Evangelii gaudium FR 242

Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences

242 Le dialogue entre science et foi fait aussi partie de l’action évangélisatrice qui favorise la paix.[189] Le scientisme et le positivisme se refusent « d’admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives ».[190] L’Église propose un autre chemin, qui exige une synthèse entre un usage responsable des méthodologies propres des sciences empiriques, et les autres savoirs comme la philosophie, la théologie, et la foi elle-même, qui élève l’être humain jusqu’au mystère qui transcende la nature et l’intelligence humaine. La foi ne craint pas la raison; au contraire elle la cherche et lui fait confiance, parce que « la lumière de la raison et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu»,[191] et ne peuvent se contredire entre elles. L’Évangélisation est attentive aux avancées scientifiques pour les éclairer de la lumière de la foi et de la loi naturelle, de manière à ce qu’elles respectent toujours la centralité et la valeur suprême de la personne humaine en toutes les phases de son existence. Toute la société peut être enrichie grâce à ce dialogue qui ouvre de nouveaux horizons à la pensée et augmente les possibilités de la raison. Ceci aussi est un chemin d’harmonie et de pacification.

[189] Cf. Proposition 54.
[190] Jean-Paul II, Lett. enc. Fides et ratio (14 septembre 1998),
FR 88 : AAS 91 (1999), 74.
[191] Saint Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, ; cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Fides et ratio (14 septembre 1998), FR 43 : AAS 91 (1999), 39.


243 L’Église ne prétend pas arrêter le progrès admirable des sciences. Au contraire, elle se réjouit et même en profite, reconnaissant l’énorme potentiel que Dieu a donné à l’esprit humain. Quand le progrès des sciences, se maintenant avec une rigueur académique dans le champ de leur objet spécifique, rend évidente une conclusion déterminée que la raison ne peut pas nier, la foi ne la contredit pas. Les croyants peuvent d’autant moins prétendre qu’une opinion scientifique qui leur plaît, mais qui n’a pas été suffisamment prouvée, acquière le poids d’un dogme de foi. Mais, en certaines occasions, certains scientifiques vont au-delà de l’objet formel de leur discipline et prennent parti par des affirmations ou des conclusions qui dépassent le champ strictement scientifique. Dans ce cas, ce n’est pas la raison que l’on propose, mais une idéologie déterminée qui ferme le chemin à un dialogue authentique, pacifique et fructueux.


Le dialogue oecuménique

244 L’engagement oecuménique répond à la prière du Seigneur Jésus qui demande « que tous soient un » (Jn 17,21). La crédibilité de l’annonce chrétienne serait beaucoup plus grande si les chrétiens dépassaient leurs divisions et si l’Église réalisait « la plénitude de catholicité qui lui est propre en ceux de ses fils qui, certes, lui appartiennent par le baptême, mais se trouvent séparés de sa pleine communion ».[192] Nous devons toujours nous rappeler que nous sommes pèlerins, et que nous pérégrinons ensemble. Pour cela il faut confier son coeur au compagnon de route sans méfiance, sans méfiance, et viser avant tout ce que nous cherchons : la paix dans le visage de l’unique Dieu. Se confier à l’autre est quelque chose d’artisanal ; la paix est artisanale. Jésus nous a dit : « Heureux les artisans de paix ! » (Mt 5,9). Dans cet engagement, s’accomplit aussi entre nous l’ancienne prophétie : « De leurs épées ils forgeront des socs » (Is 2,4).

[192] Conc. oecum. Vat II, Décret Unitatis redintegratio, sur l’oecuménisme, UR 4.


245 À cette lumière, l’oecuménisme est un apport à l’unité de la famille humaine. La présence au Synode du Patriarche de Constantinople, Sa Sainteté Bartholomée Ier, et de l’Archevêque de Canterbury, Sa Grâce Douglas Williams,[193] a été un vrai don de Dieu et un précieux témoignage chrétien.

[193] Cf. Proposition 52.


