Brentano: Visions de la Bse Emmerich - XVI

XVI

Le pèlerin était donc le premier homme pourvu de tous les dons nécessaires que la Providence eût amené près de la voyante, afin qu'elle dévoilât devant lui les trésors de grâce qu'il devait maintenant recueillir au profit des contemporains et de la postérité avec des peines et des fatigues auxquelles probablement bien peu de ses lecteurs auraient consenti à se soumettre. D'une part, son sens droit et lucide le préservait de l'excès et de l'exagération, d'autre part sa foi simple et candide jointe au sentiment inné du vrai et du beau, ainsi que les trésors d'expérience recueillis pendant une vie agitée et mêlée à celle des plus distingués et des meilleurs de ses contemporains le disposait à apprécier sans prévention les phénomènes et les faits, à ne pas renfermer dans des limites trop étroites ce qui sortait des règles ordinaires, et à ne pas rejeter timidement tout un ordre de choses étranger aux habitudes de la vie commune et aux idées qui en découlent. Si le pèlerin, avec la délicatesse de son sentiment artistique et la puissance créatrice de son propre talent, était incapable de s'approprier l'oeuvre d'un tiers en la corrigeant, en l'altérant ; en y effaçant le cachet de l'originalité, il était encore bien moins homme à traiter ainsi les tableaux merveilleux que la voyante faisait passer devant son regard étonné et qu'il accueillait humblement comme un don de Dieu, en versant des larmes de reconnaissance. Le goût et la piété s'accordaient pour l'empêcher de parer de ses propres pensées ce que la voyante lui confiait ou de réduire à la mesure de sa lumière bornée ce qui avait été aperçu dans la lumière vivante.
Il était trop au dessus de son temps et en même temps trop peu théologien pour avoir en poche une " théorie de la révélation " à appliquer avec une critique minutieuse au mystère de la rédemption et aux miracles de l'histoire du Rédempteur, En outre son audacieuse fantaisie poétique avait depuis longtemps parcouru toutes les routes et s'était exercée sur tout ce qui peut émouvoir des natures aussi richement douées que la sienne, et il ne lui restait plus qu'à la courber sous le joug de la croix et à la consacrer avec joie et sans réserve au service de l'Eglise.
Du reste, plusieurs des qualités distinctives du pèlerin n'étaient que des dons naturels, mais elles reposaient sur une base plus profonde que ne le laissait voir extérieurement la vivacité native de cet esprit si riche et si indépendant, et elles étaient dominées et dirigées par un principe infiniment plus élevé que celui qu'on voudrait trouver dans la "pure fantaisie ou le besoin poétique. " Ce n'est pas là qu'on puise la persévérance qui fait rester au besoin, des années entières près du lit de douleur d'une pauvre malade luttant journellement avec la mort et gémissant sans secours sous le poids de peines sans nom, pour n'y recueillir souvent que bien peu de chose au prix d'humiliations pénibles. Le pèlerin ne tarda pas à apprendre qu'il était venu à l'école de la croix, et que cet essaim de mouches qui environnait Anne Catherine ne l'épargnerait pas non plus, mais il n'en tenait aucun compte et supportait des épreuves bien plus grandes encore avec la simplicité d'un enfant et l'énergie d'un homme.
Il s'exprime à ce sujet en termes touchants, la veille de Noël 1819 : "En commençant à écrire, je ressentis une profonde tristesse à cause des misères de cette vie, où les suites et les effets de l'obscurcissement qui s'est fait en nous m'empêchent de saisir et de reproduire avec calme ce que découvre dans les plus saints mystères le regard d'une simple et naïve créature, merveilleusement favorisée de Dieu. Je ne puis sauver pour mes frères que des ébauches grossières, des lambeaux misérables de tableaux qui prouvent la présence et la réalité éternelles de tous les mystères des relations divines, aujourd'hui perdues pour nous. Et ces ébauches il me faut les dérober et les obtenir par artifice ! Je ne puis dire ce que je sens, ce que je vois, ce que je devine à cet égard : mais ceux qui, pendant des années, ont étouffé et méprisé ces grâces, ceux qui, forcés maintenant de les reconnaître les troublent cependant e. ne les recherchent pas et n'en tiennent pas compte, ceux là, dis je, pleureront avec moi quand leur miroir aura été obscurci par la mort. Enfant Jésus, mon Sauveur, donnez moi la patience." Il décrit ensuite la situation d'Anne Catherine pendant cette sainte vigile : "Elle ressent des douleurs atroces dans toutes ses plaies et tous ses membres. Elle les supporte et lutte avec joie. Quelquefois elle ne peut s'empêcher de pousser des cris aigus. Ses mains et ses doigts tremblent et se ferment convulsivement, les doigts sont froids, la paume des mains est brûlante. Elle a fait tous ses présents aux pauvres), fini tous ses travaux : elle place et range tout ce qui lui reste de morceaux d'étoffe et de bouts de fil, et s'affaisse épuisée de fatigue pour porter à la crèche son offrande de Noël, consistant en douleurs infinies qui lui apparaissent comme des fleurs qu'elle porte. Ces douleurs ne sont pas les effets naturels d'une maladie : ce sont des souffrances déterminées qu'elle désire supporter à la place d'autres personnes qui ne peuvent pas souffrir avec patience. Elle sait que par là elle leur procure du soulagement, et elle satisfait avec amour les dettes d'autrui envers la justice divine. J'ai ressenti moi même l'année passée cette translation de mes propres souffrances intérieures à Anne Catherine. Ainsi, à l'occasion de ces saints jours où l'on fête le mystère de notre rédemption, elle recueille pour elle une quantité de douleurs et de souffrances qu'elle apporte au Rédempteur. C'est ainsi qu'il lui a perce les pieds, les mains et le côté le jour de sa propre nativité, afin qu'elle rende du sang en mémoire de l'amour de son Sauveur duquel, le sien tire sa vie. Les paroles du pèlerin ne peuvent rien avoir de surprenant pour le lecteur, car il aura lui même reconnu, d'après tout ce qui a été dit plus haut, combien, il est contraire à l'état réel des choses de se représenter Anne Catherine comme placée dans une région lumineuse du sein de laquelle elle aurait, dans une contemplation paisible, raconté ses visions au pèlerin pour que celui ci les reproduisît sans fatigue : il n'y a pas moins d'absurdité dans cette autre opinion suivant laquelle la fantaisie puissante du poète richement doué se serait donné carrière sur le terrain de la poésie sacrée comme elle l'avait fait autrefois dans les régions sans limites du monde des fables, tandis qu'Anne Catherine n'aurait fait que prêter son nom à ce qu'il aurait rapporté de ces excursions. Pour apprécier complètement la tâche du pèlerin, le lecteur doit se représenter ce qui a été dit plus haut de la vie extatique d'Anne Catherine et se rappeler qu'ayant, dès sa jeunesse, vécu, souffert et agi dans la sphère de la contemplation, elle n'avait jamais pu trouver l'occasion de se communiquer à autrui avec réflexion, ni s'exercer à traduire dans un langage intelligible pour nous ce qu'elle a perçu non dans des parole faites pour l'oreille des hommes, mais dans l'irradiation de la lumière vivante. Et maintenant pour la première fois, dans les six dernières années de sa vie, il lui fallait se livrer à cet exercice, lorsque ses souffrances et ses peines de toute espèce devenaient de plus en plus extraordinaires, et augmentaient chaque jour en durée et en intensité Le lecteur reconnaîtra, non sans surprise, que le pèlerin était ; peut être le seul homme sur la terre que Dieu pût vouloir prendre comme instrument afin de sauver pour la postérité, fût ce même