Brentano: Visions de la Bse Emmerich - IV

IV

Anne Catherine n'a jamais donné d'éclaircissements détaillés sur la lumière surnaturelle dans laquelle et par laquelle elle percevait ses visions ; elle s'est bornée à dire une fois : " Il m'a été expliqué d'une très belle façon comme quoi voir avec les yeux n'est point voir, et qu'il y a une autre vue intérieure : mais maintenant cela m'est sorti de la mémoire. "Nous pouvons donc avoir recours aux révélations de sainte Hildegarde sur le même sujet, pour y trouver l'explication désirée. Voici ce qu'elle dit : "Il est difficile à l'homme charnel de comprendre de quelle manière les visions sont perçues. Depuis mon enfance jusqu'à mon âge actuel de soixante dix ans, je n'ai pas cessé de voir dans mon âme la lumière que Dieu m'a donnée, mais je ne la perçois pas avec les yeux du corps, ni par les pensées de mon coeur, ni par l'intermédiaire des cinq sens. Toutefois les yeux du corps ne perdent pas plus leur faculté visuelle auprès de cette lumière que les autres sens leur activité. Car la lumière que je possède n'est point circonscrite dans l'espace, ni matérielle, mais elle est plus éclatante que celle de l'astre du jour : je ne vois en elle ni profondeur, ni longueur, ni largeur. On me dit qu'elle s'appelle l'ombre de la lumière vivante ; et de même que le soleil, la lune et les étoiles se réfléchissent dans l'eau, de même ce qui est écrit, ce qui est dit, les qualités et les oeuvres des hommes me deviennent visibles en elle. Ce que j'aperçois et apprends dans cette intuition, je le conserve longtemps ; et je vois, je perçois, je sais tout à la fois, comme en un clin d'oeil, ce que je dois savoir et apprendre. Mais ce que je ne contemple pas, je ne le sais pas non plus : car je suis comme une personne qui n'a jamais reçu d'enseignement, et pour ce que je dois écrire de cette lumière, je ne me sers d'autres paroles que de celles que j'entends. Mais je n'entends pas ces paroles comme celles qui rendent un son en sortant de la bouche d'un homme, je les vois comme une flamme, comme une nuée lumineuse : dans le pur éther. Je ne puis pas plus distinguer une forme dans cette lumière que je ne suis en état de regarder fixement le disque du soleil. "
Outre cela, dans cette lumière, j'en vois quelquefois une autre dont il m'est dit qu'elle s'appelle la lumière vivante. Cependant je ne la vois pas si souvent, et je puis encore moins exprimer son essence que celle de la première. Mais quand je la perçois, alors toute tristesse et toute peine sensible s'évanouissent pour moi, en sorte que je suis comme un enfant naïf, et non comme une vieille femme. Mon âme n'est jamais privée de la première lumière, de l'ombre de la lumière vivante, et je la vois quelquefois de même qu'à travers un nuage transparent, je regarde le firmament sans étoiles, et que je contemple en lui ce que je dis de l'éclat de la lumière vivante. "
La lumière dont parle sainte Hildegarde est, suivant la doctrine de l'école, l'irradiation de la lumière divine passant, par l'intermédiaire d'un ange, dans l'âme du contemplatif ; par cette lumière toutes les forces de l'âme sont élevées au dessus de leur puissance naturelle, en sorte que l'homme est par là rendu capable de voir comme un pur esprit incorporel, c'est à dire indépendant de l'action des sens et des autres organes, ce que Dieu veut lui communiquer dans cette lumière. Cette lumière confère donc à l'âme une double faculté : la faculté de vision surnaturelle et le milieu dans lequel celle ci peut s'exercer. Elle est pour cette faculté ce qu'est pour les yeux du corps la lumière du soleil, ou pour la faculté naturelle de connaître la lumière intérieure innée dans chaque homme.
Tout, dit sainte Hildegarde, est réfléchi dans cette lumière pour le contemplatif, c'est à dire tout ce que Dieu veut lui faire connaître : car le choix des objets contemplés ne dépend pas de la volonté de celui qui contemple, mais Dieu les détermine lui même, selon la tâche particulière imposée à l'âme favorisée d'une grâce de cette nature. C'est donc en vertu d'une disposition divine que cette âme voit et connaît l'avenir ou le passé, les choses cachées ou éloignées, les mystères de l'ordre naturel ou surnaturel, les pensées des hommes et de certains hommes déterminés : de même aussi le degré de clarté de l'intuition et l'exactitude avec laquelle ce qui est vu est conservé dans la mémoire et communiqué aux autres, dépendent de la mesure de lumière donnée par Dieu.
