1995 Evangelium Vitae 82

" Je te rends grâce pour tant de prodiges "

(Ps 139,14)

Célébrer l'Evangile de la vie

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Envoyés dans le monde comme " peuple pour la vie " , notre annonce doit aussi devenir une véritable célébration de l'Evangile de la vie. Plus encore, cette célébration, avec la puissance évocatrice de ses gestes, de ses symboles et de ses rites, est appelée à devenir le lieu propre et significatif de la transmission de la beauté et de la grandeur de cet Evangile. À cette fin, il est urgent avant tout d'entretenir en nous et chez les autres, un regard contemplatif (107). Ce regard naît de la foi dans le Dieu de la vie, qui a créé tout homme en le faisant comme un prodige
Ps 139,14. C'est le regard de celui qui voit la vie dans sa profondeur, en en saisissant les dimensions de gratuité, de beauté, d'appel à la liberté et à la responsabilité. C'est le regard de celui qui ne prétend pas se faire le maître de la réalité, mais qui l'accueille comme un don, découvrant en toute chose le reflet du Créateur et en toute personne son image vivante Gn 1,27 Ps 8,6. Ce regard ne se laisse pas aller à manquer de confiance devant celui qui est malade, souffrant, marginalisé ou au seuil de la mort ; mais il se laisse interpeller par toutes ces situations, pour aller à la recherche d'un sens et, en ces occasions, il est disposé à percevoir dans le visage de toute personne une invitation à la rencontre, au dialogue, à la solidarité. L'âme saisie d'un religieux émerveillement, il est temps que nous ayons tous ce regard pour être de nouveau en mesure de vénérer et d'honorer tout homme, comme Paul VI nous invitait à le faire dans un de ses messages de Noël (108). Stimulé par ce regard contemplatif, le peuple nouveau des rachetés ne peut pas ne pas éclater en hymnes de joie, de louange et de reconnaissance pour le don inestimable de la vie, pour le mystère de l'appel de tout homme à participer dans le Christ à la vie de la grâce et à une existence de communion sans fin avec Dieu Créateur et Père.

(107) Cf. CA 37 (1 er mai 1991): AAS 83 (1991), p. 840.
(108) Cf. Message de Noël 1967: AAS 60 (1968), p. 40.


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Célébrer l'Evangile de la vie signifie célébrer le Dieu de la vie, le Dieu qui donne la vie : " Nous devons célébrer la Vie éternelle, d'où procède toute autre forme de vie. C'est d'elle que reçoit la vie, suivant ses capacités, tout être qui, en quelque manière, participe à la vie. Cette Vie divine, qui est au-dessus de toute forme de vie, vivifie et conserve la vie. Toute forme de vie et tout mouvement vital procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout principe de vie. Les âmes lui doivent leur incorruptibilité ; c'est par elle également que vivent tous les animaux et toutes les plantes, qui en reçoivent la plus petite étincelle. Aux hommes, êtres faits d'esprit et de matière, la Vie donne la vie. Et s'il nous arrive de l'abandonner, alors la Vie nous convertit et nous rappelle à elle par la sur- abondance de son amour pour l'homme. Bien plus, elle nous promet de nous conduire, corps et âmes, à la vie parfaite, à l'immortalité. C'est trop peu de dire que cette Vie est vivante : elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. Tout être vivant doit la contempler et la louer : c'est la Vie qui donne la vie en abondance " (109). Nous aussi, comme le Psalmiste, dans la prière quotidienne, individuelle et communautaire, nous louons et nous bénissons Dieu notre Père, qui nous a tissés dans le sein maternel et qui nous a vus et aimés lorsque nous étions encore inachevés
Ps 139,13 Ps 139,15-16, et nous nous exclamons avec une joie débordante : " Je te rends grâce pour tant de prodiges : merveille que je suis, merveille que tes oeuvres " Ps 139,14. Oui, " cette vie mortelle, malgré ses tourments, ses mystères obscurs, ses souffrances, son inévitable caducité, est une réalité merveilleuse, un prodige toujours nouveau et émouvant, un événement digne d'être chanté et d'être glorifié dans la joie " (110). En outre, l'homme et sa vie ne nous apparaissent pas seulement comme un des plus grands prodiges de la création : Dieu a conféré à l'homme une dignité quasi divine Ps 8,6-7. En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt, nous reconnaissons l'image de la gloire de Dieu: nous célébrons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ. Nous sommes appelés à exprimer notre émerveillement et notre gratitude pour la vie reçue en don et à accueillir, apprécier et communiquer l'Evangile de la vie non seulement dans la prière personnelle et communautaire, mais surtout dans les célébrations de l'année liturgique. Il faut mentionner ici en particulier les Sacrements, signes efficaces de la présence et de l'action salvifique du Seigneur Jésus dans l'existence chrétienne : ils rendent les hommes participants de la vie divine, en leur assurant l'énergie spirituelle nécessaire pour saisir en toute vérité le sens de la vie, de la souffrance et de la mort. Grâce à une authentique redécouverte de la signification des rites et à leur juste mise en valeur, les célébrations liturgiques, surtout les célébrations des sacrements, seront toujours plus en mesure d'exprimer toute la vérité sur la naissance, la vie, la souffrance et la mort, en aidant à les vivre comme une participation au mystère pascal du Christ mort et ressuscité.

