Evangelii gaudium FR 55

Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent

55 Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32,1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation.

56 Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.


Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir

57 Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ».[55]

[55] Saint Jean Chrysostome, De Lazaro Concio, II, 6 : PG 48, 992 D.

58 Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain.


Non à la disparité sociale qui engendre la violence

59 De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la “fin de l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.

60 Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.


Quelques défis culturels

61 Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter les différents défis qui peuvent se présenter.[56] Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence. Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels.

[56] Cf. Proposition 13.

62 Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement affaiblies. C’est ainsi que se sont exprimés les Synodes des Évêques de différents continents. Les évêques africains, par exemple, reprenant l’Encyclique Sollicitudo rei socialis, il y a quelques années, ont signalé que, souvent, on veut transformer les pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme, en parties d’un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des centres situés dans la partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas leur physionomie culturelle ».[57] De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné « les influences extérieures qui pèsent sur les cultures asiatiques. De nouveaux modes de comportement apparaissent par suite d’une exposition excessive aux médias […] Il en résulte que les aspects négatifs des médias et des industries du spectacle menacent les valeurs traditionnelles ».[58]

[57] Jean-Paul II, Exhort. Apost. Postsynodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), : AAS 88 (1996), 32-33 ; Id., Lett. enc. Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987),
SRS 22 : AAS 80 (1988), 539.
[58] Jean-Paul II, Exhort. Apost. Postsynodale Ecclesia in Asia (6 novembre 1999), : AAS 92 (2000), 458.

63 La foi catholique de nombreux peuples se trouve aujourd’hui devant le défi de la prolifération de nouveaux mouvements religieux, quelques-uns tendant au fondamentalisme et d’autres qui semblent proposer une spiritualité sans Dieu. Ceci, d’une part est le résultat d’une réaction humaine devant la société de consommation, matérialiste, individualiste, et, d’autre part, est le fait de profiter des carences de la population qui vit dans les périphéries et les zones appauvries, qui survit au milieu de grandes souffrances humaines, et qui cherche des solutions immédiates à ses propres besoins. Ces mouvements religieux, qui se caractérisent par leur subtile pénétration, viennent remplir, dans l’individualisme dominant, un vide laissé par le rationalisme qui sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si une partie des personnes baptisées ne fait pas l’expérience de sa propre appartenance à l’Église, cela est peut-être dû aussi à certaines structures et à un climat peu accueillant dans quelques-unes de nos paroisses et communautés, ou à une attitude bureaucratique pour répondre aux problèmes, simples ou complexes, de la vie de nos peuples. En beaucoup d’endroits il y a une prédominance de l’aspect administratif sur l’aspect pastoral, comme aussi une sacramentalisation sans autres formes d’évangélisation.

64 Le processus de sécularisation tend à réduire la foi et l’Église au domaine privé et intime. De plus, avec la négation de toute transcendance, il a produit une déformation éthique croissante, un affaiblissement du sens du péché personnel et social, et une augmentation progressive du relativisme, qui donnent lieu à une désorientation généralisée, spécialement dans la phase de l’adolescence et de la jeunesse, très vulnérable aux changements. Comme l’observent bien les Évêques des États-Unis d’Amérique, alors que l’Église insiste sur l’existence de normes morales objectives, valables pour tous, « il y en a qui présentent cet enseignement comme injuste, voire opposé aux droits humains de base. Ces argumentations proviennent en général d’une forme de relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à une confiance dans les droits absolus des individus. Dans cette optique, on perçoit l’Église comme si elle portait un préjudice particulier, et comme si elle interférait avec la liberté individuelle ».[59] Nous vivons dans une société de l’information qui nous sature sans discernement de données, toutes au même niveau, et qui finit par nous conduire à une terrible superficialité au moment d’aborder les questions morales. En conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique et qui offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue nécessaire.

[59] Conférence des Évêques catholiques des États-Unis, Ministry to Persons with a Homosexual Inclination : Guidelines for Pastoral Care (14 novembre 2006), 17.

