1998 Fides et Ratio 60


60 Pour sa part, le Concile Oecuménique Vatican II présente un enseignement très riche et très fécond en ce qui concerne la philosophie. Je ne peux oublier, surtout dans le contexte de cette Encyclique, qu'un chapitre entier de la Constitution Gaudium et spes donne en quelque sorte un condensé d'anthropologie biblique, source d'inspiration aussi pour la philosophie. Dans ces pages, il s'agit de la valeur de la personne humaine, créée à l'image de Dieu; on y montre sa dignité et sa supériorité sur le reste de la création et on y fait apparaître la capacité transcendante de sa raison.(80) Le problème de l'athéisme est aussi abordé dans Gaudium et spes et les erreurs de cette vision philosophique sont bien cernées, surtout face à l'inaliénable dignité de la personne humaine et de sa liberté. (81) L'expression culminante de ces pages revêt assurément une profonde signification philosophique; je l'ai reprise dans ma première encyclique Redemptor hominis; elle constitue un des points de référence constants de mon enseignement: " En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. En effet, Adam, le premier homme, était la figure de l'homme à venir, c'est-à-dire du Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation ".(82)

(80) Cf. nn. 14-15
GS 14-15.
(81) Cf. ibid., nn. 20-21 GS 20-21.
(82) Ibid., n. 22; cf. Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 8: AAS 71 (1979), pp. 271-272 RH 8.


Le Concile s'est aussi préoccupé de l'enseignement de la philosophie, à l'étude de laquelle doivent se consacrer les candidats au sacerdoce; ce sont des recommandations qui peuvent s'étendre plus généralement à l'enseignement chrétien dans son ensemble. Le Concile déclare: " Les disciplines philosophiques seront enseignées de telle façon que les séminaristes soient amenés en premier lieu à acquérir une connaissance solide et cohérente de l'homme, du monde et de Dieu, en s'appuyant sur le patrimoine philosophique toujours valable, en tenant compte également des recherches philosophiques plus récentes ".(83)

(83) Décret sur la formation sacerdotale Optatam Totius, n. 15. OT 15


Ces directives ont été à plusieurs reprises réaffirmées et explicitées dans d'autres documents du Magistère, dans le but de garantir une solide formation philosophique, surtout à ceux qui se préparent aux études théologiques. Pour ma part, j'ai plusieurs fois souligné l'importance de cette formation philosophique pour ceux qui devront un jour, dans la vie pastorale, être affrontés aux réalités du monde contemporain et saisir les causes de certains comportements pour y répondre aisément.(84)

(84) Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Sapientia christiana (15 avril 1979), art. 79-80: AAS 71 (1979), pp. 495-496; Exhort. apost. post-synodale Pastores dabo vobis (25 mars 1992), n. 52: AAS 84 (1992), pp. 750-751 PDV 52. Voir aussi certains commentaires sur la philosophie de saint Thomas: Discours à l'Athénée pontifical international Angelicum (17 novembre 1979): La Documentation catholique 76 (1979), pp. 1067-1071; Discours aux participants du VIIIe Congrès thomiste international (13 septembre 1980): Insegnamenti III, 2 (1980), pp. 604-615; Discours aux participants au Congrès international de la Société " Saint-Thomas " sur la doctrine de l'âme chez saint Thomas (4 janvier 1986): La Documentation catholique 83 (1986), pp. 235-237; S. Congr. pour l'Education catholique, Ratio fundamentalis institutionis sacerdotalis (6 janvier 1970), nn. 70-75: AAS 62 (1970), pp. 366-368; Décret Sacra Theologia (20 janvier 1972): AAS 64 (1972), pp. 583-586.


61 Si, en diverses circonstances, il a été nécessaire d'intervenir sur ce thème, en réaffirmant aussi la valeur des intuitions du Docteur Angélique et en insistant sur l'assimilation de sa pensée, cela a souvent été lié au fait que les directives du Magistère n'ont pas toujours été observées avec la disponibilité souhaitée. Dans beaucoup d'écoles catholiques, au cours des années qui suivirent le Concile Vatican II, on a pu remarquer à ce sujet un certain étiolement dû à une estime moindre, non seulement de la philosophie scolastique, mais plus généralement de l'étude même de la philosophie. Avec étonnement et à regret, je dois constater qu'un certain nombre de théologiens partagent ce désintérêt pour l'étude de la philosophie.