(109) Pseudo-Denys l'Aréopagite, Sur les noms divins, 6, 1-3: PG 3, pp. 856-857.
(110) Paul VI, Pensées sur la mort, Institut Paul VI, Brescia 1988, p. 24.


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Dans la célébration de l'Evangile de la vie, il faut savoir apprécier et mettre en valeur aussi les gestes et les symboles qui abondent dans les diverses traditions et dans les coutumes culturelles et populaires. Ce sont des moments et des formes de rencontre à travers lesquels se manifestent, dans les différents pays et les différentes cultures, la joie de la vie qui commence, le respect et la défense de toute existence humaine, l'attention à celui qui souffre ou qui est dans le besoin, la proximité à l'égard du vieillard ou du mourant, le partage de la douleur de ceux qui sont en deuil, l'espérance et le désir de l'immortalité. Dans cette perspective, accueillant également la suggestion présentée par les Cardinaux au Consistoire de 1991, je propose que soit célébrée tous les ans dans les différents pays une Journée pour la Vie, comme cela se fait déjà à l'initiative de certaines Conférences épiscopales. Il est nécessaire que cette Journée soit préparée et célébrée avec la participation active de toutes les composantes de l'Eglise locale. Son but fondamental est de susciter dans les consciences, dans les familles, dans l'Eglise et dans la société civile la reconnaissance du sens et de la valeur de la vie humaine à toutes ses étapes et dans toutes ses conditions, en attirant spécialement l'attention sur la gravité de l'avortement et de l'euthanasie, sans pour autant négliger les autres moments et les autres aspects de la vie, qui méritent d'être pris attentivement en considération dans chaque cas, selon ce que suggérera l'évolution de la situation.