Ainsi donc, plus la mesure de lumière départie est grande, plus la sphère de l'intuition est étendue. Si des objets situés à une grande distance dans l'espace doivent y être aperçus, elle acquiert la clairvoyance, laquelle, en tant que grâce surnaturelle, ne doit pas être confondue avec la clairvoyance naturelle ou le somnambulisme. Par elle, les objets eux mêmes sont aperçus, soit par la pure vue à distance, soit que le contemplatif soit ravi jusqu'au lieu même où les objets se trouvent, où l'événement se passe ou s'est passé. Mais quand il s'agit de voir dans le passé ou dans l'avenir, les images de ce qui n'existe plus ou n'existe pas encore dans l'espace et le temps sont présentées par Dieu d'une manière surnaturelle à l'imagination du contemplatif. Quand donc, par exemple, un événement de l'Ancien ou du Nouveau Testament est montré à Anne Catherine, les images des individus qui agissent, celle des lieux et de toutes les circonstances lui sont présentées dans la lumière infuse aussi fidèlement et aussi complètement que dans un miroir ; de sorte qu'à certains égards elles se gravent dans l'imagination et dans la mémoire, aussi naturellement que si elles arrivaient à la voyante par les sens extérieurs et par la faculté de vision naturelle, ou que si Anne Catherine avait été présente personnellement et avait figuré comme contemporaine dans l'événement lui même. La seule différence consiste dans le degré infiniment plus élevé de netteté et de clarté qui trouve place dans l'intuition, parce qu'elle voit non seulement le fait matériel, mais encore les motifs intérieurs et leur enchaînement, ainsi que les dispositions les plus secrètes et les sentiments intimes des personnages en action.
La clairvoyance ou le ravissement peuvent coïncider avec cette intuition des images dans la lumière infuse, car Anne Catherine voit les événements de la vie de Jésus au lieu précis où ils se sont réellement passés autrefois, soit à Jérusalem, soit en d'autres endroits de la Terre Sainte. Elle est ravie dans ces endroits et, y étant arrivée, elle voit les événements et les actions en tableaux qui se succèdent avec la plus grande fidélité à l'ordre historique, comme on peut en juger par l'exemple suivant, auquel on en pourrait joindre infiniment d'autres. Voici ce qu'elle raconte le 10 décembre 1819 : "Cette nuit, j'ai parcouru dans plusieurs directions la terre promise, telle qu'elle était à l'époque du Sauveur. Mes stations ordinaires de l'Avent me conduisirent d'abord à la rencontre de la sainte famille, en voyage pour Bethléem. Je suivais ensuite plusieurs chemins à moi connus, allant d'un endroit du pays à l'autre, et je vis plusieurs scènes de la vie de prédication de Notre Seigneur, que j'avais vues en partie précédemment.
Je vis entre autres une instruction et une distribution de pain dont je ne me rappelle que quelques détails. Sur le penchant d'une colline beaucoup de gens étaient assis sous des arbres très grands et très élancés, qui n'ont leur couronne de feuillage que tout en haut au sommet. Le Seigneur Jésus était debout devant eux sur un terrain exhaussé. Entre les arbres se trouvaient des arbrisseaux avec des baies rouges et jaunes ressemblant à peu près à des mûres de ronces. Plusieurs filets d'eau descendaient de la hauteur en murmurant. Il y avait là un gazon fin et doux comme de la soie, sous lequel le sol était tapissé comme d'une mousse épaisse Je pris le gazon et je le touchai : d'autres objets échappèrent à mes mains, comme si c'étaient des images de choses passées Mais quant au gazon je le touchai Qu'est ce donc que cela peut être ? "