Les raisons qui sont à l'origine de cette désaffection sont diverses. En premier lieu, il faut prendre en compte la défiance à l'égard de la raison que manifeste une grande partie de la philosophie contemporaine, abandonnant largement la recherche métaphysique sur les questions ultimes de l'homme, pour concentrer son attention sur des problèmes particuliers et régionaux, parfois même purement formels. En outre, il faut ajouter le malentendu qui est intervenu surtout par rapport aux " sciences humaines ". Le Concile Vatican II a plus d'une fois rappelé la valeur positive de la recherche scientifique en vue d'une connaissance plus profonde du mystère de l'homme.(85) L'invitation faite aux théologiens, afin qu'ils connaissent ces sciences et, en l'occurrence, les appliquent correctement dans leurs recherches, ne doit pas, néanmoins, être interprétée comme une autorisation implicite à tenir la philosophie à l'écart ou à la remplacer dans la formation pastorale et dans la praeparatio fidei. On ne peut oublier enfin l'intérêt retrouvé pour l'inculturation de la foi. De manière particulière, la vie des jeunes Eglises a permis de découvrir non seulement des formes élaborées de pensée, mais encore l'existence d'expressions multiples de sagesse populaire. Cela constitue un réel patrimoine de cultures et de traditions. Cependant, l'étude des usages traditionnels doit aller de pair avec la recherche philosophique. Cette dernière permettra de faire ressortir les traits positifs de la sagesse populaire, créant les liens nécessaires entre eux et l'annonce de l'Evangile.(86)

(85) Cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 57; 62
GS 57 GS 62.
(86) Cf. ibid., n. 44 GS 44.


62 Je désire rappeler avec force que l'étude de la philosophie revêt un caractère fondamental et qu'on ne peut l'éliminer de la structure des études théologiques et de la formation des candidats au sacerdoce. Ce n'est pas un hasard si le curriculum des études théologiques est précédé par un temps au cours duquel il est prévu de se consacrer spécialement à l'étude de la philosophie. Ce choix, confirmé par le Concile du Latran V, (87) s'enracine dans l'expérience qui a mûri durant le Moyen- Age, lorsque a été mise en évidence l'importance d'une construction harmonieuse entre le savoir philosophique et le savoir théologique. Cette organisation des études a influencé, facilité et stimulé, même si c'est de manière indirecte, une bonne partie du développement de la philosophie moderne. On en a un exemple significatif dans l'influence exercée par les Disputationes metaphysicae de Francisco Suárez, qui trouvaient leur place même dans les universités luthériennes allemandes. A l'inverse, l'absence de cette méthodologie fut la cause de graves carences dans la formation sacerdotale comme dans la recherche théologique. Il suffit de penser, par exemple, au manque d'attention envers la réflexion et la culture modernes, qui a conduit à se fermer à toute forme de dialogue ou à l'acceptation indifférenciée de toute philosophie.

(87) Cf. Conc. Oecum. Latran V, Bulle Apostolici regimini sollicitudo, Session VIII: Conc. Oecum. Decreta (1991), pp. 605-606.

J'espère vivement que ces difficultés seront dépassées par une formation philosophique et théologique intelligente, qui ne doit jamais être absente dans l'Eglise.



63 En vertu des motifs déjà exprimés, il m'a semblé urgent de rappeler par cette Encyclique le grand intérêt que l'Eglise accorde à la philosophie; et plus encore le lien profond qui unit le travail théologique à la recherche philosophique de la vérité. De là découle le devoir qu'a le Magistère d'indiquer et de stimuler un mode de pensée philosophique qui ne soit pas en dissonance avec la foi. Il m'incombe de proposer certains principes et certains points de référence que je considère comme nécessaires pour pouvoir instaurer une relation harmonieuse et effective entre la théologie et la philosophie. A leur lumière, il sera possible de préciser plus clairement les relations que la théologie doit entretenir avec les divers systèmes ou assertions philosophiques proposés dans le monde actuel, et de quel type de relations il s'agit.