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Dans l'esprit du culte spirituel agréable à Dieu
Rm 12,1, la célébration de l'Evangile de la vie demande à être réalisée surtout dans l'existence quotidienne, vécue dans l'amour d'autrui et dans le don de soi. C'est toute notre existence qui se fera ainsi accueil authentique et responsable du don de la vie et louange sincère et reconnaissante de Dieu qui nous a fait ce don. C'est ce qui se passe déjà dans tant de gestes d'offrande, souvent humble et cachée, accomplis par des hommes et des femmes, des enfants et des adultes, des jeunes et des anciens, des malades et des bien portants. C'est dans un tel contexte, riche d'humanité et d'amour, que prennent aussi naissance les gestes héroïques. Ceux-ci sont la célébration la plus solennelle de l'Evangile de la vie, parce qu'ils le proclament par le don total de soi ; ils sont la lumineuse manifestation du degré d'amour le plus élevé: donner sa vie pour la personne qu'on aime Jn 15,13 ; ils sont la participation au mystère de la Croix, sur laquelle Jésus révèle tout le prix qu'a pour lui la vie de tout homme et comment cette vie se réalise pleinement dans le don total de soi. Au-delà des actions d'éclat, il y a l'héroïsme au quotidien, fait de petits ou de grands gestes de partage qui enrichissent une authentique culture de la vie. Parmi ces gestes, il faut particulièrement apprécier le don d'organes, accompli sous une forme éthiquement acceptable, qui permet à des malades parfois privés d'espoir de nouvelles perspectives de santé et même de vie. À cet héroïsme du quotidien appartient le témoignage silencieux, mais combien fécond et éloquent, de " toutes les mères courageuses qui se consacrent sans réserve à leur famille, qui souffrent en donnant le jour à leurs enfants, et sont ensuite prêtes à supporter toutes les fatigues, à affronter tous les sacrifices, pour leur transmettre ce qu'elles possèdent de meilleur en elles " (111). Dans l'accomplissement de leur mission, " ces mères héroïques ne trouvent pas toujours un soutien dans leur entourage. Au contraire, les modèles de civilisation, souvent promus et diffusés par les moyens de communication sociale, ne favorisent pas la maternité. Au nom du progrès et de la modernité, on présente comme désormais dépassées les valeurs de la fidélité, de la chasteté et du sacrifice qu'ont illustrées et continuent à illustrer une foule d'épouses et de mères chrétiennes. () Nous vous remercions, mères héroïques, pour votre amour invincible ! Nous vous remercions pour la confiance intrépide placée en Dieu et en son amour. Nous vous remercions pour le sacrifice de votre vie. () Dans le mystère pascal, le Christ vous rend le don que vous avez fait. Il a en effet le pouvoir de vous rendre la vie que vous lui avez apportée en offrande " (112). " À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un dise : " J'ai la foi " , s'il n'a pas les oeuvres ? " Jc 2,14 : Servir l'Evangile de la vie

(111) Jean-Paul II, Homélie pour la béatification d'Isidore Bakanja, Elisabetta Canori Mora et Gianna Beretta Molla (24 avril 1994): L'Osservatore Romano, 25-26 avril 1994, p. 5.
(112) Ibid.


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En vertu de la participation à la mission royale du Christ, le soutien et la promotion de la vie humaine doivent se faire par le service de la charité, qui se traduit dans le témoignage personnel, dans les diverses formes de bénévolat, dans l'animation sociale et dans l'engagement politique. Il s'agit là d'une exigence particulièrement pressante à l'heure actuelle, où la " culture de la mort " s'oppose si fortement à la " culture de la vie " , et semble souvent l'emporter. Mais avant cela, il s'agit d'une exigence qui naît de la " foi opérant par la charité "
Ga 5,6, comme nous en avertit la Lettre de Jacques : " À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un dise : " J'ai la foi " , s'il n'a pas les oeuvres ? La foi peut-elle le sauver ? Si un frère ou une soeur sont nus, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un d'entre vous leur dise : " Allez en paix, chauffez- vous, rassasiez-vous " , sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi en est-il de la foi : si elle n'a pas les oeuvres, elle est tout à fait morte " Jc 2,14-17. Dans le service de la charité, il y a un état d'esprit qui doit nous animer et nous distinguer : nous devons prendre soin de l'autre en tant que personne confiée par Dieu à notre responsabilité. Comme disciples de Jésus, nous sommes appelés à nous faire le prochain de tout homme Lc 10,29-37, avec une préférence marquée pour qui est le plus pauvre, le plus seul et le plus dans le besoin. C'est en aidant celui qui a faim ou soif, l'étranger, celui qui est nu, malade ou en prison - comme aussi l'enfant à naître, le vieillard qui souffre ou se trouve aux portes de la mort - qu'il nous est donné de servir Jésus, comme Lui-même l'a déclaré : " Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait " Mt 25,40. C'est pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous sentir interpellés et jugés par ces paroles toujours actuelles de saint Jean Chrysostome : " Tu veux honorer le Corps du Christ ? Ne le méprise pas lorsqu'il est nu. Ne l'honore pas ici, dans l'église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements " (113). Le service de la charité à l'égard de la vie doit être profondément unifié : il ne peut tolérer ce qui est unilatéral ou discriminatoire, parce que la vie humaine est sacrée et inviolable dans toutes ses étapes et en toute situation ; elle est un bien indivisible. Il s'agit donc de " prendre soin " de toute la vie et de la vie de tous. Ou plutôt, plus profondément encore, il s'agit d'aller jusqu'aux racines mêmes de la vie et de l'amour. C'est justement à partir d'un amour profond pour tout homme et toute femme que s'est développée au cours des siècles une histoire extraordinaire de la charité, qui a introduit dans la vie ecclésiale et civile de nombreuses institutions mises au service de la vie qui suscitent l'admiration de tout observateur non prévenu. C'est une histoire que chaque communauté chrétienne doit continuer à écrire par une action pastorale et sociale multiple, avec un sens renouvelé de la responsabilité. À cette fin, on doit mettre en oeuvre des formes raisonnables et efficaces d'accompagnement de la vie naissante, en étant spécialement proche des mères qui, même sans le soutien du père, ne craignent pas de mettre au monde leur enfant et de l'élever. On prendra le même soin de la vie dans la marginalité ou dans la souffrance, spécialement dans les phases terminales.