246 Étant donné la gravité du contre témoignage de la division entre chrétiens, particulièrement en Asie et en Afrique, la recherche de chemins d’unité devient urgente. Les missionnaires sur ces continents répètent sans cesse les critiques, les plaintes et les moqueries qu’ils reçoivent à cause du scandale des chrétiens divisés. Si nous nous concentrons sur les convictions qui nous unissent et rappelons le principe de la hiérarchie des vérités, nous pourrons marcher résolument vers des expressions communes de l’annonce, du service et du témoignage. La multitude immense qui n’a pas reçu l’annonce de Jésus Christ ne peut nous laisser indifférents. Néanmoins, l’engagement pour l’unité qui facilite l’accueil de Jésus Christ ne peut être pure diplomatie, ni un accomplissement forcé, pour se transformer en un chemin incontournable d’évangélisation. Les signes de division entre les chrétiens dans des pays qui sont brisés par la violence, ajoutent d’autres motifs de conflit de la part de ceux qui devraient être un actif ferment de paix. Elles sont tellement nombreuses et tellement précieuses, les réalités qui nous unissent ! Et si vraiment nous croyons en la libre et généreuse action de l’Esprit, nous pouvons apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne s’agit pas seulement de recevoir des informations sur les autres afin de mieux les connaître, mais de recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aussi pour nous. Simplement, pour donner un exemple, dans le dialogue avec les frères orthodoxes, nous les catholiques, nous avons la possibilité d’apprendre quelque chose de plus sur le sens de la collégialité épiscopale et sur l’expérience de la synodalité. A travers un échange de dons, l’Esprit peut nous conduire toujours plus à la vérité et au bien.


Les relations avec le judaïsme

247 Un regard très spécial s’adresse au peuple juif, dont l’Alliance avec Dieu n’a jamais été révoquée, parce que « les dons et les appels de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29). L’Église, qui partage avec le Judaïsme une part importante des Saintes Écritures, considère le peuple de l’Alliance et sa foi comme une racine sacrée de sa propre identité chrétienne (cf. Rm 11,16-18). En tant que chrétiens, nous ne pouvons pas considérer le judaïsme comme une religion étrangère, ni classer les juifs parmi ceux qui sont appelés à laisser les idoles pour se convertir au vrai Dieu (cf. 1Th 1,9). Nous croyons ensemble en l’unique Dieu qui agit dans l’histoire, et nous accueillons avec eux la commune Parole révélée.

248 Le dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël font partie de la vie des disciples de Jésus. L’affection qui s’est développée nous porte à nous lamenter sincèrement et amèrement sur les terribles persécutions dont ils furent l’objet, en particulier celles qui impliquent ou ont impliqué des chrétiens.

249 Dieu continue à oeuvrer dans le peuple de la première Alliance et fait naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa rencontre avec la Parole divine. Pour cela, l’Église aussi s’enrichit lorsqu’elle recueille les valeurs du Judaïsme. Même si certaines convictions chrétiennes sont inacceptables pour le Judaïsme, et l’Église ne peut pas cesser d’annoncer Jésus comme Seigneur et Messie, il existe une riche complémentarité qui nous permet de lire ensemble les textes de la Bible hébraïque et de nous aider mutuellement à approfondir les richesses de la Parole, de même qu’à partager beaucoup de convictions éthiques ainsi que la commune préoccupation pour la justice et le développement des peuples.


Le dialogue interreligieux

250 Une attitude d’ouverture en vérité et dans l’amour doit caractériser le dialogue avec les croyants des religions non chrétiennes, malgré les divers obstacles et les difficultés, en particulier les fondamentalismes des deux parties. Ce dialogue interreligieux est une condition nécessaire pour la paix dans le monde, et par conséquent est un devoir pour les chrétiens, comme pour les autres communautés religieuses. Ce dialogue est, en premier lieu, une conversation sur la vie humaine, ou simplement, comme le proposent les Évêques de l’Inde, une « attitude d’ouverture envers eux, partageant leurs joies et leurs peines ».[194] Ainsi, nous apprenons à accepter les autres dans leur manière différente d’être, de penser et de s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer ensemble le devoir de servir la justice et la paix, qui devra devenir un critère de base de tous les échanges. Un dialogue dans lequel on cherche la paix sociale et la justice est, en lui-même, au-delà de l’aspect purement pragmatique, un engagement éthique qui crée de nouvelles conditions sociales. Les efforts autour d’un thème spécifique peuvent se transformer en un processus dans lequel, à travers l’écoute de l’autre, les deux parties trouvent purification et enrichissement. Par conséquent, ces efforts peuvent aussi avoir le sens de l’amour pour la vérité.

[194] Conférence des Évêques de l’Inde, Déclaration finale de la 30ème Assemblée générale : The Church’s Role for a Better India (8 mars 2012), 8.9.


