Brentano: Visions de la Bse Emmerich - TREIZIEME CHAPITRE. L'Ascension et la Pentecôte. Mai et Juin 1821.


CHAPITRE QUATORZIEME - Visions touchant la vie des apôtres et d'autres saints contemporains du Seigneur


Les récits qui suivent ont été empruntes par l'éditeur aux visions qu'Anne Catherine avait tous les ans les jours où l'Église célébrait la fête de certains saints, ou bien à d'autres visions provoquées par des reliques qu'on mettait près d'elle. Il est à remarquer que dans ces occasions elle voyait ordinairement toute la vie du saint, non sous forme de scènes détachées, se succédant chronologiquement et suivant un ordre déterminé, mais dans de grands tableaux où l'ensemble de cette vie se présentait dans un seul cadre et où, par conséquent, il n'y avait aucune distinction de temps. Chaque fois qu'elle avait de ces visions, elle en racontait tout ce qu'elle pouvait, suivant l'état où elle se trouvait dans le moment. Mais elle le faisait à la manière d'un enfant qui, se trouvant devant un grand tableau, en a reçu une impression assez profonde pour sentir et comprendre ce qui y est représenté, mais ne peut que très difficilement l'analyser et le décrire à une autre personne qui ne voit point ce tableau. Elle retenait certains détails et les racontait sans s'attacher à l'ordre dans lequel les événements s'étaient succédés chronologiquement et sans pouvoir en rendre compte. La chose ne lui était possible que lorsque des chiffres indiquant la suite des temps lui étaient montrés dans la vision, mais cela n'arrivait Pas toujours.

Comme ces visions revenaient tous les ans aux Jours marqués sur le calendrier de l'Église, le Pèlerin, chaque fois, prenait note de ce qu'elle avait dit, de manière à ce que les versions diverses pussent se compléter les unes par les autres. L'éditeur a extrait et mis ensemble tout ce qui se rapportait à un même sujet dans la longue série des notes du Pèlerin s'est borné à supprimer des répétitions et des inexactitudes provenant de ce qu'il y avait de trop incomplet dans les communications. Plus d'un lecteur sera surpris de trouver dans les visions diverses touchant la vie des saints apôtres des faits vus et racontés par Anne Catherine avec une netteté et une clarté qui permettent d'apprécier jusqu'à quel degré ils ont été altérés ou falsifiés par des écrits tels que les Actes apocryphes d'Abdias.


SAINTE ANNE, MARIE d'HELI, MARIE DE CLEOPHAS ET LEUR FAMILLE.

Anne Catherine avait souvent désigné une relique anonyme provenant d'une vieille croix de son ancien monastère comme étant un ossement de Marie de Cléophas. Un jour le Pèlerin retira, sans qu'elle le sût, cette relique de la croix où elle était renfermée, l'enveloppa dans un morceau de linge ou de papier et la présenta ainsi à Anne-Catherine. Elle était occupée d'autre chose quand elle lui fut remise. Cependant elle ne tarda pas à dire : " Ce doit être un ossement très ancien, provenant d'une personne née avant Jésus et ayant fait partie de son entourage ". Elle garda la relique près d'elle pendant la nuit suivante et le lendemain elle dit au Pèlerin : "C'est un ossement de Marie de Cléophas ". Elle m'est apparue plus distinctement qu'elle ne l'avait jamais fait et m'a dit : " C'est un fragment de l'os de ma jambe ". Je vis de nouveau qu'Anne et Joachim au commencement de leur mariage, environ vingt ans avant la naissance de la sainte Vierge, eurent une fille, appelée Marie d'Héli, qui n'était pas l'enfant de la promesse et qui, à cause de cela, fut un peu tenue à l'écart par eux. Ils laissèrent cet enfant chez ses grands parents à Séphoris et commencèrent à Nazareth une vie nouvelle consacrée à la pénitence et à la retraite.