(113) Homélies sur S. Matthieu, L, 3 : PG 58, 508.


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Tout cela comporte une action éducative patiente et courageuse qui incite chacun à porter les fardeaux des autres
Ga 6,2 ; cela requiert une promotion soutenue des vocations au service, en particulier chez les jeunes ; cela implique la réalisation d'initiatives et de projets concrets, stables et inspirés par l'Evangile. Il y a beaucoup de moyens à mettre en valeur avec compétence et sérieux dans l'engagement. En ce qui concerne les débuts de la vie, les centres pour les méthodes naturelles de régulation de la fertilité sont à promouvoir comme des appuis solides à la paternité et à la maternité responsables, par lesquelles toute personne, à commencer par l'enfant, est reconnue et respectée pour elle-même et tout choix est motivé et guidé à l'aune du don total de soi. Les conseillers conjugaux et familiaux, par leur action spécifique de conseil et de prévention, déployée à la lumière d'une anthropologie en harmonie avec la conception chrétienne de la personne, du couple et de la sexualité, constituent aussi des auxiliaires précieux pour redécouvrir le sens de l'amour et de la vie, et pour soutenir et accompagner chaque famille dans sa mission de " sanctuaire de la vie " . Les centres d'aide à la vie et les maisons ou centres d'accueil de la vie se mettent aussi au service de la vie naissante. Par leur action, de nombreuses mères célibataires et de nombreux couples en difficulté retrouvent des raisons de vivre et des convictions en obtenant aide et soutien pour surmonter leurs difficultés et leurs craintes devant l'accueil d'une vie à naître ou à peine venue au monde. Face à des situations de gêne, de déviance, de maladie et de marginalité, d'autres structures comme les communautés de réhabilitation des toxicomanes, les communautés d'hébergement de mineurs ou de malades mentaux, les centres de soin et d'accueil des malades du SIDA, les associations de solidarité surtout pour les personnes handicapées sont une expression éloquente de ce que la charité sait inventer pour donner à chacun de nouvelles raisons d'espérer et des possibilités concrètes de vivre. Enfin, quand l'existence terrestre arrive à son terme, c'est encore à la charité de trouver les modalités les plus adaptées pour que les personnes âgées, spécialement si elles sont dépendantes, et les malades en phase terminale puissent bénéficier d'une assistance vraiment humaine et recevoir les réponses qui conviennent à leurs besoins, en particulier en ce qui concerne leurs angoisses et leur solitude. Dans ces cas, le rôle des familles est irremplaçable ; mais les familles peuvent trouver un appui considérable dans les structures sociales d'assistance et, quand c'est nécessaire, dans le recours aux soins palliatifs, en faisant appel aux services sanitaires et sociaux appropriés qui exercent leur activité dans des centres de séjour ou de soins publics ou à domicile. En particulier, on doit reconsidérer le rôle des hôpitaux, des cliniques et des maisons de soin : leur véritable identité n'est pas seulement celle d'institutions où l'on s'occupe des malades ou des mourants, mais avant tout celle de milieux où la douleur, la souffrance et la mort sont reconnues et interprétées dans leur sens proprement humain et spécifiquement chrétiens. D'une façon spéciale, cette identité doit apparaître clairement et efficacement dans les instituts dépendant de religieux ou liés en quelque autre manière à l'Eglise.