251 Dans ce dialogue, toujours aimable et cordial, on ne doit jamais négliger le lien essentiel entre dialogue et annonce, qui porte l’Église à maintenir et à intensifier les relations avec les non chrétiens.[195] Un syncrétisme conciliateur serait au fond un totalitarisme de ceux qui prétendent pouvoir concilier en faisant abstraction des valeurs qui les transcendent et dont ils ne sont pas les propriétaires. La véritable ouverture implique de se maintenir ferme sur ses propres convictions les plus profondes, avec une identité claire et joyeuse, mais « ouvert à celles de l’autre pour les comprendre » et en « sachant bien que le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun ».[196] Une ouverture diplomatique qui dit oui à tout pour éviter les problèmes ne sert à rien, parce qu’elle serait une manière de tromper l’autre et de nier le bien qu’on a reçu comme un don à partager généreusement. L’Évangélisation et le dialogue interreligieux, loin de s’opposer, se soutiennent et s’alimentent réciproquement.[197]

[195] Cf. Proposition 53.
[196] Jean-Paul II, Lett. enc. Redemptoris missio (7 décembre 1990),
RMi 56 : AAS 83 (1991), 304.
[197] Cf. Benoît XVI, Discours à la Curie romaine (21 décembre 2012) : AAS 105 (2013), 51 ; Conc. oecum. Vat. II, Décret Ad gentes, sur l’activité missionnaire de l’Église, AGD 9 ; Catéchisme de l’Église catholique, n. 856.


252 La relation avec les croyants de l’Islam acquiert à notre époque une grande importance. Ils sont aujourd’hui particulièrement présents en de nombreux pays de tradition chrétienne, où ils peuvent célébrer librement leur culte et vivre intégrés dans la société. Il ne faut jamais oublier qu’ils « professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour ».[198] Les écrits sacrés de l’Islam gardent une partie des enseignements chrétiens ; Jésus Christ et Marie sont objet de profonde vénération ; et il est admirable de voir que des jeunes et des anciens, des hommes et des femmes de l’Islam sont capables de consacrer du temps chaque jour à la prière, et de participer fidèlement à leurs rites religieux. En même temps, beaucoup d’entre eux ont la profonde conviction que leur vie, dans sa totalité, vient de Dieu et est pour lui. Ils reconnaissent aussi la nécessité de répondre à Dieu par un engagement éthique et d’agir avec miséricorde envers les plus pauvres.

[198] Conc. oecum. Vat II, Const. dogm. Lumen gentium, sur l’Église,
LG 16.


253 Pour soutenir le dialogue avec l’Islam une formation adéquate des interlocuteurs est indispensable, non seulement pour qu’ils soient solidement et joyeusement enracinés dans leur propre identité, mais aussi pour qu’ils soient capables de reconnaître les valeurs des autres, de comprendre les préoccupations sous jacentes à leurs plaintes, et de mettre en lumière les convictions communes. Nous chrétiens, nous devrions accueillir avec affection et respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espérons et nous demandons à être accueillis et respectés dans les pays de tradition islamique. Je prie et implore humblement ces pays pour qu’ils donnent la liberté aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi, prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux ! Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence.

254 Les non chrétiens, par initiative divine gratuite, et fidèles à leur conscience, peuvent vivre « justifiés par la grâce de Dieu »,[199] et ainsi « être associés au mystère pascal de Jésus Christ ».[200] Mais, en raison de la dimension sacramentelle de la grâce sanctifiante, l’action divine en eux tend à produire des signes, des rites, des expressions sacrées qui à leur tour rapprochent d’autres personnes d’une expérience communautaire de cheminement vers Dieu.[201] Ils n’ont pas la signification ni l’efficacité des Sacrements institués par le Christ, mais ils peuvent être la voie que l’Esprit lui-même suscite pour libérer les non chrétiens de l’immanentisme athée ou d’expériences religieuses purement individuelles. Le même Esprit suscite de toutes parts diverses formes de sagesse pratique qui aident à supporter les manques de l’existence et à vivre avec plus de paix et d’harmonie. Nous chrétiens, nous pouvons aussi profiter de cette richesse consolidée au cours des siècles, qui peut nous aider à mieux vivre nos propres convictions.

[199] Commission théologique internationale, Le christianisme et les religions (1996), n. 72 : Ench. Vat ; 15, n. 1061.
[200] Ibid.
[201] Cf. ibid., nn. 81-87 : Ench. Vat. 15, nn. 1070-1076.


Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse

255 Les Pères synodaux ont rappelé l’importance du respect de la liberté religieuse, considérée comme un droit humain fondamental.[202] Elle comprend « la liberté de choisir la religion que l’on estime vraie et de manifester publiquement sa propre croyance ».[203] Un sain pluralisme, qui dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de les réduire au silence, à l’obscurité de la conscience de chacun, ou à la marginalité de l’enclos fermé des églises, des synagogues et des mosquées. Il s’agirait en définitive d’une nouvelle forme de discrimination et d’autoritarisme. Le respect dû aux minorités agnostiques et non croyantes ne doit pas s’imposer de manière arbitraire qui fasse taire les convictions des majorités croyantes ni ignorer la richesse des traditions religieuses. Cela, à la longue, susciterait plus de ressentiment que de tolérance et de paix.

[202] Cf. Proposition 16.
[203] Benoît XVI, Exhort. ap. post-synodale, Ecclesia in Medio Oriente (14 septembre 2012), n. 26 : AAS 104 (2012), 762.

256 Au moment de s’interroger sur l’incidence publique de la religion, il faut distinguer diverses manières de la vivre. Les intellectuels comme les commentaires de la presse tombent souvent dans des généralisations grossières et peu académiques, quand ils parlent des défauts des religions et souvent sont incapables de distinguer que ni tous les croyants – ni toutes les autorités religieuses – sont identiques. Certains hommes politiques profitent de cette confusion pour justifier des actions discriminatoires. D’autres fois on déprécie les écrits qui sont apparus dans un contexte d’une conviction croyante, oubliant que les textes religieux classiques peuvent offrir une signification pour toutes les époques, et ont une force de motivation qui ouvre toujours de nouveaux horizons, stimule la pensée et fait grandir l’intelligence et la sensibilité. Ils sont dépréciés par l’étroitesse d’esprit des rationalismes. Est-il raisonnable et intelligent de les reléguer dans l’obscurité, seulement du fait qu’ils proviennent d’un contexte de croyance religieuse ? Ils contiennent des principes fondamentaux profondément humanistes, qui ont une valeur rationnelle, bien qu’ils soient pénétrés de symboles et de doctrines religieuses.

257 Comme croyants, nous nous sentons proches aussi de ceux qui, ne se reconnaissant d’aucune tradition religieuse, cherchent sincèrement la vérité, la bonté, la beauté, qui pour nous ont leur expression plénière et leur source en Dieu. Nous les voyons comme de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection du créé. Un espace particulier est celui des dénommés nouveaux Aréopages, comme “le parvis des gentils”, où « croyants et non croyants peuvent dialoguer sur les thèmes fondamentaux de l’éthique, de l’art, de la science, et sur la recherche de la transcendance ».[204] Ceci aussi est un chemin de paix pour notre monde blessé.

[204] Proposition 55.


258 À partir de quelques thèmes sociaux, importants en vue de l’avenir de l’humanité, j’ai essayé une fois de plus d’expliquer l’inévitable dimension sociale de l’annonce de l’Évangile, pour encourager tous les chrétiens à la manifester toujours par leurs paroles, leurs attitudes et leurs actions.


Chapitre 5

Évangélisateurs avec esprit

259 Évangélisateurs avec esprit veut dire évangélisateurs qui s’ouvrent sans crainte à l’action de l’Esprit Saint. A la Pentecôte, l’Esprit fait sortir d’eux-mêmes les Apôtres et les transforme en annonciateurs des grandeurs de Dieu, que chacun commence à comprendre dans sa propre langue. L’Esprit Saint, de plus, infuse la force pour annoncer la nouveauté de l’Évangile avec audace, (parresia), à voix haute, en tout temps et en tout lieu, même à contre-courant. Invoquons-le aujourd’hui, en nous appuyant sur la prière sans laquelle toute action court le risque de rester vaine, et l’annonce, au final, de manquer d’âme. Jésus veut des évangélisateurs qui annoncent la Bonne Nouvelle non seulement avec des paroles, mais surtout avec leur vie transfigurée par la présence de Dieu.

260 En ce dernier chapitre, je ne ferai pas une synthèse de la spiritualité chrétienne, ni ne développerai de grands thèmes comme l’oraison, l’adoration eucharistique ou la célébration de la foi, sur lesquels il y a déjà des textes magistériels de valeur, ainsi que des écrits connus de grands auteurs. Je ne prétends pas remplacer ni dépasser tant de richesses. Je proposerai simplement quelques réflexions sur l’esprit de la nouvelle évangélisation.

