la ravine où se décharge l'étang de Bethsaida. Hérode, par l'intermédiaire d'un Hérodien rusé qui était membre du Sanhédrin, lui avait fourni des matériaux et dix-huit architectes qui étaient aussi hérodiens. Son projet était de rendre les Juifs de plus en plus contraires au gouvernement romain par les malheurs qui résulteraient de cette entreprise. Les architectes bâtirent avec l'intention de tout faire crouler et comme l'ouvrage approchait de sa fin, et que beaucoup de maçons d'Ophel étaient encore occupés à enlever les échafaudages, les dix-huit architectes attendaient ce qui allait arriver au haut de la tour voisine de Siloé. Toute la bâtisse s écroula, mais aussi une partie de cette tour où ils se tenaient, et les architectes périrent avec quatre-vingt-treize ouvriers. Cet accident eut lieu quelques jours avant le 8 janvier (20 Thébet) de la seconde année de la prédication de Jésus, le jour où Jean-Baptiste fut décapité dans le château de Machéronte, et où commença la fête pour l'anniversaire de la naissance d'Hérode. Aucun officier romain ne se rendit à cette fête, à cause de l'écroulement de l'aqueduc, quoique Pilate y eût été invité avec une politesse hypocrite.
La soeur vit la nouvelle de cet événement portée par des disciples à Thimnath-Serah. dans la Samarie, où Jésus enseignait, ce même 8 janvier (26 Thébet. Lorsque Jésus se rendit de la à Hébron pour consoler la famille de Jean, elle le vit LE 13 Janvier (25 Thébet) guérir à Ophel beaucoup d'ouvriers blessés par cet écroulement. Il a été question plus haut de la reconnaissance de ces pauvres gens. L'inimitié d'Hérode contre Pilate s'accrut encore à l'occasion de la vengeance que celui-ci tira des partisans d'Hérode à l'occasion de cette trahison de ses architectes. Nous tirerons quelques renseignements à ce sujet des communications de la soeur. Le 25 mars (7 Nisan) de la seconde année de la prédication, Lazare avertit le Sauveur et les siens, dans un lieu voisin de Béthulie, que Judas de Gaulon va exciter une Insurrection contre Pilate. Le 28 mars (10 Nisan), Pilate proclame à Jérusalem un Impôt sur le Temple, en partie pour couvrir les frais des bâtisses écroulées, et il s'élève une sédition parmi les partisans galiléens de Judas de Gaulon, zélateur de liberté, qui, sans le savoir, était, ainsi que tous les siens, un instrument des Hérodiens. Les hérodiens étaient une société semblable à ce que sont aujourd'hui les francs-maçons. Le 30 mars (12 Nisan), Jésus est dans le Temple de Jérusalem avec les apôtres et trente disciples ; il enseigne vers dix heures du matin, revêtu d'une robe brune galiléenne. Ce même jour a lieu l'insurrection de Judas de Gaulon contre Pilate ; les séditieux délivrent cinquante de leurs adhérents emprisonnés l'avant-veille, et tuent plusieurs Romains. Le 6 avril (19 Nisan), Pilate fait attaquer et égorger, dans le Temple, par des Romains déguisés un grand nombre de Galiléens au moment où ils présentaient leurs offrandes ; Judas de Gaulon est tué. Pilate se vengea ainsi sur Hérode, dans la personne de ses sujets et de ses partisans ; mais leur inimité prit fin lorsque Pilate envoya Jésus à Hérode, pour être jugé par lui.



Jésus fut conduit de nouveau devant la maison de Pilate. Les archers lui firent monter l'escalier avec leur brutalité accoutumée ; mais il s'embarrassa dans son vêtement, et tomba sur les degrés de marbre blanc qui se teignirent du sang de sa tête sacrée. Les ennemis de Jésus qui avaient repris leurs places à l'entrée du forum, rirent de sa chute ainsi que la populace, et les archers le frappèrent à coups de pied pour qu'il se relevât. Pilate était appuyé sur son siège, qui ressemblait à un petit lit de repos ; la petite table était devant lui ; comme précédemment il était entouré d'officiers et d'hommes tenant des écritures. Il s'avança sur la terrasse, et dit aux accusateurs de Jésus : « Vous m'avez livré cet homme comme un agitateur du peuple ; je l'ai interrogé devant vous, et je ne l'ai point trouvé coupable de ce que vous lui imputiez. Hérode ne l'a point trouvé criminel non plus, car je vous ai envoyés à lui, et je vois qu'il n'a point porté de sentence de mort. Je vais donc le faire fouetter et le renvoyer. » (Lc 23,13-16) De violents murmures s'élevèrent parmi les Pharisiens et les distributions d'argent parmi le peuple se firent avec une nouvelle activité. Pilate accueillit ces démonstrations avec un grand mépris, et y répondit par des paroles piquantes. Il leur demanda, entre autres choses, s'ils ne verraient pas aujourd'hui verser assez de sang innocent dans leurs immolations d'agneaux.