incomplètement, les grâces attachées à l'un des dons les plus merveilleux qui aient jamais été départis à un mortel et les fruits de la plus sainte fidélité et des souffrances les plus inouïes. Il fallait un esprit aussi flexible et aussi délicat que celui du pèlerin, une oreille aussi parfaitement exercée, capable de deviner l'harmonie tout entière à l'aide d'un son à peine articulé, il fallait de plus sa patience invincible et son opiniâtreté infatigable pour dérober, dans des moments souvent bien courts, à cette femme épuisée jusqu'à la mort les fragments de ses visions, pour conserver chaque parole isolée, quoique souvent encore inexpliquée, jusqu'à ce qu'une heure plus libre de souffrances offrît l'occasion d'obtenir de la voyante le complément nécessaire pour en révéler le sens et en donner l'intelligence. Jamais le pèlerin n'a risqué une combinaison, jamais il n'a cherché à compléter à l'aide d'autres communications analogues un fragment imparfait quant au sens ou à l'expression, sans en avertir expressément et sans expliquer tout au long de quelle manière il a procédé encore ne l'a t il fait que dans des cas bien rares. Il était toujours comme un enfant candide qui n'a d'autre désir que d'entendre ce qui sort de la bouche d'une mère remplie de sagesse et de reproduire ce qu'il a entendu avec une fidélité aussi littérale que possible. La plupart de ces choses étaient pour lui aussi étrangères, aussi inaccoutumées, aussi nouvelles qu'elles peuvent l'être pour le lecteur : mais cela ne l'empêchait pas de tout donner exactement comme il l'avait reçu. Il ne s'est effarouché de rien, quelque contraire que ce put être à sa manière antérieure de voir ou de penser ; il l'acceptait avec reconnaissance comme un mineur qui tombe sur un filon inespéré et le creuse joyeusement dans l'espoir d'y trouver de l'or natif. Beaucoup de choses et notamment les plus belles parties des visions de l'Ancien Testament sont accompagnées de points d'interrogation et d'exclamation dans la première rédaction du pèlerin parce qu'il ne les a pas bien comprises : mais il a reproduit ce qu'il a entendu avec une extrême fidélité. L'expérience lui avait appris qu'Anne Catherine ne voyait pas chaque mystère ou chaque objet dans un tableau délimité, complet en lui même, mais que souvent, suivant l'ordre des fêtes de l'année ecclésiastique, son regard embrassait avec le temps présent l'Ancien et le Nouveau Testament et qu'elle contemplait à une fête telle face du mystère, à une autre fête telle autre face, en sorte que l'ensemble n'était complet qu'après une série de visions. C'était le cas pour les visions touchant l'arche d'alliance, la bénédiction des Patriarches et l'état paradisiaque, qu'Anne Catherine avait aux diverses fêtes de la Mère de Dieu suivant leur rapport avec le saint mystère de l'incarnation et que par conséquent elle ne communiquait que par parties. Mais comme à la fin de l'année ecclésiastique ces parties se réunissaient pour former un ensemble dans lequel l'une était le complément de l'autre, il y avait là une garantie complète tant pour la vérité des visions que pour la fidélité parfaite de la reproduction.
Anne Catherine, la plupart du temps, faisait ses récits dans son patois westphalien. Pendant qu'elle parlait, le pèlerin notait sur des carrés de papier les points principaux qu'aussitôt après il mettait au net en complétant de mémoire. Il lisait la rédaction ainsi faite à Anne Catherine, puis il corrigeait, complétait, effaçait d'après les indications qu'elle lui donnait, et ne conservait rien où elle n'eût reconnu expressément la reproduction fidèle de ce qu'elle avait dit. On peut se figurer aisément qu'un pareil exercice répété tous les jours, pendant plusieurs années, dut, avec là force d'esprit et la constance du pèlerin, lui faire acquérir une facilité particulière ; si l'on ajoute qu'il regardait son travail comme une oeuvre sainte, à laquelle il ne manquait pas de se préparer par la grâce et par de pieux exercices, il sera d'autant plus permis de croire que la grâce divine non plus ne lui aura pas fait défaut. Le scrupule consciencieux avec lequel le pèlerin a fait tout ce travail, lui a interdit, dans les années subséquentes, de rien répondre à ceux qui prétendaient que les visions étaient en grande partie son oeuvre, car cela équivalait a dire qu'un homme grave comme lui avait consacré la fin de sa vie, en se donnant pour cela une peine incroyable, à préparer sciemment une tromperie pour lui et pour les autres.
Afin de mettre le lecteur en mesure de mieux se rendre compte des faits, nous lui donnerons quelques extraits du journal du pèlerin :
Un jour qu'Anne Catherine avait décrit le cercueil de saint Jean Baptiste d'une manière peu intelligible pour le pèlerin, il consigna dans son journal les remarques suivantes : " Elle a décrit cela d'une façon très difficile ou même impossible à comprendre, et il ne faut pas lui faire de questions, autrement elle se trouble. Comme elle est très peu capable de décrire les objets avec précision, elle attribue toutes les questions au manque d'intelligence de l'auditeur. Elle n'a jamais été exercée à pareille chose et n'a jamais eu de rapport qu'avec des gens qui ne demandent pas qu'on leur donne des objets une idée précise. On ne lui a jamais dit que ce sont deux choses différentes, que de voir les objets et de les décrire pour autrui. Comme elle même voit à l'instant su r une simple désignation, elle croit tour parfaitement clair, et se figure qu'on doit comprendre ce qu'elle dit d'une manière très confuse et même ce que souvent elle ne dit pas, croyant l'avoir dit. Il se peut du reste que cela tienne à un état comme le sien. Certainement il en est ainsi, car s'il y a une chose évidente dans la vie merveilleuse d'Anne Catherine, c'est qu'il lui fallait acheter par des souffrances chaque grâce qui lui était accordée et qu'elle ne pouvait la rendre profitable aux autres qu'au prix de nouvelles souffrances. C'est pourquoi elle n'avait pas reçu avec ses visions le don de les communiquer facilement et sans fatigue ; c'est pourquoi il n'y eut jamais une assez longue interruption dans ses souffrances pour qu'elle pût une seule fois dire au pèlerin ce qu'il aurait tant désiré entendre sortir de sa bouche : "Cherchons tranquillement ensemble à exprimer cela comme il faut. "Toujours il lui fallait interroger avec précaution et prier doucement, toujours elle se plaignait et s'étonnait qu'on ne la comprit pas. Et si enfin, à force de prières et d'instances, on obtenait une communication, on avait à craindre la peine et l'humiliation d'être obligé de céder la place à quelque visite indifférente comme celle d'une servante ou d'un enfant. Les choses sérieuses ou nécessaires n'étaient pas respectées, et il fallait qu'elles se retirassent avec le pauvre écrivain qui leur avait voué le temps précieux d'une vie déjà sur son déclin. "
Des plaintes de ce genre se représentent fréquemment dans le journal du pèlerin, elles sont l'expression de la profonde douleur qu'il éprouvait toutes les fois qu'un dérangement partant du dehors venait interrompre une communication commencée. L'impression du moment lui faisait perdre de vue ce qui avait été si souvent répété à Anne Catherine, que ce n'était pas la contemplation seulement, mais l'application pratique de ce qu'elle y avait vu qui lui était profitable, ce qui lui faisait considérer l'exercice de la charité et le support humble et patient de toutes les contrariétés comme la principale tache de sa vie. Quant au pèlerin, il ne croyait pas pouvoir mieux employer, en vue de la gloire de Dieu, toutes les facultés de son esprit et tout le temps qui lui restait à vivre, qu'en les consacrant entièrement à la reproduction des visions : c'est pourquoi toute interruption lui causait souvent une si amère tristesse, et s'il survenait une série de dérangements, il lui arrivait parfois a de passer toute la nuit à pleurer et à supplier Dieu de venir à son aide. "