261 Quand on dit que quelque chose a un “esprit”, cela désigne habituellement les mobiles intérieurs qui poussent, motivent, encouragent et donnent sens à l’action personnelle et communautaire. Une évangélisation faite avec esprit est très différente d’un ensemble de tâches vécues comme une obligation pesante que l’on ne fait que tolérer, ou quelque chose que l’on supporte parce qu’elle contredit ses propres inclinations et désirs. Comme je voudrais trouver les paroles pour encourager une période évangélisatrice plus fervente, joyeuse, généreuse, audacieuse, pleine d’amour profond, et de vie contagieuse ! Mais je sais qu’aucune motivation ne sera suffisante si ne brûle dans les coeurs le feu de l’Esprit. En définitive, une évangélisation faite avec esprit est une évangélisation avec Esprit Saint, parce qu’il est l’âme de l’Église évangélisatrice. Avant de proposer quelques motivations et suggestions spirituelles, j’invoque une fois de plus l’Esprit Saint, je le prie de venir renouveler, secouer, pousser l’Église dans une audacieuse sortie au dehors de soi, pour évangéliser tous les peuples.


1. Motivations d’une impulsion missionnaire renouvelée

262 Évangélisateurs avec Esprit signifie évangélisateurs qui prient et travaillent. Du point de vue de l’Évangélisation, il n’y a pas besoin de propositions mystiques sans un fort engagement social et missionnaire, ni de discours et d’usages sociaux et pastoraux, sans une spiritualité qui transforme le coeur. Ces propositions partielles et déconnectées ne touchent que des groupes réduits et n’ont pas la force d’une grande pénétration, parce qu’elles mutilent l’Évangile. Il faut toujours cultiver un espace intérieur qui donne un sens chrétien à l’engagement et à l’activité.[205] Sans des moments prolongés d’adoration, de rencontre priante avec la Parole, de dialogue sincère avec le Seigneur, les tâches se vident facilement de sens, nous nous affaiblissons à cause de la fatigue et des difficultés, et la ferveur s’éteint. L’Église ne peut vivre sans le poumon de la prière, et je me réjouis beaucoup que se multiplient dans toutes les institutions ecclésiales les groupes de prières, d’intercession, de lecture priante de la Parole, les adorations perpétuelles de l’Eucharistie. En même temps, « on doit repousser toute tentation d’une spiritualité intimiste et individualiste, qui s’harmoniserait mal avec les exigences de la charité pas plus qu’avec la logique de l’incarnation ».[206] Il y a un risque que certains moments d’oraison se transforment en excuse pour ne pas se livrer à la mission, parce que la privatisation du style de vie peut porter les chrétiens à se réfugier en de fausses spiritualités.

[205] Cf. Proposition 36.
[206] Jean-Paul II, Lett. ap. Novo Millennio ineunte (6 janvier 2001),
NM 52 : AAS 93 (2001), 304.


263 Il est salutaire de se souvenir des premiers chrétiens et de tant de frères au cours de l’histoire qui furent remplis de joie, pleins de courage, infatigables dans l’annonce, et capables d’une grande résistance active. Il y en a qui se consolent en disant qu’aujourd’hui c’est plus difficile ; cependant, nous devons reconnaître que les circonstances de l’empire romain n’étaient pas favorables à l’annonce de l’Évangile, ni à la lutte pour la justice, ni à la défense de la dignité humaine. A tous les moments de l’histoire, la fragilité humaine est présente, ainsi quela recherche maladive de soi-même, l’égoïsme confortable et, en définitive, la concupiscence qui nous guette tous. Cela arrive toujours, sous une forme ou sous une autre ; cela vient des limites humaines plus que des circonstances. Par conséquent, ne disons pas qu’aujourd’hui c’est plus difficile ; c’est différent. Apprenons plutôt des saints qui nous ont précédés et qui ont affronté les difficultés propres à leur époque. À cette fin, je propose que nous nous attardions à retrouver quelques motivations qui nous aident à les imiter aujourd’hui.[207]

[207] Cf. V. M. Fernández, « Espiritualidad para la esperanza activa. Discurso en la apertura del I Congreso Nacional de Doctrina social de la Iglesia (Rosario 2011)”, dans UCActualidad 142 (2011) 16.