65 Malgré tout le courant séculariste qui envahit la société, en de nombreux pays, – même là où le christianisme est minoritaire – l’Église Catholique est une institution crédible devant l’opinion publique, fiable en tout ce qui concerne le domaine de la solidarité et de la préoccupation pour les plus nécessiteux. En bien des occasions, elle a servi de médiatrice pour favoriser la solution de problèmes qui concernent la paix, la concorde, l’environnement, la défense de la vie, les droits humains et civils, etc. Et combien est grande la contribution des écoles et des universités catholiques dans le monde entier ! Qu’il en soit ainsi est très positif. Mais quand nous mettons sur le tapis d’autres questions qui suscitent un moindre accueil public, il nous coûte de montrer que nous le faisons par fidélité aux mêmes convictions sur la dignité de la personne humaine et sur le bien commun.

66 La famille traverse une crise culturelle profonde, comme toutes les communautés et les liens sociaux. Dans le cas de la famille, la fragilité des liens devient particulièrement grave parce qu’il s’agit de la cellule fondamentale de la société, du lieu où l’on apprend à vivre ensemble dans la différence et à appartenir aux autres et où les parents transmettent la foi aux enfants. Le mariage tend à être vu comme une simple forme de gratification affective qui peut se constituer de n’importe quelle façon et se modifier selon la sensibilité de chacun. Mais la contribution indispensable du mariage à la société dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités contingentes du couple. Comme l’enseignent les Évêques français, elle ne naît pas « du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie totale ».[60]

[60] Conférence des Évêques de France, Note du Conseil Famille et Société « Élargir le mariage aux personnes de même sexe ? Ouvrons le débat ! » (28 septembre 2012).

67 L’individualisme post-moderne et mondialisé favorise un style de vie qui affaiblit le développement et la stabilité des liens entre les personnes, et qui dénature les liens familiaux. L’action pastorale doit montrer encore mieux que la relation avec notre Père exige et encourage une communion qui guérit, promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le monde, spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de guerre et de conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition de reconnaître l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de resserrer les relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2). D’autre part, aujourd’hui, naissent de nombreuses formes d’associations pour défendre des droits et pour atteindre de nobles objectifs. De cette façon, se manifeste une soif de participation de nombreux citoyens qui veulent être artisans du progrès social et culturel.


Défis de l’inculturation de la foi

68 Le substrat chrétien de certains peuples – surtout occidentaux – est une réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les personnes qui sont dans le besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un authentique humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier de reconnaître ce que sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir confiance dans son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas d’authentiques valeurs chrétiennes là où une grande partie de la population a reçu le Baptême et exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de multiples manières. Il faut reconnaître là beaucoup plus que des « semences du Verbe », étant donné qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec des modalités propres d’expressions et d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer l’importance décisive que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette culture évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources qu’une simple somme de croyants placés devant les attaques du sécularisme actuel. Une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un regard plein de reconnaissance.

69 Le besoin d’évangéliser les cultures pour inculturer l’Évangile est impérieux. Dans les pays de tradition catholique, il s’agira d’accompagner, de prendre soin et de renforcer la richesse qui existe déjà, et dans les pays d’autres traditions religieuses ou profondément sécularisés, il s’agira de favoriser de nouveaux processus d’évangélisation de la culture, bien qu’ils supposent des projets à très long terme. Nous ne pouvons pas ignorer, toutefois, qu’il y a toujours un appel à la croissance. Chaque culture et chaque groupe social a besoin de purification et de maturation. Dans le cas de culture populaire de populations catholiques, nous pouvons reconnaître certaines faiblesses qui doivent encore être guéries par l’Évangile : le machisme, l’alcoolisme, la violence domestique, une faible participation à l’Eucharistie, les croyances fatalistes ou superstitieuses qui font recourir à la sorcellerie, etc. Mais c’est vraiment la piété populaire qui est le meilleur point de départ pour les guérir et les libérer.