Or, c'était le temps où le peuple venait devant lui, avant la célébration de la fête, pour lui demander, d'après une ancienne coutume, la délivrance d'un prisonnier. Les Pharisiens avaient envoyé d'avance leurs agents pour exciter la foule à ne pas demander la délivrance de Jésus, mais son supplice. Pilate espérait qu'on lui demanderait de rechercher Jésus, et il imagina de donner le choix entre lui et un affreux scélérat, nommé Barabbas, que tout le peuple avait en horreur et qui était déjà condamné à mort. Il avait commis un meurtre dans une sédition, et je l'ai vu se rendre coupable de bien d’autres crimes ; il s'était livré à des sortilèges, et avait arraché à des femmes enceintes le fruit qui était encore dans leurs entrailles. J'ai oublié le reste. Il y eut un mouvement parmi le peuple sur le forum : un groupe s'avança ayant en tête ses orateurs, qui crièrent à Pilate : « Faites ce que vous avez toujours fait pour la fête » (Mt 27,15-16 Mc 15,6-8). Pilate leur dit : « C'est la coutume que je vous délivre un criminel à la Pâque. Qui voulez-vous que je vous délivre : Barabbas, ou Jésus, le Roi des Juifs, Jésus, qu'on dit être l'oint du Seigneur » ? (Mt 27,17 Mc 15,9 Jn 18,39)

Pilate, toujours indécis, appelait Jésus roi des Juifs, parce que cet orgueilleux Romain voulait leur témoigner son mépris en leur attribuant un si pauvre roi qu'il mettait en concurrence avec un assassin ; mais il lui donnait aussi ce nom par une sorte de persuasion que Jésus pouvait être en effet le Roi miraculeux, le Messie promis aux Juifs, puis il cédait à ce pressentiment qu'il avait de la vérité, parce qu'il sentait bien que les Princes des Prêtres étaient pleins d'envie contre Jésus qu'il considérait comme innocent. A cette demande de Pilate, il y eut quelque hésitation dans la multitude, et quelques voix seulement crièrent : « Barabbas » ! Pilate ayant été appelé par un serviteur de sa femme, quitta un instant la terrasse, et le serviteur lui montra le gage qu'il avait donné, en lui disant : « Claudia Procle vous rappelle votre promesse de ce matin » (Mt 27,19). Pendant ce temps, les Pharisiens et les Princes des Prêtres étaient dans une grande agitation ; ils se rapprochaient du peuple, menaçaient et ordonnaient ; mais ils avaient peu à faire pour l'exciter. Marie, Madeleine, Jean et les saintes femmes se tenaient dans un coin du forum, tremblant et pleurant. Quoique la mère de Jésus sût bien que sa mort était le seul moyen de salut pour les hommes, elle était pleine d'angoisse et de désir de l'arracher au supplice ; de même que Jésus, devenu homme et destiné au supplice de la croix par sa libre volonté, n'en souffrait pas moins comme un homme ordinaire toutes les peines et les tortures d'un innocent conduit à la mort et horriblement maltraité, de même Marie souffrait toutes les douleurs que peut ressentir une mère à la vue d'un fils vertueux et saint, ainsi traité par un peuple ingrat et cruel. Elle et ses compagnes tremblaient, se désolaient, espéraient, et Jean s'éloignait souvent d'elles pour voir s'il n'aurait pas quelque bonne nouvelle à leur rapporter. Marie priait pour qu'un si grand crime ne s'achevât pas. Elle disait comme Jésus au jardin des Oliviers : « Si cela est possible, que ce calice s'éloigne. »

Elle espérait encore un peu parce que le bruit courait dans le peuple que Pilate voulait délivrer Jésus. Non loin d'elle étaient des groupes de gens de Capharnaüm que Jésus avait guéris et enseignés, ils faisaient semblant de ne pas la connaître, et regardaient à la dérobée les malheureuses femmes cachées sous leurs voiles. Mais Marie pensait, et tous pensaient comme elle, que ceux-ci, du moins, repousseraient certainement Barabbas, pour avoir leur bienfaiteur et leur sauveur. Il n'en fut pourtant pas ainsi.

