Brentano: Visions de la Bse Emmerich - IV


Volume 5


CHAPITRE PREMIER. Voyage de Jésus à Chypre. - Son séjour à Salamine. Du 30 avril au 6 mai 1823.




Repas d'adieu chez la Syrophénicienne. - Embarquement pour Chypre. -Traversée. - Arrivée dans le port de Salamine. - Festin chez le chef de la communauté juive. - La prêtresse des idoles Mercuria. - Jésus chez le gouverneur romain à Salamine. - Instruction faite par Jésus des philosophes païens sur l'essence du paganisme et sur ses fausses divinités. - Histoire de Dercéto.

Remarque de l'éditeur.

Jusqu'à la fin d'avril, la pieuse Anne Catherine avait autant que possible, raconté jour par jour au Pèlerin ses visions quotidiennes sur la vie de Jésus : mais alors ses indicibles souffrances lui rendirent impossible de continuer ces communications. Le Pèlerin sur sa demande quitta Dulmell et n'y revint que quatre mois et demi plus tard. Mais il se trouva que pendant son absence les visions quotidiennes sur la vie publique du Sauveur avaient continué sans interruption Puis ces visions se reproduisirent pour la seconde fois dans le même ordre et avec la même étendue, en sorte que le Pèlerin fut en mesure de reprendre le 91 octobre le fit de ces communications au point où Anne Catherine' réduite au dernier degré de l'affaiblissement, l'avait laissé tomber le 28 avril. A dater de ce jour, elle raconta de nouveau sans interruption ses visions journalières jusqu'au 8 janvier 1824, jour à partir duquel toute communication ultérieure cessa pour jamais : car les souffrances toujours croissantes de la pieuse extatique étaient le prélude de sa mort prochaine.

Le Pèlerin a mis en tête de ses rédactions quotidiennes, du 21 octobre 1823 au 8 janvier 1824, la date des jours où la Soeur avait eu ces visions pour la première fois pendant son absence. L'éditeur n'a pas voulu changer cette indication ; ainsi le lecteur trouvera avec la date du 30 avril au 17 juillet 1823, les visions qu'Anne Catherine a racontées du 22 octobre 1823 au 8 janvier 1824. Du reste, en ce qui touche le classement de ces visions d'après les jours du mois, l'éditeur se réfère à ce qui a été dit dans l'introduction de la seconde partie.

30 avril. -- Ce matin, Jésus alla avec sa suite à une lieue et demie, au village juif qui est à environ une lieue à l'est d'Ornithopolis, et à trois lieues à peu près du port. Jésus n'a avec lui que Jacques le Mineur, Barnabé, Mnason, Azor, les deux fils de Cyrinus, et un jeune homme de l'île de Chypre qu'ils ont amené à Jésus. Outre ceux-ci, plusieurs Juifs d'ici l'accompagnent. Tous les autres apôtres et disciples qui avaient suivi Jésus dans ce pays, se sont déjà répandus en différents lieux ; Judas était parti le dernier ; il se dirigeait vers Cana la Grande, avec ceux qui lui avaient été donnés pour compagnons.

Dans le village juif, les hommes, les femmes et les enfants firent à Jésus une réception très solennelle ; les enfants des écoles vinrent aussi à sa rencontre. Il s'exprima ici en termes très clairs, et parla surtout de l'accomplissement des prophéties, lesquelles étaient très familières à ses auditeurs.

De là Jésus alla, dans la direction de l'est, à l'habitation de la Syrophénicienne, laquelle avait chargé son parent guéri par Jésus, de l'inviter à un repas, lui et les siens. Cet homme les conduisit chez elle. Les bâtiments appartenant à cette femme forment un groupe séparé entre Ornithopolis et le village juif. On y voit de grands ateliers pour la teinture et le tissage. Il s'y était rassemblé beaucoup de personnes, parmi lesquelles un grand nombre de malades et d'estropiés, et Jésus en guérit plusieurs. Le village juif d'où venait Jésus se lie à cet établissement par des maisons disséminées. L'habitation de la Syrophénicienne avec ses jardins, ses cours et ses dépendances de toute espèce est bien aussi grande que Dulmen. Il y a en outre divers bâtiments surmontés de galeries sur lesquelles on peut se promener, et où on étend des pièces d'étoffes de différentes couleurs, jaunes, violettes, rouges et bleu de ciel. La teinture jaune se fait avec une plante qu'on cultive dans le voisinage. Pour le rouge et le violet on emploie des espèces de limaçons marins : je vis de grandes couches de ces coquillages : c'est là qu'on les prend ou qu'on les élève. Il y avait des endroits remplis d'une mucosité semblable à du frai de grenouille. On cultive aussi dans le voisinage un arbuste qui porte le coton, mais il n'est pas indigène : en général le sol n'est pas aussi fertile que dans la Terre promise et il est souvent inondé.

Quand on regarde du côté de la mer, il semble qu'elle soit plus élevée que la terre, parce que son azur se confond à l'horizon avec celui du ciel. Sur le rivage se trouvent ça et là de gros troncs noirâtres, peu élevés, dont les branches s'étendent au loin : souvent ils sont couverts de mousse et de limon où d'autres arbres prennent naissance. Au bas des souches se projettent d'énormes paquets de racines sur lesquels on peut marcher et s'avancer à quelque distance au-dessus de l'eau. Ces troncs noirâtres sont creux d'un côté pour la plupart et ils servent de repaires à toute espèce de hideuses bêtes.

Il faut que la Syrophénicienne soit une personne très considérable : car dans le bourg où est le port, il y a des masses d'édifices qui lui appartiennent : son mari doit avoir été puissamment riche et à la tête d'un grand commerce maritime. Maintenant elle veut renoncer à tout, et elle a dit aux gens qui dépendent d'elle de choisir un maître parmi eux.

Jésus fut reçu solennellement, à l'entrée des bâtiments extérieurs, par tous les gens de la maison, et dans la cour qui précède l'habitation, par la Syrophénicienne et sa fille qu'il avait guérie. Il était accompagné de cinq disciples et des deux jeunes Chypriotes. Il guérit encore quelques personnes dans les bâtiments d'alentour, puis il prit un repas chez cette femme. Tout était disposé comme lors de sa première visite (voir tome IV, page 186) : le roseau garni de grappes que je vis alors croît près de Sarepta. Lorsque Jésus se fut mis à table, la fille de la veuve versa sur sa tête un flacon d'onguent parfumé. La mère lui offrit des pièces d'étoffe, des ceintures et des pièces d'or triangulaires ; la fille, d'autres pièces qui étaient enfilées ensemble. La Syrophénicienne veut vivre dans une retraite absolue avec sa fille : elles sont maintenant en rapports intimes avec les Juifs. Ceux qui sont chargés de l'enseignement parmi ces Juifs, sont venus ici du pays d'Hébron et d'auprès des amis de Zacharie, pendant la vie de Joachim et d'Anne : ils ont rétabli parmi eux l'observation de la règle et ont réformé leur manière de vivre. Ils sont à la tête de plusieurs familles, et c'est par leur intermédiaire que la Syrophénicienne et tout son monde se sont mis en rapport avec les Juifs.
Jésus ne resta pas longtemps à table. Il alla de côté et d'autre parmi les assistants et parmi les pauvres venus en grand nombre auxquels on donna à manger. Il leur fit des présents et guérit ceux qui étaient malades.
Vers quatre heures, Jésus s'éloigna sans bruit avec ses compagnons, et ils firent environ trois lieues au nord-ouest pour gagner l'endroit qui sert de port à Ornithopolis et qui en est assez éloigné. On rencontre sur le chemin beaucoup d'édifices. Jésus se rendit aussitôt dans le quartier juif de la ville qui est bâtie parmi des rochers sur un sol très inégal et où la plus grande partie de la population est païenne. Je vis qu'une réception solennelle lui fut faite par les Juifs chypriotes venus ici après les fêtes de Pâques pour retourner dans leur patrie, ainsi que par les Juifs de l'endroit. Il enseigna dans la synagogue : un très grand nombre de païens se tenaient dehors autour de l'édifice et l'écoutaient. Ils sont ici très timides et très humbles. Il guérit aussi quelques malades, après quoi il y eut, pour lui et pour ceux qui allaient s'embarquer, un grand repas qui se prolongea jusque dans la nuit.
Tous l'accompagnèrent à la clarté des étoiles jusqu'au port où ses compagnons et lui s'embarquèrent. La nuit était très claire : les étoiles dans ce pays paraissent plus grandes que chez nous. Ce fut comme le départ d'une petite flotte : un grand bâtiment de transport portait des bagages, des marchandises et du bétail, spécialement beaucoup d'ânes. Les Chypriotes revenant de la fête de Pâques, Jésus avec les siens, et d'autres voyageurs encore étaient embarqués sur dix galères à voiles. Cinq de ces galères environ remorquaient le bâtiment de transport à l'aide de cordes attachées en avant et sur les côtés. Les cinq autres marchaient de conserve. Tons ces bâtiments avaient, comme le navire de Pierre sur le lac de Galilée, des bancs de rameurs élevés, disposés autour du mât et au dessous des espèces de cabines. Sur un de ces navires Jésus se tenait debout au pied du mât et enseignait. Il bénit la terre et la mer, après quoi on se mit en route. Je vis beaucoup de poissons suivre la flottille : il y en avait parmi eux de très grands, longs d'au moins huit pieds, qui avaient d'étranges museaux: ils se jouaient autour des navires et levaient la tête hors de l'eau comme pour écouter.

1er mai. J'ai vit Jésus enseigner et guérir pendant la traversée. Le navire sur lequel il se trouvait était à l'un des côtés du grand vaisseau de transport, attaché à d'autres qui remorquaient celui ci : des galères étaient aussi attachées de l'autre côté. Ces bâtiments, outre leurs rameurs, avaient des voiles, et la traversée, favorisée par le calme de la mer et la beauté du temps, se fit avec une rapidité si extraordinaire que les matelots, les Juifs et les païens s'écriaient : " Oh ! Quelle heureuse traversée! C'est vous, ô prophète, qui en êtes la cause ! " Jésus se tenait sur le pont au pied du mât : il leur enjoignit de se taire et de n'en faire honneur qu'à Dieu, le Tout Puissant. Il fit aussi une instruction sur le Dieu unique et tout-puissant, sur ses oeuvres, sur le néant des divinités païennes, sur le temps qui approchait ou plutôt qui était déjà venu où la terre posséderait le moyen de salut par excellence : il parla aussi de la vocation des Gentils. Tout ce discours fut spécialement à l'adresse des païens.
Une petite troupe de femmes se tenait à part sur les navires. Je vis beaucoup de gens devenir malades. Ils étaient pris de vertiges, se couchaient dans des coins comme prêts à rendre l'âme, et alors ils étaient saisis de vomissements convulsifs. Jésus en guérit plusieurs sur son navire : beaucoup de ceux qui étaient sur les autres bâtiments l'implorèrent en criant vers lui, et le Seigneur les guérit aussi de loin.

Je les ai vus aussi manger sur le navire. Il y avait du feu dans un vase de bronze : je ne vis pas rôtir de viande, mais on mettait dans l'eau bouillante quelque chose qui y fondait. C'étaient des espèces de longs rubans roulés, d'une matière visqueuse, les uns bruns, les autres de couleur claire : on les dépliait et on les cassait : ils étaient luisants à l'endroit de la cassure comme de la colle forte. On donnait les mets par portions sur des écuelles qui avaient un rebord et un manche. Il se trouvait dans ces écuelles plusieurs cavités en guise d'assiettes où l'on mettait divers mets : des gâteaux ronds et des herbes : on versait le liquide par dessus.

D'ici à Chypre, la mer ne paraît pas aussi large que plus bas à la hauteur de Joppé : là on ne voit rien que de l'eau.

La flottille portait le plus grand nombre des Juifs de Chypre qui étaient allés à Jérusalem pour la Pâque : ils avaient retarde leur retour pour entendre le sermon fait par Jésus sur la montagne de Gabara. Près de Jésus étaient Jacques le Mineur, Barnabé qui était chypriote, Mnason, Azor et un jeune homme de Chypre nommé Jonas, que Jésus avait admis parmi ses disciples lors de la dernière instruction donnée sur la montagne de Gabara. Il lui avait été amené par les deux fils de Cyrinus lesquels se trouvaient aussi avec Jésus.
Les navires arrivèrent vers le soir dans le port de Salamine. Ce port est très spacieux et très sûr les deux rives s'avancent à une grande distance dans la mer. Il est garni de quais en pierre et défendu par des remparts élevés. La ville est à une bonne demi-lieue dans les terres. Mais on le remarque à peine, parce que l'intervalle est rempli d'arbres et de beaux jardins. Il y avait beaucoup de navires dans le port. Le bâtiment qui les portait ne put pas aborder tout près de terre, car le rivage qui s'élève comme un grand rempart, descendait en talus, et le navire avait un trop fort tirant d'eau pour pouvoir aborder. Ils jetèrent donc l'ancre à quelque distance. Mais il y avait de petites embarcations amarrées au rivage qui vinrent prendre les passagers, et qu'on tira jusqu'au bord avec des cordes. Jésus avec les siens monta dans une de ces barques dont il était venu un grand nombre. Il s'y trouvait deux Juifs qui lui souhaitèrent la bienvenue.