Non seulement Anne Catherine prenait souvent à son compte les maladies d'autres personnes souffrantes, mais, dans ce cas, leurs dispositions morales lui étaient aussi transmises, afin qu'en surmontant l'impatience, les différentes tentations spirituelles de tristesse, de trouble, de mauvaise humeur auxquelles tant de malades succombent, elle leur méritait la grâce de se repentir et de se bien préparer à la mort.
Mais pour qu'Anne Catherine ressentît réellement comme siennes de semblables tentations, et eût de grands efforts à faire pour les vaincre, son entourage pourvoyait abondamment à ce qu'il ne lui manquât jamais de quoi exercer sa patience de toutes les manières. Et maintenant que le lecteur se représente cette pauvre femme, luttant péniblement sous le poids de ses peines corporelles, abreuvée en outre de toutes les amertumes de l'âme, arrivée au dernier degré de la faiblesse, et livrée au sentiment du délaissement le plus absolu ; alors il s'expliquera facilement que le pèlerin, au lieu de reproduire une vision, consigne dans son journal les paroles suivantes : "C'est une expérience des plus émouvantes que de voir une personne favorisée de tant de grâces, si misérable, si dénuée et si débile quand la grâce se cache pour elle. Quel pauvre vaisseau que l'homme ! de quelle miséricorde, de quelle patience Dieu use envers lui ! C'était par cette rude école de l'humilité qu'avait à passer cette créature privilégiée, par les mains de laquelle Dieu a daigné répandre sur son Eglise des faveurs si innombrables. Mais le lecteur peut apprécier lui même combien les communications devaient être défectueuses dans un état où des douleurs extérieures et intérieures de toute nature venaient comme un déluge oppresser l'humble servante de Dieu.
On doit faire encore remarquer qu'Anne Catherine racontait de mémoire dans l'état naturel ce qu'elle avait appris de a la lumière vivante, c'est à dire pendant qu'elle était entièrement ravie hors de ses sens ; il en était de même pour la substance des instructions du Christ qu'elle percevait complètement et textuellement dans ses visions ; toutefois, comme on l'a observé plus haut, non comme des paroles qu'on entend, mais sous forme d'irradiations, de flots de lumière émanés de la lumière vivante. Or, comme pour pouvoir communiquer ce qu'elle avait perçu dans la contemplation, elle était obligée de le traduire dans le langage ordinaire, ce qu'elle reproduisait de cette manière était la plupart du temps très défectueux. Rarement elle pouvait faire autre chose qu'ébaucher une légère esquisse : le plus souvent elle se bornait à dire : "il a fait une très belle instruction que malheureusement je ne puis pas rapporter. Sa provision naturelle de mots et d'idées était trop peu abondante pour qu'elle pût reproduire tout ce dont elle avait eu connaissance dans la contemplation. Si elle eût eu de bonne heure l'avantage d'une direction spirituelle en règle, qui, appréciant sans prévention les grâces gratuites qui lui étaient départies, l'eût exercée à rendre un compte détaillé de ses visions et l'eût préservée des dérangements extérieurs, on aurait pu sauver la plus grande partie de ce qui malheureusement est aujourd'hui perdu pour toujours par suite de l'incurie d'hommes négligents.
Très souvent Anne Catherine racontait au moment même où elle avait ses visions lesquelles suivant ce qui a été dit plus haut, étant aperçues " dans l'ombre de la lumière vivante, " n'interrompaïent pas ses rapports avec le monde sensible. Ainsi par exemple, le 13 juillet 1822, dans l'après midi, étant à l'état de veille, elle eut en même temps une vision touchant une grande agitation à Jérusalem à l'époque d'Elie. Le tableau s'étendit en peu de temps dans toutes les directions de la Palestine, et il s'y mêlait une foule d'allusions et d'explications relatives au baptême de Jean qu'elle voyait précisément ce mois là, d'une manière suivie. Mais voyant devant elle le pèlerin qui écrivait pendant que d'autre part ses visions suivaient leur cours, elle ne pouvait s'empêcher de rire du contraste entre le moment présent, et un passe antérieur de près de trois mille ans et elle était dans un état d'excitation enjouée. Elle raconta alors : " Il y a étonnamment de courses, d'allées et de venues, d'envois de messagers ; tout est en mouvement dans le temple, ils consultent une quantité d'écrits et ils écrivent avec des plumes de roseaux. Ce sont des clameurs et des discours sans fin : j'entends une foule de paroles et de noms hébreux mêlés ensemble que je ne comprends pas tout de suite ; cela me fait rire. Je vois maintenant que c'est l'époque d'Elie : on prie pour la pluie et on crie vers Dieu ; on envoie des messagers et on cherche partout Elie. " De même quand Anne Catherine décrivait les voyages du Sauveur à l'époque de sa prédication, les contrées et les villes par lesquelles il passait, tout en racontant elle les voyait dans le plus grand détail, ainsi que toute la topographie des montagnes, des vallées, des déserts, toutes les directions des fleuves et des cours d'eau : mais elle les décrivait, surtout les jours où elle était distraite par quelque aggravation extraordinaire dans ses souffrances, d'une manière peu intelligible pour le pèlerin. Car dans sa contemplation elle parcourait les pays en grande hâte, indiquant dans l'air de côté et d'autre où se trouvait tel ou tel lieu ce qui n'était pas facile à comprendre parce que le pèlerin ne pouvait pas toujours savoir comment elle s'orientait lorsqu'elle voyait et donnait ses descriptions. D'autres difficultés venaient de l'idiome très peu précis de son pays et de la brièveté des descriptions dans lesquelles Anne Catherine indiquait un lieu avec ce seul mot : " C'est là, " montrant en même temps du doigt comme si le pèlerin eût dû voir ce qu'elle voyait. Mais comme il ne le voyait pas et qu'en conséquence il lui arrivait souvent de ne pas la comprendre, elle disait : " Cela vient de ce qu'on n'est pas homme d'église. Dans le sens supérieur du mot, dit le pèlerin, cela est certainement très vrai : mais dans le sens ordinaire, jamais elle n'a trouvé un ecclésiastique qui la comprît...
Le pèlerin avoue lui même qu'il ne s'est jamais occupé d'études géographiques : malgré cela il a reproduit avec une patience et une persévérance sans exemple les indications de ce genre données par la narratrice, et quand il lui est arrivé de décrire plus d'une fois le même pays, il a cherché à compléter les uns par les autres les récits d'Anne Catherine, en sorte que le lecteur, s'il peut avoir recours aux cartes les plus exactes, ne pourra manquer le s'étonner en voyant à quel point les indications des visions sont précises, frappantes et propres à concilier ce que plusieurs cartes présentent de contradictions. Le pèlerin a pu espérer que l'incontestable conformité des indications géographiques, topographiques et archéologiques données dans les visions avec l'état réel des choses, tel qu'on peut le constater à l'aide des sources profanes, serait une arme puissante destinée à défendre l'authenticité des visions contre les attaques de ceux qui voudraient les rendre suspectes : c'est pourquoi il n'a pas reculé devant le travail extrêmement pénible auquel il lui a fallu se livrer pour donner d'une manière aussi claire et aussi détaillée que possible ce qu'il a pu tirer des communications de la voyante.