La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve

264 La première motivation pour évangéliser est l’amour de Jésus que nous avons reçu, l’expérience d’être sauvés par lui qui nous pousse à l’aimer toujours plus. Mais, quel est cet amour qui ne ressent pas la nécessité de parler de l’être aimé, de le montrer, de le faire connaître ? Si nous ne ressentons pas l’intense désir de le communiquer, il est nécessaire de prendre le temps de lui demander dans la prière qu’il vienne nous séduire. Nous avons besoin d’implorer chaque jour, de demander sa grâce pour qu’il ouvre notre coeur froid et qu’il secoue notre vie tiède et superficielle. Placés devant lui, le coeur ouvert, nous laissant contempler par lui, nous reconnaissons ce regard d’amour que découvrit Nathanaël, le jour où Jésus se fit présent et lui dit : « Quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1,48). Qu’il est doux d’être devant un crucifix, ou à genoux devant le Saint-Sacrement, et être simplement sous son regard ! Quel bien cela nous fait qu’il vienne toucher notre existence et nous pousse à communiquer sa vie nouvelle ! Par conséquent, ce qui arrive, en définitive, c’est que « ce que nous avons vu et entendu, nous l’annonçons » (1Jn 1,3). La meilleure motivation pour se décider à communiquer l’Évangile est de le contempler avec amour, de s’attarder en ses pages et de le lire avec le coeur. Si nous l’abordons de cette manière, sa beauté nous surprend, et nous séduit chaque fois. Donc, il est urgent de retrouver un esprit contemplatif, qui nous permette de redécouvrir chaque jour que nous sommes les dépositaires d’un bien qui humanise, qui aide à mener une vie nouvelle. Il n’y a rien de mieux à transmettre aux autres.

265 Toute la vie de Jésus, sa manière d’agir avec les pauvres, ses gestes, sa cohérence, sa générosité quotidienne et simple, et finalement son dévouement total, tout est précieux et parle à notre propre vie. Chaque fois que quelqu’un se met à le découvrir, il se convainc que c’est cela même dont les autres ont besoin, bien qu’ils ne le reconnaissent pas : « Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer » (Ac 17,23). Parfois, nous perdons l’enthousiasme pour la mission en oubliant que l’Évangile répond aux nécessités les plus profondes des personnes, parce que nous avons tous été créés pour ce que l’Évangile nous propose : l’amitié avec Jésus et l’amour fraternel. Quand on réussira à exprimer adéquatement et avec beauté le contenu essentiel de l’Évangile, ce message répondra certainement aux demandes les plus profondes des coeurs. : « Le missionnaire est convaincu qu’il existe déjà, tant chez les individus que chez les peuples, grâce à l’action de l’Esprit, une attente, même inconsciente, de connaître la vérité sur Dieu, sur l’homme, sur la voie qui mène à la libération du péché et de la mort. L’enthousiasme à annoncer le Christ vient de la conviction que l’on répond à cette attente ».[208] L’enthousiasme dans l’évangélisation se fonde sur cette conviction. Nous disposons d’un trésor de vie et d’amour qui ne peut tromper, le message qui ne peut ni manipuler ni décevoir. C’est une réponse qui se produit au plus profond de l’être humain et qui peut le soutenir et l’élever. C’est la vérité qui ne se démode pas parce qu’elle est capable de pénétrer là où rien d’autre ne peut arriver. Notre tristesse infinie ne se soigne que par un amour infini.

[208] Jean-Paul II, Lett. enc. Redemptoris missio (7 décembre 1990), RMi 45 : AAS 83 (1991), 292


266 Cette conviction, toutefois, est soutenue par l’expérience personnelle, constamment renouvelée, de goûter son amitié et son message. On ne peut persévérer dans une évangélisation fervente, si on n’est pas convaincu, en vertu de sa propre expérience, qu’avoir connu Jésus n’est pas la même chose que de ne pas le connaître, que marcher avec lui n’est pas la même chose que marcher à tâtons, que pouvoir l’écouter ou ignorer sa Parole n’est pas la même chose que pouvoir le contempler, l’adorer, se reposer en lui, ou ne pas pouvoir le faire n’est pas la même chose. Essayer de construire le monde avec son Évangile n’est pas la même chose que de le faire seulement par sa propre raison. Nous savons bien qu’avec lui la vie devient beaucoup plus pleine et qu’avec lui, il est plus facile de trouver un sens à tout. C’est pourquoi nous évangélisons. Le véritable missionnaire, qui ne cesse jamais d’être disciple, sait que Jésus marche avec lui, parle avec lui, respire avec lui, travaille avec lui. Il ressent Jésus vivant avec lui au milieu de l’activité missionnaire. Si quelqu’un ne le découvre pas présent au coeur même de la tâche missionnaire, il perd aussitôt l’enthousiasme et doute de ce qu’il transmet, il manque de force et de passion. Et une personne qui n’est pas convaincue, enthousiaste, sûre, amoureuse, ne convainc personne.