Sainte Hildegarde dit de cette lumière qu'elle est incirconscrite, immatérielle et inaccessible à nos facultés purement naturelles : car en vertu de son essence, elle supprime pour le voyant toute limite de temps et d'espace, et affranchit sa pensée et son intelligence de toutes les entraves auxquelles elles sont assujetties dans l'état ordinaire. L'avenir le plus reculé ou le passé le plus lointain sont en elle actuellement présents, et les vérités les plus profondes, les mystères les plus cachés de l'ordre naturel ou surnaturel se laissent embrasser d'un seul regard jusque dans leurs fondements. L'activité des sens et les relations avec le monde extérieur, dont ils sont les instruments, ne sont pas nécessairement suspendus pour celui qui contemple a l'ombre de la lumière vivante "Tant que l'âme ne voit pas Dieu ou la vérité en elle même, tant que ses visions ont pour objet des choses créées, la lumière naturelle n'est point un obstacle à la lumière surnaturelle, et c'est pourquoi il n'est pas nécessaire que le contemplatif soit pleinement abstrait de toute activité sensible. Seulement il arrive qu'à la clarté de la lumière surnaturelle le monde sensible apparaît comme un rêve, et la lumière qui lui est propre comme une nuit ténébreuse. "
Anne Catherine éclaircit d'une manière surprenante ce qui vient d'être dit quand elle décrit ainsi sa vie visionnaire : "Pendant mon travail (elle veut parler des travaux de couture pour les pauvres et les malades auxquels elle s'occupait nuit et jour avec le plus grand zèle, quand ses souffrances le permettaient), pendant mon travail, j'ai des visions tellement continuelles, que je vois comme en songe courir le tranchant des ciseaux et que parfois il me semble que je coupe au beau milieu des objets dont je suis entourée dans la vision. Ce qui m'entoure réellement est pour moi comme un rêve : tout s'y montre si trouble, si opaque et si décousu que c'est comme un songe informe du milieu duquel je regarde dans un monde lumineux, tout pénétré de clarté, où les choses bonnes et saintes réjouissent plus profondément parce qu'on voit comment elles viennent de Dieu et vont à Dieu, et où les choses mauvaises et impies affligent plus profondément parce qu'on reconnaît la voie par laquelle elles vont du démon au démon, contre Dieu et sa créature. Cette vie dans laquelle rien ne fait obstacle, où il n'y a ni temps, ni espace, rien de matériel, rien de caché ; cette vie où tout parle et où tout reluit, apparaît si parfaite et si libre que la réalité aveugle, boiteuse et bégayante y semble un vain songe. Ainsi, par exemple, je vois toujours les reliques briller auprès de moi, et je vois souvent comme des troupes de petites figures humaines planer au dessus de ces reliques dans le lointain des nuages ; mais quand je reviens à moi, je vois reparaître les formes des châsses et des endroits où reposent ces ossements lumineux. " En ce qui touche l'auréole des reliques, elle s'exprimait ainsi dans une autre occasion : " Je ne puis décrire ce que je ressens, je ne vois pas seulement, je sens une lumière, tantôt plus vive, tantôt plus pâle. Cette lumière semble se diriger vers moi, comme la flamme suit la direction du courant d'air. Mais je sens encore la liaison de ce rayon avec tout un corps lumineux et de ce corps avec un monde de lumière qui prend lui même sa source dans une autre lumière ; mais qui peut exprimer ces choses. Ce rayon me ravit, je ne puis m'empêcher de le presser contre mon coeur (elle portait toujours involontairement à son coeur les fragments de reliques qu'on lui présentait) ; puis c'est comme si j'entrais, par ce rayon, dans le corps auquel il appartient, dans les scènes de sa vie et dans ses états de lutte, de souffrance ou de triomphe. Car dans la vision je suis la direction qu'il plaît à Dieu de me donner. Il y a des rapports intimes, merveilleux entre notre corps et notre âme. L'âme sanctifie et profane le corps, autrement aucune expiation, aucune pénitence ne pourrait s'accomplir par le corps. Comme les saints pendant leur vie agissaient au moyen de leur corps, de même ils agissent séparés de lui, et même encore par lui sur les croyants ; mais la foi est la condition qui seule rend capable d'en ressentir la sainte influence.
De même qu'Anne Catherine avait des visions et reconnaissait les reliques dans l'état de veille naturel, de même aussi elle voyait dans toute l'église la célébration non interrompue du saint sacrifice de la messe.
