Evangelii gaudium FR 174

Au sujet de la Parole de Dieu

174 Ce n’est pas seulement l’homélie qui doit se nourrir de la Parole de Dieu. Toute l’évangélisation est fondée sur elle, écoutée, méditée, vécue, célébrée et témoignée. La Sainte Écriture est source de l’évangélisation. Par conséquent, il faut se former continuellement à l’écoute de la Parole. L’Église n’évangélise pas si elle ne se laisse pas continuellement évangéliser. Il est indispensable que la Parole de Dieu « devienne toujours plus le coeur de toute activité ecclésiale ».[135] La Parole de Dieu écoutée et célébrée, surtout dans l’Eucharistie, alimente et fortifie intérieurement les chrétiens et les rend capables d’un authentique témoignage évangélique dans la vie quotidienne. Nous avons désormais dépassé cette ancienne opposition entre Parole et Sacrement. La Parole proclamée, vivante et efficace, prépare à la réception du sacrement et dans le sacrement cette Parole atteint son efficacité maximale.

[135] Benoît XVI, Exhort. apost. post-synodale Verbum Domini (30 septembre 2010), n. 1 : AAS 102 (2010), 682.


175 L’étude de la Sainte Écriture doit être une porte ouverte à tous les croyants.[136] Il est fondamental que la Parole révélée féconde radicalement la catéchèse et tous les efforts pour transmettre la foi.[137] L’évangélisation demande la familiarité avec la Parole de Dieu et cela exige que les diocèses, les paroisses et tous les groupements catholiques proposent une étude sérieuse et persévérante de la Bible, comme aussi en promeuvent la lecture orante personnelle et communautaire.[138] Nous ne cherchons pas à tâtons dans l’obscurité, nous ne devons pas non plus attendre que Dieu nous adresse la parole, parce que réellement « Dieu a parlé, il n’est plus le grand inconnu mais il s’est montré lui-même ».[139] Accueillons le sublime trésor de la Parole révélée.

[136] Cf. Proposition 11.
[137] Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum,
DV 21-22.
[138] Cf. Benoît XVI, Exhort. apost. post-synodale Verbum Domini (30 septembre 2010), nn. 86-87 : AAS 102 (2010), 757-760.
[139] Benoît XVI, Méditation durant la première Congrégation générale de la XIIIème du Synode des Évêques (8 octobre 2012) : AAS 104 (2012), 896.


Chapitre 4

La dimension sociale de l’évangélisation

176 Évangéliser c’est rendre présent dans le monde le Royaume de Dieu. Mais « aucune définition partielle et fragmentaire ne donne raison de la réalité riche, complexe et dynamique qu’est l’évangélisation, sinon au risque de l’appauvrir et même de la mutiler ».[140] Je voudrais partager à présent mes préoccupations au sujet de la dimension sociale de l’évangélisation précisément parce que, si cette dimension n’est pas dûment explicitée, on court toujours le risque de défigurer la signification authentique et intégrale de la mission évangélisatrice.

[140]Paul VI, Exhort. apost. Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975),
EN 17 : AAS 68 (1976), 17.


1. Les répercussions communautaires et sociales du \Ikérygme

177 Le kérygme possède un contenu inévitablement social : au coeur même de l’Évangile, il y a la vie communautaire et l’engagement avec les autres. Le contenu de la première annonce a une répercussion morale immédiate dont le centre est la charité.


Confession de la foi et engagement social

178 Confesser un Père qui aime infiniment chaque être humain implique de découvrir qu’« il lui accorde par cet amour une dignité infinie ».[141] Confesser que le Fils de Dieu a assumé notre chair signifie que chaque personne humaine a été élevée jusqu’au coeur même de Dieu. Confesser que Jésus a donné son sang pour nous nous empêche de maintenir le moindre doute sur l’amour sans limite qui ennoblit tout être humain. Sa rédemption a une signification sociale parce que « dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l’individu mais aussi les relations sociales entre les hommes ».[142] Confesser que l’Esprit Saint agit en tous implique de reconnaître qu’il cherche à pénétrer dans chaque situation humaine et dans tous les liens sociaux : « L’Esprit Saint possède une imagination infinie, précisément de l’Esprit divin, qui sait dénouer les noeuds même les plus complexes et les plus inextricables de l’histoire humaine ».[143] L’évangélisation cherche à coopérer aussi à cette action libératrice de l’Esprit. Le mystère même de la Trinité nous rappelle que nous avons été créés à l’image de la communion divine, pour laquelle nous ne pouvons nous réaliser ni nous sauver tout seuls. À partir du coeur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice. L’acceptation de la première annonce, qui invite à se laisser aimer de Dieu et à l’aimer avec l’amour que lui-même nous communique, provoque dans la vie de la personne et dans ses actions une réaction première et fondamentale : désirer, chercher et avoir à coeur le bien des autres.