267 Unis à Jésus, cherchons ce qu’il cherche, aimons ce qu’il aime. Au final, c’est la gloire du Père que nous cherchons, nous vivons et agissons « à la louange de sa grâce » (Ep 1,6). Si nous voulons nous donner à fond et avec constance, nous devons aller bien au-delà de toute autre motivation. C’est le motif définitif, le plus profond, le plus grand, la raison et le sens ultime de tout le reste. C’est la gloire du Père que Jésus a cherchée durant toute son existence. Lui est le Fils éternellement joyeux avec tout son être « tourné vers le sein du Père » (Jn 1,18). Si nous sommes missionnaires, c’est avant tout parce que Jésus nous a dit : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8). Au-delà du fait que cela nous convienne ou non, nous intéresse ou non, nous soit utile ou non, au-delà des petites limites de nos désirs, de notre compréhension et de nos motivations, nous évangélisons pour la plus grande gloire du Père qui nous aime.


Le plaisir spirituel d’être un peuple

268 La Parole de Dieu nous invite aussi à reconnaître que nous sommes un peuple : « Vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu » (1P 2,10). Pour être d’authentiques évangélisateurs, il convient aussi de développer le goût spirituel d’être proche de la vie des gens, jusqu’à découvrir que c’est une source de joie supérieure. La mission est une passion pour Jésus mais, en même temps, une passion pour son peuple. Quand nous nous arrêtons devons Jésus crucifié, nous reconnaissons tout son amour qui nous rend digne et nous soutient, mais, en même temps, si nous ne sommes pas aveugles, nous commençons à percevoir que ce regard de Jésus s’élargit et se dirige, plein d’affection et d’ardeur, vers tout son peuple. Ainsi, nous redécouvrons qu’il veut se servir de nous pour devenir toujours plus proche de son peuple aimé. Il nous prend du milieu du peuple et nous envoie à son peuple, de sorte que notre identité ne se comprend pas sans cette appartenance.

269 Jésus même est le modèle de ce choix évangélique qui nous introduit au coeur du peuple. Quel bien cela nous fait de le voir proche de tous !Quand il parlait avec une personne, il la regardait dans les yeux avec une attention profonde pleine d’amour : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima » (Mc 10,21). Nous le voyons accessible, quand il s’approche de l’aveugle au bord du chemin (cf. Mc 10,46-52), et quand il mange et boit avec les pécheurs (cf. Mc 2,16), sans se préoccuper d’être traité de glouton et d’ivrogne (cf. Mt 11,19). Nous le voyons disponible quand il laisse une prostituée lui oindre les pieds (cf. Lc 7,36-50) ou quand il accueille de nuit Nicodème (cf. Jn 3,1-15). Le don de Jésus sur la croix n’est autre que le sommet de ce style qui a marqué toute sa vie. Séduits par ce modèle, nous voulons nous intégrer profondément dans la société, partager la vie de tous et écouter leurs inquiétudes, collaborer matériellement et spirituellement avec eux dans leurs nécessités, nous réjouir avec ceux qui sont joyeux, pleurer avec ceux qui pleurent et nous engager pour la construction d’un monde nouveau, coude à coude avec les autres. Toutefois, non pas comme une obligation, comme un poids qui nous épuise, mais comme un choix personnel qui nous remplit de joie et nous donne une identité.

270 Parfois, nous sommes tentés d’être des chrétiens qui se maintiennent à une prudente distance des plaies du Seigneur. Pourtant, Jésus veut que nous touchions la misère humaine, la chair souffrante des autres. Il attend que nous renoncions à chercher ces abris personnels ou communautaires qui nous permettent de nous garder distants du coeur des drames humains, afin d’accepter vraiment d’entrer en contact avec l’existence concrète des autres et de connaître la force de la tendresse. Quand nous le faisons, notre vie devient toujours merveilleuse et nous vivons l’expérience intense d’être un peuple, l’expérience d’appartenir à un peuple.