CHAPITRE VI : INTERACTION ENTRE LA THEOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE


La science de la foi et les exigences de la raison philosophique

64 La parole de Dieu s'adresse à tout homme, en tout temps et sur toute la terre; et l'homme est naturellement philosophe. Pour sa part, la théologie, en tant qu'élaboration réflexive et scientifique de l'intelligence de cette parole à la lumière de la foi, ne peut pas s'abstenir d'entrer en relation avec les philosophies élaborées effectivement tout au long de l'histoire, pour certains de ses développements comme pour l'accomplissement de ses tâches spécifiques. Sans vouloir indiquer aux théologiens des méthodologies particulières, ce qui ne revient pas au Magistère, je désire plutôt évoquer certaines tâches propres à la théologie, dans lesquelles le recours à la pensée philosophique s'impose en vertu de la nature même de la Parole révélée.


65 La théologie s'organise comme la science de la foi, à la lumière d'un double principe méthodologique: l'auditus fidei et l'intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s'approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s'est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Ecritures et dans le Magistère vivant de l'Eglise.(88) Par le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative.

(88) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 10
DV 10.

En ce qui concerne la préparation à un auditus fidei correct, la philosophie apporte sa contribution originale à la théologie lorsqu'elle considère la structure de la connaissance et de la communication personnelle et, en particulier, les formes et les fonctions variées du langage. Pour une compréhension plus cohérente de la Tradition ecclésiale, des énoncés du Magistère et des sentences des grands maîtres de la théologie, l'apport de la philosophie est tout aussi important: ces différents éléments en effet s'expriment souvent avec des concepts et sous des formes de pensée empruntés à une tradition philosophique déterminée. Dans ce cas, le théologien doit non seulement exposer des concepts et des termes avec lesquels l'Eglise pense et élabore son enseignement, mais, pour parvenir à des interprétations correctes et cohérentes, il doit aussi connaître en profondeur les systèmes philosophiques qui ont éventuellement influencé les notions et la terminologie.


66 En ce qui concerne l'intellectus fidei, on doit considérer avant tout que la vérité divine, " qui nous est proposée dans les Ecritures sainement comprises selon l'enseignement de l'Eglise ", (89) jouit d'une intelligibilité propre, avec une cohérence logique telle qu'elle se propose comme un authentique savoir. L'intellectus fidei explicite cette vérité, non seulement en saisissant les structures logiques et conceptuelles des propositions sur lesquelles s'articule l'enseignement de l'Eglise, mais aussi, et avant tout, en faisant apparaître la signification salvifique que de telles propositions contiennent pour les personnes et pour l'humanité. A partir de l'ensemble de ces propositions, le croyant parvient à la connaissance de l'histoire du salut, qui culmine dans la personne de Jésus Christ et dans son mystère pascal. Il participe à ce mystère par son assentiment de foi.

(89) S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II, q. 5, a. 3, ad 2
II-II 5,3.


Pour sa part, la théologie dogmatique doit être en mesure d'articuler le sens universel du mystère de Dieu, Un et Trine, et de l'économie du salut, soit de manière narrative, soit avant tout sous forme d'argumentation. Elle doit le faire à travers des développements conceptuels, formulés de manière critique et universellement communicables. Sans l'apport de la philosophie en effet, on ne pourrait illustrer des thèmes théologiques comme, par exemple, le langage sur Dieu, les relations personnelles à l'intérieur de la Trinité, l'action créatrice de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l'homme, l'identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Les mêmes considérations valent pour divers thèmes de la théologie morale, pour laquelle est immédiat le recours à des concepts comme loi morale, conscience, liberté, responsabilité personnelle, faute, etc..., qui se définissent au niveau de l'éthique philosophique.

Il est donc nécessaire que la raison du croyant ait une connaissance naturelle, vraie et cohérente des choses créées, du monde et de l'homme, qui sont aussi l'objet de la révélation divine; plus encore, la raison doit être en mesure d'articuler cette connaissance de manière conceptuelle et sous forme d'argumentation. Par conséquent, la théologie dogmatique spéculative présuppose et implique une philosophie de l'homme, du monde et plus radicalement de l'être, fondée sur la vérité objective.