[141] Jean-Paul II, Message à un groupe de personnes handicapées à Osnabrück Angelus (16 novembre 1980) :Insegnamenti 3/2 (1980), 1232.
[142] Conseil pontifical Justice et Paix Compendium pour la Doctrine sociale de l’Église, n. 52.
[143] Jean-Paul II, Catéchèse (24 avril 1991): Insegnamenti 14/1 (1991), 856.


179 Ce lien indissoluble entre l’accueil de l’annonce salvifique et un amour fraternel effectif est exprimé dans certains textes de l’Écriture qu’il convient de considérer et de méditer attentivement pour en tirer toutes les conséquences. Il s’agit d’un message auquel fréquemment nous nous habituons, nous le répétons presque mécaniquement, sans pouvoir nous assurer qu’il ait une réelle incidence dans notre vie et dans nos communautés. Comme elle est dangereuse et nuisible, cette accoutumance qui nous porte à perdre l’émerveillement, la fascination, l’enthousiasme de vivre l’Évangile de la fraternité et de la justice ! La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère, on trouve le prolongement permanent de l’Incarnation pour chacun de nous : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Tout ce que nous faisons pour les autres a une dimension transcendante : « De la mesure dont vous mesurerez, on mesurera pour vous » (Mt 7,2) ; et elle répond à la miséricorde divine envers nous. « Montrez-vous compatissants comme votre Père est compatissant. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis. Donnez et l’on vous donnera… De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous en retour » (Lc 6,36-38). Ce qu’expriment ces textes c’est la priorité absolue de « la sortie de soi vers le frère » comme un des deux commandements principaux qui fondent toute norme morale et comme le signe le plus clair pour faire le discernement sur un chemin de croissance spirituelle en réponse au don absolument gratuit de Dieu. Pour cela même, « le service de la charité est, lui aussi, une dimension constitutive de la mission de l’Église et il constitue une expression de son essence-même ».[144] Comme l’Église est missionnaire par nature, ainsi surgit inévitablement d’une telle nature la charité effective pour le prochain, la compassion qui comprend, assiste et promeut.

[144] Benoît XVI, Lett. apost. en forme de motu proprio Intima Ecclesiae natura (11 novembre 2012) : AAS 104 (2012), 996.


Le Royaume qui nous appelle

180 En lisant les Écritures, il apparaît du reste clairement que la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de “charité à la carte”, une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. La proposition est le Royaume de Dieu (Lc 4,43) ; il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que l’expérience chrétienne tendent à provoquer des conséquences sociales. Cherchons son Royaume : « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6,33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume de son Père ; il demande à ses disciples : « Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche » (Mt 10,7).

181 Anticipé et grandissant parmi nous, le Royaume concerne tout et nous rappelle ce principe de discernement quePaul VI proposait en relation au véritable développement : « Tous les hommes et tout l’homme ».[145] Nous savons que « l’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie, personnelle, sociale, de l’homme ».[146] Il s’agit du critère d’universalité, propre à la dynamique de l’Évangile, du moment que le Père désire que tous les hommes soient sauvés et que son dessein de salut consiste dans la récapitulation de toutes choses, celles du ciel et celles de la terre sous un seul Seigneur, qui est le Christ (cf. Ep 1,10). Le mandat est : « Allez dans le monde entier ; proclamez l’Évangile à toute la création » (Mc 16,15), parce que « la création en attente, aspire à la révélation des fils de Dieu » (Rm 8,19). Toute la création signifie aussi tous les aspects de la nature humaine, de sorte que « la mission de l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ a une dimension universelle. Son commandement de charité embrasse toutes les dimensions de l’existence, toutes les personnes, tous les secteurs de la vie sociale et tous les peuples. Rien d’humain ne peut lui être étranger ».[147] L’espérance chrétienne véritable, qui cherche le Royaume eschatologique, engendre toujours l’histoire.