Anne elle-même était un enfant venu au monde après une longue stérilité, que ses parents avaient longtemps demande à Dieu et dont la naissance avait été annoncée d'avance à sa mère par des prophètes esséniens. Elle fut conduite au temple dans sa quatrième année. Je la vis après la mort de sa mère revenir chez son père et tenir la maison de celui-ci. Elle trouva chez lui un jeune neveu nomme Eliud, qu'elle éleva et qui plus tard devint le mari de la veuve de Naïm. Six prétendants recherchaient la main d'Anne : elle les refusa tous d'après les conseils inspirés des vieux prophètes esséniens, pour épouser Joachim qui devait être le père de Marie. Anne avait environ vingt ans quand elle se maria : sa soeur, la mère d'Eliud, pouvait être plus âgée de dix-huit ans. La première fille qu'Anne mit au monde lui causa une grande tristesse : car elle ne portait pas les signes annoncés et par conséquent n'était pas l'enfant de la promesse. Anne était accouchée avant terme, ce qui l'avait fort affligée, car elle croyait voir là une punition de Dieu. Une de ses servantes s'était mal conduite et Anne avait été fort tourmentée de ce qu'un pareil scandale avait eu lieu parmi ses gens. Elle reprocha si sévèrement sa faute à cette servante que celle-ci accoucha avant terme d'un enfant mort. Anne fut inconsolable et la même chose lui arriva ; toutefois son enfant vécut. Anne resta si longtemps stérile après sa naissance qu'on répandit le bruit calomnieux que cette fille n'était pas sa fille : elle subit ainsi la honte qui s'attachait à la stérilité. Elle eut un jour à essuyer à ce sujet les injures d'une servante qui lui reprocha aussi le malheur dont elle avait été la cause. Alors, Anne dans sa profonde affliction, se mit en prières et obtint de Dieu la très sainte Vierge.

Lorsque Marie mit au monde le Sauveur, Anne était remariée à un homme du nom d'Eliud, lequel était employé au service du temple, où il était chargé de l'inspection des victimes destinées aux sacrifices, et elle en avait une fille qui s'appelait aussi Marie et qui pouvait alors avoir huit ans. Elle eut de son troisième mari un fils qui fut souvent appelé le frère de Jésus-Christ.
Il y avait un mystère lié au triple mariage d'Anne. Elle n'agit en cela que par ordre de Dieu. La grâce qui l'avait rendue féconde en lui faisant enfanter Marie n'était pas entièrement épuisée. C'était comme une bénédiction qui ne devait pas être perdue.
Lorsque Marie d'Héli eut environ seize ans, elle fut mariée à Cléophas, un des bergers en chef de Joachim. Celui-ci amena dans la maison conjugale une fille illégitime appelée Anne de Cléophas qui plus tard, étant veuve, se réunit à Marthe ; elle avait trois fils, l'un desquels appelé Nathanaël, fut un disciple du Seigneur connu sous le nom du petit Cléophas.

Marie d'Héli eut de son mari Cléophas trois fils, nommés Jacob, Sadoch et Eliacim qui devinrent disciples de Jean (note), et une fille nommée Marie de Cléophas. Quatre ans après la naissance de cette petite fille, Anne mit au monde la très sainte Vierge que j'ai vue encore cette nuit, jouer, tout enfant, avec Marie de Cléophas, sa nièce plus âgée qu'elle.

Pendant que la Mère de Dieu résidait au temple de Jérusalem, Marie de Cléophas épousa un berger de Joachim nommé Alphée, lequel n'était plus jeune ; il avait au moins trente et quelques années. C'était un veuf ; il avait, de son premier mariage, un fils qui fut plus tard l'apôtre Matthieu, et une fille du nom de Marie, qui épousa un employé inférieur de la douane à Chorozaim. Celui-ci quitta son emploi aussitôt après avoir reçu le baptême de Jean, et se rendit à la pêcherie près de Pierre l'une des barques lorsque Jésus y vint.

Note : C'est sans aucun doute par suite d'une disposition divine que toutes les filles de sainte Anne portent le nom de Marie, afin d'indiquer que c'est à cause de la Vierge des vierges que la bénédiction de cette fécondité fut accordée aux entrailles bénies de sa mère. (Note de l'éditeur.)

2 Tome III, pages 5, 89 et 100, et tome I, page 227, où Cléophas le père est désigné comme le fils d'un frère de saint Joseph.

Tome III, page 164. Dans le tome II, page 344, on nomme comme fils de Marie d'Héli un certain Matthias qui était peut-être un fils de son second mari Obedon Obed.