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Ces structures et ces lieux de service de la vie, ainsi que toutes les autres initiatives de soutien et de solidarité que les circonstances pourront suggérer dans chaque cas, ont besoin d'être animés par des personnes généreusement disponibles et profondément conscientes de l'importance de l'Evangile de la vie pour le bien des individus et de la société. Une responsabilité spécifique est confiée au personnel de santé : médecins, pharmaciens, infirmiers et infirmières, aumôniers, religieux et religieuses, administrateurs et bénévoles. Leurs professions en font des gardiens et des serviteurs de la vie humaine. Dans le contexte culturel et social actuel, où la science et l'art médical risquent de faire oublier leur dimension éthique naturelle, ils peuvent être parfois fortement tentés de se transformer en agents de manipulation de la vie ou même en artisans de mort. Face à cette tentation, leur responsabilité est aujourd'hui considérablement accrue ; elle puise son inspiration la plus profonde et trouve son soutien le plus puissant justement dans la dimension éthique des professions de santé, dimension qui leur est intrinsèque et qu'on ne peut négliger, comme le reconnaissait déjà l'antique serment d'Hippocrate, toujours actuel, qui demande à tout médecin de s'engager à respecter absolument la vie humaine et son caractère sacré. Le respect absolu de toute vie humaine innocente exige aussi l'exercice de l'objection de conscience face à l'avortement provoqué et à l'euthanasie. " Faire mourir " ne peut jamais être considéré comme un soin médical, même si l'intention était seulement de répondre à une demande du patient : c'est au contraire la négation des professions de santé, qui se définissent comme un " oui " passionné et tenace à la vie. La recherche biomédicale elle-même, domaine fascinant et annonciateur de grands bienfaits nouveaux pour l'humanité, doit toujours refuser des expérimentations, des recherches ou des applications qui, niant la dignité inviolable de l'être humain, cessent d'être au service des hommes et se transforment en réalités qui les oppriment tout en paraissant leur venir en aide.

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Les personnes engagées dans le bénévolat sont appelées à jouer un rôle spécifique : elles apportent une contribution précieuse au service de la vie quand elles allient compétence professionnelle et amour généreux et gratuit. L'Evangile de la vie les pousse à élever leurs sentiments de simple philanthropie à la hauteur de la charité du Christ ; à reconquérir chaque jour, dans le labeur et la fatigue, la conscience de la dignité de tout homme; à aller à la découverte des besoins des personnes en ouvrant, s'il le faut, de nouvelles voies là où le besoin se fait le plus urgent et là où l'attention et le soutien sont les plus déficients. Le réalisme tenace de la charité exige que l'on propage l'Evangile de la vie également par des types d'animation sociale et d'engagement politique, où l'on défende et où l'on mette en avant la valeur de la vie dans nos sociétés toujours plus marquées par la complexité et le pluralisme. Individus, familles, groupes, entités associatives ont, à des titres et selon des modes divers, une responsabilité dans l'animation sociale et dans l'élaboration de projets culturels, économiques, politiques et législatifs qui contribuent, dans le respect de tous et selon la logique de la vie sociale démocratique, à édifier une société dans laquelle la dignité de chaque personne soit reconnue et protégée, et la vie de tous défendue et promue. Cette tâche repose en particulier sur les responsables de la vie publique. Appelés à servir l'homme et le bien commun, ils ont le devoir de faire des choix courageux en faveur de la vie, surtout dans le domaine des dispositions législatives. Dans un régime démocratique, où les lois et les décisions sont déterminées sur la base d'un large consensus, le sens de la responsabilité personnelle peut se trouver atténué dans la conscience des personnes qui ont une part d'autorité. Mais on ne peut jamais abdiquer cette responsabilité, surtout quand on a reçu un mandat législatif ou impliquant des décisions, mandat qui appelle à répondre devant Dieu, devant sa conscience et devant la société tout entière de choix éventuellement contraires au bien commun authentique. Si les lois ne sont pas le seul moyen de défendre la vie humaine, elles jouent cependant un rôle de grande importance et parfois déterminant dans la formation des mentalités et des habitudes. Je répète encore une fois qu'une norme qui viole le droit naturel d'un innocent à la vie est injuste et que, comme telle, elle ne peut avoir force de loi. Aussi, je renouvelle avec vigueur mon appel à tous les hommes politiques afin qu'ils ne promulguent pas de lois qui, méconnaissant la dignité de la personne, minent à la racine la vie même de la société civile. L'Eglise sait que, dans le contexte de démocraties pluralistes, en raison de la présence de courants culturels forts de tendances différentes, il est difficile de réaliser efficacement une défense légale de la vie. Toutefois, mue par la certitude que la vérité morale ne peut pas rester sans écho dans l'intime des consciences, elle encourage les hommes politiques, à commencer par ceux qui sont chrétiens, à ne pas se résigner et à faire les choix qui, compte tenu des possibilités concrètes, conduisent à rétablir un ordre juste dans l'affirmation et la promotion de la valeur de la vie. Dans cette perspective, il faut noter qu'il ne suffit pas d'éliminer les lois iniques. Il faut combattre les causes qui favorisent des attentats contre la vie, surtout en assurant à la famille et à la maternité le soutien qui leur est dû : la politique familiale doit être le pivot et le moteur de toutes les politiques sociales. C'est pourquoi il faut lancer des initiatives sociales et législatives capables de garantir des conditions de liberté authentique dans les choix concernant la paternité et la maternité ; en outre, il est nécessaire de revoir la conception des politiques du travail, de la vie urbaine, du logement et des services, afin que l'on puisse concilier le temps du travail et le temps réservé à la famille, et qu'il soit effectivement possible de s'occuper de ses enfants et des personnes âgées.