Un jour le pèlerin entra dans sa chambre pendant qu'on sonnait la sainte messe ; elle priait dans un profond recueillement, et elle lui dit ensuite : " Je voyais en ce moment la scène du Vendredi Saint, le Seigneur s'offrant en victime sur la croix, avec Marie et le disciple au pied de la croix, sur l'autel où le prêtre célébrait la messe. Je vois cela à chaque heure du jour et de la nuit ; je vois toute la paroisse, comment elle prie, bien ou mal ; je vois aussi comment le prêtre remplit sa fonction. Je vois d'abord l'église d'ici, puis les églises et les paroisses des environs, à peu près comme on voit un arbre voisin chargé de fruits et éclairé par le soleil, puis d'autres groupes d'arbres dans le lointain ou toute une forêt. Je vois célébrer la messe dans le monde, à toutes les heures du jour : je vois même des pays lointains où on la célèbre encore tout à fait comme du temps des apôtres. Je vis, au dessus de l'autel, une liturgie céleste ou les anges suppléent à tout ce qui est omis par le prêtre. J'offre aussi mon coeur en sacrifice pour l'indévotion de l'assemblée, et je supplie le Seigneur de faire miséricorde. Je vois beaucoup de prêtres célébrer d'une manière déplorable. Ceux qui raides et empesés, s'appliquent par dessus tout à être bien en règle pour l'extérieur, sont généralement les pires, parce que souvent cette préoccupation leur fait négliger toute dévotion intérieure. Ils se disent toujours : " quel effet ferai je sur le peuple ? "et ils ne pensent pas à Dieu. J'ai cette impression depuis ma jeunesse. Quand le pèlerin est entré, j'étais à contempler la sainte messe ; je continue à le voir et je parle comme on le fait, lorsque sans cesser de travailler, on répond à un enfant qui fait une question. Il m'arrive dans la journée de voir à distance cette sainte cérémonie. Jésus nous aime tant qu'il continue éternellement son oeuvre de rédemption dans le saint sacrifice de l'autel, et la sainte messe est la rédemption historique, couverte d'un voile et devenue sacrement. Toute opération de Dieu est éternelle, mais dans ses rapports avec notre vie temporelle qui est successive, elle est promesse avant d'entrer dans cette succession, et quand elle est passée dans le temps fini, elle y apparaît sous forme de mystère et s'y continue ainsi. Je voyais déjà tout cela dès ma première jeunesse, et je croyais que tout le monde le voyait de même. "
La communication suivante nous donne des éclaircissements encore plus précis sur la manière dont Anne Catherine, pendant cette double vue, restait en rapport avec les personnes qui l'entouraient. Voici ce qu'elle dit une fois en octobre 1819 : " Depuis deux ou trois jours je suis continuellement entre la vue sensible et celle qui est au dessus des sens. J'ai sans cesse à me faire violence : car tout en conversant avec ceux qui m'approchent, je vois tout à coup devant moi de tout autres choses et de tout autres scènes. Alors mes propres paroles me font l'effet de la voix d'une autre personne qui se ferait entendre, sourde et mal articulée, de fond d'un tonneau vide. C'est aussi comme si j'étais ivre et au moment de tomber : toutefois ma conversation va tranquillement son train, et souvent elle est plus animée qu'à l'ordinaire, sans que je sache ensuite ce que j'ai dit ; et cependant mes discours sont bien suivis. C'est une grande fatigue pour moi que de me tenir ainsi dans deux états à la fois. Les objets présents que je vois avec les yeux m'apparaissent confusément : je suis à leur égard comme une personne assoupie à laquelle il vient un songe : l'autre vue m'entraîne impérieusement : elle est plus lucide que la vue naturelle, et ce n'est pas par les yeux qu'elle se produit. "
V Sainte Hildegarde disait qu'elle ne savait rien que ce qu'elle contemplait et ce qu'elle apprenait dans la contemplation : de même Anne Catherine indique ses visions comme la source exclusive de ce qu'elle sait et de toutes ses connaissances. Dans sa septième année, après avoir fréquenté l'école quatre mois à peine, elle fut congédiée parce que le maître déclarait qu'il n'avait rien à lui apprendre vu qu'elle savait d'avance tout ce qu'il devait dire avant qu'il lui donnât sa leçon. Ce fait mérite une attention particulière, car le procédé purement intuitif d'Anne Catherine, à toutes les époques de sa vie et dans toutes les situations où elle se trouvait, lui rendait presque impossible, parce qu'elle la rendait superflue, toute réflexion rétroactive et en général toute opération discursive de l'esprit : cela rendait souvent difficile, comme on le fera mieux voir plus tard, la communication complète de ses visions au pèlerin. Dans son journal de 1819, le pèlerin à consigné, à la date du 8 mai, une observation qui trouve ici sa place : " Elle me disait, écrit il, qu'elle n'avait jamais pu rien tirer des livres pour son usage. Elle n'a jamais rien retenu de l'Ecriture sainte, mais elle possède si parfaite ment la vie du Sauveur, en vertu de la grâce de la contemplation, que souvent je ne puis m'empêcher de trembler eu pensant aux rapports si intimes et si familiers dans lesquels je vis avec la créature la plus merveilleuse, la plus favorisée dont on ait peut être jamais ou' parler. Une autre fois elle racontait au pèlerin : " Je n'ai jamais rien retenu par coeur des Evangiles ni de l'Ancien Testament : car j'ai tout vu moi même pendant tout le cours de ma vie : j'ai revu tous les ans les mêmes choses, exactement de la même manière et avec les mêmes circonstances quoique souvent avec l'adjonction d'autres scènes. Souvent je me suis trouvée à l'endroit même avec les auditeurs et j'ai assisté à l'événement comme y prenant part, cependant je ne suis pas restée chaque fois à la même place : le plus souvent j'étais élevée au dessus de la scène et je la voyais au dessous de moi. Il y avait d'autres choses, principalement le côté mystérieux, que je voyais intérieurement comme dans ma conscience, tandis que certains détails m'apparaissaient en images hors de la scène. J'avais dans tous les cas la faculté de voir à travers toutes choses, en sorte qu'aucun corps ne pouvait cacher l'autre : sans cela il s'y serait mis de la confusion. "