Pilate avait renvoyé son gage à sa femme pour lui indiquer qu'il voulait tenir sa promesse. Il s'avança de nouveau sur la terrasse, et s'assit auprès de la petite table. Les Princes des Prêtres avaient aussi repris leurs sièges, et Pilate cria de nouveau : « Lequel des deux dois-je vous délivrer » ? Ici s'éleva un cri général dans tout le forum : « Nous ne voulons point celui-ci ; donnez-nous Barabbas » ! (Mt 27,21 Mc 15,11) Pilate dit encore : « Que dois-je donc faire de Jésus, qui est appelé le Christ, le Roi des Juifs » ? Tous crièrent tumultueusement : « Qu'il soit crucifié ! Qu'il soit crucifié » ! (Lc 23,20) Pilate demanda pour la troisième fois : « Mais qu'a-t-il fait de mal ? Je ne trouve point en lui de crime qui mérite la mort. Je vais le faire fouetter et le laisser aller ». Mais le cri : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le » ! éclata partout comme une tempête infernale (Mc 15,14 Lc 23,21-22); les Princes des Prêtres et les Pharisiens s'agitaient et criaient comme des furieux. Alors le faible Pilate délivra le malfaiteur Barabbas, et condamna Jésus à la flagellation.




222. FLAGELLATION DE JÉSUS

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Pilate, ce juge lâche et irrésolu, avait fait entendre plusieurs fois ces paroles pleines de déraison : « Je ne trouve point de crime en lui : c'est pourquoi je vais le faire flageller et ensuite le mettre en liberté ». Les Juifs, de leur côté, continuaient de crier : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le » ! Toutefois Pilate voulut encore essayer de faire prévaloir sa volonté, et il ordonna de flageller Jésus à la manière des Romains. Alors les archers, frappant et poussant Jésus avec leurs bâtons, le conduisirent sur le forum à travers les flots tumultueux d'une populace furieuse. Au nord du palais de Pilate, à peu de distance du corps de garde, se trouvait, en avant d'une des halles qui entouraient le marché, une colonne où se faisaient les flagellations. Les exécuteurs vinrent avec des fouets, des verges et des cordes, qu'ils jetèrent au pied de la colonne. C'étaient six hommes bruns, plus petits que Jésus, aux cheveux crépus et hérissés, à la barbe courte et peu fournie. Ils portaient pour tout vêtement une ceinture autour du corps, de méchantes sandales et une pièce de cuir, ou de je ne sais quelle mauvaise étoffe ouverte sur les côtés comme un scapulaire et couvrant la poitrine et le des ; ils avaient les bras nus. C'étaient des malfaiteurs des frontières de l'Egypte, condamnés pour leurs crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les plus méchants et les plus il nobles remplissaient les fonctions d'exécuteurs dans le prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà attaché à cette même colonne et fouetté jusqu'à la mort de pauvres condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes sauvages ou à des démons, et paraissaient à moitié ivres. Ils frappèrent le Sauveur à coups de poing, le traînèrent avec leurs cordes, quoiqu'il se laissât conduire sans résistance, et l'attachèrent brutalement à la colonne. Cette colonne était tout à fait isolée et ne servait de support à aucun édifice. Elle n'était pas très élevée, car un homme de haute taille aurait pu' en étendant le bras, en atteindre la partie supérieure qui était arrondie et pourvue d'un anneau de fer. Par derrière. A la moitié de sa hauteur se trouvaient encore des anneaux ou des crochets. On ne saurait exprimer avec quelle barbarie ces chiens furieux traitèrent Jésus en le conduisant là ; ils lui arrachèrent le manteau dérisoire d'Hérode, et le jetèrent presque par terre. Jésus tremblait et frissonnait devant la colonne. Quoique se soutenant à peine, il se hâta d'ôter lui-même ses habits avec ses mains enflées et sanglantes. Pendant qu'ils le frappaient et le poussaient, il pria de la manière la plus touchante, et tourna la tête un instant vers sa mère, qui se tenait, navrée de douleur, dans le coin d'une des salles du marché, et, comme il lui fallut ôter jusqu'au linge qui ceignait ses reins, il dit en se tournant vers la colonne pour cacher sa nudité : « Détournez vos yeux de moi ». Je ne sais s'il prononça ces paroles ou s'il les dit intérieurement, mais je vis que Marie l'entendit : car, au même instant, elle tomba sans connaissance dans les bras des saintes femmes qui l'entouraient. Jésus embrassa la colonne ; les archers lièrent ses mains élevées en l'air derrière l'anneau de fer qui y était figé, et tendirent tellement ses bras en haut, que ses pieds, attachés fortement au bas de la colonne, touchaient à peine la terre. Le Saint des Saints, dans sa nudité humaine fut ainsi étendu avec violence sur la colonne des malfaiteurs, et deux de ces furieux, altérés de son sang. commencèrent à flageller son corps sacré de la tête aux pieds. Les premières verges dont ils se servirent semblaient de bois blanc très dur ; peut-être aussi étaient ce des nerfs de boeuf ou de fortes lanières de cuir blanc.