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Les problèmes démographiques constituent aujourd'hui un aspect important de la politique pour la vie. Les pouvoirs publics ont certes la responsabilité de prendre des initiatives " pour orienter la démographie de la population " (114) ; mais ces initiatives doivent toujours présupposer et respecter la responsabilité première et inaliénable des époux et des familles ; elles ne peuvent inclure le recours à des méthodes non respectueuses de la personne et de ses droits fondamentaux, à commencer par le droit à la vie de tout être humain innocent. Il est donc moralement inacceptable que, pour la régulation des naissances, on encourage ou on aille jusqu'à imposer l'usage de moyens comme la contraception, la stérilisation et l'avortement. Il y a bien d'autres façons de résoudre le problème démographique: les gouvernements et les diverses institutions internationales doivent tendre avant tout à la création de conditions économiques, sociales, médicales, sanitaires et culturelles qui permettent aux époux de faire leurs choix dans le domaine de la procréation en toute liberté et avec une vraie responsabilité ; ils doivent ensuite s'efforcer d' " augmenter les moyens et de distribuer avec une plus grande justice la richesse pour que tous puissent participer équitablement aux biens de la création. Il faut trouver des solutions au niveau mondial, en instaurant une véritable économie de communion et de participation aux biens, tant dans l'ordre international que national " (115). C'est la seule voie qui respecte la dignité des personnes et des familles, ainsi que l'authentique patrimoine culturel des peuples. Le service de l'Evangile de la vie est donc vaste et complexe. Il nous apparaît toujours plus comme un cadre appréciable, favorable à une collaboration concrète avec les frères d'autres Eglises et d'autres Communautés ecclésiales, dans la ligne de l'oecuménisme des oeuvres que le Concile Vatican II a encouragé avec autorité (116). En outre, le service de l'Evangile de la vie se présente comme un espace providentiel pour le dialogue et la collaboration avec les croyants d'autres religions et avec tous les hommes de bonne volonté : la défense et la promotion de la vie ne sont le monopole de personne mais bien le devoir et la responsabilité de tous. Le défi auquel nous devons faire face, à la veille du troisième millénaire, est ardu : seule la coopération harmonieuse de tous ceux qui croient dans la valeur de la vie pourra éviter un échec de la civilisation, aux conséquences imprévisibles.

(114)
CEC 2372.
(115) Jean-Paul II, Discours à la IV e Assemblée générale de l'Episcopat la-tino-américain, à Saint-Domingue (12 octobre 1992), n. 15 : AAS 85 (1993), p. 819.
(116) Cf. Unitatis redintegratio, UR 12 ; Const. past. GS 90.