J'ai vu cette nuit les noces d'Alphée et de Marie de Cléophas. C'était dans un petit endroit peu éloigné de Nazareth où demeuraient le père et la mère de la fiancée. Il y avait bien autant de monde qu'aux noces de Cana. Je vis entre autres personnes le père d'Alphée, un petit vieillard courbé, à longue barbe, qui était des environs de Bethléem. Il s'appelait Solano ou Solama, ou Sulama, car je ne me rappelle pas son nom bien exactement. Je vis quelque chose touchant ce Solano, en regardant du côté de Bethléem : je le vis dans les environs de Bethléem, sur un petit bien qui originairement dépendait de la maison qu'avaient habitée les parents de saint Joseph. Je vis la généalogie de Solano en remontant jusqu'à l'époque d'Abraham ; je Vis la race à laquelle il appartenait se développer à côté de celle dont devait sortir Jésus selon sa nature humaine, sans pourtant jamais y entrer ; elle y tenait par des branches collatérales, mais restait toujours vis-à-vis d'elle dans un certain rapport de subordination et de dépendance. Je vis Abraham agenouillé sur une colline voisine de son habitation, et de l'autre côté de cette colline, je vis la cabane de l'ancêtre de cette race qui était le serviteur fidèle et l'homme de confiance d'Abraham. Il était aussi à genoux et priait ; Abraham priait pour Sodome et pour Loth et je vis dans le lointain le danger qui menaçait Sodome. Cet homme était le père d'Eliézer, ce serviteur d'Abraham à qui il fit mettre la main sur sa hanche et jurer qu'il irait dans le pays natal du patriarche chercher une femme pour Isaac. Cette race s'allia fréquemment à celle de Jésus par des branches collatérales du second et du troisième degré, et elle fut toujours dans une certaine dépendance de celle-ci quant à ses champs et à ses possessions Le premier auteur de cette famille était resté avec Abraham lorsque Loth se sépara de lui, et sa fidélité fut récompensée dans la personne d'Alphée qui fut toujours vis-à-vis de Joachim dans les mêmes rapports que son ancêtre vis-à-vis d'Abraham. Ce fut ainsi que les fils d'Alphée arrivèrent à être pour Jésus, dans le sens spirituel, comme des messagers, des bergers, des préposés à la garde de son troupeau.

Rien n'est plus merveilleux que la manière dont Anne Catherine voit se développer à travers des milliers d'années ces lignes généalogiques et ces ramifications de familles : elle les voit sous l'image d'un arbre, et c'est au tronc ou à la tige du milieu qu'elle s'attache principalement. Dans le cas présent, elle savait quel rameau établissait la parenté avec Abraham : mais, dans ces occasions, elle trace une ligne avec le doigt sur la couverture de son lit ; puis, après avoir donné cette indication, elle porte aussitôt le doigt ailleurs, croyant qu'on doit avoir vu la chose parce qu'elle la voyait. Si alors on ne comprend pas son explication, qui, par le fait, est absolument impossible à comprendre, elle s'en attriste et croit que cela vient de ce qu'on n'est pas revêtu du caractère sacerdotal, etc.

Alphée était un homme très laborieux et très serviable. Le premier fils, né de son mariage avec Marie de Cléophas fut Jude Thaddée qui était un peu plus âgé que Jésus-Christ ; Simon le Chananéen vint ensuite. Celui-ci était d'une taille élancée et avait dans son extérieur quelque chose de Jean. Ensuite vint une fille qui portait aussi le nom de Marie. Elle fut mariée à un serviteur du temple, l'un des vingt-quatre qui étaient chargés de nettoyer les vases où coulait le sang des victimes ; il s'appelait David et demeurait à Jérusalem. Il habitait une maison attenante au temple, et il ne lui était permis qu'à certaines époques de passer huit jours près de sa femme ; pendant ce temps un autre le remplaçait au temple. Avant de reprendre son service, il était obligé de se soumettre à certaines purifications. C'était un Juif très pieux, mais observateur fort strict de la loi, et il se scandalisait de ce qui lui paraissait irrégulier dans la manière d'agir de Jésus et des disciples. Il avait des relations avec Nicodème par l'intermédiaire duquel il fut amené à la foi et agrégé à la communauté chrétienne. Marie sa femme s'y était déjà adjointe avant lui. Je la vis souvent, ainsi que sa demi-soeur, dans la compagnie des saintes femmes ; je la vis aussi se mettre au service de la sainte Vierge à une époque où celle-ci se trouvait dans une position très pénible.