Beaucoup de Juifs de la ville étaient sur le rivage, revêtus de leurs habits de fête. Ils avaient vu de loin venir le navire, et c'est la coutume de recevoir ainsi les Juifs qui viennent des fêtes de Pâques. C'étaient pour la plupart des gens très âges, des femmes, des enfants : il y avait notamment les enfants des écoles avec leurs maîtres. Ils avaient des guirlandes, des fifres, de petites banderoles flottantes au vent, des couronnes suspendues à des bâtons et à des branches d'arbre, et ils faisaient entendre des chants joyeux.

Cyrinus, trois frères aînés de Barnabé et quelques vieux Juifs en habits de fête reçurent Jésus et les siens, et les conduisirent à quelque distance du port sur une belle terrasse couverte de verdure. Il y avait là des tapis étendus, des bassins pleins d'eau, et des tables avec des rafraîchissements. Ils lavèrent les pieds à Jésus et aux siens et leur firent prendre quelque chose.

On avait amené là un homme d'un âge très avancé ; c'était le père de Jonas, le nouveau disciple. Il se jeta en pleurant au cou de son fils, et celui-ci le conduisit à Jésus devant lequel il s'inclina profondément, il n'avait pas su ce qu'était devenu son fils, car ceux avec lesquels celui-ci était parti étaient revenus précédemment. Aujourd'hui à midi J ai entendu prononcer le nom de ce vieillard, mais je l'ai encore oublié. Tous ceux qui étaient là étaient du reste pleins de sollicitude à l'endroit des arrivants et j'en vis plusieurs qui s'ouvraient passage à travers la foule et criaient : " Tel ou tel est-il ici " ? Puis quand ils avaient retrouvé ceux qu'ils cherchaient, ils les embrassaient et les emmenaient avec eux : car la nouvelle du soulèvement contre Pilate et du tumulte qui avait eu lieu dans le Temple était arrivée ici fort amplifiée et tous étaient inquiets des leurs. Ici j'ai cessé de voir cette scène.

Le petit endroit où Jésus fut reçu était extrêmement agréable. On voyait à l'occident la grande ville avec ses nombreuses coupoles et ses hauts édifices, dorés par le soleil couchant dont le disque était très grand et très rouge : au levant la vue s'étendait sur la mer et les hautes montagnes de la Syrie apparaissaient comme des nuages.

Salamine est au milieu d'une vaste plaine, et entourée de grands et beaux arbres, de terrasses et de jardins. Le sol me parut assez friable : c'est comme de la fine poussière ou du sable : l'eau potable me semble être assez rare ici.

Le port n'est pas ouvert à tous venants : il a plusieurs entrées, l'une assez large, les autres plus étroites, passant entre des îlots fortifiés ; les bords de ces îlots sont défendus par de grosses tours basses, de forme demi circulaire, au haut desquelles sont des ouvertures par où l'on peut tout surveiller. Le quartier des Juifs est au nord de Salamine ; lorsqu'ils eurent fait une demi-lieue pour arriver aux portes de la ville, ils tournèrent à droite et firent encore une autre demi-lieue au nord hors de son enceinte.

Lorsque Jésus arriva là avec ses compagnons, les autres Juifs revenus des fêtes de Pâques s'étaient déjà rassemblés sur une grande place élevée en terrasse. Un ancien qui était chef de la synagogue se tenait sur le point le plus élevé d'où il pouvait voir tout le monde : cela me fit l'effet de l'appel qu'on fait des soldats pour savoir si tous sont présents. On s'informa de tout, si personne n'avait éprouvé de dommage ou n'avait de plainte à former contre quelque compagnon de voyage : on s'enquit aussi de ce qui s'était passé à Jérusalem. Jésus et les siens ne prirent pas part à tout cela. Ici encore une réception solennelle fut faite à Jésus par plusieurs vénérables vieillards juifs. Il adressa ensuite une exhortation au peuple assemblé du haut de l'éminence qui se trouvait là, puis tous se dirigèrent vers leurs demeures.

On voyait en avant des deux rues juives de la ville, entre de jolies allées, plusieurs édifices publics à l'usage des Juifs : la synagogue qui était magnifique, les habitations des anciens et des rabbins, et les écoles. A quelque distance se trouvait aussi un hospice avec un fossé plein d'eau ou un étang te chemin qui conduisait à la ville était sablé et ombragé de beaux arbres, même à l'endroit où l'on se rassemblait en plein air ; il y avait sur le point le plus élevé un gros arbre dont les branches étaient si fortes qu'on pouvait s'y asseoir comme dans un berceau de feuillage.

Jésus et ses compagnons furent conduits par les préposés près de la maison de ceux-ci et de la synagogue dans une grande salle où ils passèrent la nuit. Je ne me souviens pas bien s'ils n'allèrent pas d'abord dans une grande maison, chez le premier des Anciens ; Je ne me rappelle pas non plus qu'on leur ait donné ce soir un repas proprement dit, mais seulement une petite collation. Jésus guérit quelques hydropiques qu'on apporta sur des civières dans le vestibule de son logis. Cette maison était destinée à l'enseignement ; on y recevait aussi de savants rabbins en voyage. Elle était d'une belle architecture à la mode païenne avec des colonnes à l'entour. L'intérieur était une grande salle avec des espèces de tribunes et des chaires adossées aux murs. Il y avait par terre contre les murs des lits roulés, surmontés de pavillons à rideaux relevés contre les parois, et qu'on pouvait détacher pour isoler les lits. Ce fut là qu'ils dormirent cette nuit.

Le père de Jonas le nouveau disciple était avec eux : car il n'était pas de la ville : quant à Cyrinus, il était allé dans sa maison avec ses fils.

On pouvait de l'extérieur monter sur une plate-forme qui était au-dessus de cette salle et où se trouvaient des plantes de toute espèce dans des caisses : on avait de là une belle vue.

2 mai. -- Avant le récit de la vision de ce jour, Anne-Catherine raconta d'abord, comment pour arriver au lieu de cette scène, elle avait fait un de ces grands voyages qui se trouvaient liés à des travaux de toute espèce faits sur la route au profit du prochain. " Je ne sais plus, dit-elle, tous les endroits où j'ai été, je me souviens seulement qu'il m'a fallu plusieurs fois bander des blessures. Je me suis aussi trouvée sur une mer très orageuse. Souvent j'avais tant à faire que je ne pensais pas à aller plus loin : mais tout d'un coup je me trouvais dans un autre endroit : c'est ainsi que j'arrivai jusqu'à Salamine et que je vis ce que Jésus faisait aujourd'hui : mais j'en ai oublié une grande partie ".

Ce matin je vis l'Ancien qui était un homme très respectable venir prendre Jésus avec d'autres rabbins et le conduire à l'hôpital. Il y guérit un grand nombre de paralytiques et de perclus et aussi des gens atteints d'une lèpre assez bénigne. Pendant ce temps les hommes s'étaient rassemblés sur la place où l'on enseignait en plein air : Jésus y vint et fit une très belle instruction sur la manne recueillie dans le désert : il dit à cette occasion que le temps de la vraie manne céleste, qui était l'enseignement et la conversion, était arrivé et qu'un nouveau pain du ciel allait leur être donné. Je vis là une allusion à la sainte Eucharistie.

Après cette instruction les hommes se retirèrent vers midi et les femmes prirent leur place. Il vint aussi beaucoup de femmes païennes qui se tenaient en arrière, séparées des autres. Jésus parla en termes plus généraux devant les femmes, à cause des païennes qui se trouvaient parmi elles. Il parla du Dieu unique et tout-puissant, père et créateur du ciel et de la terre, de l'absurdité du polythéisme et de l'amour de Dieu pour les hommes.

Jésus se rendit ensuite dans la maison de l'Ancien où on lui avait préparé un repas L'Ancien était venu le chercher avec plusieurs rabbins. Cette maison était un très grand édifice bâti à la mode païenne, avec des cours, des galeries ouvertes et des terrasses. Tout y était préparé comme pour une grande fête ; plusieurs tables étaient dressées sous les colonnades, on avait élevé des arcs de triomphe et suspendu partout des guirlandes. Cela semblait être un festin qu'on donnait à Jésus et à ceux qui revenaient des fêtes de Pâques. L'Ancien conduisit Jésus dans un bâtiment attenant où était sa femme avec d'autres femmes ; il y vint aussi quelques docteurs. Les femmes couvertes de leurs voiles saluèrent Jésus en s'inclinant profondément devant lui et il leur adressa quelques paroles amicales, puis arriva un cortège d'enfants couronnés de fleurs, jouant de la flûte et d'autres instruments ; ils venaient chercher Jésus pour le conduire au festin. La table était couverte de bouquets de fleurs et de belle vaisselle : elle était un peu plus haute qu'en Judée : de même les convives étaient plus serrés et avaient moins de place pour s'étendre. On se lava les mains et je vis entre autres choses servir un mets qui avait l'apparence d'un agneau. Jésus le divisa en portions qui furent distribuées sur de petits pains ronds : il me sembla qu'il était découpé d'avance et qu'on avait seulement remis les morceaux à leur place.

Les enfants qui faisaient de la musique vinrent de nouveau : parmi eux il y en avait d'aveugles et d'autres qui avaient quelque infirmité. Ils furent suivis d'une troupe de jeunes filles de huit à dix ans élégamment parées, parmi lesquelles des filles ou petites-filles du maître de la maison. Toutes étaient vêtues d'une belle étoffe blanche, quelque peu reluisante. On s'habille ici autrement qu'en Judée : les vêtements sont moins larges et plus adaptés au corps. Elles avaient les cheveux partagés en trois nattes tombant sur les épaules et terminées par une boucle ou un autre enjolivement où pendaient de petits bijoux, des houppes, des perles ou des fruits rouges : c'était apparemment pour maintenir la frisure. J'en vis beaucoup avec des cheveux noirs ou d'un brun rougeâtre. Plusieurs de ces petites filles portaient ensemble une grande couronne formée de guirlandes et d'ornements de toute espèce. Elle était faite de cercles solides, car elle ne fléchissait pas sur elle-même. D'un large cercle partaient des montants qui aboutissaient à une seconde couronne surmontée d'un bouquet aux couleurs éclatantes ou d'un petit drapeau. Je ne crois pas que ce fussent des fleurs naturelles ; il devait y avoir autre chose encore, car il me semblait voir dans tout cela de la soie, de la laine, des plumes et même des morceaux de métal brillant. Les petites filles placèrent cette couronne comme un dais sur des colonnes ornées de la même manière qui surmontaient le siège de Jésus ; d'autres apportèrent des aromates et des parfums dans de petites coupes et des flacons d'albâtre qu'elles déposèrent devant lui. Une enfant de la maison brisa un de ces petits flacons sur sa tête et l'essuya avec un linge : après quoi elles se retirèrent. Elles firent tout cela en silence, les yeux baissés, et sans regarder les convives. Jésus les laissa faire et les remercia en quelques paroles amicales, après quoi les enfants, sans lever les yeux, rentrèrent dans l'appartement des femmes. Les femmes prirent leur repas ensemble.

Je vis que Jésus et les siens ne restèrent pas longtemps à table. Il ne cessa d'envoyer des aliments et des présents aux pauvres par ses disciples qui servirent à table presque tout le temps. Ensuite il alla d'une table à l'autre, fit les portions, enseigna et raconta.

Après le repas, l'Ancien et quelques docteurs allèrent avec Jésus et les siens se promener du côté des aqueducs, lesquels venaient du côté de l'ouest. La ville n'a que de mauvaise eau. C'étaient des constructions surprenantes, semblables à d'immenses ponts avec une quantité de grands réservoirs comme des citernes. Chaque quartier de la ville avait son réservoir et ses abreuvoirs. Il y en avait où il fallait pomper, d'autres où l'on puisait l'eau. Les réservoirs des Juifs étaient à part. Ils les montrèrent à Jésus, se plaignirent de leur insuffisance et de leur mauvais état, et témoignèrent le désir qu'il remédiât à cela. Il parla d'un nouveau réservoir à établir qui était en préparation et où il voulait faire baptiser : il dit quelque chose des dispositions à prendre.