67 En vertu de son caractère propre de discipline qui a pour tâche de rendre compte de la foi (cf. 1P 3,15), la théologie fondamentale devra s'employer à justifier et à expliciter la relation entre la foi et la réflexion philosophique. Reprenant l'enseignement de saint Paul (cf. Rm 1,19-20), le Concile Vatican I avait déjà attiré l'attention sur le fait qu'il existe des vérités naturellement et donc philosophiquement connaissables. Leur connaissance constitue un présupposé nécessaire pour accueillir la révélation de Dieu. En étudiant la Révélation et sa crédibilité conjointement à l'acte de foi correspondant, la théologie fondamentale devra montrer comment, à la lumière de la connaissance par la foi, apparaissent certaines vérités que la raison saisit déjà dans sa démarche autonome de recherche. La Révélation confère à ces vérités une plénitude de sens, en les orientant vers la richesse du mystère révélé, dans lequel elles trouvent leur fin ultime. Il suffit de penser par exemple à la connaissance naturelle de Dieu, à la possibilité de distinguer la révélation divine d'autres phénomènes ou à la reconnaissance de sa crédibilité, à l'aptitude du langage humain à exprimer de manière significative et vraie même ce qui dépasse toute expérience humaine. A travers toutes ces vérités, l'esprit est conduit à reconnaître l'existence d'une voie réellement propédeutique de la foi, qui peut aboutir à l'accueil de la Révélation, sans s'opposer en rien à ses principes propres et à son autonomie spécifique.(90)

(90) " La recherche des conditions dans lesquelles l'homme pose de lui-même les premières questions fondamentales sur le sens de la vie, sur la finalité qu'elle veut indiquer et sur ce qui l'attend après la mort, constitue pour la théologie fondamentale le nécessaire préambule pour que, aujourd'hui également, la foi puisse montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité ": Jean-Paul II, Lettre aux participants au Congrès de théologie fondamentale organisé pour le 125e anniversaire de la Constitution dogmatique Dei Filius (30 septembre 1995), n. 4: La Documentation catholique 92 (1995), pp. 972-973.


De la même manière, la théologie fondamentale devra démontrer la compatibilité profonde entre la foi et son exigence essentielle de l'explicitation au moyen de la raison, en vue de donner son propre assentiment en pleine liberté. Ainsi, la foi saura " montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité. Ainsi, la foi, don de Dieu, tout en ne se fondant pas sur la raison, ne peut certainement pas se passer de cette dernière. En même temps, apparaît le besoin que la raison se fortifie par la foi, afin de découvrir les horizons auxquels elle ne pourrait parvenir d'elle-même ".(91)

(91) Ibid.


68 La théologie morale a peut-être un besoin encore plus grand de l'apport philosophique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beaucoup moins réglée par des prescriptions que dans l'Ancienne Alliance. La vie dans l'Esprit conduit les croyants à une liberté et à une responsabilité qui vont au-delà de la Loi elle-même. L'Evangile et les écrits apostoliques proposent cependant soit des principes généraux de conduite chrétienne, soit des enseignements et des préceptes ponctuels. Pour les appliquer aux circonstances particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure d'engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement. En d'autres termes, cela signifie que la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d'une décision éthique.


69 On peut sans doute objecter que, dans la situation actuelle, plutôt qu'à la philosophie, le théologien devrait recourir à d'autres formes de savoir humain, telles l'histoire et surtout les sciences, dont tous admirent les récents et extraordinaires développements. D'autres personnes, en fonction d'une sensibilité croissante à la relation entre la foi et la culture, soutiennent que la théologie devrait se tourner plus vers les sagesses traditionnelles que vers une philosophie d'origine grecque et eurocentrique. D'autres encore, à partir d'une conception erronée du pluralisme des cultures, vont jusqu'à nier la valeur universelle du patrimoine philosophique accueilli par l'Eglise.