Même dans un âge plus avancé, Anne Catherine ne pouvait pas se familiariser avec les livres : "Au couvent, disait elle, je voulais quelquefois regarder dans les livres, mais c'était toujours pour moi une misère. Grâce à Dieu je n'ai presque rien lu et quand je vois un livre, il me semble que je le sais par coeur. "Cette dernière observation s'applique surtout aux livres ascétiques ou aux vies des saints, et elle en donne la raison dans cette remarque singulièrement frappante sur la vie de saint François Xavier par le P. Croiset : " il n'y a aucun saint touchant lequel j'aie tant vu de choses ; je crois que j'ai vu toute sa vie. Ce récit qui en est fait se présente à moi comme ces étiquettes qu'on suspend çà et là à des fils sur un carré de jardin ensemencé, pour savoir quelle graine a été mise dans tel et tel endroit : mais tout le carré ressemble encore à une terre où rien n'a poussé. Cela m'aide pourtant à me rappeler le jardin tout couvert de fleurs que j'ai vu. "
Toutefois ce n'étaient pas seulement les choses surnaturelles et les mystères de la foi qu'elle connaissait par les visions, mais elle était instruite même en ce qui concernait les choses de la vie commune d'une manière analogue à sa contemplation. Elle parle à ce sujet d'une façon touchante dans une communication relative au temps de son enfance : "Combien Dieu a toujours été bon avec moi ! Je pouvais tout : il a travaillé avec moi quand j'étais enfant. Je m'en souviens ; à l'âge de six ans je faisais déjà comme à présent (dans sa 55ème année). Mon frère cadet n'était pas encore né ; je gardais les vaches et je savais qu'il me naîtrait un frère. Je ne puis dire comment je le savais ; mais j'avais envie de faire pour ma mère quelque chose qui pût servir à l'enfant et pourtant je n'étais pas encore en état de coudre : j'avais pris avec moi les habits de ma poupée et le jeune homme (son ange gardien) vint à moi, il me donna des leçons et m'aida à faire avec les habits de ma poupée un très joli bonnet d'enfant et d'autres petits objets que je donnai tous à ma mère. Elle fut très surprise que j'eusse pu en venir à bout ; elle les prit pourtant et s'en servit : je la vis pleurer en secret et montrer tout cela à mon père et à d'autres personnes. Elle me cacha sa surprise. A cette époque j'ai fait aussi des bas pour de pauvres enfants avec le jeune homme. Décembre 1819.

VI

Sainte Hildegarde a distingué une double lumière ; l'ombre de la lumière vivante et la lumière vivante elle même. Cette dernière, ajoutait-elle, lui était communiquée beaucoup plus rarement Elle donne à la première le nom d'ombre parce que celle ci moins subtile et plus accommodée à la nature humaine est avec l'autre, qui est infiniment plus vive et plus pénétrante, dans le même rapport que l'ombre avec la clarté du soleil. Aussi, dès qu'elle reçoit la lumière vivante, elle est ravie hors de la sphère de sa vie ordinaire et se trouve avec la sérénité et la liberté d'esprit d'un enfant auquel toutes les nécessités et les misères de ce bas monde sont complètement étrangères, soit que dans ce haut degré d'extase, elle soit privée de l'usage de ses sens et tout absorbée en Dieu, soit que dans cette lumière supérieure elle contemple des mystères qui ferment ses sens au monde extérieur et la remplissent d'une consolation et d'une joie merveilleuses, afin qu'elle puisse retourner ainsi fortifiée aux fatigues de la vie terrestre. Pareille chose se retrouve dans la vie d'Anne Catherine. Nous ne citerons qu'un exemple entre mille pour éclaircir ce qui vient d'être dit. La veille de Noël 1819, elle vit célébrer cette sainte fête dans l'Eglise triomphante et il lui fut permis de prendre part à sa joie. "Sa jubilation fut alors si grande que le pèlerin dominé par le sentiment de sa misère et de celle de tous les pécheurs ne put s'empêcher de pleurer : pour elle, elle rayonnait de joie ; son esprit, son langage et son visage étaient vivifiés par une allégresse impossible à décrire : il y avait dans son langage une telle profondeur, une telle facilité à exprimer les choses les plus sublimes et les plus mystérieuses, que le pèlerin en était remue jusqu'au fond de l'âme. Il ne peut reproduire qu'à l'état de misérable ébauche ce que sa parole vivement colorée ou plutôt enflammée faisait briller au sein des ténèbres de cette vie. "
A cette catégorie appartiennent en général toutes les visions qui mettaient Anne Catherine en relation avec l'Eglise triomphante aux fêtes de laquelle il lui était donné de prendre part suivant l'ordre de l'année ecclésiastique, comme cela était arrivé autrefois à la bienheureuse Lidwine de Schiedam, avec laquelle elle a tant de ressemblance. Dans ces occasions, elle était tellement inondée de joie qu'elle éclatait en chants de jubilation pour célébrer les louanges de Dieu avec les choeurs des bienheureux. C'était aussi dans la lumière vivante qu'elle contemplait ces autres visions où son fiancé divin venait lui même la consoler dans ses douleurs indicibles et où elle recevait la force nécessaire pour prendre sur elle de nouvelles souffrances.