De là ils revinrent à la synagogue, car le sabbat allait commencer. La salle était très grande et très belle : elle était éclairée avec des lampes et pleine de monde : il y avait à l'extérieur des terrasses et des escaliers, en sorte que d'en haut on pouvait voir et entendre ce qui s'y passait. Tous ces endroits étaient occupés par une foule de païens : il y en avait même qui s'étaient introduits dans l'intérieur et se tenaient pacifiquement parmi les Juifs.

On lut des passages du Lévitique sur les sacrifices et sur diverses prescriptions, et aussi quelque chose du prophète Ezéchiel. Au commencement, des docteurs firent tour à tour la lecture, puis Jésus l'expliqua, et son enseignement fut si admirable, que l'émotion fut générale. Il parla, en outre, de sa mission et de son accomplissement prochain. Ils le regardaient comme un prophète, mais ils croyaient pourtant qu'il devait être quelque chose de plus, qu'il était sans doute celui qui devait venir avant le Messie. Jésus leur expliqua que le Précurseur avait été Jean : il parla de tous les signes auxquels ils devaient reconnaître le Messie, sans dire pourtant expressément que c'était lui-même. Mais ils le comprirent et ils sortirent de là pleins de vénération et d'une pieuse crainte.

Il alla ensuite de nouveau chez l'Ancien avec ses disciples : ils mangèrent un peu de pain et quelques herbes, après quoi ils retournèrent à leur logis. J'ai oublié en Partie ce qui se passa le soir.

En général, Jésus est accueilli ici avec une sympathie extraordinaire. Tout le monde accourt à lui et veut lui rendre honneur. Il n'y a pas ici de sectes, pas de contestations. Il a guéri plusieurs malades dans les maisons. Juifs et païens vivent ici dans des rapports intimes, quoi que dans des quartiers séparés. Les Juifs occupent deux rues. La maison des fils de Cyrinus est un grand bâtiment carré : ils font le commerce et possèdent des navires. Il y a ici un genre d'architecture particulier. J'ai vu beaucoup d'édifices surmontés de tourelles et de clochetons, garnis de grillages et de fenêtres grillées, et ornes de têtes de doguins. (Elle appelle ainsi les mascarons, les têtes de lions et autres ornements de ce genre en usage chez les païens.) Les habitants ont apporté à Jésus et à ses disciples, aussitôt après leur arrivée, des présents, des chaussures et des vêtements neufs. Jésus ne les porta que jusqu'à ce que les siens fussent battus et nettoyés, car ensuite il les donna aux pauvres.

3 mai. -- Aujourd'hui encore, Anne- Catherine raconta qu'elle s'était trouvée dans l'île de Chypre, à la suite d'un long voyage où elle avait beaucoup travaillé. Elle avait parcouru hier une partie des côtes de l'Italie, aujourd'hui la partie opposée. - De là elle était allée d'abord en Judée, puis à Chypre : elle avait deux fois passé la mer. De ce qu'elle avait fait pendant ce voyage, elle se rappelait seulement qu'elle avait eu de longs entretiens avec des ecclésiastiques en longues robes, avec des ceintures et des bonnets d'une forme particulière. Ils étaient allés dans la campagne en récitant des prières : ils avaient l'air d'inspecter les lieux comme des gens qui cherchent à s'établir quelque part. Elle était chargée de les adresser à diverses personnes considérables, de leur donner des directions, et de leur préparer les voies dans certains coeurs. Elle pense que ce sont peut être des Jésuites.

Jésus se leva au point du jour, suivant sa coutume, et il pria longtemps seul. Les disciples firent de même. Là où cela est possible, Jésus va d'ordinaire en plein air, dans quelque bouquet de bois solitaire, où il se tient un peu appuyé contre un rocher ou un tertre de gazon. Le plus souvent il lève les mains au ciel et s'entretient avec Dieu auquel il adresse de vives et ferventes prières. J'ai vu souvent, par son exemple, combien cette prière matinale est bonne et digne d'être imitée.

J'ai vu de nouveau aujourd'hui l'hôpital dans lequel Jésus a guéri hier. C'est un bâtiment rond qui s'étend autour d'une cour plantée au milieu de laquelle est un réservoir d'eau. On y prend l'eau qui sert pour les bains mais avant de boire cette eau, ou de l'employer à la cuisson des aliments ; on a soin de la purifier en jetant certains fruits dans de grands vases qui la contiennent. Dans le jardin, qui entoure cette fontaine, croissent des plantes médicinales à l'usage de la maison. Un tiers de cette enceinte est occupé par des femmes malades et séparé du reste par deux portes fermées. A l'extérieur, le bâtiment est environné d'un fossé couvert contenant une eau bourbeuse qu'on porte dans les champs comme engrais. Hier, Jésus ne guérit ici que quelques hommes qui se levèrent aussitôt, le suivirent dans la maison et en sortirent avec lui.

Ce matin, Jésus alla à la synagogue : elle était déjà pleine de Juifs et entourée de païens. Il parla si éloquemment du temps de grâce et de l'accomplissement des prophéties, que beaucoup de gens versèrent des larmes. Il exhorta en même temps à la pénitence et au baptême. Il y eut, en outre, lecture et explication de quelques passages du Lévitique et de la Prophétie d'Ezéchiel. L'instruction dura bien trois ou quatre heures.

Après cela, Jésus, accompagné de quelques docteurs, de ses disciples, de Cyrinus et de ses deux fils, se rendit à la maison de Cyrinus, où ils avaient été invités à prendre leur repas. Cette maison est située entre la ville juive et la ville païenne. A l'extrémité de cette dernière, Salamine a huit rues dont deux habitées par les Juifs. Ils ne passèrent pas par celles-ci, mais prirent un chemin qui passa t entre le quartier juif et le quartier païen, sur le derrière des maisons, devant les grandes portes de la ville. Près de ces portes, beaucoup de païens, hommes, femmes et enfants, se tenaient rassemblés dans une attitude respectueuse. Ils saluèrent timidement de loin Jésus et les siens. Plusieurs d'entre eux l'avaient entendu enseigner dans l'école et ils avaient ensuite amené leurs familles aux portes de la ville.

A l'extrémité de la rue se trouve la maison de Cyrinus, à moitié bâtie dans les murs de la ville païenne : c'est un grand édifice avec des cours et des bâtiments de service.

Lorsqu'on l'aperçut à quelque distance, on vit aussi s'avancer la femme, les enfants et les serviteurs de Cyrinus, qui vinrent saluer Jésus et les siens. Il avait cinq filles, des nièces et d'autres parents : tous ces enfants portaient des présents qu'ils déposèrent sur des tapis aux pieds de Jésus, après s'être inclinés profondément devant lui. Il s'y trouvait des raretés de toute espèce : j'y vis des objets de formes diverses : il y avait de l'ambre, un arbrisseau rouge sur un socle, et quelque chose que j'ai vu récemment dans la mer Rouge. Chacun de ces enfants semblait vouloir porter à Jésus ce qu'il avait de plus précieux, et comme tous ne pouvaient pas lui remettre leurs cadeaux en main propre, ils les présentaient à ses compagnons.

La maison de Cyrinus est très spacieuse : elle est bâtie à la mode païenne, avec des vestibules et des escaliers à l'extérieur. Sur le toit se trouve un véritable jardin, où sont rangées dans des pots des plantes de toute espèce. Tout était orné comme pour une fête : la table, plus haute que les tables ordinaires, était recouverte d'un drap rouge, par dessus lequel était une autre couverture à jour : je ne sais si elle était en soie ou en paille très fine. Les lits qui entouraient la table étaient aussi à la mode païenne : ils étaient moins longs que chez les Juifs. Outre les disciples il n'y avait qu'une vingtaine de convives : les femmes mangeaient à part.

Après le repas, on fit la promenade habituelle du jour du sabbat dans la direction des aqueducs. Jésus et ses disciples furent alors conduits par le nouveau disciple Jonas à la maison de son père qui est située au milieu d'un jardin, en dehors du quartier des Juifs. C'est une espèce de grande ferme avec plusieurs séparations qui la font ressembler un peu à un couvent. Le maître de la maison est un vieil Essénien. Plusieurs femmes d'un certain âge occupent une partie séparée de l'habitation : ce sont, à ce qu'il semble, des veuves de ses parentes, ses nièces ou ses filles. Elles ont un costume qui a quelque chose de particulier : elles sont vêtues tout en blanc et voilées. Le vieillard était très humble ; il témoignait une joie d'enfant et il se fit conduire à la rencontre de Jésus. Il ne savait que lui offrir, car il n'avait pas d'objets précieux ; mais il montrait du doigt tout ce qui l'entourait, lui-même, son fils et ses filles, comme s'il eût dit : " Seigneur, tout ce que nous possédons est à vous ; nous sommes à vous nous-mêmes et ce que j'ai de plus cher, mon fils est à vous " ! Il invita Jésus et ses disciples à un repas pour le lendemain.

De là Jésus alla de nouveau près des aqueducs et il parla aux préposés de l'établissement d'une fontaine où l'on pourra prendre des bains et qui est déjà préparée : seulement il n'y a rien pour abriter les baigneurs et l'eau n'y vient pas encore. Il faut l'obtenir des païens, soit gratuitement, soit à prix d'argent. Elle vient de l'aqueduc, lequel, ici, dans la plaine, n'est élevé que d'un étage ; il y a des réservoirs des deux côtés. L'eau vient des montagnes qui sont au couchant. Le nouveau bassin, qui servira aussi pour donner le baptême, a plus de quatre angles. On y descend par des marches : il est entouré d'excavations circulaires qui se remplissent d'eau quand on presse ou qu'on met en mouvement une manivelle placée dans la fontaine centrale. Le tout est entouré d'un terrassement et il y a là aussi un emplacement où l'on pourra enseigner, et au-dessus duquel sont tendues des toiles.

Beaucoup de Juifs et de païens s'étaient rassemblés là, et Jésus dit que le lendemain il y instruirait ceux qui voudraient recevoir le baptême. Il fit une courte instruction. Les Juifs qui l'accompagnaient parlaient beaucoup d'Élie et d'Élisée : je crois que ces deux prophètes sont venus ici.

Des femmes juives s'étaient placées sur le chemin avec des troupes d'enfants que Jésus toucha ou qu'il attira à lui et qu'il bénit. Il y avait aussi plusieurs maîtresses d'école ou mères païennes avec des voiles de couleur jaune : elles se tenaient à part avec de belles filles sveltes et des petits garçons : Jésus les bénit de loin en passant devant eux.

Tous se rendirent avec Jésus à la synagogue pour la clôture du sabbat. Il enseigna encore sur les sacrifices, d'après le Lévitique et Ezéchiel. Son langage eut quelque chose d'extraordinairement doux et pénétrant : il expliqua les lois de Moïse en les rattachant toujours à l'accomplissement actuel de ce qui était signifié par elles. Il parla du sacrifice d'un coeur pur, dit que les sacrifices avec leurs formes innombrables ne pouvaient plus être d'aucune utilité, qu'il fallait purifier son âme et offrir ses passions en sacrifice. Il ne laissa de côté, comme s'il y eût rejeté quelque chose, aucune des prescriptions de la loi ; il résolut toutes les questions, et par les explications qu'il donna du contenu de la loi, il ne fit qu'exciter pour elle plus d'admiration et de respect. En même temps il prépara au baptême et exhorta à la pénitence parce que les temps étaient proches.

Sa parole et son accent furent ici, comme toujours, semblables à des rayons vivants, qui réchauffaient et pénétraient profondément. Il parlait toujours avec un calme et une énergie extraordinaires, jamais très vite, excepté dans certaines discussions avec les Pharisiens ; alors ses paroles étaient comme des traits acérés et son accent devenait plus sévère. Il a une voix de ténor très mélodieuse, très pure et à laquelle aucune autre ne peut être comparée. On l'entend distinctement au milieu du bruit par-dessus toutes les autres voix sans que jamais il l'élève.

Les leçons et les prières sont psalmodiées à la synagogue d'une façon qui ressemble au plain-chant de la messe et des offices chez les chrétiens ; les Juifs aussi chantent souvent à deux choeurs. Jésus lut les leçons à leur manière.