XVII

D'après ce qui a été dit, le lecteur ne trouvera pas étrange de voir Anne Catherine elle même s'exprimer dans ses visions sur le travail du pèlerin dans des termes où il est merveilleusement apprécié, mais non au delà de ce qu'il mérite. Au mois de janvier 1820, comme elle méditait sur la vie de la bienheureuse Madeleine de Hadamar, religieuse stigmatisée comme elle, elle raconta ce qui suit : "Je l'ai vue souffrir beaucoup à la suite de visites et de fausses démonstrations de respect, soit à cause du dérangement qui en était la suite, soit parce que cela la mettait en danger de se regarder comme quelque chose, ce dont elle était fréquemment tentée. Du reste, ce qui la concernait fut en général très maladroitement exagéré, ce qui lui donna beaucoup d'ennuis, comme elle me l'a dit elle même. Je vis aussi son confesseur écrire sur elle, mais il ne s'y prenait pas bien, et parlait bien plus de son admiration que des choses elles mêmes. Cela me fit penser à ce que le pèlerin écrit de moi, et je vis qu'il n'éprouvait presque pas d'admiration, et que la plupart du temps il écrivait moins que Je n'ai vu ; parce que je ne pouvais pas tout lui dire et que je ne raconte jamais ce que je ne sais pas bien. " Le 3 mai 1820, comme le pèlerin lui racontait quelque chose de la vie de sainte Véronique Giuliani, elle lui dit : " Je n'ai jamais rien entendu ou lu sur la vie et l'état intérieur des saints qui ne fût pauvre, grossier et sans vie, même quand on s'efforçait de faire du beau et de l'ingénieux, en comparaison de ce que je vois d'eux : même ce que sainte Thérèse a écrit sur sa vie ne répond pas à ce que je vois d'elle. Tout cela est comme un soleil de terre jaune, comparé au soleil réel Il en est de même pour Madeleine. Le pèlerin écrit passablement ces sortes de choses. "
Mais jamais elle ne s'exprima sur le travail du pèlerin en termes aussi significatifs que le 30 décembre 1819 dans un moment où elle avait une vision sur la montagne des prophètes. Elle était pendant ce temps couchée sans mouvement dans sa chambre mal éclairée : mais le pèlerin ayant pris en face d'elle une feuille de son manuscrit, elle s'écria tout à coup : " Ces papiers sont couverts de caractères lumineux. Cela a été écrit par l'homme que j'ai vu la nuit dernière assis et écrivant. Il devrait aller près de cette autre personne qui a le coeur tout déchiré et que j'ai vue dernièrement, elle lui dirait bien des choses. (C'était d'elle qu'il s'agissait, car elle parlait d'elle même comme d'une personne étrangère toutes les fois qu'elle avait une vision sur son propre état.) C'est écrit avec du lait, c'est d'une blancheur éclatante. Les écrits qui sont sur la montagne sont écrits avec l'eau sainte et limpide ; les deux liquides se mêleront : ce sera un mélange excellent. Oh ! si tu pouvais voir quelle lumière les rayons partant de la mer jettent sur la montagne des prophètes, et comment tout cela coule ensemble ! Je ne puis pas l'exprimer. Cet homme (le pèlerin) n'écrit pas ainsi lui-même : il a grâce de Dieu pour cela. Nul autre ne pourrait faire cela comme lui, il est comme s'il voyait lui même. "
Ceci est une preuve que, de même que les reliques des saints et les objets bénits lui apparaissaient lumineux, ce qui arrivait aussi pour ses propres cheveux et pour les croûtes de ses stigmates, de même elle a vu non pas allégoriquement, mais réellement et à la lettre, écrire avec un liquide lumineux le manuscrit où ses visions étaient relatées, et les feuilles mêmes de ce manuscrit lui sont apparu éclatantes de lumière.