70 Il est aussi vrai que parfois, plus que sur l’impulsion de la piété chrétienne, l’accent est mis sur les formes extérieures de traditions de certains groupes, ou d’hypothétiques révélations privées considérées comme indiscutables. Il existe un certain christianisme fait de dévotions, précisément d’une manière individuelle et sentimentale de vivre la foi, qui ne correspond pas en réalité à une authentique “piété populaire”. Certains encouragent ces expressions sans se préoccuper de la promotion sociale et de la formation des fidèles, et en certains cas, ils le font pour obtenir des bénéfices économiques ou quelque pouvoir sur les autres. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que, au cours des dernières décennies, une rupture s’est produite dans la transmission de la foi chrétienne entre les générations dans le peuple catholique. Il est incontestable que beaucoup se sentent déçus et cessent de s’identifier avec la tradition catholique, que le nombre des parents qui ne baptisent pas leurs enfants et ne leur apprennent pas à prier augmente, et qu’il y a un certain exode vers d’autres communautés de foi. Certaines causes de cette rupture sont : le manque d’espaces de dialogue en famille, l’influence des moyens de communication, le subjectivisme relativiste, l’esprit de consommation effréné que stimule le marché, le manque d’accompagnement pastoral des plus pauvres, l’absence d’un accueil cordial dans nos institutions et notre difficulté à recréer l’adhésion mystique de la foi dans un scenario religieux pluriel.


Défis des cultures urbaines

71 La nouvelle Jérusalem, la Cité sainte (Ap 21,2-4) est le but vers lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est intéressant que la révélation nous dise que la plénitude de l’humanité et de l’histoire se réalise dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la ville à partir d’un regard contemplatif, c’est-à-dire un regard de foi qui découvre ce Dieu qui habite dans ses maisons, dans ses rues, sur ses places. La présence de Dieu accompagne la recherche sincère que des personnes et des groupes accomplissent pour trouver appui et sens à leur vie. Dieu vit parmi les citadins qui promeuvent la solidarité, la fraternité, le désir du bien, de vérité, de justice. Cette présence ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée. Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent d’un coeur sincère, bien qu’ils le fassent à tâtons, de manière imprécise et diffuse.

72 Dans la ville, l’aspect religieux trouve une médiation à travers différents styles de vie, des coutumes associées à un sens du temps, du territoire et des relations qui diffère du style des populations rurales. Dans la vie quotidienne, les citadins luttent très souvent pour survivre et, dans cette lutte, se cache un sens profond de l’existence qui implique habituellement aussi un profond sens religieux. Nous devons le considérer pour obtenir un dialogue comme celui que le Seigneur réalisa avec la Samaritaine, près du puits, où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4,7-26).

73 De nouvelles cultures continuent à naître dans ces énormes géographies humaines où le chrétien n’a plus l’habitude d’être promoteur ou générateur de sens, mais reçoit d’elles d’autres langages, symboles, messages et paradigmes qui offrent de nouvelles orientations de vie, souvent en opposition avec l’Évangile de Jésus. Une culture inédite palpite et se projette dans la ville. Le Synode a constaté qu’aujourd’hui, les transformations de ces grandes aires et la culture qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la nouvelle évangélisation.[61] Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les populations urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence des moyens de communications de masse, ne sont pas étrangers à ces transformations culturelles qui opèrent aussi des mutations significatives dans leurs manières de vivre.

[61] Cf. Proposition 25.

74 Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières de se mettre en relation avec Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui suscite les valeurs fondamentales devient nécessaire. Il est indispensable d’arriver là où se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville. Il ne faut pas oublier que la ville est un milieu multiculturel. Dans les grandes villes, on peut observer un tissu conjonctif où des groupes de personnes partagent les mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires semblables, et se constituent en nouveaux secteurs humains, en territoires culturels, en villes invisibles. Des formes culturelles variées cohabitent de fait, mais exercent souvent des pratiques de ségrégation et de violence. L’Église est appelée à se mettre au service d’un dialogue difficile. D’autre part, il y a des citadins qui obtiennent des moyens adéquats pour le développement de leur vie personnelle et familiale, mais il y a un très grand nombre de “non citadins”, des “citadins à moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit une sorte d’ambivalence permanente, parce que, tandis qu’elle offre à ses citadins d’infinies possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent pour le plein développement de la vie de beaucoup. Ces contradictions provoquent des souffrances déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde, les villes sont des scènes de protestation de masse où des milliers d’habitants réclament liberté, participation, justice et différentes revendications qui, si elles ne sont pas convenablement interprétées, ne peuvent être réduites au silence par la force.