Les éléments précédemment soulignés, déjà présentés d'ailleurs dans l'enseignement conciliaire, (92) contiennent une part de vérité. La référence aux sciences, utile dans de nombreuses circonstances parce qu'elle permet une connaissance plus complète de l'objet d'étude, ne doit cependant pas faire oublier la médiation nécessaire d'une réflexion typiquement philosophique, critique et à visée universelle, requise du reste par un échange fécond entre les cultures. Je tiens à souligner le devoir de ne pas s'arrêter aux aspects singuliers et concrets, en négligeant la tâche première qui consiste à manifester le caractère universel du contenu de la foi. On ne doit pas oublier en outre que l'apport particulier de la pensée philosophique permet de discerner, dans les diverses conceptions de la vie comme dans les cultures, " non pas ce que les hommes pensent, mais quelle est la vérité objective ".(93) Ce ne sont pas les opinions humaines dans leur diversité qui peuvent être utiles à la théologie, mais seulement la vérité.

(92) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15; Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, n. 22
GS 15 AGD 22.
(93) S. Thomas d'Aquin, De caelo, 1, 22.


70 Le thème de la relation avec les cultures mérite ensuite une réflexion spécifique, même si elle n'est pas nécessairement exhaustive, pour les implications qui en découlent du point de vue philosophique et du point de vue théologique. Le processus de rencontre et de confrontation avec les cultures est une expérience que l'Eglise a vécue depuis les origines de la prédication de l'Evangile. Le commandement du Christ à ses disciples d'aller en tous lieux, " jusqu'aux extrémités de la terre " (Ac 1,8), pour transmettre la vérité révélée par lui, a mis la communauté chrétienne en état de vérifier très rapidement l'universalité de l'annonce et les obstacles qui découlent de la diversité des cultures. Un passage de la lettre de saint Paul aux chrétiens d'Ephèse donne un bon éclairage pour comprendre comment la communauté primitive a abordé ce problème.

L'Apôtre écrit: " Or voici qu'à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un seul, détruisant la barrière qui les séparait " (Ep 2,13-14).

A la lumière de ce texte, notre réflexion s'élargit à la transformation qui s'est produite chez les Gentils, lorsqu'ils ont accédé à la foi. Devant la richesse du salut opéré par le Christ, les barrières qui séparaient les diverses cultures tombent. La promesse de Dieu dans le Christ devient maintenant un don universel: elle n'est plus limitée à la particularité d'un peuple, de sa langue et de ses usages, mais elle est étendue à tous, comme un patrimoine dans lequel chacun peut puiser librement. Des divers lieux et des différentes traditions, tous sont appelés dans le Christ à participer à l'unité de la famille des fils de Dieu. C'est le Christ qui permet aux deux peuples de devenir " un ". Ceux qui étaient " les lointains " deviennent " les proches ", grâce à la nouveauté accomplie par le mystère pascal. Jésus abat les murs de division et réalise l'unification de manière originale et suprême, par la participation à son mystère. Cette unité est tellement profonde que l'Eglise peut dire avec saint Paul: " Vous n'êtes plus des étrangers ni des hôtes; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu " (Ep 2,19).

Par une mention aussi simple, une grande vérité est décrite: la rencontre de la foi avec les différentes cultures a donné naissance de fait à une nouvelle réalité. Lorsqu'elles sont profondément enracinées dans l'humain, les cultures portent en elles le témoignage de l'ouverture spécifique de l'homme à l'universel et à la transcendance. Elles présentent toutefois des approches diverses de la vérité, qui se révèlent d'une indubitable utilité pour l'homme, auquel elles donnent des valeurs capables de rendre son existence toujours plus humaine.(94) Du fait que les cultures se réfèrent aux valeurs des traditions antiques, elles sont par elles-mêmes - sans doute de manière implicite, mais non pour autant moins réelle - liées à la manifestation de Dieu dans la nature, comme on l'a vu précédemment en parlant des textes sapientiaux et de l'enseignement de saint Paul.

(94) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 53-59 GS 53-59.