Le quatrième enfant que Marie de Cléophas eut d'Alphée fut Jacques le Mineur. Il était très beau et ressemblait beaucoup à Jésus : c'était pour cela qu'on lui donnait plus ordinairement qu'à ses frères le nom de frère du Seigneur. Il était plus jeune que Jésus : à l'époque du crucifiement, il avait environ vingt-cinq ans. Alphée mourut quatorze ans avant la mort du Seigneur.

Après lui, Marie de Cléophas eut pour mari Sabas dont elle eut José Barsabas. Celui-ci fut sacré évêque d'Eleuthéropolis : il assista à la mort de Marie à la place de Jacques le Majeur qui avait été martyrisé. En sa qualité d'évêque il ordonna prêtres les fils des alliés de Jésus au bas Séphoris (tome II, page 237). Il a incroyablement souffert au milieu de son troupeau, où il était exposé sans défense à la haine des Juifs. Il mourut crucifié à un arbre. Son père avait des rapports de parenté avec ces gens du bas Séphoris qui recommandèrent leurs fils à Jésus c'est pourquoi ils parlèrent de lui dans cette circonstance Après la mort de Marie, il fut souvent le compagnon de Paul : il alla notamment à Ephèse avec lui : il lui raconta toutes les circonstances de la mort de Marie et le conduisit à sa maison et à son tombeau. Avant de devenir évêque, il résida encore un certain temps à Jérusalem près de son demi frère Jacques le Mineur qui l'instruisit de beaucoup de choses.

Le troisième époux de Marie de Cléophas s'appelait Jonas. Il était frère de la femme de Pierre et il fut le père de Siméon, évêque de Jérusalem. Voici ce que dit Anne-Catherine de ce Siméon, le 18 février 1821. Il fut le second évêque de Jérusalem et il fut mis en croix dans un âge très avancé : c'était un parent de Jésus. Il portait encore un autre nom, celui de Juste, et dans sa jeunesse on le nommait Siméon. Ce Siméon est un fils de Marie de Cléophas, qui est fille de la soeur aînée de la Mère de Dieu, et de son mari Cléophas, Il avait environ dix ans lors du crucifiement du Christ. Sa mère mourut dans la détresse cinq ans après le crucifiement. Je la vis errer dans la contrée où était la grotte qu'habita Madeleine pendant tout le temps qu'elle resta encore dans la Terre promise.

Siméon dans sa jeunesse était tantôt avec un disciple, tantôt avec un autre : il n'avait pas de résidence fixe. Il m'a été dit de lui qu'il avait grandi dans la croix et qu'il était mort sur la croix. A l'époque de la mort de sa mère, il était avec le disciple Selam. Il ne devint pas évêque aussitôt après le martyre de Jacques le Mineur : pendant la vacance du siège qui fut très longue, l'Eglise de Jérusalem eut à sa tête un vicaire administrateur. Lorsqu'on lapida Jacques, il y eut des troubles dans la ville, car ses partisans résistèrent, et il périt trois disciples parmi lesquels se trouvait un fils du vieux Siméon qui avait prophétisé lors de la présentation de Jésus au temple.


SUR LE TRIPLE MARIAGE DE SAINTE ANNE.

L'importante communication qui précède donne sur une question souvent agitée par les commentateurs, celle qui concerne " les frères et les soeurs du Seigneur ", des éclaircissements d'autant plus précieux qu'Anne Catherine n'eut pas les visions qui s'y rapportent une ou deux fois seulement, mais à plusieurs reprises, qu'elle vit toujours les choses avec la même clarté et la même précision, et, qu'elle a été parfaitement en état de communiquer ce qu'elle avait vu. L'éditeur croit devoir ajouter une dissertation que bien des lecteurs ne trouveront peut-être pas hors de propos sur le triple mariage de sainte Anne.

Note : Quand on lit dans la Vie de la sainte Vierge que Marie de Cléophas et même Marie d'Héli étaient présentes à la mort de la Mère de Dieu à Ephèse, cette assertion provient d'une confusion entre la présence en esprit et la présence corporelle. D'après les affirmations expresses d'Anne-Catherine, ces deux saintes femmes étaient mortes longtemps avant Marie et ne pouvaient par conséquent assister à sa mort qu'en qualité d'esprits bienheureux.