75 Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic de drogue et de personnes, l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des personnes âgées et malades, diverses formes de corruption et de criminalité augmentent facilement. En même temps, ce qui pourrait être un précieux espace de rencontre et de solidarité, se transforme souvent en lieu de fuite et de méfiance réciproque. Les maisons et les quartiers se construisent davantage pour isoler et protéger que pour relier et intégrer. La proclamation de l’Évangile sera une base pour rétablir la dignité de la vie humaine dans ces contextes, parce que Jésus veut répandre dans les villes la vie en abondance (cf. Jn 10,10). Le sens unitaire et complet de la vie humaine que l’Évangile propose est le meilleur remède aux maux de la ville, bien que nous devions considérer qu’un programme et un style uniforme et rigide d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette réalité. Mais vivre jusqu’au bout ce qui est humain et s’introduire au coeur des défis comme ferment de témoignage, dans n’importe quelle culture, dans n’importe quelle ville, perfectionne le chrétien et féconde la ville.


2. Tentations des agents pastoraux

76 J’éprouve une immense gratitude pour l’engagement de toutes les personnes qui travaillent dans l’Église. Je ne veux pas m’arrêter maintenant à exposer les activités des différents agents pastoraux, des évêques jusqu’au plus humble et caché des services ecclésiaux. Je préfèrerais plutôt réfléchir sur les défis que, tous, ils doivent affronter actuellement dans le contexte de la culture mondialisée. Cependant, je dois dire en premier lieu et en toute justice, que l’apport de l’Église dans le monde actuel est immense. Notre douleur et notre honte pour les péchés de certains des membres de l’Église, et aussi pour les nôtres, ne doivent pas faire oublier tous les chrétiens qui donnent leur vie par amour : ils aident beaucoup de personnes à se soigner ou à mourir en paix dans des hôpitaux précaires, accompagnent les personnes devenues esclaves de différentes dépendances dans les lieux les plus pauvres de la terre, se dépensent dans l’éducation des enfants et des jeunes, prennent soin des personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à communiquer des valeurs dans des milieux hostiles, se dévouent autrement de différentes manières qui montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu fait homme nous inspire. Je rends grâce pour le bel exemple que me donnent beaucoup de chrétiens qui offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce témoignage me fait beaucoup de bien et me soutient dans mon aspiration personnelle à dépasser l’égoïsme pour me donner davantage.

77 Malgré cela, comme enfants de cette époque, nous sommes tous de quelque façon sous l’influence de la culture actuelle mondialisée qui, même en nous présentant des valeurs et de nouvelles possibilités, peut aussi nous limiter, nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je reconnais que nous avons besoin de créer des espaces adaptés pour motiver et régénérer les agents pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus crucifié et ressuscité, où partager ses questions les plus profondes et les préoccupations quotidiennes, où faire en profondeur et avec des critères évangéliques le discernement sur sa propre existence et expérience, afin d’orienter vers le bien et le beau ses choix individuels et sociaux ».[62] En même temps, je désire attirer l’attention sur certaines tentations qui aujourd’hui atteignent spécialement les agents pastoraux.

[62] Action Catholique Italienne, Messaggio della XIV Assemblea nazionale alla Chiesa ed al Paese (8 mai 2011).