71 Etant en relation étroite avec les hommes et avec leur histoire, les cultures partagent les dynamismes mêmes selon lesquels le temps humain s'exprime. On enregistre par conséquent des transformations et des progrès dus aux rencontres que les hommes développent et aux échanges qu'ils réalisent réciproquement dans leurs modes de vie. Les cultures se nourrissent de la communication des valeurs; leur vitalité et leur subsistance sont données par leur capacité de rester accueillantes à la nouveauté. Quelle est l'explication de ces dynamismes? Situé dans une culture, tout homme dépend d'elle et influe sur elle. L'homme est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé. Dans chacune des expressions de sa vie, il porte en lui quelque chose qui le caractérise au milieu de la création: son ouverture constante au mystère et son désir inextinguible de connaissance. Par conséquent, chaque culture porte imprimée en elle et laisse transparaître la tension vers un accomplissement. On peut donc dire que la culture a en elle la possibilité d'accueillir la révélation divine.

La manière dont les chrétiens vivent leur foi est, elle aussi, imprégnée par la culture du milieu ambiant et elle contribue, à son tour, à en modeler progressivement les caractéristiques. À toute culture, les chrétiens apportent la vérité immuable de Dieu, révélée par Lui dans l'histoire et dans la culture d'un peuple. Au long des siècles, l'événement dont furent témoins les pèlerins présents à Jérusalem au jour de la Pentecôte continue ainsi à se reproduire. Ecoutant les Apôtres, ils se demandaient: " Ces hommes qui parlent, ne sont- ils pas tous Galiléens? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la province d'Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de l'Egypte et de la Libye proche de Cyrène, Romains résidant ici, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu " (
Ac 2,7-11). Tandis qu'elle exige des personnes destinataires l'adhésion de la foi, l'annonce de l'Evangile dans les différentes cultures ne les empêche pas de conserver une identité culturelle propre. Cela ne crée aucune division, parce que le peuple des baptisés se distingue par une universalité qui sait accueillir toute culture, favorisant le progrès de ce qui, en chacune d'elles, conduit implicitement vers la pleine explication dans la vérité.

En conséquence, une culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et encore moins le critère ultime de la vérité en ce qui concerne la révélation de Dieu. L'Evangile n'est pas opposé à telle ou telle culture, comme si, lorsqu'il la rencontre, il voulait la priver de ce qui lui appartient et l'obligeait à assumer des formes extrinsèques qui ne lui sont pas conformes. A l'inverse, l'annonce que le croyant porte dans le monde et dans les cultures est la forme réelle de la libération par rapport à tout désordre introduit par le péché et, en même temps, elle est un appel à la vérité tout entière. Dans cette rencontre, les cultures non seulement ne sont privées de rien, mais elles sont même stimulées pour s'ouvrir à la nouveauté de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à se développer ultérieurement.


72 Le fait que la mission évangélisatrice ait rencontré d'abord sur sa route la philosophie grecque ne constitue en aucune manière une indication qui exclurait d'autres approches. Aujourd'hui, à mesure que l'Evangile entre en contact avec des aires culturelles restées jusqu'alors hors de portée du rayonnement du christianisme, de nouvelles tâches s'ouvrent à l'inculturation. Des problèmes analogues à ceux que l'Eglise dut affronter dans les premiers siècles se posent à notre génération.

Ma pensée se tourne spontanément vers les terres d'Orient, si riches de traditions religieuses et philosophiques très anciennes. Parmi elles, l'Inde occupe une place particulière. Un grand élan spirituel porte la pensée indienne vers la recherche d'une expérience qui, libérant l'esprit des conditionnements du temps et de l'espace, aurait valeur d'absolu. Dans le dynamisme de cette recherche de libération, s'inscrivent de grands systèmes métaphysiques.

Aux chrétiens d'aujourd'hui, avant tout à ceux de l'Inde, appartient la tâche de tirer de ce riche patrimoine les éléments compatibles avec leur foi, en sorte qu'il en résulte un enrichissement de la pensée chrétienne. Pour cette oeuvre de discernement qui trouve son inspiration dans la Déclaration conciliaire Nostra aetate, les chrétiens tiendront compte d'un certain nombre de critères. Le premier est celui de l'universalité de l'esprit humain, dont les exigences fondamentales se retrouvent identiques dans les cultures les plus diverses. Le second, qui découle du premier, consiste en ceci: quand l'Eglise entre en contact avec les grandes cultures qu'elle n'a pas rencontrées auparavant, elle ne peut pas laisser derrière elle ce qu'elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu, qui conduit son Eglise au long des routes du temps et de l'histoire. Du reste, ce critère vaut pour l'Eglise à toute époque, et il en sera ainsi pour celle de demain qui se sentira enrichie par les acquisitions réalisées par le rapprochement actuel avec les cultures orientales et qui trouvera dans cet héritage des éléments nouveaux pour entrer en dialogue de manière fructueuse avec les cultures que l'humanité saura faire fleurir sur son chemin vers l'avenir. En troisième lieu, on se gardera de confondre la légitime revendication de la spécificité et de l'originalité de la pensée indienne avec l'idée qu'une tradition culturelle doive se refermer sur sa différence et s'affermir par son opposition aux autres traditions, ce qui serait contraire à la nature même de l'esprit humain.