2 Spécialement dans le tome IV, page 126, et dans le tome I, page 190


C'est là un fait très important en soi et qu'Anne-Catherine a mentionné si souvent et d'une manière si précise, qu'il ne doit pas être passé sous silence et cela d'autant moins que cette donnée paraîtra étrange à beaucoup de personnes, lesquelles regardent ce triple mariage comme inconciliable avec la glorieuse prérogative en vertu de laquelle sainte Anne a eu pour fille l'auguste Vierge mère de Dieu et même avec la sublime dignité de Marie elle-même. Ils se trouvent encore autorisés à en douter par l'opinion universellement répandue sous l'ancienne loi comme à l'époque des apôtres. par suite de laquelle de saintes femmes telles que Judith et la prophétesse Anne, fille de Phanuel, sont louées expressément par les écrivains sacrés pour avoir vécu après la mort de leurs maris dans la continence la plus absolue et dans la pratique assidue de la piété. Or, disent-ils, à qui une vie pareille, succédant à un premier mariage, pouvait-elle mieux convenir qu'à sainte Anne dont la vie conjugale avec Joachim est représentée par les visions elles-mêmes comme ayant été un modèle achevé de pureté et de continence ? Il paraît donc impossible d'admettre qu'Anne, la plus sainte et la plus chaste personne de son sexe après Marie, se soit remariée plus d'une fois dans un âge avancé.

Ces objections se présentent, pour ainsi dire, d'elles-mêmes ; aussi ne sont-elles pas nouvelles et ont-elles été reproduites en substance par tous ceux qui ont combattu la tradition admise presque sans exception jusqu'à la fin du seizième siècle touchant le triple mariage de sainte Anne. Toutefois, il y a quelque chose de beaucoup plus profond dans la manière dont les visions présentent la chose : car il en résulte clairement que les trois mariages de sainte Anne ont été pour elles un titre de gloire et un moyen d'arriver à la plus haute perfection, et qu'ils sont en même temps un accroissement important et même un complément ajouté aux honneurs et aux distinctions dont la suprême sagesse de Dieu voulut enrichir Marie et l'Eglise tout entière.

Sainte Anne, d'après les visions, occupe dans le plan divin touchant le salut des hommes une place à part et singulièrement élevée : elle est la plus grande et la plus favorisée, après Marie, parmi toutes les femmes, toutes les mères et toutes les vierges, et elle possède des privilèges qui n'ont été accordés à aucune autre. Ses entrailles conçurent dans la personne de Marie le type de la sainte Eglise, c'est-à-dire la racine et la somme de toutes les grâces et de tous les dons que Dieu peut accorder à ses créatures par le Christ : mais lorsque l'enfant conçu sans la tache du péché originel sortit du sein d'Anne, la bénédiction de la sainte fécondité ne se trouva pas épuisée en elle : il fallait qu'Anne fût dans l'Eglise le modèle de la sainteté dans le mariage, qu'elle lui apportât la grâce qui donne à l'usage et au but du mariage le plus haut degré possible de pureté et de perfection. Marie, comme étant la fiancée du Saint Esprit et la Vierge des vierges, ne pouvait pas être elle-même ce modèle : Anne devait donc, poussée par l'inspiration divine, contracter ces mariages avec des hommes pieux et éclairés des lumières de la grâce : et cela à un are auquel est ordinairement refusée la bénédiction de la maternité. Mais ce ne fut pas le cas pour Anne : pour elle, la plus pure de toutes les mères, il ne s'agissait pas d'engendrer selon la volonté de la chair, mais selon la volonté de Dieu, afin que l'Eglise reçût d'elle la tige d'une sainte lignée dont les rejetons par leur chasteté et leur éminente sainteté devaient être pour tous les âges un précieux ornement et une source de bénédictions. On ne peut donc qu'admirer le plan de la sagesse divine (quae fortiter et suaviter omnia disponit), suivant lequel sainte Anne devait être non seulement la mère de la Vierge des vierges, mais encore l'aïeule de chastes et saintes générations, appelée par là à enrichir des plants les plus précieux la vigne de sa très sainte fille. Ces fruits inestimables dont l'Eglise est redevable à Anne et à ses filles. ce sont de saints apôtres. ce sont les premiers, les plus glorieux d'entre les martyrs, ce sont des confesseurs, des vierges et de saintes mères de famille. Des mariages comblés de tant de bénédictions ne devaient-ils pas être la conséquence d'un décret particulier de Dieu ? et la fécondité accordée aux entrailles de sainte Anne n'était-elle pas comme un talent qu'elle ne devait pas enfouir, puisqu'il lui était confié pour le salut de tous ? Enfin, ses mariages successifs provenaient-ils uniquement de son bon plaisir, ou n'étaient-ils pas plutôt l'accomplissement d'une tâche imposée par Dieu, qu'il lui fallait remplir pour achever l'oeuvre de sa sanctification tout comme il lui fallait observer les commandements de Dieu également obligatoires pour tous les hommes ? Il nous semble d'après ce qui a été dit qu'il n'est pas difficile de répondre à ces questions.