" Des fils, voilà ce que donne le Seigneur, récompense,

que le fruit des entrailles "

(Ps 127,3)

La famille " sanctuaire de la vie "

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À l'intérieur du " peuple de la vie et pour la vie " , la responsabilité de la famille est déterminante : c'est une responsabilité qui résulte de sa nature même - qui consiste à être une communauté de vie et d'amour, fondée sur le mariage - et de sa mission de " garder, de révéler et de communiquer l'amour " (117). Il s'agit précisément de l'amour même de Dieu, dont les parents sont faits les coopérateurs et comme les interprètes dans la transmission de la vie et dans l'éducation, suivant le projet du Père (118). C'est donc un amour qui se fait gratuité, accueil, don : dans la famille, chacun est reconnu, respecté et honoré parce qu'il est une personne, et, si quelqu'un a davantage de besoins, l'attention et les soins qui lui sont portés se font plus intenses. La famille a un rôle à jouer tout au long de l'existence de ses membres, de la naissance à la mort. Elle est véritablement " le sanctuaire de la vie (), le lieu où la vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où elle peut se développer suivant les exigences d'une croissance humaine authentique " (119). C'est pourquoi le rôle de la famille est déterminant et irremplaçable pour bâtir la culture de la vie. Comme Eglise domestique, la famille a vocation d'annoncer, de célébrer et de servir l'Evangile de la vie. C'est une mission qui concerne avant tout les époux, appelés à transmettre la vie, en se fondant sur une conscience sans cesse renouvelée du sens de la génération, en tant qu'événement privilégié dans lequel est manifesté le fait que la vie humaine est un don reçu pour être à son tour donné. Dans la procréation d'une vie nouvelle, les parents se rendent compte que l'enfant, " s'il est le fruit de leur don réciproque d'amour devient, à son tour, un don pour tous les deux : un don qui jaillit du don ! " (120). C'est surtout par l'éducation des enfants que la famille remplit sa mission d'annoncer l'Evangile de la vie. Par la parole et par l'exemple, dans les rapports et les choix quotidiens, et par leurs gestes et leurs signes concrets, les parents initient leurs enfants à la liberté authentique qui s'exerce dans le don total de soi et ils cultivent en eux le respect d'autrui, le sens de la justice, l'accueil bienveillant, le dialogue, le service généreux, la solidarité et toutes les autres valeurs qui aident à vivre la vie comme un don. L'action éducative des parents chrétiens doit servir la foi des enfants et les aider à répondre à la vocation qu'ils reçoivent de Dieu. Il entre aussi dans la mission éducative des parents d'enseigner à leurs enfants le vrai sens de la souffrance et de la mort, et d'en témoigner auprès d'eux : ils le pourront s'ils savent être attentifs à toutes les souffrances qu'ils rencontrent autour d'eux et, avant tout, s'ils savent, dans leur milieu familial, se montrer concrètement proches des malades et des personnes âgées, les assister et partager avec eux.

(117)
FC 17 (22 novembre 1981): AAS 74 (1982), p. 100.
(118) Cf. GS 50.
(119) Jean-Paul II, CA 39 (1 er mai 1991): AAS 83 (1991), p. 842.
(120) Jean-Paul II, Discours aux participants au VII e symposium des Evêques d'Europe sur le thème : "Les attitudes contemporaines devant la naissance et la mort: un défi pour l'évangélisation"(17 octobre 1989), n. 5: Insegnamenti XII, 2 (1989), p. 945 (La Documentation Catholique n. 1994 (1989), p. 1021). La tradition biblique présente précisément les enfants comme un don de Dieu (cf. Ps 127,3), et comme un signe de bénédiction pour l'homme qui marche sur les voies de Dieu (cf. Ps 128,3-4).