Notre Sauveur, le Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme, frémissait et se tordait comme un ver sous les coups de ces misérables ; ses gémissements doux et clairs se faisaient entendre comme une prière affectueuse sous la bruit des verges de ses bourreaux. De temps en temps, le cri du peuple et des Pharisiens venait comme une sombra nuée d'orage étouffer et emporter ces plaintes douloureuses et pleines de bénédictions ; on criait : « Faites-le mourir ! Crucifiez-le » ! Car Pilate était encore en pourparlers avec le peuple ; et quand il voulait faire entendre quelques paroles au milieu du tumulte populaire, une trompette sonnait pour demander un instant de silence. Alors on entendait de nouveau le bruit des rouets. les sanglots de Jésus, les imprécations des archers et le bêlement des agneaux de Pâques, qu'on lavait à peu de distance, dans la piscine des Brebis. Quand ils étaient lavés, on les portait, la bouche enveloppée, jusqu'au chemin qui menait au Temple, afin qu'ils ne se salissent pas de nouveau, puis on les conduisait à l'extérieur vers la partie occidental où ils étaient encore soumis à une ablution rituelle. Ce bêlement avait quelque chose de singulièrement touchant. C'étaient les seules voix à s'unir aux gémissements du Sauveur.

Le peuple juif se tenait à quelque distance du lieu de la flagellation. Les soldats romains étaient postés en différents endroits et surtout du côté du corps de garde. Beaucoup de gens de la populace allaient et venaient, silencieux ou l'insulte à la bouche ; quelques-uns se sentirent touchés, et il semblait qu'un rayon partant de Jésus les frappait. Je vis d'infâmes jeunes gens presque nus, qui préparaient des verges fraîches près du corps de garde, d'autres allaient chercher des branches d'épine. Quelques archers des Princes des Prêtres s'étaient mis en rapport avec les bourreaux, et leur donnaient de l'argent. On leur apporta aussi une cruche pleine d'un épais breuvage rouge, dont ils burent jusqu'à s'enivrer. Au bout d'un quart d'heure, les deux bourreaux qui flagellaient Jésus furent remplacés par deux autres. Le corps du Sauveur était couvert de taches noires, bleues et rouges, et son sang coulait par terre ; il tremblait et son corps était agité de mouvements convulsifs. Les injures et les moqueries se faisaient entendre de tous côtés.

Il avait fait froid cette nuit ; depuis le matin jusqu'à présent, le ciel était resté couvert : par intervalles, il tombait un peu de grêle, au grand étonnement du peuple. Vers midi, le ciel s'éclaircit et le soleil brilla.

Le second couple de bourreaux tomba avec une nouvelle rage sur Jésus ; ils avaient une autre espèce de baguettes ; s'étaient comme des bâtons d'épines avec des noeuds et des pointes. Leurs coups déchirèrent tout le corps de Jésus ; son sang jaillit à quelque distance, et leurs bras en étaient arrosés. Jésus gémissait, priait et tremblait. Plusieurs étrangers passèrent dans le forum sur des chameaux, et regardèrent avec effroi et avec tristesse, lorsque le peuple leur expliqua ce qui se passait. C'étaient des voyageurs, dont quelques-uns avaient reçu le baptême de Jean ou entendu les sermons de Jésus sur la montagne. Le tumulte et les cris ne cessaient pas près de la maison de Pilate.