Mais il y a encore quelque chose qui confirme la vérité interne de la donnée présentée par les visions dans cette circonstance qu'Anne n'eut qu'un seul fils et que les fruits de la bénédiction qui lui avait été accordée furent surtout des mères de famille. En effet, c'est surtout par la coopération des mères que le fruit de leurs entrailles est : saintement conçu et saintement porté et que se produit par conséquent, cette postérité dans laquelle s'accomplit la parole de l'Écriture : O quam pulchra est casta generatio cum claritate ! Tous les saints qui, à partir du sein maternel, furent favorisés du don de la pureté incorruptible dans leur corps et dans leur âme au point de ne jamais sentir dans tout le cours de leur vie l'aiguillon de la sensualité, en furent redevables, après Dieu, à leurs mères lesquelles par la prière, la mortification et la pénitence gardèrent pour Dieu le fruit de leurs entrailles et le préparèrent par là à recevoir cette ineffable prérogative qui devait en faire l'ornement de l'Eglise. Or, ces mères trouvent leur modèle et comme leur racine dans sainte Anne qui, plus qu'aucune autre femme, ayant vécu dans la plénitude des temps, est devenue par sa proche parenté avec Jésus et Marie une médiatrice de salut et une source de bénédictions pour toutes les générations et toutes les époques. Ne serait-ce pas par suite d'un rapport mystérieux avec ce rôle assigné à sainte Anne qu'elle-même a daigne révéler son triple mariage à deux de ces âmes virginales comme celles dont nous partions, savoir à la bienheureuse Colette et à notre Anne Catherine ?

Sainte Colette favorisée, comme le fut aussi plus tard sainte Madeleine de Pazzi, de ce merveilleux don de pureté, au milieu des tribulations et des difficultés contré lesquelles elle avait à lutter pour remplir la tâche que Dieu lui axait imposée de régénérer les filles de sainte Claire, avait coutume de recourir principalement aux saints qu'elle savait avoir eu un plus grand amour pour la virginité, pendant qu'ils étaient sur la terre. Elle s'adressait rarement à sainte Anne parce que son triple mariage était pour elle quelque chose de choquant. Mais un jour Colette eut une vision dans laquelle elle vit sainte Anne revêtue d'une gloire incomparable et entourée de sa sainte postérité, et elle entendit ces paroles : " il est vrai que j'ai eu trois maris : mais ma postérité a enrichi des plus précieux ornements l'Eglise triomphante et l'Eglise militante ".

À dater de ce moment le coeur de Colette se prit d'une telle confiance et d'un tel amour pour sainte Anne qu'elle s'appliqua à répandre son culte partout où elle le put et qu'elle fit même élever des églises en son honneur. La vision de Colette ne lui avait pas fait connaître les noms de ces saints rejetons qui entouraient Anne, mais quand elle raconta ce qu'elle avait vu à son confesseur, auquel nous dévoile la connaissance de cet incident, il ajouta ces noms à sa relation, en se conformant à l'opinion généralement admise à cette époque. Il pouvait le faire avec d'autant moins de scrupule que le but de la vision n'avait pas été d'établir ou de préciser la généalogie de cette postérité sainte, mais seulement d'affirmer le fait des trois mariages de sainte Anne et le bien qui en était résulte pour l'Eglise.

Il est parlé de cette Vision dans le grand ouvrage du pape Benoit XIV (De servorum Dei beatificatione, etc., lib III, cap. Ult n 16). Après avoir posé la question de savoir si parmi les visions et révélations approuvées il a pu s'y glisser d'apocryphes, il répond affirmativement et cite entre autres sainte Colette.

Note : Waddingus, in Annalibus Minorum, ad annum 1406 n 23 ; Et acta sanctorum, mensis Martius, tom. I, die 64.