[145] Paul VI, Lett. encycl. Populorum Progressio (26 mars 1967), PP 14 : AAS 59 (1967), 264.
[146]Paul VI, Exhort. apost. Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), EN 29 : AAS 68 (1976), 25.
[147] Vème Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain des Caraïbes, Document d’Aparecida (29 juin 2007), n. 380.


L’enseignement de l’Église sur les questions sociales

182 Les enseignements de l’Église sur les situations contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets – sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ».[148] Les pasteurs, en accueillant les apports des différentes sciences, ont le droit d’émettre des opinions sur tout ce qui concerne la vie des personnes, du moment que la tâche de l’évangélisation implique et exige une promotion intégrale de chaque être humain. On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. Nous savons que Dieu désire le bonheur de ses enfants, sur cette terre aussi, bien que ceux-ci soient appelés à la plénitude éternelle, puisqu’il a créé toutes choses « afin que nous en jouissions » (1Tm 6,17), pour que tous puissent en jouir. Il en découle que la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun ».[149]

[148] Conseil pontifical Justice et Paix Compendium pour la Doctrine sociale de l’Église, n. 9.
[149] Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Ecclesia in America (22 janvier 1999) : AAS 91 (1999), 762.


183 En conséquence, personne ne peut exiger de nous que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. Qui oserait enfermer dans un temple et faire taire le message de saint François d’Assise et de la bienheureuse Teresa de Calcutta ? Ils ne pourraient l’accepter. Une foi authentique – qui n’est jamais confortable et individualiste – implique toujours un profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur la terre. Nous aimons cette magnifique planète où Dieu nous a placés, et nous aimons l’humanité qui l’habite, avec tous ses drames et ses lassitudes, avec ses aspirations et ses espérances, avec ses valeurs et ses fragilités. La terre est notre maison commune et nous sommes tous frères. Bien que « l’ordre juste de la société et de l’État soit un devoir essentiel du politique », l’Église « ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour la justice ».[150] Tous les chrétiens, et aussi les pasteurs, sont appelés à se préoccuper de la construction d’un monde meilleur. Il s’agit de cela, parce que la pensée sociale de l’Église est en premier lieu positive et fait des propositions, oriente une action transformatrice, et en ce sens, ne cesse d’être un signe d’espérance qui jaillit du coeur plein d’amour de Jésus Christ. En même temps, elle unit « ses efforts à ceux que réalisent dans le domaine social les autres Églises et Communautés ecclésiales, tant au niveau de la réflexion doctrinale qu’au niveau pratique ».[151]

[150] BenoÎt XVI, Lett. enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), 240.
[151] Conseil pontifical Justice et Paix Compendium pour la Doctrine sociale de l’Église, n. 12.

184 Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel, dont j’ai commenté certaines dans le chapitre deux. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir sur ces thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays ».[152]

[152] Paul VI, Lett. ap. Octogesima adveniens (14 mai 1971), n. 4: AAS 63 (1971), 403.

185 Dans la suite, je chercherai à me concentrer sur deux grandes questions qui me semblent fondamentales en ce moment de l’histoire. Je les développerai avec une certaine ampleur parce que je considère qu’elles détermineront l’avenir de l’humanité. Il s’agit, en premier lieu, de l’intégration sociale des pauvres et, en outre, de la paix et du dialogue social.


2. L’intégration sociale des pauvres

186 De notre foi au Christ qui s’est fait pauvre, et toujours proche des pauvres et des exclus, découle la préoccupation pour le développement intégral des plus abandonnés de la société.


Unis à Dieu nous écoutons un cri

187 Chaque chrétien et chaque communauté sont appelés à être instruments de Dieu pour la libération et la promotion des pauvres, de manière à ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement dans la société ; ceci suppose que nous soyons dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à le secourir. Il suffit de recourir aux Écritures pour découvrir comment le Père qui est bon veut écouter le cri des pauvres : « J’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses angoisses. Je suis descendu pour le délivrer […] Maintenant va, je t’envoie… » (Ex 3,7-8 Ex 3,10), et a souci de leurs nécessités : « Alors les Israélites crièrent vers le Seigneur et le Seigneur leur suscita un sauveur » (Jg 3,15) Faire la sourde oreille à ce cri, alors que nous sommes les instruments de Dieu pour écouter le pauvre, nous met en dehors de la volonté du Père et de son projet, parce que ce pauvre « en appellerait au Seigneur contre toi, et tu serais chargé d’un péché » (Dt 15,9). Et le manque de solidarité envers ses nécessités affectedirectement notre relation avec Dieu : « Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation » (Si 4,6). L’ancienne question revient toujours : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1Jn 3,17). Souvenons-nous aussi comment, avec une grande radicalité, l’Apôtre Jacques reprenait l’image du cri des opprimés : « Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées » (Jc 5,4).