Après Jésus un vieux docteur très pieux adressa la parole à l'assemblée. Il avait une longue barbe blanche : il était maigre, mais sa physionomie respirait la bonté et la piété. Il n'était pas de Salamine : c'était un pauvre vieux rabbin errant, qui allait dans l'île d'un lieu à l'autre, visitant les malades, consolant les prisonniers, recueillant des aumônes pour les pauvres, enseignant les ignorants et les enfants, consolant les veuves et parlant en public dans les synagogues. Cet homme fut comme inspire de l'Esprit Saint : il adressa au peuple un discours pour rendre témoignage à Jésus, tel que je n'ai jamais entendu de rabbin en tenir de semblable en public. Il leur énuméra successivement tous les bienfaits du Dieu tout-puissant envers leurs pères et envers eux-mêmes, et il les exhorta à lui rendre grâces de ce qu'il les avait laissés vivre jusqu'à la venue d'un tel prophète et d'un tel docteur, et de ce que celui-ci exerçait la miséricorde envers eux jusqu'à venir les trouver hors de la Terre Sainte. Il rappela les miséricordes de Dieu envers leur tribu (c'était celle d'Issachar), et il les exhorta à se convertir et à faire pénitence. Je me souviens qu'il dit que Dieu maintenant ne serait pas aussi sévère que lorsqu'il avait frappé de mort les adorateurs et fabricateurs du veau d'or. Je ne sais plus bien à quoi cela se rattachait : peut-être que beaucoup d'hommes de la tribu d'Issachar avaient été du nombre de ces idolâtres. Il parla aussi d'une manière surprenante touchant Jésus : il dit qu'il le regardait comme plus qu'un prophète, qu'il n'osait pas dire qui il était, que l'accomplissement des promesses était proche, que tous devaient se proclamer bienheureux d'avoir entendu de tels enseignements d'une telle bouche, et d'avoir assez vécu pour voir l'espérance et la consolation d'Israël. Le peuple fut extrêmement touché. Beaucoup pleuraient de joie. Tout cela se passa en présence de Jésus, qui se tenait tranquillement à l'écart avec ses disciples.

Ensuite Jésus alla avec les siens prendre le repas du soir chez l'ancien. La conversation fut très animée. Ils prièrent Jésus de rester avec eux. Ils parlèrent des prédictions de quelques prophètes qu'on appliquait au Messie et où il était parlé de persécutions et de souffrances : toutefois ils espéraient qu'il n'avait rien de semblable à craindre. Ils lui demandèrent s'il était le précurseur du Messie ; mais il leur parla de Jean-Baptiste, il leur dit aussi qu'il ne pouvait pas rester parmi eux. Un des assistants, qui avait voyagé en Palestine, en vint à parler de la haine des Pharisiens pour Jésus et il s'éleva fortement contre ceux-ci. Mais Jésus lui reprocha sa sévérité et il parla pour excuser et atténuer leurs torts.

Je me souviens ici qu'hier, ayant entendu ma Barde dire du mal du prochain, je l'avais reprise avec trop peu de douceur. Je pensai aux discours de Jésus : hélas ! Cela me touche directement. Aujourd'hui encore une fois je me trouvai moi-même faire partie du tableau qui me fut montré. Je vis qu'en certains lieux on commençait à couper le blé ; mais le moment de la moisson n'était pas encore venu et je me dis : Ce sont des coupeurs affamés, comme on appelle chez nous les gens qui coupent avant les autres. Mais je vis ça et là de belles fleurs de camomille bien plus grosses que celles qui sont dans nos champs et je me dis : Je voudrais bien que ma petite nièce, Marie-Catherinette, pût en cueillir pour mes maux d'yeux avant qu'elles ne soient coupées par ces gens ! Une chose aussi me parut singulière, c'est qu'on fût là au mois de mai, tandis que je pensais être au mois d'octobre, vivant comme je le fais dans ma chambre, à Dulmen. Dans ce pays, le froment est épais et touffu comme le roseau : on ne coupe la paille que deux largeurs de main au-dessous de l'épi. La Soeur parle aussi d'une plante touffue et grimpante comme les pois, dont elle décrit les longues cosses avec les fèves qu'elle renferme : elle décrit de même plusieurs autres plantes, mais dans le patois de son pays et en termes trop vagues pour pouvoir être reproduits. Les pentes des montagnes sont couvertes de vignes, il y a aussi de longues rangées d'oliviers et de figuiers, des arbustes et des arbres qui donnent du coton et beaucoup d'autres fruits et légumes. Elle décrit encore des herbes tinctoriales et aromatiques et des baies de toute espèce. Je vois dans le lointain, dit-elle, des animaux en grandes troupes : ce sont, je crois, des montons. Il doit y avoir dans ce pays beaucoup de cuivre et d'autre métal du même genre, car on y a une quantité de chaudrons de couleur jaune.

Je me souviens confusément qu'au temps où Madeleine vivait dans sa grotte en France, Lazare s'était réfugié ici, forcé de quitter Marseille à la suite d'un soulèvement.

Je vois la patrie de Barnabé à trois lieues environ d'ici, dans l'intérieur des terres, près d'une forêt : je crois qu'on y fait le commerce de bois et qu'on y prépare des pièces pour la construction des navires. Il me semble que les parents de Mnason demeurent plus loin.

Devant Salamine, je vois tresser des cordes d'une longueur extraordinaire qui servent pour les navires et pour faire des filets. On doit aussi fabriquer là des couvertures et des draps ; il y a de longs tréteaux où des étoffes de toute espèce sont suspendues et flottent au vent.

J'ai oublié de dire que près de la maison de Cyrinus il y a de grandes caves où se trouvent des vases de toute espèce contenant des épices et des herbes aromatiques. Il en a beaucoup cueilli sur le Thabor. On prépare là des parfums de toute espèce ; c'est une odeur comme celle d'une pharmacie. Cyrinus fait le commerce des épices.

4 mai. -- Je vis de très grand matin Jésus se retirer à l'écart pour prier. Le plus souvent il est déjà sorti quand les autres dorment encore. Je sentis à cette occasion combien la prière matinale est agréable à Dieu. Jésus alla ensuite à l'hospice avec les disciples. Il guérit plusieurs malades et les prépara au baptême dans la cour, près de la fontaine. Plusieurs allèrent avec lui dans des coins retires et confessèrent leurs fautes. Il fit aussi mettre à part de l'eau destinée aux baptêmes dans des baignoires où plus tard ces gens furent baptisés par les disciples.

Après cela, je vis Jésus aller à la nouvelle fontaine baptismale où plusieurs personnes étaient occupées à faire divers arrangements pour lesquels il leur donna des conseils. Cependant une foule nombreuse se rassembla autour du tertre qui était près de là, car il était venu beaucoup de gens des environs et on avait dressé quelques tentes et élevé quelques cabanes de feuillage près des aqueducs. Ils étaient arrivés hier soir après le sabbat, soit pour entendre Jésus, soit pour leurs affaires et leurs travaux. Il y avait parmi eux des faucheurs à cause de la moisson qui était proche, et aussi des marchands et des vendeurs de bestiaux qui campaient près de l'aqueduc avec leur bétail. Beaucoup de païens de Salamine s'étaient joints a eux ainsi que beaucoup de Juifs du quartier israélite. Jésus enseigna jusque vers dix heures, abrité par une toile tendue au-dessus de lui : les assistants, à cause du soleil, se tenaient sous des cabanes de feuillages, des tentes et des pavillons. Il parla de sa mission, de la pénitence, de la réconciliation et du baptême : il dit aussi quelque chose de la prière et de l'oraison dominicale.

Sur ces entrefaites, un païen qui avait l'air d'un soldat ou d'un employé de tribunal, vint trouver les préposés et leur dit que le gouverneur romain de Salamine désirait parler au nouveau docteur et l'engageait à se rendre auprès de lui. Il dit cela d'un ton assez sévère, comme s'il eût trouvé mauvais qu'ils ne lui eussent pas amené Jésus dès son arrivée. Ils firent prévenir Jésus par ses disciples pendant une pause : il répondit qu'il irait et continua à enseigner. Lorsqu'il eut fini, il suivit avec ses disciples et les anciens le messager du gouverneur. Ils avaient bien une demi-lieue à faire sur le chemin par où Jésus était venu du port, avant d'arriver à la principale porte de Salamine qui était une grande et belle arcade avec des colonnes. Sur le chemin, comme ils passaient devant des jardins et de grandes constructions, je vis çà et là des ouvriers païens et d'autres personnes les observer et regarder Jésus : plusieurs toutefois intimidés à son approche se cachaient derrière des buissons et des murs. Entrés à Salamine, ils marchèrent bien encore une demi-heure et arrivèrent à une grande place. Beaucoup de gens se tenaient ça et là sur les galeries qui environnaient les cours, derrière des grilles et devant les portes. A quelques coins de rue et sous des arcades se tenaient des femmes païennes avec des troupes d'enfants, toujours rangés trois par trois, les uns à la suite des autres. Les femmes couvertes de leurs voiles s'inclinaient devant Jésus : parfois des enfants ou même des femmes s'avançaient et offraient à Jésus ou à ses compagnons de menus présents : c'étaient des paquets d'aromates, des parfums dans de petites boîtes, de petits gâteaux de couleur brune et des figures d'une odeur agréable, représentant des étoiles ou d'autres objets. Ce doit être un usage du pays, une manière respectueuse de souhaiter la bienvenue.

Jésus s'arrêtait un instant prés de ces groupes, il les regardait d'un air grave et bienveillant, et les bénissait de la main sans les toucher.

Je vis ça et là des idoles : ce n'étaient pas comme en Grèce et à Rome, de belles figures sans vêtements : elles ressemblaient à celles de Tyr, de Sidon et de Joppé. Je vis des figures dont la partie inférieure était recouverte comme d'ailes ou d'écailles : le milieu du corps était plus mince et entouré d'une ceinture : elles avaient une poitrine de femme, et plus haut des bras et des rayons, ou plusieurs ailes grandes et petites. J'en vis aussi quelques-unes qui étaient emmaillotées comme de petits enfants.

A mesure qu'on avançait dans la ville, un nombre toujours croissant de personnes faisait cortège à Jésus et la foule arrivait de tous les côtés sur la place. Au centre de cette place se trouve une belle fontaine : on y descend par des degrés et l'eau bouillonne dans le milieu du bassin. Il y a au-dessus un toit supporté par des colonnes, et tout autour règnent des galeries ouvertes avec de jolis arbustes et des fleurs. La porte qui conduit à la fontaine est fermée. Ce n'est que par privilège qu'on obtient de son eau, parce qu'elle est la meilleure de la ville et qu'elle passe pour très salubre.

Vis-à-vis de cette fontaine s'élève le palais du gouverneur, qui est orné de colonnes Sur une terrasse en saillie, sous un toit soutenu par des colonnes, se tenait le gouverneur romain, assis sur un siège de pierre d'où il voyait venir Jésus. C'était un homme de guerre : il portait un vêtement blanc, avec quelques raies rouges, serré autour de la taille. Son justaucorps descendait jusqu'aux reins et se terminait par des lanières ou des franges. Ses jambes étaient lacées. Il avait en outre un manteau court de couleur rouge et sur la tête un chapeau qui ressemblait un peu à un plat à barbe. Je vis derrière lui quelques soldats romains sur les degrés de la terrasse.

Tous les païens furent surpris des marques de respect qu'il donna à Jésus : car à son arrivée, il descendit au bas de la terrasse, prit la main de Jésus avec une espèce de mouchoir qu'il avait dans la sienne et la pressa avec l'autre main, où était l'autre extrémité du mouchoir. Il fit en même temps une légère inclination, et aussitôt il monta sur la terrasse avec Jésus. Il lui parla de la manière la plus amicale et l'interrogea avec curiosité sur beaucoup de choses. Il lui dit qu'il avait entendu parler de lui comme d'un docteur plein de sagesse, ajoutant que, quant à lui, il était plein de respect pour la loi des Juifs. Etait-il vrai que Jésus fit tous les prodiges que la renommée lui attribuait ? D'où lui venait ce pouvoir ? Etait-il le consolateur promis, le Messie des Juifs ? Les Juifs attendaient un roi. Etait-il ce roi ? Avec quelles forces alors voulait-il prendre possession de son royaume ? Avait-il une armée quelque part ? Ne venait-il pas dans l'île de Chypre pour recruter des partisans parmi les juifs qui s'y trouvaient ? Tarderait-il longtemps encore à se montrer dans toute sa puissance ? Le gouverneur lui fit beaucoup de questions de ce genre avec une gravité bienveillante et avec un respect et une émotion visibles. Jésus répondit toujours en termes vagues, généraux, ce qu'il faisait, du reste, ordinairement avec les magistrats qui l'interrogeaient de la sorte, disant, par exemple : " Vous le dites ; on le croit ; le temps où la promesse doit s'accomplir est proche, les prophètes l'ont dit ainsi ". A la question touchant son royaume et son armée, il répondit que son royaume n'était pas de ce monde, que les rois de la terre avaient besoin de soldats, mais que lui, il recrutait les âmes pour le royaume du Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre. Il entremêla ses réponses d'enseignements pleins de profondeur, et ses paroles, comme sa personne, firent une vive impression sur le gouverneur.