XVIII

L'éditeur, ne pouvant conclure sans dire quelque chose de son propre travail, se bornera simplement à faire remarquer qu'il s'est toujours appliqué avec le plus grand soin à extraire du journal du pèlerin la rédaction première et originelle des visions. C'est pourquoi il a tout à fait laissé de côté la démonstration que le pèlerin a essayé de donner, dans ses dernières années, de la coïncidence du jour de la vision avec le jour historique de l'événement contemplé, aussi bien que l'application de ce système à la chronologie de l'Ancien testament. Si Anne Catherine avait été en état de donner exactement jour par jour ses visions journalières, au moins sous forme d'esquisses arrêtées, il n'y aurait rien de décisif à opposer au calcul en question ; mais bien souvent elle ne pouvait que se rappeler à grand peine et par fragments, un jour où elle était moins dérangée qu'à l'ordinaire, les visions de plusieurs semaines, ou même de plusieurs mois ; en sorte que pour assigner à chaque vision un jour déterminé, il fallait se contenter de conjecture assez incertaines. Quand donc l'éditeur marque les jours des visions, la seule conséquence qu'on en doive tirer, c'est qu'il donne simplement, d'après ce qui est rapporté dans le journal, le moment où la scène dont il est question a été vue par Anne Catherine, et, quand cela est possible, celui où elle l'a raconté au pèlerin. Dans le texte même on n'a pas changé un mot : seulement l'éditeur, pour en rendre la lecture plus facile, a ajouté la division par chapitres, les intitulés des diverses visions, et, quand cela a paru nécessaire, des remarques explicatives.

VIE DE N. S. JESUS CHRIST.


CHAPITRE PREMIER - Scènes de la Jeunesse de Jésus jusqu'à la mort de saint Joseph.

La sainte Famille à Nazareth. Jésus à douze ans.
Il enseigne dans le temple de Jérusalem.
Mort de saint Joseph.
Jésus et Marie vont demeurer entre Capharnaüm et Bethsaide.


(10 11 juillet 1819). Je vis à Nazareth la sainte Famille, composée seulement de trois personnes, Jésus, Marie et Joseph ; depuis la dixième jusqu'à la vingtième année de Jésus, à peu près, je les y vis deux fois habiter une maison étrangère ; c'était comme un logement pris à loyer chez d'autres personnes. De la vingtième à la trentième année de Jésus environ, je les vis dans une maison où ils étaient seuls.
Il y avait dans la maison trois chambres séparées celle de la Mère de Dieu était la plus grande et la plus agréable : c'était là qu'ils se réunissaient pour la prière. Du reste je les voyais rarement tous trois ensemble. Ils se tenaient debout lorsqu'ils priaient ; ils avaient les mains croisées sur la poitrine et semblaient parler à haute voix. Je les voyais souvent prier à la lumière sous une lampe à plusieurs mèches. Peut être aussi était-ce une espèce de chandelier à plusieurs branches fixé à la muraille Jésus se tenait le plus souvent seul dans sa chambre. Joseph s'occupait dans la sienne à des travaux de son métier. Je le voyais façonner des bâtons et des lattes, polir des morceaux ne bois, quelquefois même apporter une poutre, et je vis Jésus l'aider.
Marie était le plus souvent occupée à coudre faire une espèce de tricot avec des petits bâtons. Elle était alors assise et avait une petite corbeille près d'elle.
Je vis Jésus rechercher de plus en plus la solitude et la méditation à mesure que le temps où il devait enseigner s'approchait. Chacun dormait à part dans son réduit et la couche consistait en une couverture qu'on roulait le matin.
Je vis Jésus jusque vers sa douzième année donner toute l'assistance possible à ses parents : je le vis aussi, hors de la maison et partout où l'occasion s'en présentait, se montrer amical pour chacun, aider les autres et leur rendre toute espèce de service Dans ses premières années il était un modèle pour tous tes enfants de Nazareth. Ils l'aimaient et craignaient de lui déplaire. Les parents de ses compagnons disaient souvent à ceux ci lorsqu'ils se conduisaient mal ou commettaient quelque faute : " Que dira le fils de Joseph si je lui raconte ceci ? Comme il en sera fâché ! Quelquefois aussi ils lui portaient des plaintes amicales contre leurs enfants en présence de ceux ci et lui disaient : " Dis lui donc de ne plus faire ceci ou cela." Jésus prenait cela avec simplicité et comme par manière de jeu, puis du ton le plus affectueux, il engageait ses amis à faire telle ou telle chose, il priait avec eux pour leur obtenir du Père céleste la force de se corriger, il les exhortait à faire des excuses et à avouer leurs fautes sans délai.

La narratrice avait eu une vision étendue et très précise sur toute la jeunesse de Jésus : mais la maladie et les dérangements ne m'ont permis d'en rapporter que ce qui suit :