De nouveaux bourreaux frappèrent Jésus avec des fouets : c'étaient des lanières, au bout desquelles étaient des crochets de fer qui enlevaient des morceaux de chair à chaque coup. Hélas ! qui pourrait rendre ce terrible et douloureux spectacle ? Leur rage n'était pourtant pas encore satisfaite : ils délièrent Jésus et l'attachèrent de nouveau, le des tourné à la colonne. Comme il ne pouvait plus se soutenir, ils lui passèrent des cordes sur la poitrine, sous les bras et au-dessous des genoux, et attachèrent aussi ses mains derrière la colonne. Tout son corps se contractait douloureusement : il était couvert de sang et de plaies. Alors ils fondirent de nouveau sur lui comme des chiens furieux. L'un d'eux tenait une verge plus déliée, dont il frappait son visage. Le corps du Sauveur n'était plus qu'une plaie ; il regardait ses bourreaux avec ses yeux pleins de sang, et semblait demander merci ; mais leur rage redoublait, et les gémissements de Jésus devenaient de plus en plus faibles.

L'horrible flagellation avait duré près de trois quarts d'heure, lorsqu'un étranger de la classe inférieure, parent de l'aveugle Ctésiphon guéri par Jésus, se précipita vers le derrière de la colonne avec un couteau en forme de faucille ; il cria d'une voir indignée : « Arrêtez ! ne frappez pas cet innocent jusqu'à le faire mourir » ! Les bourreaux, qui étaient ivres, s'arrêtèrent, étonnes ; il coupa rapidement les cordes assujetties derrière la colonne qui retenaient Jésus, puis il s'enfuit et se perdit dans la foule. Jésus tomba presque sans connaissance au pied de la colonne sur la terre toute baignée de son sang. Les exécuteurs le laissèrent là, s'en allèrent boire, et appelèrent des valets de bourreau, qui étaient occupés dans le corps de garde à tresser la couronne d'épines.

Comme Jésus, couvert de plaies saignantes, s'agitait convulsivement au pied de la colonne, je vis quelques filles perdues, à l'air effronté, s'approcher de lui en se tenant par les mains. Elles s'arrêtèrent un moment et le regardèrent avec dégoût. Dans ce moment, la douleur de ses blessures redoubla et il leva vers elles sa face meurtrie. Elles s'éloignèrent, et les soldats et les archers leur adressèrent en riant des paroles indécentes.

Je vis à plusieurs reprises, pendant la flagellation, des anges en pleurs entourer Jésus, et j'entendis sa prière pour nos péchés, qui montait constamment vers son Père au milieu de la grêle de coups qui tombait sur lui. Pendant qu'il était étendu dans son sang au pied de la colonne, je vis un ange lui présenter quelque chose de lumineux qui lui rendit des forces. Les archers revinrent et le frappèrent avec leurs pieds et Leurs bâtons, lui disant de se relever parce qu'ils n'en avaient pas fini avec ce roi. Jésus voulut prendre sa ceinture qui était à quelque distance : alors ces misérables le poussèrent avec le pied de côté et d'autre, en sorte que le pauvre Jésus fut obligé de se traîner péniblement sur le sol, dans sa nudité sanglante, comme un ver à moitié écrasé, pour pouvoir atteindre sa ceinture et en couvrir ses reins déchires. Quand ils l'eurent remis sur ses jambes tremblantes, ils ne lui laissèrent pas le temps de remettre sa robe, qu'ils jetèrent seulement sur ses épaules nues, et avec laquelle il essuya le sang qui coulait sur son visage, pendant qu'ils le conduisaient en hâte au corps de garde, en lui faisait faire un détour. Ils auraient pu s'y rendre plus directement parce que les halles et le bâtiment qui était en face du forum étaient ouverts, en sorte qu'on pouvait voir le passage sous lequel les deux larrons et Barabbas étaient emprisonnés ; mais ils le conduisirent devant le lieu où siégeaient les Princes des Prêtres qui s'écrièrent : « Qu'on le fasse mourir ! Qu'on le fasse mourir » ! et ce détournèrent avec dégoût. Puis ils le menèrent dans la cour intérieure du corps de garde. Lorsque Jésus entra, il n'y avait pas de soldats, mais des esclaves, des archers, des goujats, enfin le rebut de la population.

Comme le peuple était dans une grande agitation, Pilate avait fait venir un renfort de garnison romaine de la citadelle Antonia. Ces troupes, rangées en bon ordre. entouraient le corps de garde. Elles pouvaient parler, rire et se moquer de Jésus ; mais il leur était interdit de quitter leurs rangs. Pilate voulait par là tenir le peuple en respect. Il y avait bien un millier d'hommes.




Brentano - Emmerich: Douloureuse Passion 219