Cependant, le gouverneur avait ordonné de porter des rafraîchissements près de la fontaine, sur la place, et il invita Jésus et les siens à le suivre jusque-là.- ils considérèrent la fontaine et prirent un peu de nourriture : la collation avait été déposée sur un banc de pierre recouvert d'un tapis. Il y avait des écuelles brunes contenant un liquide de même couleur dans lequel ils trempèrent des gâteaux : ils mangèrent aussi des bâtons de la longueur du bras et de deux pouces d'épaisseur : c'étaient, je crois, des conserves ou des fromages ; il y avait aussi des fruits et des pâtisseries en forme d'étoiles ou de fleurs. Il y avait de petites urnes pleines de vin. D'autres urnes, d'une matière veinée de diverses couleurs, ayant la même forme que les urnes de Cana, seulement plus petites, étaient remplies d'eau de la fontaine. Le gouverneur parla de Pilate, des violences exercées par lui dans le Temple et en général de toute sa conduite avec une désapprobation marquée : il dit aussi quelque chose de la chute de l'aqueduc de Siloë.

Jésus, au bord de la fontaine, eut avec lui un entretien sur l'eau, sur les diverses sources troubles, limpides, amères, salées et douces, sur leur efficacité très différente, sur la manière dont elles étaient maintenues dans des puits ou distribuées dans des canaux, il en vint ensuite à parler de la doctrine des Juifs et de celle des païens, de l'eau du baptême, de la régénération des hommes par la pénitence et la foi, qui devait faire d'eux tous des enfants de Dieu. Ce fut une instruction merveilleuse, qui avait quelque chose de l'entretien avec la Samaritaine près du puits de Jacob. Ses paroles firent une grande impression sur le gouverneur, qui as ait déjà beaucoup de penchant pour les Juifs.

Après midi, Jésus alla avec ses compagnons dans la maison de l'Essénien, et le gouverneur lui témoigna le désir de l'entendre souvent. Il n'y a, ait pas ici une si grande séparation qu'ailleurs entre les Juifs et les païens : les Juifs les plus intelligents, spécialement les adhérents de Jésus, même en Palestine, acceptaient à manger et à boire de la part des gens de distinction ; seulement, ici comme ailleurs, toujours dans des vases différents. Quand Jésus s'en retourna, beaucoup de païens le saluèrent avec encore plus de déférence, portés à cela par la manière d'agir du gouverneur.

Il y a dans ce pays une incroyable quantité de fleurs : mais on y fait aussi de très jolies fleurs artificielles avec de la laine de couleur, de la soie et des plumes. Je vis les enfants païens que Jésus bénissait, parés pour la plupart de fleurs de cette espèce. Les petites filles, comme les garçons, avaient des vêtements très courts et très légers : les plus petits et les plus pauvres étaient tout à fait nus, à l'exception d'une pièce d'étoffe roulée autour des reins. Les jeunes filles appartenant à la classe aisée portaient par dessus un petit jupon une petite robe d'étoffe jaune, très légère et presque transparente, qui n'allait pas tout à fait aux genoux et qui, à la ceinture, aux extrémités et ailleurs encore, était richement brochée de fleurs de laine bariolée, comme celles dont j'ai parlé. Elles portaient sur les épaules une pièce d'étoffe légère qui se croisait sur la poitrine ; autour des bras et sur la tête, elles avaient le plus souvent des guirlandes de ces fleurs artificielles. On doit se livrer ici à la culture de la soie : car je vois des arbres étalés avec soin contre les murs et sur lesquels rampent beaucoup de vers qui, plus tard, filent leurs cocons ; je ne sais pourtant pas si ce sont de vrais vers à soie.

Jésus vint vers deux heures dans la maison de l'Essénien, père de Jonas. Il n'y avait avec lui que ses disciples et quelques docteurs ; on lui lava les pieds à son entrée. Tout y était beaucoup plus simple et plus rustique que là où il avait été reçu précédemment. C'est une famille considérable appartenant à la classe des Esséniens qui se marient, mais sans cesser de mener une vie simple, pieuse et très tempérante. Les femmes étaient des veuves avec des enfants déjà adultes ; c'étaient les filles du vieillard et elles vivaient réunies à lui. Jonas, le disciple, était un fils que le vieillard avait eu plus tard et dont la mère était morte en le mettant au monde. Il l'aimait d'autant plus qu'il était son fils unique : il avait eu de grandes inquiétudes à son sujet, car il y avait déjà plus d'un an qu'il était absent. Il croyait ne plus le revoir jamais, lorsqu'il eut de ses nouvelles par Cyrinus, dont les fils l'avaient rencontré à la fête et à Dabrath, près du Thabor. Jonas avait voyagé comme font souvent les jeunes étudiants ; il avait visité les lieux les plus remarquables de la Terre Sainte, était allé chez les Esséniens de Judée, avait visité le tombeau de Jacob, près d'Hébron, et celui de Sara, entre Jérusalem et Bethléem (celui-ci était alors au bord du chemin, maintenant il en est un peu écarté). Il avait vu Bethléem ; il était monté sur le Carmel et sur le Thabor. Ayant entendu parler de Jésus, il avait assisté à une instruction faite sur la montagne avant que Jésus allât dans le pays des Gergéséniens : puis, après les fêtes de Pâques, il était allé de Dabrath, avec les fils de Cyrinus, entendre le dernier sermon prêché près de Gabara ; c'était là qu'il avait été accepté par Jésus comme disciple, après quoi il était revenu dans sa patrie.

Le repas eut lieu dans une espèce de jardin avec de longues et épaisses charmilles ; la table était un petit tertre de gazon avec des couvertures posées sur des planches ; sur l'un des côtés de cette table étroite qui formait un petit terrassement s'étendaient les couches des convives, lesquelles étaient aussi taillées dans le gazon et recouvertes de nattes Le repas était très frugal : c'étaient des gâteaux, une sauce dans laquelle on trempait des herbes, de la viande d'agneau et des fruits ; il y avait de petites cruches sur la table. Les femmes étaient à part, toutefois plus en rapport avec les convives que je ne les ai vues ailleurs ; elles apportèrent les mets la tête couverte de leur voile ; ensuite elles s'assirent à quelque distance pour écouter les discours de Jésus. Il y avait sur les côtés du jardin des rangées de cabinets de verdure très touffus et séparés les uns des autres ; je crois que c'est un second jardin servant d'oratoire. Cette famille forme une toute petite communauté essénienne ; ils vivent des produits de leurs champs et de l'élève des bestiaux ; il y a aussi parmi eux des fileuses et des tisserands.

Le vieillard eut avec Jésus un entretien où il fut question du meurtre de Jean-Baptiste et des prophéties. J'ai oublié le reste.

Jésus alla d'ici avec les disciples à la nouvelle fontaine baptismale, et il prépara plusieurs Juifs au baptême par une instruction sur la pénitence. Je l'ai vu aussi bénir l'eau qui devait servir pour le baptême. Autour de la fontaine centrale étaient quelques bassins circulaires, tous au ras du sol. Ces bassins étaient entourés de petits fossés dans lesquels les néophytes descendaient par deux degrés. Au bord du bassin se tenait le ministre du baptême et il versait l'eau sur la tête du néophyte courbé au-dessus du bassin ; derrière celui-ci se tenaient les parrains qui lui imposaient les mains. En pressant un piston dans le bassin central on faisait venir l'eau dans les fossés et les autres bassins. Je vis près de trois de ces bassins Barnabé, Jacques et Azor, administrer le baptême. J'avais vu auparavant Jésus verser dans les bassins un peu d'eau du Jourdain, prise à l'endroit où il avait été baptisé et apportée de Judée dans une outre de cuir aplatie ; il avait ensuite béni ce mélange. Après le baptême, toute cette eau baptismale fut non seulement versée de nouveau dans le bassin central, mais on recueillit ce qui en restait avec un linge qui fut tordu au-dessus de la fontaine. Les néophytes avaient de petits manteaux blancs qui leur couvraient la partie supérieure du corps.

Je vis ensuite Jésus aller dans la direction de l'ouest entre des jardins et des murs, à un endroit où l'attendaient plusieurs païens de la connaissance de Cyrinus auxquels celui-ci avait inspiré le désir de recevoir le baptême. Il le prit à part successivement pour les préparer, et une trentaine d'entre eux furent baptisés par Barnabé dans de maisons attenantes aux jardins où ils avaient fait porte de l'eau dans des bassins. Jésus bénit cette eau.

5 mai. -- Outre les deux rues habitées par les Juifs, il y a encore près de Salamine toute une ville juive. D'un des côtés de Salamine s'élève une tour ronde d'une grosseur extraordinaire avec des couronnements de toute espèce c'est comme une forteresse. Il y a dans la ville plusieurs temples, parmi lesquels il y en a un extrêmement grand On peut monter sur le haut, de l'extérieur comme de l'intérieur. Il s'y trouve une très grande quantité de colonne dont quelques-unes si épaisses qu'on a pratiqué au dedans des escaliers et des chambres, et qu'une partie du peuple peut monter par là pour aller occuper des tribunes. A de lieues environ de Salamine je vois une autre ville considérable.

Vers le couchant, en avant de la ville, je vis arriver un cortège d'étrangers qui campèrent dans des cabanes de toile. Ils doivent être venus de l'autre côté de l'île ; je croyais d'abord qu'ils venaient de Rome, qui est dans cette direction. Ils ont avec eux des femmes, et beaucoup de boeufs très gros et d'une allure très lente qui ont de larges cornes et la tête toujours baissée ; ils vont deux par deux, ayant sur le des de longues barres de bois sur lesquelles ils portent des fardeaux. Je crois qu'ils sont venus en partie à cause de la moisson, qu'ils ont apporté des marchandises et qu'ils doivent remporter du blé.

Jésus fit aujourd'hui une très longue instruction devant les Juifs et les païens rassemblés sur la place qui est près de la fontaine baptismale. Il parla de la moisson, de la multiplication du blé et de l'ingratitude des hommes que les plus grandes merveilles opérées par Dieu trouvent si indifférents ; il dit que les ingrats seraient traités comme la paille et les mauvaises herbes, qu'ils seraient jetés au feu. Il dit encore comment d'un seul grain de blé finissait par sortir toute une moisson, comment tout provenait d'un seul Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, père de tous les hommes, qui les nourrissait, les récompensait et les punissait. Il dit encore comment au lieu d'implorer Dieu leur père, ils s'adressaient à des créatures, à des souches de bois mort, comment ils passaient avec indifférence devant les merveilles de Dieu et admiraient les oeuvres des hommes, brillantes en apparence, mais au fond bien misérables, et s'engouaient de tous les charlatans, de tous les sorciers, jusqu'à leur rendre de grands honneurs. Son discours roula aussi sur les divinités païennes, sur toutes les idées absurdes qu'on s'en faisait, sur leur culte et sur toutes les abominations qu'on racontait d'elles. Il parla alors des divers dieux et s'adressa à lui-même des demandes auxquelles il répondait, disant par exemple : " Qui est celui-ci ? Qui est celui-là ? Et qui est son père " ? Puis il exposa tout le fatras des généalogies et des familles de leurs dieux, toutes les choses honteuses qu'on racontait d'eux, et il montra dans tout cela une confusion déplorable et des abominations qui ne pouvaient pas se trouver dans le royaume de Dieu, mais seulement dans le royaume du père du mensonge. Il parla des divers attributs, souvent contradictoires, de ces divinités et il en donna l'explication.

Quelque nettes et quelque sévères que fussent les paroles de Jésus, tout cela cependant était si intéressant, si instructif et réveillait tant de pensées chez les auditeurs, qu'ils ne pouvaient en être choqués, d'autant qu'ici il attaquait les païens avec beaucoup plus de ménagements qu'en Palestine. Il dit aussi quelque chose de la vocation des gentils au royaume de Dieu, et dit que beaucoup d'étrangers viendraient de l'orient et de l'occident pour occuper les sièges des enfants de la maison qui repoussaient le salut loin d'eux.

L'instruction fut suspendue pendant un certain temps. Jésus mangea et but quelque chose et les assistants se communiquèrent leurs impressions. Alors des philosophes païens s'approchèrent et l'interrogèrent sur certains points qu'ils n'avaient pas compris et aussi sur quelque chose que, suivant une tradition conservée par leurs ancêtres, Elle aurait dit pendant son séjour ici. J'ai oublié de quoi il s'agissait. Jésus leur donna des explications à ce sujet, puis il continua à enseigner sur le baptême et aussi sur la prière, à propos de la moisson et du pain de chaque jour. Plusieurs païens ont reçu de son instruction des impressions salutaires qui les ont conduits à réfléchir sérieusement ; d'autres auxquels son discours ne plaisait pas se sont retirés.

Je vis alors beaucoup de Juifs recevoir le baptême à la fontaine baptismale. J'oublie toujours la formule du baptême : le nom de Jéhova s'y trouve. Ils se tenaient trois par trois autour de chaque bassin : l'eau qui coulait dans les fossés leur allait jusqu'aux mollets.