" Ainsi, dit-il, quelques auteurs tiennent pour apocryphe la révélation attribuée à la bienheureuse Colette où il est dit que sainte Anne a eu trois maris ; c'est ce que soutiennent notamment Canisius et Lorinus ". Or le principal argument de Lorinus n'a aucune valeur, comme le prouvent les paroles suivantes du rédacteur de la vie de sainte Anne dans le sixième volume de juillet des Acta sanctorum : " Notre Lorinus, dans son commentaire sur le premier chapitre des Actes des apôtres "(c'est précisément l'endroit cité par Benoît XIV) ' dit que selon saint Ambroise, dans son traité des veuves sainte Anne n'a été mariée qu'une seule fois ; mais le polygraphe (vir polygraphus) s'est trompé cette fois. J'ai lu tout le traité de saint Ambroise et je n'ai pu y trouver qu'un passage relatif à la prophétesse Anne, fille de Phanuel, et non à sainte Anne, Mère de la sainte Vierge ".

Quant à l'autorité du vénérable Canisius, on peut lui opposer une série de docteurs du moyen âge encore plus autorisés que lui qui se prononcent en faveur du triple mariage de sainte Anne. Ainsi le chartreux Pierre Sutor, dans son livre De Triplici diroe Annoe connubio, cite comme soutenant l'affirmative, le bienheureux Albert le Grand, le pape Innocent IV et Vincent de Beauvais qui défend cette tradition dans son fameux ouvrage intitulé Speculum historale, ce que fait aussi saint Antonin (in 1 parte histor.). Pierre Sutor allègue en sa faveur tant d'autres autorités qu'il peut à juste titre présenter comme le résultat de toutes ses recherches la conclusion suivante : " Triplex divae Annoe connubium est communis sententia probatorum doctorum a qua non licet sine temeritate dissentire "1.

Note : Le triple mariage de sainte Anne a pour lui le sentiment commun des docteurs approuvés dont on ne peut pas s'écarter sans témérité.

" La théologie du moyen âge, comme on le voit dans le bienheureux Albert le Grand, et plus tard dans Gerson, se fondait pour accepter la tradition touchant un triple mariage de sainte Anne, sur une note de la Glossa ordinare (in Galat., I, 19), et elle s'y attachait comme un fait qui intéresse la gloire de sainte Anne bien plus que comme à un moyen de résoudre les questions relatives aux frères et aux soeurs du Seigneur et à leur généalogie. Ainsi saint Thomas qui, dans son commentaire sur l'Epître aux Galates (cap. I , lectio 5), conteste les généalogies qu'on établissait comme conséquence du triple mariage de sainte Anne, ne met pas en doute le fait même de ce triple mariage ".

Note : La Glose s'exprime ainsi : " Après la mort de Joachim, Cléophas, frère de Joseph, prit Anne pour épouse et engendra d'elle une fille qu'il appela Marie : celle-ci épousa Alphée qui eut d'elle des fils, à savoir : Jacques, Joseph, Simon et Juste. Après la mort de Cléophas, Anne se remaria à un certain Salomé et mit au monde une fille nommée Marie qui épousa Zébédée dont elle eut des fils, à savoir : Jacques appelé le Majeur et Jean l'Evangéliste.

Pour reconnaître à quel point cette opinion fut dominante pendant tout le cours du moyen âge et jusqu'à la fin du XVIe siècle, il suffit de lire les écrits d'un de ses plus savants et de ses plus zélés défenseurs, le chancelier Jean Eck, d'Ingolstadt, qui a si bien mérité de l'Église catholique d'Allemagne. Dans le troisième livre de ses homélies, il affirme " que c'est le sentiment universel et en même temps la tradition particulière de l'Eglise de Jérusalem, que sainte Anne s'est mariée trois fois ". Il traite l'opinion opposée d'irrévérence audacieuse envers l'Église universelle. Il loue ces trois mariages comme étant faits par l'inspiration du Saint Esprit et vante leur fécondité en ces termes : " O glorieuse racine, ô sainte génération, ô bon arbre qui produit tant et de si bons fruits " ! Il ne connaît que trois hommes (c'est Eck qui parle) qui aient insolemment (protervé) élevé la voix contre " ce consentement unanime de la chrétienté universelle " et encore l'un d'eux a obtenu la grâce de se rétracter en rentrant dans le sein de l'Église catholique. Il conclut en recommandant de ne pas ajouter foi aux opinions nouvelles, insoutenables et contraires aà l'Eglise catholique, suivant lesquelles sainte Anne ne se serait mariée qu'une fois. Les autres écrivains de cette époque qui soutiennent la réalité des trois mariages ne s'expriment pas avec moins de force que le docteur Eck, et ils notent l'opinion opposée comme a erronée et contraire à la tradition commune de l'Église ".