Sainte Hildegarde dit que son âme n'était jamais privée de l'ombre de la lumière vivante, et cela convient aussi parfaitement à Anne Catherine : car elle non plus n'en fut jamais privée depuis sa plus tendre enfance et elle vivait plus dans ses visions que dans les rapports avec le monde sensible. Etant encore au couvent,. elle eut, jour et nuit, pendant des mois entiers des visions où elle accomplissait dans l'oraison des travaux symboliques, ce qui ne l'empêchait pas de se livrer en même temps à des travaux de toute espèce, soit dans la maison, soit dans l'église. Toutefois elle ne recevait pas par cela seul l'intelligence complète de tout ce qu'elle voyait dans cette lumière : comme sainte Hildegarde, elle avait encore besoin de là lumière vivante pour comprendre ce qu'elle avait vu et en pénétrer la signification. Anne Catherine, en effet, se comportait à l'égard de toutes ses visions d'une manière purement passive, elle recevait la vision avec candeur et comme une personne qui d'abord ne sait pas positivement ce qui lui est montre, ni ce qui doit suivre, elle exprimait naïvement son admiration ou sa surprise ; souvent aussi elle demandait avec instance que telle ou telle représentation lui fût épargnée : " Que puis je faire de cela, moi chétive ? disait elle. Elle reçoit ensuite l'intelligence par la lumière vivante, ce qu'elle exprime à peu près en ces termes a Mon fiancé me montrait tout clairement, distinctement et intelligiblement, d'une manière plus claire que la lumière du jour ; il me semblait alors qu'un enfant pouvait comprendre tout cela, et maintenant je n'en puis plus rien rapporter.. Je voyais infiniment de choses que le langage ne peut pas rendre. Comment exprimer avec la langue ce qu'on voit autrement qu'avec les yeux ?

VII

A la grâce des visions furent unies, pour Anne Catherine, des souffrances et des tortures dans le corps et dans l'âme dont la grandeur fait trembler la nature humaine, même lorsque pour les supporter courageusement pendant de longues années la patience reçoit des secours qui l'élèvent au plus haut degré de l'héroïsme : de là les supplications qu'elle adressait si souvent à Dieu pour qu'il lui épargnât tel ou tel spectacle, de là ses plaintes exprimées en ces termes : "Hélas ! pourquoi faut il que je voie toutes ces choses ? à quoi cela peut il me servir ? Si l'on savait quelles horribles souffrances je dois endurer pour pouvoir raconter tout cela ? " Ces souffrances avaient leur source dans sa profonde connaissance de la sainteté de Dieu et de la misère du monde, telle que le péché l'a fait ; et comme toutes les abominations et toutes les misères de l'humanité pécheresse lui étaient montrées à elle, la pure et innocente enfant, afin qu'elle se chargeât de faire pénitence pour ces innombrables offenses, elle crut souvent qu'elle ne pourrait résister à la douleur de ce spectacle. Voici, par exemple, ce qu'elle raconta le 13 décembre 1819 : « Toute cette nuit, j'ai eu à combattre sans relâche, et je suis encore toute épuisée des efforts que j'ai faits pour échapper aux spectacles lamentables que j'ai vos. Mon conducteur m'a fait faire tout le tour de la terre, et cela en passant incessamment par de grandes cavernes faites de ténèbres, où je voyais errer une foule innombrable d'hommes adonnés aux oeuvres de la nuit. Souvent, quand ma tristesse était telle que je ne pouvais plus la supporter, mon guide me conduisait pour quelques moments à la lumière, puis il me fallait rentrer dans les ténèbres et voir de nouveau toutes les formes de l'impiété. Souvent je m'éveillais (du sommeil extatique) à force d'angoisse et de terreur ; je voyais la lune briller paisiblement à la fenêtre, et priais Dieu en gémissant de ne pas me faire voir ces horribles images mais il me fallait de nouveau descendre dans ces affreuses ténèbres et voir les abominations, etc.