188 L’Église a reconnu que l’exigence d’écouter ce cri vient de l’oeuvre libératrice de la grâce elle-même en chacun de nous ; il ne s’agit donc pas d’une mission réservée seulement à quelques-uns : « L’Église guidée par l’Évangile de la miséricorde et par l’amour de l’homme, entend la clameur pour la justice et veut y répondre de toutes ses forces ».[153] Dans ce cadre on comprend la demande de Jésus à ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6,37), ce qui implique autant la coopération pour résoudre les causes structurelles de la pauvreté et promouvoir le développement intégral des pauvres, que les gestes simples et quotidiens de solidarité devant les misères très concrètes que nous rencontrons. Le mot “solidarité” est un peu usé et, parfois, on l’interprète mal, mais il désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns.

[153] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius (6 août 1984), XI, 1 : AAS 76 (1984), 903.

189 La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. Ces convictions et pratiques de solidarité, quand elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres transformations structurelles et les rendent possibles. Un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces.

190 Parfois il s’agit d’écouter le cri de peuples entiers, des peuples les plus pauvres de la terre, parce que « la paix se fonde non seulement sur le respect des droits de l’homme mais aussi sur celui des droits des peuples ».[154] Il est à déplorer que même les droits humains puissent être utilisés comme justification d’une défense exagérée des droits individuels ou des droits des peuples les plus riches. Respectant l’indépendance et la culture de chaque nation, il faut rappeler toujours que la planète appartient à toute l’humanité et est pour toute l’humanité, et que le seul fait d’être nés en un lieu avec moins de ressources ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une moindre dignité. Il faut répéter que « les plus favorisés doivent renoncer à certains de leurs droits, pour mettre avec une plus grande libéralité leurs biens au service des autres ».[155] Pour parler de manière correcte de nos droits, il faut élargir le regard et ouvrir les oreilles au cri des autres peuples et des autres régions de notre pays. Nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui « doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin »,[156] de même que « chaque homme est appelé à se développer ».[157]

[154] Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 157.
[155] Paul VI, Lett. enc. Octogesima adveniens, (14 mai 1971) n. 23: AAS 63 (1971) 418.
[156] Paul VI, Lett. enc. Populorum Progressio, (26 mars 1967)
PP 65 : AAS 59 (1967) 289.
[157] Ibid., PP 15 : AAS 59 (1967), 265.

191 En tout lieu et en toute circonstance, les chrétiens, encouragés par leurs pasteurs, sont appelés à écouter le cri des pauvres, comme l’ont bien exprimé les Évêques du Brésil : « Nous voulons assumer chaque jour, les joies et les espérances, les angoisses et les tristesses du peuple brésilien, spécialement des populations des périphéries urbaines et des zones rurales – sans terre, sans toit, sans pain, sans santé – lésées dans leurs droits. Voyant leurs misères, écoutant leurs cris et connaissant leur souffrance, nous sommes scandalisés par le fait de savoir qu’il existe de la nourriture suffisamment pour tous et que la faim est due à la mauvaise distribution des biens et des revenus. Le problème s’aggrave avec la pratique généralisée du gaspillage ».[158]

[158] Conférence nationale des Évêques du Brésil, Exigências evangélicas e eticas de superação da miseria e da fome(avril 2002), Introduction, 2.


192 Mais nous désirons encore davantage, et notre rêve va plus loin. Nous ne parlons pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une « subsistance décente», mais que tous connaissent « la prospérité dans ses multiples aspects ».[159] Ceci implique éducation, accès à l’assistance sanitaire, et surtout au travail, parce que dans le travail libre, créatif, participatif et solidaire, l’être humain exprime et accroît la dignité de sa vie. Le salaire juste permet l’accès adéquat aux autres biens qui sont destinés à l’usage commun.

[159] Jean XXIII, Lett. enc. Mater et Magistra, (15 mai 1961) n. 2 : AAS 53 (1961),
MM 402.


Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain

193 L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance d’autrui. Relisons quelques enseignements de la Parole de Dieu sur la miséricorde, pour qu’ils résonnent avec force dans la vie de l’Église. L’Évangile proclame : « Heureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde » (Mt 5,7). L’Apôtre saint Jacques enseigne que la miséricorde envers les autres nous permet de sortir triomphants du jugement divin : « Parlez et agissez comme des gens qui doivent être jugés par une loi de liberté. Car le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde ; mais la miséricorde se rit du jugement » (Jc 2,12-13). Dans ce texte, Jacques se fait l’héritier de la plus riche spiritualité hébraïque post-exilique, qui attribuait à la miséricorde une valeur salvifique spéciale : « Romps tes péchés par des oeuvres de justice, et tes iniquités en faisant miséricorde aux pauvres, afin d’avoir longue sécurité » (Da 4,24). Dans cette même perspective, la littérature sapientielle parle de l’aumône comme exercice concret de la miséricorde envers ceux qui en ont besoin : « L’aumône sauve de la mort et elle purifie de tous péchés » (Tb 12,9). Le Siracide l’exprime aussi de manière plus imagée : « L’eau éteint les flammes, l’aumône remet les péchés » (Si 3,30). La même synthèse est reprise dans le Nouveau Testament : « Conservez entre vous une grande charité, car la charité couvre une multitude de péchés » (1P 4,8). Cette vérité a pénétré profondément la mentalité des Pères de l’Église et a exercé une résistance prophétique, comme alternative culturelle, contre l’individualisme hédoniste païen. Rappelons un seul exemple : « Comme en danger d’incendie nous courons chercher de l’eau pour l’éteindre, […] de la même manière, si surgit de notre paille la flamme du péché et que pour cela nous en sommes troublés, une fois que nous est donnée l’occasion d’une oeuvre de miséricorde, réjouissons-nous d’une telle oeuvre comme si elle était une source qui nous est offerte pour que nous puissions étouffer l’incendie ».[160]

[160] Saint Augustin, De Catechizandis Rudibus, I, XIV, 22 : PL 40, 327.


194 C’est un message si clair, si direct, si simple et éloquent qu’aucune herméneutique ecclésiale n’a le droit de le relativiser. La réflexion de l’Église sur ces textes ne devrait pas obscurcir ni affaiblir leur sens exhortatif, mais plutôt aider à les assumer avec courage et ferveur. Pourquoi compliquer ce qui est si simple ? Les appareils conceptuels sont faits pour favoriser le contact avec la réalité que l’on veut expliquer, et non pour nous en éloigner. Cela vaut avant tout pour les exhortations bibliques qui invitent, avec beaucoup de détermination, à l’amour fraternel, au service humble et généreux, à la justice, à la miséricorde envers les pauvres. Jésus nous a enseigné ce chemin de reconnaissance de l’autre par ses paroles et par ses gestes. Pourquoi obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. Car, « aux défenseurs de “l’orthodoxie”, on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupables à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ».[161]

[161] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius (6 août 1984), XI, 18 : AAS 76 (1984), 907-908.


195 Quand Saint Paul se rendit auprès des Apôtres à Jérusalem, de peur de courir ou d’avoir couru en vain (cf. Ga 2,2), le critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent est celui de ne pas oublier les pauvres (cf. Ga 2,10). Ce grand critère, pour que les communautés pauliniennes ne se laissent pas dévorer par le style de vie individualiste des païens, est d’une grande actualité dans le contexte présent, où tend à se développer un nouveau paganisme individualiste. Nous ne pouvons pas toujours manifester adéquatement la beauté de l’Évangile mais nous devons toujours manifester ce signe : l’option pour les derniers, pour ceux que la société rejette et met de côté.

196 Nous sommes parfois durs de coeur et d’esprit, nous oublions, nous nous divertissons, nous nous extasions sur les immenses possibilités de consommation et de divertissement qu’offre la société. Il se produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ».[162]

[162] Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus annus (1 mai 1991),
CA 41 : AAS 83 (1991), 844-845.