A une lieue à peu près au nord est de Nazareth, du côté de Séphoris, se trouve un endroit nommé Gophna : c'était là qu'au temps de la jeunesse de Jésus, habitaient les parents de Jean et de Jacques le Majeur. Ceux ci dans leurs premières années étaient souvent avec Jésus jusqu'au moment où leurs parents allèrent à Bethsaïde et où eux mêmes devinrent Pêcheurs.
A Nazareth demeurait un homme nommé Zebedia ou Sebadia, qui n'était pas le Zébédée, père de Jean et de Jacques. Il avait une fille mariée à un Essénien, parent de Joachim : je ne me souviens plus de leurs noms. Ces époux avaient quatre fils un peu plus âgés ou un peu plus jeunes que Jésus. Ils s'appelaient Cléophas, Jacob, Juda et Japhet ; plus tard ils sont devenus disciples de Jean Baptiste et après sa mort disciples de Jésus. Cléophas est le même auquel Jésus s'apparut à Emmaüs en compagnie de Luc (Lc 24,18). Il était marié et demeurait alors à Emmaüs (Lc 24,13). Sa femme se réunit plus tard aux femmes de la communauté chrétienne. Ces quatre disciples allèrent trouver Jean vers le temps du baptême de Jésus et ils restèrent près de lui jusqu'à la fin. Lorsqu'André et Saturnin allèrent rejoindre Jésus de l'autre côté au Jourdain, ils les suivirent et restèrent avec lui toute la journée. Ils étaient aussi du nombre des disciples de Jean que Jésus amena avec lui aux noces de Cana.
Ces jeunes gens dans leur enfance étaient aussi du nombre des camarades de Jésus : leurs parents et eux allaient ordinairement à Jérusalem pour la fête de Pâques en compagnie de la sainte Famille.
(Le dimanche dans l'octave de l'Epiphanie 1820.) Le Sauveur était d'une taille mince et élancée : son visage de forme allongée, était tout lumineux, il paraissait d'une bonne santé, quoique pâle. Ses cheveux d'un blond rougeâtre étaient parfaitement lisses : ils étaient séparés sur son front ouvert et élevé et tombaient sur ses épaules. Il portait une longue tunique d'un gris brunâtre, qui paraissait faite au métier et lui descendait jusqu'aux pieds. Les manches étaient assez larges aux poignets.
(Le dimanche dans l'octave de l'Epiphanie 1822.) Jésus avait huit ans(1) lorsqu'il alla pour la première fois à Jérusalem avec ses parents pour la fête de Pâques : il y retourna les années suivantes.
Déjà dans ses premiers voyages Jésus avait été remarqué chez les amis qui leur donnaient l'hospitalité à Jérusalem : il l'avait été aussi par des prêtres et des docteurs. Chez beaucoup de personnes de leur connaissance à Jérusalem, on parlait du sage et pieux enfant, de l'étonnant fils de Joseph, comme chez nous, aux pèlerinages annuels, on remarque telle ou telle personne simple et pieuse, ou quelque petite paysanne avisée et, quand elle revient, on se la rappelle.
Ainsi Jésus, lorsque dans sa douzième année il alla à Jérusalem en compagnie de ses parents et de leurs amis était déjà connu de diverses personnes de la ville.

Note 1 : Les commentateurs les plus autorisés de l'Ecriture admettent également que ce ne fut pas dans sa douzième année que Jésus alla à Jérusalem pour la première fois.

Les parents avaient coutume pendant le voyage d'aller de côté et d'autre avec les gens de leur pays, et à ce voyage ci, le cinquième que faisait Jésus, ils savaient qu'il allait toujours avec les jeunes gens de Nazareth. Or Jésus cette fois s'était séparé de ses compagnons aux environs du mont des Oliviers et ceux-ci croyaient qu'il s'était réuni à ses parents qui venaient à leur suites mais il était allé vers le côté de Jérusalem qui regarde Bethléem, dans cette hôtellerie où la sainte Famille avait logé avant la purification de Marie. La sainte Famille le croyait en avant avec les autres personnes de Nazareth, tandis que ceux ci croyaient qu'il suivait avec ses parents. Jusqu'au retour tous se trouvèrent ensemble à Gophna, Marie et Joseph furent extraordinairement inquiets de son absence. Ils retournèrent aussitôt à Jérusalem ; sur la route et à Jérusalem, ils s'enquirent de lui partout, mais ils ne purent pas le trouver d'abord parce qu'il n'avait pas été là où ils séjournaient d'habitude. Jésus avait passé la nuit dans l'hôtellerie de la porte de Bethléem où ses parents et lui étaient connus.
S'étant réuni là à plusieurs jeunes gens, il était allé avec eux dans deux écoles de la ville : le premier jour dans l'une, le second jour dans l'autre. Le troisième jour il avait été le matin, dans une troisième école près du temple et l'après midi, dans le temple même où ses parents le trouvèrent. Ces écoles étaient de différente espèce et toutes n'étaient pas précisément des écoles où l'on enseignât la loi : on y enseignait aussi d'autres sciences. La dernière était dans le voisinage du temple et on y formait des prêtres et des lévites.
Jésus, par ses demandes et ses réponses, jeta les maîtres et les rabbins dans un tel étonnement et même dans un tel embarras qu'ils se proposèrent le troisième jour après midi de faire humilier l'enfant Jésus sur différents points par les rabbins les plus savants, dans le temple même et du haut de la chaire. Les docteurs et les scribes se concertèrent ensemble pour cela : car d'abord ils avaient pris plaisir à l'entendre ; puis ils s'étaient irrités contre lui. Ceci eut lieu à l'endroit où l'on enseignait publiquement, au milieu du vestibule du temple devant le sanctuaire, dans la salle ronde où Jésus enseigna encore plus tard. Je vis là Jésus assis sur un grand siège qu'il ne remplissait pas tout entier à beaucoup près. Il était entouré d'une quantité de vieux Juifs revêtus d'habits sacerdotaux. Ils écoutaient attentivement et paraissaient pleins de dépit : je craignais qu'ils ne voulussent mettre la main sur lui. Le siège où il était assis était orné de têtes brunes semblables à des têtes de chiens : elles étaient d'un brun verdâtre et le haut était reluisant, avec un reflet jaune. Des têtes et des figures du même genre ornaient plusieurs longues tables ou dressoirs placés latéralement dans cet endroit du temple et qui étaient couverts d'offrandes. Cette pièce était si vaste et si remplie de monde qu'on n'avait pas le sentiment qu'on fût dans une église.
Comme Jésus dans les écoles avait fait usage pour ses réponses et ses explications d'exemples de toute espèce, tires des choses naturelles, des arts et des sciences, on avait réuni ici des hommes versés dans ces différentes branches des connaissances humaines : comme ils commençaient, chacun de son côté, à disputer avec Jésus, il leur dit que ces sortes de discussions n'étaient pas précisément à leur place dans le temple, mais que pourtant il leur répondrait même ici, parce que telle était la volonté de son Père. Ils ne comprirent pas qu'il entendait parler de son Père céleste, mais ils crurent que Joseph lui avait ordonné de faire montre de toutes ses connaissances.
Jésus répondit et enseigna sur la médecine et il décrivit tout le corps humain d'une façon inconnue aux plus savants d'entre eux : il fit de même pour l'astronomie, l'architecture, l'agriculture, la géométrie et l'arithmétique, la science du droit, en un mot pour tout ce qui fut mis en avant (2) il ramena tout d'une façon si ingénieuse à la loi et à la promesse, aux prophéties, au temple et aux mystères du culte et du sacrifice que les uns étaient saisis d'admiration, les autres confus et dépités, et cela alternativement tous fussent couverts de confusion et outrés de dépit : ce qui venait surtout de ce qu'ils entendaient des choses qu'ils n'avaient jamais sues, ni jamais comprises de cette sorte.