Ce qui est dit ici pour l'Inde vaut aussi pour l'héritage des grandes cultures de la Chine, du Japon et des autres pays d'Asie, de même que pour certaines richesses des cultures traditionnelles de l'Afrique, transmises surtout oralement.



73 A la lumière de ces considérations, la relation qui doit opportunément s'instaurer entre la théologie et la philosophie sera placée sous le signe de la circularité. Pour la théologie, le point de départ et la source originelle devront toujours être la parole de Dieu révélée dans l'histoire, tandis que l'objectif final ne pourra être que l'intelligence de la parole, sans cesse approfondie au fil des générations. D'autre part, puisque la parole de Dieu est la Vérité (cf. Jn 17,17), pour mieux comprendre cette parole, on ne peut pas ne pas recourir à la recherche humaine de la vérité, à savoir la démarche philosophique, développée dans le respect des lois qui lui sont propres. Cela ne revient pas simplement à utiliser, dans le discours théologique, l'un ou l'autre concept ou telle partie d'une structure philosophique; il est essentiel que la raison du croyant exerce ses capacités de réflexion dans la recherche du vrai à l'intérieur d'un mouvement qui, partant de la parole de Dieu, s'efforce d'arriver à mieux la comprendre. Par ailleurs, il est clair que, en se mouvant entre ces deux pôles - la parole de Dieu et sa meilleure connaissance -, la raison est comme avertie, et en quelque sorte guidée, afin d'éviter des sentiers qui la conduiraient hors de la Vérité révélée et, en définitive, hors de la vérité pure et simple; elle est même invitée à explorer des voies que, seule, elle n'aurait même pas imaginé pouvoir parcourir. De cette relation de circularité avec la parole de Dieu, la philosophie sort enrichie, parce que la raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés.


74 La confirmation de la fécondité d'une telle relation est offerte par l'histoire personnelle de grands théologiens chrétiens qui se révélèrent être aussi de grands philosophes, car ils ont laissé des écrits d'une si haute valeur spéculative que l'on peut à juste titre les placer aux côtés des maîtres de la philosophie antique. Cela vaut pour les Pères de l'Eglise, parmi lesquels il faut citer au moins les noms de saint Grégoire de Nazianze et de saint Augustin, comme pour les Docteurs médiévaux, parmi lesquels ressort surtout la grande triade saint Anselme, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin. Le rapport fécond entre la philosophie et la parole de Dieu se manifeste aussi dans la recherche courageuse menée par des penseurs plus récents, parmi lesquels il me plaît de mentionner, en Occident, des personnalités comme John Henry Newman, Antonio Rosmini, Jacques Maritain, Etienne Gilson, Edith Stein et, en Orient, des penseurs de la stature de Vladimir S. Soloviev, Pavel A. Florenski, Petr J. Caadaev, Vladimir N. Lossky. Evidemment, en nommant ces auteurs, auprès desquels d'autres pourraient être cités, je n'entends pas avaliser tous les aspects de leur pensée, mais seulement donner des exemples significatifs d'une voie de recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les données de la foi. Une chose est certaine: l'attention accordée à l'itinéraire spirituel de ces maîtres ne pourra que favoriser le progrès dans la recherche de la vérité et dans la mise au service de l'homme des résultats obtenus. Il faut espérer que cette grande tradition philosophico-théologique trouvera aujourd'hui et à l'avenir des personnes qui la continueront et qui la cultiveront, pour le bien de l'Eglise et de l'humanité.




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