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En outre, la famille célèbre l'Evangile de la vie par la prière quotidienne, personnelle et familiale : dans la prière, elle loue et remercie le Seigneur pour le don de la vie, et elle invoque lumière et force pour affronter les moments de difficulté et de souffrance, sans jamais perdre l'espérance. Mais la célébration qui donne son sens à toute autre forme de prière et de culte, c'est celle qui s'exprime dans l'existence quotidienne même de la famille, si elle est faite d'amour et de don de soi. La célébration devient ainsi service de l'Evangile de la vie, qui s'exprime par la solidarité, vécue dans la famille et autour d'elle comme une attention délicate, éveillée et bienveillante dans les petites et les humbles actions de chaque jour. La solidarité s'exprime d'une manière particulière lorsque les familles sont disponibles pour adopter ou se voir confier des enfants abandonnés par leurs parents ou se trouvant dans des situations graves. L'amour paternel et maternel véritable sait aller au-delà des liens de la chair et du sang et accueillir aussi des enfants d'autres familles, leur apportant tout ce qui leur est nécessaire pour vivre et s'épanouir pleinement. Parmi les formes d'adoption, l'adoption à distance (parrainage) mérite d'être proposée, de préférence dans les cas où l'abandon a pour seul motif les conditions de grande pauvreté de la famille. Ce mode d'adoption permet en effet d'offrir aux parents l'aide nécessaire pour entretenir et pour éduquer leurs enfants, sans devoir les arracher à leur milieu naturel. Comprise comme " la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun " (121), la solidarité demande à être pratiquée également dans des modes de participation à la vie sociale et politique. Par conséquent, le service de l'Evangile de la vie suppose que les familles, spécialement par leur participation à des associations, s'emploient à obtenir que les lois et les institutions de l'Etat ne lèsent en aucune façon le droit à la vie, de la conception à la mort naturelle, mais le défendent et le soutiennent.

(121)
SRS 38 (30 décembre 1987): AAS 80 (1988), pp. 565- 566.


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On doit accorder aux personnes âgées une place particulière. Dans certaines cultures, la personne plus avancée en âge demeure intégrée dans la famille avec un rôle actif important, mais dans d'autres cultures, le vieillard est considéré comme un poids inutile et on l'abandonne à lui-même: dans ce genre de situation, la tentation de recourir à l'euthanasie peut se présenter plus facilement. La marginalisation ou même le rejet des personnes âgées sont intolérables. Leur présence en famille, ou du moins la présence proche de la famille lorsque l'étroitesse des logements ou d'autres motifs ne laissent pas d'autre solution, sont d'une importance essentielle pour créer un climat d'échange mutuel et de communication enrichissante entre les différentes générations. Il importe donc que l'on maintienne une sorte de " pacte " entre les générations, ou qu'on le rétablisse quand il a disparu, afin que les parents âgés, parvenus au terme de leur route, puissent trouver chez leurs enfants l'accueil et la solidarité qu'ils ont eux-mêmes pratiqués envers eux à leur entrée dans la vie : c'est là une exigence du commandement divin d'honorer son père et sa mère
Ex 20,12 Lv 19,3. Mais il y a plus. La personne âgée n'est pas seulement à considérer comme l'objet d'une attention proche et serviable. Elle a pour sa part une contribution précieuse à apporter à l'Evangile de la vie. Grâce au riche patrimoine d'expérience acquise au long des années, elle peut et elle doit transmettre la sagesse, rendre témoignage de l'espérance et de la charité. S'il est vrai que " l'avenir de l'humanité passe par la famille " (122), on doit reconnaître qu'actuellement les conditions sociales, économiques et culturelles rendent souvent plus difficile et plus laborieux l'engagement de la famille à être au service de la vie. Pour qu'elle puisse répondre à sa vocation de " sanctuaire de la vie " , comme cellule d'une société qui aime et accueille la vie, il est nécessaire et urgent que la famille elle-même soit aidée et soutenue. Les sociétés et les Etats doivent assurer tout le soutien nécessaire, y compris sur le plan économique, pour que les familles puissent faire face à leurs problèmes de la manière la plus humaine. Pour sa part, l'Eglise doit promouvoir inlassablement une pastorale familiale capable d'amener chaque famille à redécouvrir sa mission à l'égard de l'Evangile de la vie et de la vivre avec courage et avec joie.

(122) FC 86 (22 novembre 1981): AAS 74 (1982), p. 188.



1995 Evangelium Vitae 82