Le 19 juillet 1820, l'état où se trouvait alors l'Eglise d'Espagne et les persécutions qui devaient plus tard fondre sur elle, furent montrés à Anne Catherine dans une grande vision. Elle en fut si profondément affligée que cette pensée s'éveilla en elle : " Pourquoi faut il que je voie tout cela, moi, pauvre pécheresse ; je ne puis pas le raconter, et il y a tant de choses que je ne comprends pas ! " Alors, elle reçut cette réponse de son conducteur " Tu demandes pourquoi tout cela " tu ne peux pas savoir combien d'âmes liront un jour cela et seront par là consolées, ranimées et excitées au bien. Il existe beaucoup de récits de grâces semblables accordées à d'autres, mais la plupart du temps ils ne sont pas faits comme il faudrait ; puis les anciennes choses sont devenues étrangères aux hommes de ce temps, et elles ont été discréditées par des inculpations téméraires : ce que tu peux raconter est suffisamment intelligible, et cela peut produire beaucoup de bien que tu ne peux pas apprécier. Ces paroles me consolèrent.

VIII

D'après ce qui a été cité, le lecteur peut facilement deviner combien les visions d'Anne Catherine ont embrassé d'objets. Goerrès le père, qui avait pris connaissance des notes du pèlerin, et qui était aussi compétent qu'aucun de ses contemporains pour apprécier l'esprit qui inspirait la servante de Dieu, s'exprime ainsi dans le second volume de sa Mystique, p. 348 : " Ses visions ne se sont pas bornées à la Passion, mais, durant trois ans, elles suivent le Seigneur pas à pas dans toutes ses courses à travers toute la Palestine. La nature du pays, les rivières, les montagnes, les forêts, les lieux habités, les moeurs et les coutumes, le costume et la manière de vivre, tout passe devant ses yeux de la manière la plus claire et la plus distincte. Aux personnages, aux localités, aux tableaux de l'année ecclésiastique qui servent d'intermèdes, se rattachent épisodiquement des scènes qu'un regard jeté en arrière va chercher dans un passé encore plus reculé, en sorte que sa vue embrasse tout ce passé en remontant jusqu'à l'origine des choses. Tout cet ensemble se résume dans une puissante épopée religieuse qui, se jouant entre le ciel et la terre, se divise avec les époques du monde et se subdivise avec les générations humaines. C'est comme un océan, sorti d'une source cachée pour entourer la terre de ses flots, et tandis que sa surface réfléchit la magnificence de ses rivages et les richesses accumulées par les siècles, il n'en reste pas moins transparent jusqu'au fond, en sorte que le regard découvre dans ses profondeurs un monde de merveilles et y saisit les liens intimes et cachés des choses : aussi peut on voir là le spectacle le plus admirable, le plus riche, le plus vaste, le plus profond et le plus saisissant qui se soit jamais produit devant le sens contemplatif, même dans ce mode de compréhension mystique. "Mais pour que le lecteur puisse arriver à une vue plus claire et entrer davantage dans le détail de ce qu'embrassent les visions d'Anne Catherine, on essayera, dans ce qui va suivre, de lui donner une clef qui puisse lui ouvrir l'entrée de ce cercle merveilleux.
Comme on l'a déjà fait remarquer plus haut, les premières visions de sa jeunesse appartenaient pour la plupart à l'Ancien Testament : elle en eut plus tard sur la vie du Sauveur, d'abord rares, puis de plus en plus fréquentes. Elle voyait tout l'Ancien Testament dans sa signification figurative et éternelle, c'est à dire dans la liaison intime qui le rattache par tous les points au mystère de la très sainte Incarnation et à celui de la Rédemption. Elle voyait ce rapport comme quelque chose de vivant qui descendait le cours des siècles à travers des séries d'époques et de générations déterminées par Dieu. Elle voyait les personnages qui, dans cet ordre disposé Par Dieu étaient appelés par lui à avancer pour leur part la plénitude des temps toute leur histoire et tous leurs actes jusque dans les plus petits détails. Elle connaissait la position et la signification particulière que chacun d'eux avait dans l'ordre du salut par rapport à son époque et par rapport au Sauveur lui même. Elle voyait toutes les grâces que Dieu leur avait accordées, comment Dieu les avait dirigés et comment les fruits de bénédiction produits par l'action qu'ils avaient exercée s'étaient perpétués de génération en génération. Elle voyait en outre le travail de l'enfer, les formes infiniment variées et les influences diaboliques de l'idolâtrie. Elle apercevait toutes les perturbations suscitées par la puissance ennemie toutes les attaques par lesquelles le royaume de Satan menaçait. dès l'origine. l'économie du salut.