Note 2 : Que le lecteur ne s'étonne pas de voir le Sauveur dans son enseignement toucher à des objets qui y semblent si étrangers. De ce nombre sont précisément ces sciences qui ont le plus souvent pour résultat de faire pécher l'homme par orgueil, si bien qu'au lieu de le conduire à Dieu, elles l'en éloignent et le précipitent dans des ténèbres de plus en plus épaisses. Lors donc que le Sauveur daigne s'en occuper dans son enseignement, il présente une expiation pour cette sorte d'orgueil et de présomption, et montre en même temps quel doit être le point de départ et le but de toute science pour qu'elle puisse être mise au service de Dieu et devenir par là méritoire.
Remarquons ici une fois pour toutes, ce qui n'échappera pas au lecteur attentif, que, d'après les visions, les actes et les opérations du Sauveur suivent un ordre progressif merveilleux. Ainsi, par exemple, de même que le Dieu fait homme passe, afin de tout expier et de tout sanctifier, par tous les degrés de l'âge et du développement humain jusqu'à la parfaite virilité, se soumettant lui-même à l'ordre sous lequel, comme législateur suprême, il a placé l'homme ; de même aussi il révèle d'une manière correspondante à cet ordre les mystères de son action rédemptrice et acquiert sur chaque degré de nouveaux mérites d'une valeur infinie pour le salut de tous. Si donc le lecteur rencontre quelque chose qui lui paraisse d'abord difficile à concevoir, l'étude comparée des détails lui donnera une vue de l'ensemble où les difficultés disparaîtront.
Il y avait déjà deux heures qu'il enseignait ainsi, lorsque Joseph et Marie vinrent aussi dans le temple et s'enquirent de leur enfant près de quelques lévites qu'ils connaissaient. Ils apprirent alors qu'il était avec les scribes dans la salle où l'on enseignait. Comme ce n'était pas un lieu où il leur fût permis d'entrer, ils y envoyèrent le lévite pour prier Jésus de venir, mais Jésus leur fit dire qu'il voulait finir d'abord ce qu'il avait à faire. Marie fut très attristée de ce qu'il ne venait pas tout de suite. C'était la première fois qu'il faisait sentir à ses parents qu'il avait à obéir à d'autres ordres encore qu'aux leurs. Il continua à enseigner pendant une bonne heure, et quand tous eurent été réfutés et confondus au grand dépit de la plupart d'entre eux, il quitta la salle et vint trouver ses parents dans le parvis des Israélites et des femmes. Joseph était intimidé et étonné : il ne disait rien. Mais Marie s'approcha de Jésus et lui dit : " Mon fils, pourquoi en as tu agi ainsi envers nous, voilà que ton père et moi nous te cherchions tout affligés.
Mais Jésus était encore plein de gravité et il répondit : "Pourquoi me cherchiez-vous ? ne saviez vous pas que je dois m'occuper des affaires de mon Père, "ils ne comprirent pas cela et se remirent en route avec lui pour revenir. Les assistants étaient tout étonnés et les regardaient avec curiosité. J'étais très inquiète, craignant qu'ils ne se saisissent de l'enfant, car j'en vis quelques uns pleins de colère. Mais à ma grande surprise, ils laissèrent la sainte Famille se retirer tranquillement : la foule pressée autour d'eux s'ouvrit pour les laisser passer. je vis tout cela très en détail, et j'entendis la plus grande partie de ses instructions, mais la souffrance et les soucis font que je ne puis pas tout retenir. Son enseignement fit un grand effet chez tous les scribes : quelques uns en prirent note comme d'une chose remarquable. On en parla beaucoup de divers côtés, et il y eut à ce sujet bien des bavardages et des mensonges. Mais ils tinrent secrète entre eux toute la manière dont la chose s'était passée, ils parlèrent de Jésus comme d'un enfant inconsidéré qu'on avait remis a sa place : il avait de belles facultés, disaient ils, mais cela avait encore besoin d'être poli par l'éducation.
Je vis la sainte Famille revenir à Jérusalem : ils se joignirent devant la ville à une troupe composée de trois hommes, de deux femmes et de quelques enfants que je ne connaissais pas, mais qui paraissaient être aussi de Nazareth. En compagnie de ces personnes, ils suivirent encore divers chemins autour de Jérusalem ; ils allèrent au mont des Oliviers, s'arrêtèrent ça et là dans les beaux jardins d'agrément qui s'y trouvent et prièrent les mains croisées sur la poitrine. Je les vis aussi passer un ruisseau sur un grand pont. Ces allées et venues et ces prières de la petite compagnie me donnèrent tout à fait l'idée d'un pèlerinage.
Quand Jésus fut de retour à Nazareth, je vis préparer dans la maison d'Anne une fête où l'on réunit tous les jeunes garçons et les jeunes filles appartenant aux familles de leurs parents et de leurs amis. Je ne sais pas si c'était une fête pour se réjouir d'avoir retrouvé Jésus ; peut être aussi était-ce une fête qui avait lieu après le retour de la fête de Pâques ou bien encore qu'on célébrait quand les garçons atteignaient leur douzième année. Mais Jésus était là comme le principal personnage.
On avait élevé au dessus de la table de jolies cabanes de feuillage : des guirlandes de feuilles de vigne et d'épis y étaient suspendues : les enfants avaient aussi des raisins et des petits pains. Il y avait à cette fête trente trois enfants, tous disciples futurs de Jésus, et je vis qu'il y avait là quelque chose qui se rapportait au nombre des années de la vie de Jésus, mais je l'ai oublié comme beaucoup d'autres choses. Jésus enseigna, et pendant toute la fête il raconta aux autres enfants une parabole merveilleuse et qui ne fut pas comprise pour la plus grande partie, touchant des noces où l'eau devait être changée en vin et les convives indifférents en amis zélés, puis encore touchant des noces où le vin devait être changé en sang et le pain en chair, ce qui devait se perpétuer parmi les convives jusqu'à la fin du monde pour les consoler et les fortifier et pour établir entre eux un lien vivant. Il dit aussi à un jeune homme de ses parents, nommé Nathanaël : " Je serai à tes noces. " C'est tout ce que j'ai retenu.
A dater de cette douzième année, Jésus fut toujours comme le précepteur de ses compagnons : il s'asseyait souvent au milieu d'eux, leur faisait des récits et se promenait avec eux dans les environs. Dans sa dix huitième année, il commença à aider saint Joseph dans les travaux de sa profession.