Jésus se rendit ensuite avec les siens et quelques-uns des docteurs à la ville juive séparée, qui est au nord à une demi-lieue environ. Plusieurs de ses auditeurs le suivirent et il s'entretint tout le long du chemin avec différents groupes. La route passe souvent sur des points élevés, et l'on a alors les prairies et les jardins au-dessous de soi ; il y a aussi ça et là des rangées d'arbres ou de grands arbres isolés sur le chemin par lequel on monte : on y trouve des sièges à l'ombre. Je me suis assis plus d'une fois sur l'un d'eux ; l'on pouvait voir de là dans la campagne environnante plusieurs villages et des champs de blé qui jaunissaient. Quelquefois le chemin passe sur le roc nu qui couvre de larges espaces ; j'y vis creuser des rangées de cellules, destinées, je pense, aux ouvriers des champs.

Devant la ville juive il y a une jolie hôtellerie ou un lieu de plaisance ; la suite de Jésus y entra et il dit aux autres personnes qui l'accompagnaient de se retirer. Ici les disciples lavèrent les pieds à Jésus et se les lavèrent les uns aux autres ; puis ils détachèrent leurs robes qu'ils avaient relevées et entrèrent avec lui dans la ville juive.

Pendant le lavement des pieds, je vis près de la maison, sur l'un des côtés de la grande route qui longeait cet endroit, de légères constructions semblables à des hangars d'une grande longueur ; beaucoup de femmes et de filles juives s'y occupaient à choisir, à ranger et à mettre de côté des fruits, que des espèces d'esclaves ou de servantes apportaient des jardins ou des plantations du voisinage. Il y avait des fruits de grosseurs diverses et aussi des baies de toute espèce. Elles les triaient et les classaient ; elles en mettaient quelques-uns comme dans du coton et les rangeaient sur des planches les uns au-dessus des autres. D'autres s'occupaient du coton lui-même, l'épluchaient et le mettaient en paquets. Je vis ces ménagères baisser leurs voiles aussitôt que les hommes se montrèrent sur le chemin. Il y avait plusieurs divisions dans les hangars. Cela me sembla une maison commune pour la récolte des fruits, où l'on mettait aussi à part ce qui était destiné à payer la dîme et aux aumônes. Il y régnait une grande activité.

Jésus se rendit avec ses compagnons à l'habitation des rabbins qui était attenante à la synagogue. Le plus ancien des rabbins le reçut poliment, mais avec une réserve peu aimable. Il offrit à Jésus la réfection accoutumée et lui tint quelques propos insignifiants sur sa visite dans ce pays, sa grande réputation, etc. On savait que Jésus était arrivé et plusieurs malades imploraient son assistance. Alors Jésus alla dans leurs maisons avec les rabbins et les disciples et il guérit beaucoup de gens boiteux et perclus. Ceux qui étaient ainsi guéris et leurs familles suivaient Jésus lorsqu'il sortait de chez eux et proclamaient ses louanges. Mais il les renvoya et leur fit défendre d'en agir ainsi. Dans les rues des femmes vinrent à sa rencontre avec des enfants qu'il bénit ; d'autres lui en amenèrent qui étaient malades et il les guérit.

Ainsi se passa l'après-midi jusqu'au soir où Jésus se rendit avec le rabbin à un repas donné en son honneur, qui coïncidait d'ailleurs avec l'ouverture de la moisson et s'y rattachait en partie. On y donna à manger aux pauvres et aux ouvriers et Jésus loua beaucoup cet usage. On les faisait venir des champs par troupes et on leur donnait des aliments sur de longues tables qui ressemblaient à des bancs de pierre. Jésus les servit à plusieurs reprises ainsi que les disciples et il les enseigna en paraboles mêlées de courtes sentences. Plusieurs docteurs juifs assistaient au repas ; cependant en général ils n'étaient pas si bien disposés ni si ouverts que les Juifs qui avaient hébergé Jésus à Salamine. Ils avaient quelque chose de pharisaïque, et quand ils se furent un peu échauffés ils tinrent quelques propos blessants. " N'aurait-il pas mieux fait, disaient ils, de rester en Palestine ? Que venait-il chercher chez eux ? Pourvu qu'au moins il ne causât pas de troubles dans le pays. Voulait-il y rester longtemps " ?, ils touchaient aussi divers points de sa doctrine et de sa manière d'agir que les Pharisiens de la Palestine ressassaient sans cesse. Jésus fit ses réponses accoutumées, avec sévérité ou avec douceur, selon qu'ils se montraient plus ou moins civils. Il dit qu'il était venu ici pour pratiquer des oeuvres de miséricorde e pour faire la volonté de son Père céleste. Le colloque fut très animé et amena une sévère mercuriale de Jésus, où, tout en louant leur charité envers les pauvres et tout ce qui chez eux méritait des éloges, il blâma énergiquement tout ce qui sentait l'hypocrisie. Il était déjà tard lorsque Jésus se retira avec les siens. Les rabbins l'accompagnèrent jusqu'à la porte de la ville.

Jésus étant revenu à son logis avec ses disciples, un païen vint à lui et le pria de l'accompagner à quelques pas de la, jusqu'à un jardin où l'attendait une personne très affligée qui implorait son assistance. Jésus y alla avec les disciples, et comme il vit entre les murs qui bordaient le chemin une femme païenne qui s'inclina devant lui, il dit aux disciples de se retirer à quelque distance et demanda à cette femme ce qu'elle désirait. C'était une femme très singulière, tout à fait dénuée d'instruction, profondément enfoncée dans le paganisme et dans les pratiques religieuses les plus honteuses. La vue de Jésus avait jeté le trouble dans son âme ; elle avait le sentiment qu'elle faisait mal ; mais la foi simple lui manquait et elle avait une manière très confuse de s'accuser. Elle dit à Jésus qu'ayant appris qu'il avait secouru Madeleine, et aussi l'hémorroïsse qui avait seulement touché le bord de sa robe, elle lui demandait aussi son assistance, car le culte de la déesse était devenu intolérable pour elle. Elle reconnaissait que ce culte impur exigeait d'elle des choses condamnables ; elle le priait de vouloir bien la guérir et l'instruire, mais elle craignait qu'il ne pût pas la guérir parce qu'elle n'avait pas une maladie corporelle comme l'hémorroïsse. Elle confessa qu'étant mariée et ayant trois enfants, l'un d'eux était le fruit d'un adultère dont son mari n'avait pas connaissance. Elle avait des relations avec le gouverneur romain. Lorsque Jésus, la veille, était allé voir ce gouverneur à Salamine, elle l'avait regardé par une fenêtre et avait vu briller une auréole de lumière autour de sa tête, ce qui l'avait toute bouleversée. Elle avait cru ; d'abord que c'était un sentiment d'amour pour lui, mais cette pensée avait fait naître en elle une horrible angoisse et elle était tombée sans connaissance. Lorsqu'elle avait repris ses sens, toute sa vie et l'état de son âme s'étaient montrés à elle comme quelque chose de si effrayant que depuis lors elle n'avait pas eu un moment de repos. Elle s'était enquise de lui, et des femmes juives lui avaient raconté la guérison de Madeleine et celle de l'hémorroïsse (Enoné de Césarée de Philippe) ; maintenant elle le suppliait de la guérir aussi s'il était possible. Jésus lui dit que l'hémorroïsse avait eu une foi simple, qu'elle n'avait ni délibéré longuement ni cherché des explications, qu'elle s'était glissée secrètement dans la foule, qu'elle avait cru fermement à sa guérison si elle touchait seulement le bord de son vêtement, et que sa foi l'avait guérie.

Cette femme inconsidérée demanda encore à Jésus comment il avait pu savoir que l'hémorroïsse l'avait touché et qu'il l'avait guérie, elle n'avait aucune idée de Jésus et de son pouvoir : toutefois elle implorait son assistance du fond du coeur. Mais Jésus la congédia : il lui enjoignit de renoncer à sa vie ignominieuse, lui parla du Dieu tout-puissant et de ses commandements où il est dit : Tu ne commettras pas d'adultère. Il lui représenta toute l'abomination de l'impudicité devant laquelle sa nature même se révoltait dans le culte impur de ses idoles, et lui adressa des paroles à la fois si sévères et si miséricordieuses, qu'elle se retira fondant en larmes et toute contrite. Elle s'appelait Mercuria : c'était une grande femme d'environ vingt-cinq ans ; elle était enveloppée dans un manteau blanc, long et large par derrière et tombant assez bas par devant ; il formait un capuchon autour de la tête. Le reste du vêtement était également blanc, mais avec des bordures de couleur. Les étoffes dont s'habillent ces païennes sont si moelleuses et si souples qu'elles accusent toutes leurs formes.

Sainte Catherine était de Salamine ; j'ai appris cette fois que ses ancêtres étaient des païens.

On baptisera ici à différentes fontaines. Le peuple campe ça et là.

6 mai. -- Aujourd'hui pendant toute la matinée les disciples ont baptisé près de la fontaine. Je vis Jésus enseigner en différents endroits, près des aqueducs et ailleurs. Il enseigna principalement en paraboles relatives à la moisson, puis sur le pain quotidien, la manne, le pain de vie qui devait venir et l'unité de Dieu. Les travailleurs étaient divisés par groupes pour la moisson, et je vis Jésus les enseigner à mesure qu'ils passaient devant lui. Les gens qui campaient ici sous des tentes étaient des Juifs venus à cause de Jésus. Ils avaient amené des malades sur leurs bêtes de somme ; ceux-ci furent aujourd'hui portés dans des litières sous des pavillons et sous des arbres dans le voisinage de l'endroit où Jésus enseignait. Le Sauveur guérit une vingtaine de boiteux et de perclus.

Vers dix heures, je vis Jésus interrogé par plusieurs païens instruits qui, pour la plupart, avaient assisté à son instruction de la veille. Ils lui demandèrent des explications sur divers points et tout en se promenant dans des allées voisines de l'aqueduc, ils eurent avec lui un long entretien touchant leurs dieux ; il fut surtout question d'une déesse sortie de la mer ici même, et d'une autre représentée dans son temple avec un corps de poisson et dont le nom est Dercéto '. Ils s'enquirent aussi d'une tradition touchant Élie, qui avait cours parmi les Juifs : suivant cette tradition, le prophète avait vu s'élever de la mer une nuée qui n'était autre qu'une vierge : or ils voulaient savoir où elle était descendue, car d'elle devait sortir un roi, bienfaiteur de toute la terre, et d'après les calculs, le temps de son avènement devait être venu. Ils mêlaient à cela l'histoire d'une étoile que leur déesse avait laissé tomber sur Tyr, et c'était peut-être là la nuée en question.

L'un d'eux dit qu'on parlait d'un fanatique qui avait paru en Judée et qui, exploitant l'histoire de la nuée d'Elie et les calculs auxquels elle avait donné lieu, prétendait être le roi en question. Jésus ne répondit pas que c'était lui dont il s'agissait, toutefois il leur dit que cet homme n'était point un fanatique propageant des faussetés, qu'on faisait courir sur lui beaucoup de bruits mensongers, et que son interlocuteur était mal renseigné.

Note : Les recherches les plus récentes sur cette déesse païenne établissent, suivant Niebuhr, dans son histoire d'Assur et de Babel, que d'après les plus anciennes traditions Dercéto, appelée aussi Atergatis, ou Tiglat est représentée comme la mère de Sémiramis et la déesse protectrice de la dynastie de Ninus. (Note de l'éditeur.)

Il ajouta qu'en effet le temps était venu où les prophéties devaient être accomplies. L'interrogateur était un homme mal intentionné, un bavard : il ne soupçonnait pas qu'il parlait à ce Jésus qu'il calomniait : il avait seulement recueilli divers bruits sur son compte.

Ces hommes étaient des philosophes qui avaient un pressentiment de la vérité avec un mélange de foi en leurs dieux, bien qu'ils donnassent à leur histoire toute sorte d'interprétations subtiles. Mais tous les personnages et les faux dieux qu'ils voulaient expliquer se mêlaient et se confondaient les uns avec les autres, et ils voulaient encore faire entrer dans ce chaos la nuée d'Élie et la Mère de Dieu, dont toutefois ils ne savaient rien. Ils donnaient aussi à leur déesse (Dercéto) le nom de reine du ciel. Selon eux, elle avait apporté sur la terre toute sagesse et toute joie ; ses partisans avaient cessé de la reconnaître, et elle avait tout annoncé d'avance, même qu'elle disparaîtrait au fond des eaux' reviendrait sous forme de Poisson et resterait ensuite éternellement près d'eux, ce qui était arrivé en effet, etc. Sa fille, qu'elle avait conçue en célébrant de saintes cérémonies était Sémiramis, la sage et puissante reine de Babylone.