Elle voyait toutes ces images dans un rapport continuel avec le présent. Ainsi, à la vision sur le bâton d'Elisée, se liait pour elle la signification du bâton pastoral des évêques, la cause de son pouvoir intérieur et de sa dignité, et la relation de toutes ces choses avec celui qui donne à tous leur mission, et avec la foi qui donne l'efficacité à tout pouvoir conféré par lui.
Rien donc qui ne trouve sa place dans la sphère des visions de cette enfant humble et naïve : de même que les plus profonds mystères de la grâce sont à découvert devant ses yeux, de même aussi une foule de détails qui paraissent appartenir davantage au cadre de l'Histoire Sainte sont visibles pour elle. Ainsi, par exemple, pendant qu'elle voit le corps d'Adam dans sa gloire avant la chute et les conséquences humiliantes que la chute entraîne pour lui dans on rapport mystérieux avec les cinq plaies du corps du Christ, dans les mérites infinis desquelles elle voit la restitution des cinq effluves de lumière qu'Adam avait perdus dans la chute, mais qui lui seront rendues dans son corps glorifié, elle voit une fois la source du Jourdain ouverte par Melchisédech et le lit du fleuve lui être désigné d'avance. C'est Melchisédech qu'elle voit mesurer l'emplacement de la piscine de Bethesda, de même que les chemins et les sentiers que les prophètes ont suivis en annonçant le Messie, et sur lesquels lui même, pour accomplir cette figure, devait parfaire sa sainte carrière de prédicateur. Melchisédech sépare et conduit les familles et les races de peuples, il pose à Sion la pierre sur laquelle doit s'élever plus tard le sanctuaire de Dieu, il planté dans le Jourdain comme des semences les pierres qui auront à supporter l'arche d'alliance quand le peuple de Dieu reprendra possession de l'héritage de ses pères et qui, après un long oubli, sortent de nouveau des flots du Jourdain, afin que celui que figurait l'arche d'alliance, le fils de Marie, reçoive sur elles le baptême. De même enfin qu'Anne Catherine voit tous les événements de la vie extérieure de Noé, Hénoch, d'Abraham et des patriarches, elle reconnaît aussi la signification figurative de chacune de leurs actions et aperçoit les liens intérieurs de la grâce et ses influences mystérieuses, le noeud vivant et éternel par lequel les personnes, les générations et les époques sont rattachées entre elles et au point central de tous les temps, et elle met cela devant les yeux, dans des visions pleines du sens le plus profond sur la bénédiction des patriarches, l'arche d'alliance et les ancêtres de Marie.
C'est ainsi qu'elle arrive à l'époque de l'accomplissement, et comme, auparavant, elle a vu ce qui est nouveau dans ce qui est ancien, elle voit maintenant ce qui est ancien dans ce qui est nouveau : toute la vie de l'Homme Dieu sur la terre, depuis l'instant de la très sainte Incarnation jusqu'à celui où il monte au ciel, passe devant ses yeux dans les tableaux les plus complets, avec tout le théâtre de sa carrière et de ses opérations, avec toutes les personnes qui se sont trouvées en rapport intime avec le Seigneur. Elle voit le Seigneur dans les fruits de ses mérites infinis, elle le voit par conséquent comme la tête de l'humanité régénérée en lui, c'est à dire de son corps mystique, l'Eglise, et elle voit celle ci dans toute sa hiérarchie, dans toutes ses parties et à tous ses degrés, sans être limitée par le temps ou l'espace. Car en Jésus Christ qu'est la tête, les rangs de l'Eglise triomphante lui sont ouverts : elle est ravie en esprit pour assister à ses fêtes, suivant l'ordre de l'année ecclésiastique, et elle y reçoit des consolations qui l'aident à supporter les fatigues de sa course sur la terre. En lui aussi les rangs de l'Eglise souffrante lui sont ouverts ; et en les parcourant, non seulement elle regarde, mais elle console, assiste, délie et délivre.
En lui, enfin, toutes les époques de l'Eglise lui sont présentes ainsi que la vie de tous ses saints et l'action exercée par eux, à partir du temps des apôtres jusqu'au moment où elle vit, et, semblable à une abeille, elle recueille les fruits bénis de leurs mérites pour en tirer de quoi fortifier et soulager tous les nécessiteux de son époque.


Brentano: Visions de la Bse Emmerich - IV