2 Hollilliarii Eckiani adversùs sectas, ab ipso auctore, etc. Sanctis. Ingoletadii, 1536.


Le bienheureux Albert le Grand, dans son Commentaire sur saint Matthieu (X, 31), prend pour base ce qui est dit dans la Glose puisqu'il cite les vers composés d'après elle :

Anna tribus, Joachim, Cleophae, Salomeque Marias etc.

Gerson aussi, dans un sermon sur la Nativité de Marte, mentionne les trois maris de sainte Anne, et cite les vers en question avec des changements insignifiants.

La question étant ainsi posée, on ne peut pas s'étonner de voir les premiers adversaires de l'opinion dominante s'exprimer d'abord avec une grande réserve. Voici par exemple comment parle Salmeron : " Quoique cette opinion soit générale et confirmée par les témoignages de beaucoup d'écrivains, assez récents pour la plupart, quelques catholiques cependant la jugent suspecte et peu honorable ou difficile à concilier avec la sainteté de sainte Anne, avec la dignité de la vierge Marie sa fille, ou enfin avec celle du Christ lui-même ". Le Père Barradius de son côté l'appelle encore " une croyance générale à son époque " vulgata Opinio et la traite avec tant d'égards qu'en émettant l'opinion opposée il se borne à soutenir qu'elle n'est pas " erronea, temeraria et Ecclesiae repugnans " ; un siècle plus tard le Père Cuper s'exprime tout autrement dans les Acta sanctorum 3. Il avoue encore, à la vérité, avec Salmeron, que l'opinion du triple mariage de sainte Anne a été l'opinion générale et qu'elle a eu en sa faveur le témoignage d'un grand nombre d'auteurs : il croit devoir néanmoins regarder l'opinion contraire comme plus raisonnable et plus vraie, et il ajoute, par allusion au docteur Eck " qu'il tient peu de compte de la censure téméraire d'un particulier ". Cuper pouvait parler ainsi dans un temps où son opinion, grâce à l'accession de tous les grands docteurs de sa compagnie, avait peu à peu pris le dessus sur celle qui avait été jusqu'alors l'opinion commune.

Note : Commentaria in Evang. Etc.

Le caractère général qu'avait pris la controverse théologique aux XVI et XVII èmes siècles conduisait nécessairement à l'abandon de la tradition relative au triple mariage de sainte Anne, car en présence d'hérésiarques qui attaquaient violemment la virginité et plaçaient le mariage infiniment au-dessus du célibat volontaire, il était naturel qu'on laissât tomber une opinion qui pouvait sembler fournir un argument à l'hérésie. D'ailleurs, comme on le voit par l'annotation de la Glose citée plus haut et par les vers auxquels elle avait donné naissance, on avait fait provenir des divers mariages de sainte Anne toute une postérité dont il était facile de contester la descendance, et cette circonstance contribua aussi à faire abandonner la thèse principale. Le siècle suivant et les temps plus rapprochés du nôtre encore étaient devenus trop étrangers à ces sortes de questions pour pouvoir éprouver autre chose qu'un sentiment de dédaigneuse surprise à l'idée qu'on pouvait s'occuper de discussions aussi oiseuses et aussi peu importantes. Le temps présent, lui aussi, n'eût pris que peu ou point d'intérêt à cette question sans les récits de la voyante de Dulmen ; mais les voies de Dieu sont tout autres que celles des hommes, et ici encore on peut voir l'accomplissement d'une mission imposée à la pieuse fille, celle de remettre au jour bien des choses scellées et tombées dans l'oubli.

Cum Salmero ne nostro libenter favecr sententiam de triplici S Annae coniugio tval5Jarem fuisse et multorum auctorum suffragiis confirmari posse lalo scio Eugesippum quamdam, sreulo x, in tractatu ` de dista''is locurum ter/ a sancCx", tripler hoc matrimonium asserere : nihilominus Sanct7 nostru mon1gamiam magis rationi ac reritati consentaneam existimo.


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