La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu

197 Les pauvres ont une place de choix dans le coeur de Dieu, au point que lui même « s’est fait pauvre » (2Co 8,9). Tout le chemin de notre rédemption est marqué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à travers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit village perdu dans la périphérie d’un grand empire. Le Sauveur est né dans une mangeoire, parmi les animaux, comme cela arrivait pour les enfants des plus pauvres ; il a été présenté au temple avec deux colombes, l’offrande de ceux qui ne pouvaient pas se permettre de payer un agneau (cf. Lc 2,24 Lv 5,7) ; il a grandi dans une maison de simples travailleurs et a travaillé de ses mains pour gagner son pain. Quand il commença à annoncer le Royaume, des foules de déshérités le suivaient, et ainsi il manifesta ce que lui-même avait dit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4,18). À ceux qui étaient accablés par la souffrance, opprimés par la pauvreté, il assura que Dieu les portait dans son coeur : « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6,20) ; il s’est identifié à eux : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger », enseignant que la miséricorde envers eux est la clef du ciel (cf. Mt 25,35s).

198 Pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique. Dieu leur accorde « sa première miséricorde ».[163] Cette préférence divine a des conséquences dans la vie de foi de tous les chrétiens, appelés à avoir « les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2,5). Inspirée par elle, l’Église a fait une option pour les pauvres, entendue comme une « forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l’Église ».[164] Cette option – enseignait Benoît XVI – « est implicite dans la foi christologique en ce Dieu qui s’est fait pauvre pour nous, pour nous enrichir de sa pauvreté ».[165] Pour cette raison, je désire une Église pauvre pour les pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de l’Église. Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux.

[163] Jean-Paul II, Homélie durant la messe pour l’évangélisation des peuples à Saint-Domingue (11 octobre 1984), n. 5 : AAS 77 (1985) 354-361.
[164] Jean-Paul II, Lett. enc. Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987), SRS 42 : AAS 80 (1988), 572.
[165] Discours à la Session inaugurale de la Vème Conférence générale de l’Épiscopat Latino-américain et des Caraïbes(13 mai 2007), n. 3 : AAS 99 (2007), 450.


199 Notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ».[166] Cette attention aimante est le début d’une véritable préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle je désire chercher effectivement son bien. Cela implique de valoriser le pauvre dans sa bonté propre, avec sa manière d’être, avec sa culture, avec sa façon de vivre la foi. Le véritable amour est toujours contemplatif, il nous permet de servir l’autre non par nécessité ni par vanité, mais parce qu’il est beau, au-delà de ses apparences : « C’est parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui fait des cadeaux ».[167] Le pauvre, quand il est aimé, « est estimé d’un grand prix »,[168] et ceci différencie l’authentique option pour les pauvres d’une quelconque idéologie, d’une quelconque intention d’utiliser les pauvres au service d’intérêts personnels ou politiques. C’est seulement à partir de cette proximité réelle et cordiale que nous pouvons les accompagner comme il convient sur leur chemin de libération. C’est seulement cela qui rendra possible que « dans toutes les communautés chrétiennes, les pauvres se sentent “chez eux”. Ce style ne serait-il pas la présentation la plus grande et la plus efficace de la Bonne Nouvelle du Royaume ? »[169] Sans l’option préférentielle pour les plus pauvres « l’annonce de l’Évangile, qui demeure la première des charités, risque d’être incomprise ou de se noyer dans un flot de paroles auquel la société actuelle de la communication nous expose quotidiennement ».[170]

[166] Saint Thomas d’Aquin, S. Th.
II-II 27,2.
[167] Ibid., I-II 110,1.
[168] Ibid., I-II 26,3.
[169] Jean-Paul II, Lett. ap. Novo millennio ineunte (6 juin 2001), NM 50 : AAS 93 (2001), 303.
[170] Ibid. NM 50


200 Étant donné que cette Exhortation s’adresse aux membres de l’Église catholique, je veux dire avec douleur que la pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle. L’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction, sa Parole, la célébration des Sacrements et la proposition d’un chemin de croissance et de maturation dans la foi. L’option préférentielle pour les pauvres doit se traduire principalement par une attention religieuse privilégiée et prioritaire.

201 Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques, d’entreprise ou professionnels, et même ecclésiaux. Même si on peut dire en général que la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile,[171] personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale : « La conversion spirituelle, l’intensité de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la justice et pour la paix, le sens évangélique des pauvres et de la pauvreté sont requis de tous ».[172] Je crains que ces paroles fassent seulement l’objet de quelques commentaires sans véritables conséquences pratiques. Malgré tout, j’ai confiance dans l’ouverture et dans les bonnes dispositions des chrétiens, et je vous demande de rechercher communautairement de nouveaux chemins pour accueillir cette proposition renouvelée.

[171] Cf. Proposition 45.
[172] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius (6 août 1984), XI, 18 : AAS 76 (1984), 908.



Evangelii gaudium FR 174