Chose singulière, pendant qu'ils parlaient, je vis toute l'histoire de ces déesses, leur origine, leur vie, et j'étais impatiente de dire à ces philosophes combien ils étaient dans l'erreur. Ils me paraissaient incroyablement stupides de ne pas le voir, eux aussi, et je me disais sans cesse : " C'est pourtant si clair, si facile à comprendre, il faut que je leur raconte tout " puis je me disais de nouveau : " Tu ne dois pas te mêler là-dedans, ces savants hommes doivent savoir cela mieux que toi ". Je me tourmentais ainsi plusieurs heures pendant l'entretien et maintenant je ne saurais plus dire tout cela d'une manière suivie.

Jésus leur fit voir leur absurdité et leur folle. Il leur raconta l'histoire de la création, d'Adam et d'Ève, de la chute originelle, de Caïn et d'Abel, des enfants de Noé, de la tour de Babel, de la séparation des bons et des mauvais et des progrès de l'impiété chez ceux-ci. Il dit comment, s'étant séparés de Dieu et voulant pourtant se rattacher à lui, ils avaient inventé des dieux de toute espèce, et avaient été poussés par le mauvais esprit dans la voie des erreurs les plus funestes, comment la promesse relative à la semence de la femme qui devait écraser la tête du serpent, persistait à travers toutes leurs inventions, leurs pratiques superstitieuses et leurs opérations magiques ; de là venaient tous ces personnages chimériques qui devaient apporter le salut au monde, mais qui n'amenaient à leur suite que de plus grands péchés et de plus grandes abominations, provenant de la source impure d'où on les avait tirés. Jésus dit comment Abraham fut mis à part pour engendrer une race de promission ; il parla de la conduite, de l'éducation et de la purification des enfants d'Israël, des prophètes, d'Elie et de sa prophétie, enfin du temps présent qui était le temps de l'accomplissement. Il s'exprima d'une manière si simple, si persuasive et si pénétrante, que quelques-uns de ces philosophes se sentirent éclairés d'une lumière toute nouvelle, tandis que d'autres se perdirent de nouveau dans leurs systèmes confus. Jésus s'entretint avec eux jusqu'à une heure : je crois que quelques-uns d'entre eux croiront et se convertiront. Mais ils sont tout embarrassés dans leurs explications abstraites de toute sorte de choses extravagantes et embrouillées. Jésus a pourtant fait briller quelque lumière dans leur âme en leur prouvant que dans les races humaines déchues et dans leur histoire, il était toujours resté une trace plus ou moins marquée des desseins de Dieu sur les hommes ; en leur faisant voir que pendant qu'ils vivaient dans un royaume de ténèbres et de confusion, où ils s'étaient attaches aux créations monstrueuses et aux abominations de l'idolâtrie, qui pourtant au milieu de leur folle, présentaient encore l'apparence extérieure de la vérité perdue, Dieu prenant pitié des hommes, s'était formé avec un petit nombre resté pur un nouveau peuple dans lequel la promesse devait trouver son accomplissement Il leur montra que le temps de la grâce était arrivé, et que quiconque ferait pénitence, se convertirait et recevrait le baptême, renaîtrait de nouveau pour devenir enfant de Dieu.

Pendant tout cet entretien je vis des tableaux de l'histoire de ces faux dieux qui étaient adorés ici et j'y trouvai je ne sais quelle imitation trompeuse des saintes apparitions qui s'étaient manifestées à des prophètes et à des Patriarches, bienfaiteurs de l'espèce humaine. C'était comme si j'avais vu des chaumes stériles croissant à côté du han froment, les tiges des deux espèces ayant leurs divers noeuds formés en même temps ou s'élevant à la même hauteur. Je vis, lorsque les enfants de Noé se furent séparés pour commencer leurs établissements, toute espèce d'abominations magiques prendre naissance parmi les mauvaises races. Ils s'enfonçaient chaque jour davantage dans le vice et l'abomination et ne suivaient que leur propre sens et leurs propres pensées. Je vis parmi eux quelques traces des saints mystères de Noé et de Sem, mais horriblement défigurés. J'y vis des pratiques idolâtriques pleines d'impureté, des cérémonies magiques, des unions criminelles jointes à des sacrifices d'enfants, et tout cela ayant pour but d'engendrer une race sainte. J'en vis un grand nombre s'enfoncer tout à fait dans un royaume ténébreux, livré à l'empire du démon ; ils se trouvaient souvent dans un état de clairvoyance prophétique, et leur influence répandait partout l'erreur et la confusion. Je vis spécialement leurs prestiges s'opérer devant des bassins pleins d'eau où ils regardaient comme dans des miroirs, ce qui leur procurait des visions brillantes et merveilleuses, mais mensongères. Ils se livraient à leurs infâmes passions près de ces miroirs, à la suite de certaines prophéties et après avoir observé les astres. De ces unions souvent consommées par la violence avec des personnes qu'ils enlevaient, naissaient des êtres extraordinaires, d'une force physique effrayante qui se consacraient aussi dès leur jeunesse à un culte de ce genre. Ainsi se forma à la suite de plusieurs générations une race d'hommes puissants, doués d'un pouvoir magique et pour ainsi dire surnaturel, qui, en liaison intime avec les mauvais esprits, dominaient les autres hommes, les guidaient et les trompaient. Ils vivaient dans une espèce d'ivresse dont ils ne se rendaient pas compte eux-mêmes, car ils étaient le plus souvent comme des bêtes sauvages, livrés aux puissances de l'enfer et recevant d'elles une clairvoyance magique.

Je vis trois générations, de mère en fille, allant de Dercéto à Sémiramis. Je vis Dercéto, qui était une grande et forte femme habillée d'une peau de bête où pendaient des lanières et des queues d'animaux et coiffée d'un bonnet de plumes d'oiseaux, sortir avec beaucoup d'autres personnes des deux sexes de la contrée où s'éleva plus tard Babylone. Son occupation constante était de prophétiser, de voir, de fonder, de faire des sacrifices et d'errer de tous côtés. Ils poussaient devant eux diverses tribus conduisant de nombreux troupeaux, cherchaient au moyen de la divination des lieux propres à former des établissements, entassaient les unes sur les autres de grandes pierres qui souvent étaient d'une énorme dimension, offraient leurs sacrifices et se livraient à la débauche. Tout subissait l'influence de Dercéto : elle était tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, et partout on lui rendait des honneurs. Elle avait eu très tard une fille, conçue dans ses orgies diaboliques, qui par la suite continua son rôle. Je vis le plus souvent toutes ces scènes se passer dans une plaine, ce qui indiquait où avaient commencé ces pratiques abominables. Je vis en dernier lieu Dercéto, devenue une vieille femme d'un aspect effrayant, pratiquer encore ses sortilèges au bord de l'eau, dans une ville située près de la mer. Livrée à une extase diabolique, elle déclara en présence du peuple assemblé qu'elle voulait mourir et se sacrifier pour tous ; qu'elle ne pouvait plus rester parmi eux, mais qu'elle se métamorphoserait en poisson et qu'alors elle serait toujours dans leur voisinage. Elle régla aussi le culte qu'on devait lui rendre et se précipita dans la mer devant tout le peuple. Il y avait dans toutes ces prophéties beaucoup de choses mystérieuses et symboliques touchant l'élément de l'eau, etc. Je vis aussi que bientôt après un poisson se montra à la surface de la mer, que le peuple célébra sa venue par des sacrifices et des abominations de tout genre, et que tout un culte idolâtrique sortit de ces extravagances de Dercéto.

Après elle, j'en vis une autre, qui était sa fille, paraître sur une montagne peu élevée. Cela indiquait un état déjà plus avancé. C'était encore à l'époque de Nemrod ; je crois que ces femmes et lui étaient de la même race. Je vis celle-ci faire à peu près les mêmes choses que Dercéto, mais d'une façon encore plus violente et plus sauvage. Elle était la plupart du temps en chasse ou en voyage avec des bandes très nombreuses, poursuivant souvent les bêtes féroces sur d'immenses étendues de pays, et en même temps offrant des sacrifices, se livrant à la débauche, pratiquant la magie et faisant des prédictions. Il y avait avec tout cela des fondations d'établissements où l'on organisait des cultes idolâtriques. Je vis cette femme se précipiter dans la mer en combattant un hippopotame.

Elle eut pour fille Sémiramis, conçue également dans la célébration des mystères idolâtriques. Je la vis sur une haute montagne entourée de tous les royaumes et de tous les trésors du monde, que le démon semblait lui montrer et lui donner, et je la vis à Babylone mettre le comble à toutes les abominations de sa race.

Dans les premiers temps ces états diaboliques étaient moins violents et s'étendaient à un grand nombre de personnes : plus tard ils se manifestèrent seulement chez quelques individus, mais avec une puissance effrayante. Ceux-ci devenaient alors pour les autres des conducteurs et des dieux, et ils fondaient des religions idolâtriques ayant leurs visions pour base. Ils exerçaient aussi en divers lieux une action puissante au moyen d'arts et d'inventions de toute espèce ; car ils étaient remplis du malin esprit. Il sortit de là des tribus entières, composées d'abord de princes et de prêtres, puis formées uniquement de familles sacerdotales. Dans les premiers temps j'ai vu plus de femmes que d'hommes servir ainsi d'instruments au démon et une force occulte leur inspirait les mêmes sentiments, leur donnait les mêmes connaissances et les faisait agir de concert. Beaucoup de choses qu'on en raconte sont la reproduction incomplète de ce que dans leurs états extatiques ou magnétiques elles disaient d'elles-mêmes, de leur origine et de leur mission, ou de ce qu'en rapportaient d'autres somnambules diaboliques. Les Juifs aussi, en Egypte, s'étaient adonnés aux sciences occultes, mais Moïse abolit ces pratiques et il fut le voyant de Dieu. Il s'en conserva bien des restes chez les rabbins à l'état de curiosités scientifiques ; plus tard tout cela se réduisit chez les divers peuples à quelque chose d'ignoble et de subalterne dont les traces se retrouvent encore ça et là dans la sorcellerie et les superstitions populaires ; mais c'est toujours le fruit du même arbre de perdition qui a ses racines dans le royaume infernal. Toutes les scènes qui se rapportent à cet ordre de choses m'apparaissent tout contre terre et même sous terre. Il y a aussi dans le magnétisme un élément qui vient de là.

L'eau avait quelque chose de sacré pour ces premiers idolâtres : ils accomplissaient au bord de l'eau les cérémonies de leur culte, et ce n'était qu'après avoir regardé dans l'eau qu'ils entraient dans leurs états de clairvoyance prophétique ; ils eurent bientôt pour cela des étangs qu'on consacrait à cet effet. Plus tard ces états devinrent permanents, et ils n'eurent plus besoin de recourir à l'eau pour se procurer leurs visions malfaisantes. J'ai vu à cette occasion quelque chose de leurs visions et c'était fort singulier : il semblait que le monde entier se retrouvât sous l'eau avec tout ce qui en couvre la surface, mais tout cela était enveloppé dans une sphère ténébreuse, pleine d'influences malignes. Les arbres, les montagnes, les amas d'eau s'y trouvent placés au dessous des objets qui leur correspondent. J'ai vu que les magiciennes dont j'ai parlé voyaient ainsi toutes sortes de choses, des peuples, des guerres, des dangers imminents, etc., et de semblables visions ont encore lieu maintenant, avec cette différence qu'elles faisaient et rendaient réelles les choses qu'elles voyaient. Elles disaient par exemple : Il y a en tel lieu un peuple que vous pouvez subjuguer ; vous pouvez tomber sur celui-là à l'improviste, bâtir une ville dans cet endroit. Elles voyaient des hommes et des femmes de haut rang, et les moyens dont elles pouvaient se servir pour les circonvenir et en faire leurs instruments ; elles voyaient même d'avance le culte diabolique qu'elles devaient propager. Ainsi Dercéto vit qu'elle se précipiterait dans la mer, pour y devenir poisson et elle fit ce qu'elle avait vu. Même ses abominations lui étaient montrées dans l'eau avant qu'elle ne s'y livrât.

La fille de Dercéto vit commencer déjà une époque où l'on construisait de grandes digues et où l'on faisait des routes. Elle alla jusqu'en Egypte et passa toute sa vie à courir et à chasser. Ses compagnons étaient de la classe de ces hommes qui pillèrent et dévastèrent ce que Job possédait en Arabie. En Egypte, tout cela se constitua régulièrement : on s'y adonna avec tant de passion que, dans les temples et ailleurs encore, on voyait un grand nombre de ces devineresses assises sur des sièges d'une forme singulière, devant des miroirs de toute sorte, et que toutes leurs visions, au moment même où elles y étaient plongées, étaient recueillies par des prêtres qui les faisaient aussitôt sculpter par des centaines d'ouvriers, sur les parois de certaines grottes creusées dans le roc.