Oui au défi d’une spiritualité missionnaire

78 Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents pastoraux, y compris des personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour les espaces personnels d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs tâches comme un simple appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas partie de leur identité. En même temps, la vie spirituelle se confond avec des moments religieux qui offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent pas la rencontre avec les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour l’évangélisation. Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de l’évangélisation, bien qu’ils prient, une accentuation de l’individualisme, une crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce sont trois maux qui se nourrissent l’un l’autre.

79 La culture médiatique et quelques milieux intellectuels transmettent parfois une défiance marquée par rapport au message de l’Église, et un certain désenchantement. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux, même s’ils prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les conduit à relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs convictions. Un cercle vicieux se forme alors, puisqu’ainsi ils ne sont pas heureux de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas identifiés à la mission évangélisatrice, et cela affaiblit l’engagement. Ils finissent par étouffer la joie de la mission par une espèce d’obsession pour être comme tous les autres et pour avoir ce que les autres possèdent. De cette façon, la tâche de l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu d’efforts et un temps très limité.

80 Au-delà d’un style spirituel ou de la ligne particulière de pensée qu’ils peuvent avoir, un relativisme encore plus dangereux que le relativisme doctrinal se développe chez les agents pastoraux. Il a à voir avec les choix plus profonds et sincères qui déterminent une forme de vie. Ce relativisme pratique consiste à agir comme si Dieu n’existait pas, à décider comme si les pauvres n’existaient pas, à rêver comme si les autres n’existaient pas, à travailler comme si tous ceux qui n’avaient pas reçu l’annonce n’existaient pas. Il faut souligner le fait que, même celui qui apparemment dispose de solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe souvent dans un style de vie qui porte à s’attacher à des sécurités économiques, ou à des espaces de pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure de n’importe quelle manière, au lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !


Non à l’acédie égoïste

81 Quand nous avons davantage besoin d’un dynamisme missionnaire qui apporte sel et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent que quelqu’un les invite à réaliser une tâche apostolique, et cherchent à fuir tout engagement qui pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui, par exemple, il est devenu très difficile de trouver des catéchistes formés pour les paroisses et qui persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais quelque chose de semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec obsession de leur temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les personnes éprouvent le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie, comme si un engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être une réponse joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous rend complets et féconds. Certaines personnes font de la résistance pour éprouver jusqu’au bout le goût de la mission et restent enveloppées dans une acédie paralysante.

82 Le problème n’est pas toujours l’excès d’activité, mais ce sont surtout les activités mal vécues, sans les motivations appropriées, sans une spiritualité qui imprègne l’action et la rende désirable. De là découle que les devoirs fatiguent démesurément et parfois nous tombons malades. Il ne s’agit pas d’une fatigue sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et en définitive non acceptée. Cette acédie pastorale peut avoir différentes origines. Certains y tombent parce qu’ils conduisent des projets irréalisables et ne vivent pas volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement. D’autres, parce qu’ils n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent que tout tombe du ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent à certains projets et à des rêves de succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir perdu le contact réel avec les gens, dans une dépersonnalisation de la pastorale qui porte à donner une plus grande attention à l’organisation qu’aux personnes, si bien que le “tableau de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-même. D’autres tombent dans l’acédie parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent dominer le rythme de la vie. L’impatience d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats fait que les agents pastoraux n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un échec apparent, une critique, une croix.

83 Ainsi prend forme la plus grande menace, « c’est le triste pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la mesquinerie ».[63] La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans espérance, qui envahit leur coeur comme « le plus précieux des élixirs du démon ».[64] Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire par des choses qui engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et qui affaiblissent le dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets d’insister : ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation !

[63] Joseph Ratzinger, Situation actuelle de la foi et de la théologie.Conférence prononcée durant la rencontre des Présidents des Commissions épiscopales d’Amérique latine pour la doctrine de la foi, célébrée à Guadalajara, Mexique, 1996. Osservatore Romano, 1 novembre 1996. Cf. Vème Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain et des Caraïbes, Document d’Aparecida (29 juin 2007), n. 12.
[64] Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, 1974, p. 135.



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