(Commencement de mai 1821.) Vers la trentième année de la vie de Jésus, saint Joseph s'affaiblit de plus en plus, et je vis plus souvent Jésus et Marie réunis près de lui. Marie était souvent assise devant sa couche, soit par terre, soit sur une table ronde tort basse, qui avait trois pieds et dont ils se servaient aussi pour faire leurs repas. Je les vis manger rarement ; quand ils mangeaient, ou qu'ils portaient à saint Joseph une réfection dans son lit, c'étaient trois petites tranches blanches, larges d'environ deux doigts, placées l'une près de l'autre sur une petite assiette ou de petits fruits dans une petite écuelle : ils lui donnaient aussi à boire d'un breuvage contenu dans une espèce de cruche.
Lorsque Joseph mourut, Marie était assise à la tête de son lit et le tenait dans ses bras, Jésus se tenait à la tête de son lit et le tenait dans ses bras, Jésus se tenait à la hauteur de sa poitrine. Je vis la chambre remplie de lumière et pleine d'anges. Il fut enveloppé dans un linceul blanc, les mains croisées sur la poitrine, couché dans une bière étroite et déposé dans un très beau caveau sépulcral qu'il tenait d'un homme de bien. Peu de personnes, outre Jésus et Marie, suivirent son cercueil : mais je le vis entouré de lumière et accompagné par des anges.
Joseph devait mourir avant le Seigneur, car il n'aurait pu supporter son crucifiement. Il était trop faible et trop affectueux. Il avait déjà beaucoup souffert par suite des persécutions que la malice secrète des Juifs fit endurer au Sauveur, depuis sa vingtième jusqu'à sa trentième année. Ils ne pouvaient pas le souffrir, et disaient toujours, pleins d'envie, que le Fils du charpentier voulait tout savoir mieux que les autres parce qu'il contredisait souvent la doctrine des pharisiens et qu'il était habituellement entouré de jeunes gens qui s'étaient attachés à lui.
Marie a infiniment souffert de ces persécutions. Les souffrances de ce genre m'ont toujours paru plus grandes que des supplices corporels.
On ne peut dire avec quelle charité Jésus supportait, dans sa jeunesse, les persécutions et les méchancetés des Juifs.

(2 juillet 1821.) Joseph, le père nourricier de Notre Seigneur, est mort depuis environ deux mois. Il est mort à Nazareth et y a été enterré. Un homme de bien lui a procuré une très belle sépulture. Son corps fut plus tard porté à Bethléem par des chrétiens qui l'y enterrèrent. Il me semble que je l'y vois encore maintenant et qu'il n'a éprouvé aucune altération.
Avant la mort de Joseph je vis Jésus aller seulement dans le voisinage sans jamais s'éloigner beaucoup. Les derniers jours, j'ai vu qu'après la mort de Joseph, Jésus et Marie allèrent à Capharnaüm. La maison de Nazareth était fermée. Le lieu où ils allèrent n'était pas la ville même de Capharnaüm, mais comme un hameau de quelques maisons entre Capharnaüm et Bethsaide. C'était l'endroit où alla le père de Pierre lorsqu'il remit à celui ci la pêcherie voisine de Bethsaide. Jésus reçu là une maison d'un certain Lévi de Capharnaüm. Ce Lévi aimait la sainte Famille, et il donna à Jésus cette maison pour y demeurer. Elle était isolée et entourée d'un fossé d'eau dormante : il y avait près de là plusieurs autres maisons. Quelques uns des gens de Lévi y demeuraient pour faire le service et celui ci envoyait de Capharnaüm les aliments nécessaires.
Beaucoup de jeunes gens de Nazareth s'étaient attachés à Jésus dès le temps de son adolescence, mais ils l'abandonnèrent les uns après les autres. Il parcourait souvent les bords du lac avec ses compagnons ; il allait aussi à Jérusalem pour les fêtes, et la famille de Lazare, à Béthanie, était dès lors en relation avec la sainte Famille. C'est pourquoi les pharisiens de Nazareth l'appelaient un vagabond et se scandalisaient à son sujet. Lévi lui avait donné cette maison pour qu'il eût plus de liberté, et qu'il pût y réunir ceux qui voudraient l'entendre.
Il y avait près du lac, autour de Capharnaüm, une contrée coupée de vallées singulièrement fertiles et riantes. On y faisait plusieurs récoltes dans l'année ; la végétation y était admirablement belle : on y voyait en même temps des fleurs et des fruits. Beaucoup de Juifs de distinction avaient là des jardins et des châteaux ; Hérode aussi. Les Juifs, au temps de Jésus, n'étaient plus comme leurs pères, ils s'étaient fort gâtés par le commerce et les rapports avec les païens. Je n'ai jamais vu les femmes se montrer en public, pas même pour la culture des champs, si ce n'est des personnes très pauvres qui allaient glaner des épis. On ne les voyait que dans les pèlerinages à Jérusalem et à d'autres lieux de prière. C'étaient presque toujours des esclaves qui cultivaient la terre et qui faisaient les emplettes de toute espèce. J'ai vu toutes les villes de la Galilée dans les dernières nuits. Là où l'on rencontre à peine aujourd'hui trois bourgades en ruines on en trouvait alors une centaine, et la population était innombrable.

3 juin. A midi, je vis que Marie, fille de Cléophas, qui habitait la maison de sainte Anne, près de Nazareth, avec son troisième mari, père de Siméon de Jérusalem, était venu dans la maison de la sainte Vierge à Nazareth. Elle avait avec elle Siméon, son fils du troisième lit ; les serviteurs étaient restés dans la maison d'Anne. Je vis Jésus et Marie s'y rendre de Capharnaüm : je crois que Marie y restera et qu'elle avait seulement accompagné Jésus à Capharnaüm : elle est bien touchante à voir quand elle le suit. J'ai aussi appris que Jésus veut aller ces jours ci dans le pays d'Hébron, où habitait Zacharie.
José Barsabas. fils de Marie de Cléophas, de son second mariage avec Sabas, était à la maison. Les trois fils de son premier mariage avec Alphée, Simon, Jacques le Mineur et Thaddée, qui ont déjà des occupations hors de la maison, y sont venus aussi pour consoler la sainte Famille après la mort de Joseph et pour revoir Jésus avec lequel ils n'ont eu que peu de rapport depuis son enfance. Ils avaient quelque connaissance vague et générale des prophéties de Siméon et d'Anne lors de la présentation de Jésus au Temple, mais ils n'y ajoutaient pas beaucoup de foi. Ils préférèrent s'attacher à Jean Baptiste qui traversa le pays peu de temps après.


Brentano: Visions de la Bse Emmerich - XVI