C'est aussi une chose étrange que j'aie vu tous ces affreux ministres de l'oeuvre des ténèbres agir de concert sans le savoir, et que j'aie vu en divers lieux d'autres personnes, sans rapport avec eux, se livrer aux mêmes pratiques ou à d'autres pratiques semblables avec la seule différence qui résultait des coutumes locales et des mauvais penchants des peuples. Certains peuples, toutefois, étaient moins profondément plongés dans ces abominations et plus rapprochés de la vérité, par exemple, ceux d'où provenait la famille d'Abraham, celle de Job et celle des trois rois, comme aussi les adorateurs des astres, que Jésus trouva en Chaldée et qui avaient eu Pour guide l'étoile brillante (Zoroastre).
Lorsque Jésus-Christ vint sur la terre et lorsque la terre eut été arrosée de son sang, cette redoutable influence perdit beaucoup de sa force, et les phénomènes produits par elle devinrent plus rares et moins frappants. Moïse, dès ses premières années, fut un voyant, mais complètement en Dieu, et ce qu'il voyait fut toujours la règle de sa conduite.

Dercéto, sa fille, et sa petite-fille Sémiramis, atteignirent les unes et les autres un âge très avancé, ce qui était ordinaire à cette époque. C'étaient des personnes grandes, robustes et puissantes dont le genre de beauté nous inspirerait presque de l'effroi aujourd'hui. Elles étaient hardies, fougueuses et impudentes au delà de tout ce qu'on peut dire, et elles agissaient avec une assurance incroyable, grâce à leurs visions diaboliques où elles voyaient tout d'avance : elles étaient pleines de confiance en elles mêmes, car elles avaient le sentiment intime qu'elles étaient des créatures à part et comme des divinités. En elle se répétait, pour ainsi dire, cette race de magiciens encore plus redoutables qui habitait sur la grande montagne et qui avait péri dans le déluge.

On est touché de voir comment les justes de l'époque patriarcale suivaient leur route au milieu de toutes ces abominations, aidés sans doute par de fréquentes révélations de Dieu, mais ayant continuellement à combattre et à souffrir, et par quelles voies pénibles et cachées le salut vint enfin sur la terre, pendant que ces serviteurs du démon réussissaient dans toutes leurs entreprises et que tout semblait être à leurs ordres.

Lorsque je voyais toutes ces choses, l'immense sphère d'activité dans laquelle s'exerçait l'action de ces déesses, le culte qu'on leur rendait sur la terre, et, à côté de cela, la petite troupe de Marie, figurée symboliquement par cette nuée d'Elie que ces philosophes voulaient faire entrer dans leur oeuvre de mensonge ; puis Jésus, en qui s'accomplissaient toutes les promesses, se présenter à eux pauvre et humble, et les enseigner patiemment, hélas ! Je me sentais saisie d'une immense tristesse ! Et pourtant ce n'était rien autre chose que l'histoire de la vérité et de la lumière qui luit dans les ténèbres et que les ténèbres n'ont point comprise jusqu'au jour où nous vivons.
Mais la miséricorde de Dieu est infinie. J'ai vu que pendant le déluge, un très grand nombre de personnes se convertirent à la vue des terribles châtiments qui les frappaient, qu'elles allèrent en purgatoire et que Jésus les délivra lors de sa descente aux enfers. Dans le déluge, il y eut beaucoup d'arbres qui restèrent fermes sur leurs racines et qu'on vit reverdir plus tard: cependant la plupart furent recouverts de vase et enfouis.
Je vis, à la fin de cette vision touchant la déesse poisson, Dercéto, une autre scène dont je ne me rappelle que ceci : le Pèlerin mit sur mon lit un énorme poisson avec une tête d'une forme étrange; je voulus le découper pour en faire des parts, mais toute la chair d'un des côtés tomba d'elle même. Je saisis alors la queue du poisson et la carcasse me resta tout entière dans la main. Je retirai la peau et je dis: " Nous donnerons la chair aux enfants ". Nous plaçâmes la carcasse de manière qu'on pût la regarder et l'étudier (note).
Avant cette vision, tout de suite après le baptême, Jésus avait congédié Barnabé et les autres disciples. Jacques le mineur devait baptiser encore : Barnabé et les autres allèrent à quelques lieues de là, jusqu'à Chytrus, où demeure la fille de Barnabé. Jésus n'avait avec lui que le disciple Jonas et un autre disciple de Dabrath (qu'Anne Catherine avait oublié de mentionner en parlant de la traversée).

Jésus fut encore invité à aller voir le gouverneur: mais il s'excusa et alla à une demi-lieue à l'ouest de Salamine, dans une riche et fertile contrée su r laquelle se trouvaient disséminées plusieurs habitations de cultivateurs, et où l'on s'occupait partout de la moisson. C'étaient, pour la plupart, des Juifs qui paraissent avoir des terres en cet endroit.

Note : C'est incontestablement un symbole indiquant qu'Anne-Catherine ne pouvait plus représenter la chair, mais seulement le squelette de cette grande vision sur la déesse poisson Dercéto: cette chair, elle la laissait aux enfants comme une bagatelle, parce que c'était une chose de peu de valeur. (Note du Pèlerin.)

Le pays est très agréable et autrement cultivé que chez nous. Le blé venait sur des espèces de terrasses très élevées semblables à des remparts, entre lesquelles se trouvaient, beaucoup plus bas, des herbages entourés d'oliviers, d'arbres fruitiers et d'autres arbres; un nombreux bétail, qui était là comme parqué, paissait et se promenait à l'ombre sans pouvoir causer aucun dommage. La rosée tombait en abondance sur ces prairies et il y avait des retenues d'eau. J'y vis beaucoup de vaches noires sans cornes, des taureaux bossus, à l'allure pesante, portant des cornes très larges et qu'on employait à porter des fardeaux; des ânes nombreux, de très grands moutons dont la queue était très épaisse et des troupeaux de boucs ou de béliers qui étaient séparés des autres. On voyait çà et là des maisons et des hangars disséminés. Les gens de cet endroit avaient une très belle école et une chaire; ils avaient aussi un docteur, mais, le jour du sabbat, ils allaient à une synagogue voisine de l'endroit où Jésus était logé à Salamine.
La route était très belle : à peine les travailleurs eurent ils aperçu Jésus, que la plupart avaient déjà vu à la synagogue et an baptême, qu'ils quittèrent leur travail par troupes, déposèrent leurs outils et le morceau d'écorce d'arbre qu'ils portaient sur la tête pour se préserver du soleil, descendirent en hâte des hautes terrasses couvertes de blé et vinrent sur le chemin de Jésus, devant lequel ils s'inclinèrent. Quelques uns se prosternèrent tout à fait à terre. Jésus les salua et les bénit, et ils s'en retournèrent. Lorsqu'il fut près de l'école, le maître auquel on l'avait annoncé, vint à la rencontre de Jésus avec d'autres personnages honorables, lui dit qu'il était le bienvenu, le conduisit près dune belle fontaine où il lui lava les pieds, lui prit son manteau qu'il fit épousseter, et lui offrit à boire et quelques aliments.
Alors Jésus, accompagné de ces hommes et de quelques autres qui étaient venus de Salamine, formant en tout une douzaine de personnes, alla d'un champ à l'autre et enseigna les moissonneurs en leur racontant de courtes paraboles sur le semeur, sur la moisson, sur la séparation du bon grain et de l'ivraie, sur la construction de la grange, sur les mauvaises herbes qui devaient être jetées au feu. Les différents groupes l'écoutaient, puis ils reprenaient leur travail et il allait à d'autres.

Les hommes coupaient le blé très vite, avec une faucille recourbée, deux mains au-dessous de l'épi, puis ils le passaient aux femmes qui se tenaient derrière eux et qui liaient les gerbes et les emportaient dans des corbeilles. Je vis qu'on laissait debout beaucoup d'épis moins hauts que les autres, et que de pauvres femmes venaient les couper et glanaient en outre ceux que les moissonneurs laissaient tomber. Ces femmes avaient un vêtement très court. Elles avaient le milieu du corps entouré de linges jusqu'aux reins : en outre leur robe était relevée de manière à former une poche où elles mettaient les épis qu'elles recueillaient. Leurs bras étaient nus, elles avaient des linges autour de la poitrine et du dos, la tête voilée ou découverte sous un chapeau d'écorce, selon qu'elles étaient mariées ou vierges. Jésus fit bien une demi-lieue en se promenant ainsi dans la campagne.

Ils retournèrent au puits voisin de l'école ; on avait placé là, sur un banc de pierre, pour Jésus et ses compagnons, du miel dans les écuelles, de longs bâtons dont on coupait de petites tranches qu'on mettait sur le pain, des gâteaux plats, des fruits et de petits cruchons. Le puits était très beau : il était adossé à une haute terrasse toute couverte d'arbres ; il fallait descendre plusieurs marches pour arriver au réservoir : on trouvait là de l'ombre et du frais. Les habitations des femmes étaient séparées de la maison d'école : elles venaient, couvertes de leurs voiles, apporter les aliments. Jésus enseigna sur l'Oraison Dominicale. Le soir, les moissonneurs se rassemblèrent dans l'école, et Jésus expliqua encore les paraboles qu'il avait racontées ; il enseigna aussi sur la manne, sur le pain quotidien et sur le pain du ciel.

Jésus alla ensuite, avec le maître d'école et quelques autres, dans les différentes cabanes où il y avait des malades, et il guérit un certain nombre de boiteux ou d'hydropiques. Ces malades étaient, pour la plupart, dans de petites chambres attenant aux maisons. Jésus alla visiter entre autres personnes une grosse femme qui était hydropique. Sa petite cellule n'était pas plus grande que sa couche : elle était ouverte du côté de ses pieds, où elle pouvait voir un petit jardin plein de fleurs ; le toit était léger et pouvait être enlevé afin qu'elle pût voir le ciel. Des hommes et des femmes s'approchèrent de sa cabane avec Jésus ; ils enlevèrent la toiture, et Jésus lui demanda : " Femme, voulez-vous recouvrer la santé " ? Elle répondit avec humilité : " Je veux ce qu'ordonnera le prophète ! " Alors Jésus lui dit : " Levez-vous ! Votre foi vous a guérie ". Aussitôt la femme se leva, sortit et dit : " Seigneur, je reconnais maintenant votre puissance, car plusieurs ont voulu me guérir et ne l'ont pas pu ". Elle rendit grâces ainsi que les siens et glorifia le Seigneur : beaucoup de personnes vinrent et furent saisies d'admiration en la voyant guérie. Jésus retourna à la maison d'école. Ils allèrent encore près du puits : il enseigna, dormit et pria pendant la nuit comme de coutume.

Je vis aujourd'hui, à Salamine, Mercuria la pécheresse aller et venir dans ses appartements, pleine d'angoisse et de chagrin. Elle pleurait, joignait les mains, et se couchait souvent dans un coin, enveloppée dans son manteau. Son mari, qui me semble assez borné, et ses servantes la croyaient folle. Mais elle est bourrelée de remords, et ne pense qu'aux moyens à prendre pour se retirer d'ici et aller trouver les saintes femmes en Palestine. Elle a deux filles, l'une de huit ans, l'autre de neuf et un petit garçon de cinq. Sa maison est à côté du grand temple ; elle est très spacieuse et solidement bâtie ; il y a beaucoup de logements pour les domestiques, et elle est entourée de colonnes, de terrasses et de jardins. On l'invita à aller au temple, mais elle refusa, disant qu'elle était malade.

J'ai aussi jeté un coup d'oeil dans le grand temple. C'est un édifice singulier où il y a une quantité de colonnes, de chambres, de logements et de caveaux. Les prêtres y habitent tous, il y a aussi des femmes. J'y vis entrer des hommes et des femmes voilées. On voit à l'intérieur une statue colossale de la déesse, grande comme un saint Christophe. Elle brille comme de l'or : elle a un corps de poisson avec une queue qui se relève par derrière, des mamelles de femme et une tête avec des cornes, comme une tête de vache. Devant elle est une autre figure sur les épaules de laquelle elle appuie ses bras, qui sont très courts, ou plutôt ses griffes. Tout ce groupe est élevé sur des degrés au-dessus d'un grand piédestal où il y a des ouvertures, et dans l'intérieur duquel on brûle de l'encens et d'autres aromates de toute espèce. Je vis encore là toute sorte d'abominations. Les portes du temple étaient fermées, on se livrait en secret aux pratiques d'un culte infâme. On sacrifiait ici souvent des enfants, particulièrement ceux qui étaient mal conformés. Toutes ces horreurs ont lieu en l'honneur de la déesse. Je ne puis ni ne veux parler de tout ce qui se passait là. Il y a dans ce temple beaucoup de grillages d'un travail bizarre.


Brentano: Visions de la Bse Emmerich - IV