271 Il est vrai que, dans notre relation avec le monde, nous sommes invités à rendre compte de notre espérance, mais non pas comme des ennemis qui montrent du doigt et condamnent. Nous sommes prévenus de manière très évidente : « Que ce soit avec douceur et respect » (1P 3,16), et « en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous » (Rm 12,18). Nous sommes aussi appelés à essayer de vaincre le « mal par le bien » (Rm 12,21), sans nous lasser de « faire le bien » (Ga 6,9) et sans prétendre être supérieurs, mais considérant plutôt « les autres supérieurs à soi » (Ph 2,3). De fait, les Apôtres du Seigneur « avaient la faveur de tout le peuple » (Ac 2,47 cf. Ac 4,21 Ac 4,33 Ac 5,13). Il est évident que Jésus Christ ne veut pas que nous soyons comme des princes, qui regardent avec dédain, mais que nous soyons des hommes et des femmes du peuple. Ce n’est ni l’opinion d’un Pape ni une option pastorale parmi d’autres possibilités ; ce sont des indications de la Parole de Dieu, aussi claires, directes et indiscutables qu’elles n’ont pas besoin d’interprétations qui leur enlèveraient leur force d’interpellation. Vivons-les “sine glossa”, sans commentaires. Ainsi, nous ferons l’expérience de la joie missionnaire de partager la vie avec le peuple fidèle à Dieu en essayant d’allumer le feu au coeur du monde.

272 L’amour pour les gens est une force spirituelle qui permet la rencontre totale avec Dieu, à tel point que celui qui n’aime pas son frère « marche dans les ténèbres » (1Jn 2,11), « demeure dans la mort » (1Jn 3,14) et « n’a pas connu Dieu » (1Jn 4,8). Benoît XVI a dit que « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu »,[209] et que l’amour est la source de l’unique lumière qui « illumine sans cesse à nouveau un monde dans l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et d’agir ».[210] Ainsi, quand nous vivons la mystique de nous approcher des autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons notre être intérieur pour recevoir les plus beaux dons du Seigneur. Chaque fois que nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu. Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. Il en ressort que, si nous voulons grandir dans la vie spirituelle, nous ne pouvons pas cesser d’être missionnaires. L’oeuvre d’évangélisation enrichit l’esprit et le coeur, nous ouvre des horizons spirituels, nous rend plus sensibles pour reconnaître l’action de l’Esprit, nous fait sortir de nos schémas spirituels limités. En même temps, un missionnaire pleinement dévoué, expérimente dans son travail le plaisir d’être une source, qui déborde et rafraîchit les autres. Seul celui qui se sent porter à chercher le bien du prochain, et désire le bonheur des autres, peut être missionnaire. Cette ouverture du coeur est source de bonheur, car « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35). Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide.

[209] Lett. enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), 230.
[210] Ibid., : AAS 98 (2006), 250.


273 La mission au coeur du peuple n’est ni une partie de ma vie ni un ornement que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de l’existence. Elle est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si je ne veux pas me détruire. Je suis une mission sur cette terre, et pour cela je suis dans ce monde. Je dois reconnaître que je suis comme marqué au feu par cette mission afin d’éclairer, de bénir, de vivifier, de soulager, de guérir, de libérer. Là apparaît l’infirmière dans l’âme, le professeur dans l’âme, le politique dans l’âme, ceux qui ont décidé, au fond, d’être avec les autres et pour les autres. Toutefois, si une personne met d’un côté son devoir et de l’autre sa vie privée, tout deviendra triste, et elle vivra en cherchant sans cesse des gratifications ou en défendant ses propres intérêts. Elle cessera d’être peuple.

274 Pour partager la vie des gens et nous donner généreusement, nous devons reconnaître aussi que chaque personne est digne de notre dévouement. Ce n’est ni pour son aspect physique, ni pour ses capacités, ni pour son langage, ni pour sa mentalité ni pour les satisfactions qu’elle nous donne, mais plutôt parce qu’elle est oeuvre de Dieu, sa créature. Il l’a créée à son image, et elle reflète quelque chose de sa gloire. Tout être humain fait l’objet de la tendresse infinie du Seigneur, qui habite dans sa vie. Jésus Christ a versé son précieux sang sur la croix pour cette personne. Au-delà de toute apparence, chaque être est infiniment sacré et mérite notre affection et notre dévouement. C’est pourquoi, si je réussis à aider une seule personne à vivre mieux, cela justifie déjà le don de ma vie. C’est beau d’être un peuple fidèle de Dieu. Et nous atteignons la plénitude quand nous brisons les murs, pour que notre coeur se remplisse de visages et de noms !



Evangelii gaudium FR 242