1998 Fides et Ratio 75

Différentes situations de la philosophie

75 Comme il résulte de l'histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement rappelée précédemment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie par rapport à la foi chrétienne. La première est celle de la philosophie totalement indépendante de la Révélation évangélique: c'est l'état de la philosophie qui s'est historiquement concrétisé dans les périodes qui ont précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les régions non encore touchées par l'Evangile. Dans cette situation, la philosophie manifeste une légitime aspiration à être une démarche autonome, c'est-à-dire qui procède selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout en tenant compte des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison humaine, il convient de soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet, l'engagement philosophique, qui est la recherche naturelle de la vérité, reste au moins implicitement ouvert au surnaturel.

De plus, même lorsque le discours théologique lui-même utilise des concepts et des arguments philosophiques, l'exigence d'une correcte autonomie de la pensée doit être respectée. L'argumentation développée selon des critères rationnels rigoureux est, en effet, une garantie pour parvenir à des résultats universellement valables. Ici se vérifie aussi le principe selon lequel la grâce ne détruit pas mais perfectionne la nature: l'assentiment de foi, qui engage l'intelligence et la volonté, ne détruit pas mais perfectionne le libre-arbitre de tout croyant qui accueille en lui le donné révélé.

La théorie de la philosophie appelée " séparée ", adoptée par un certain nombre de philosophes modernes, s'éloigne de manière évidente de cette exigence correcte. Plus que l'affirmation de la juste autonomie de la démarche philosophique, elle constitue la revendication d'une autosuffisance de la pensée, qui se révèle clairement illégitime: refuser les apports de la vérité découlant de la révélation divine signifie en effet s'interdire l'accès à une plus profonde connaissance de la vérité, au détriment de la philosophie elle-même.


76 Une deuxième situation de la philosophie est celle que beaucoup désignent par l'expression philosophie chrétienne. La dénomination est de soi légitime, mais elle ne doit pas être équivoque: on n'entend pas par là faire allusion à une philosophie officielle de l'Eglise, puisque la foi n'est pas comme telle une philosophie. Par cette appellation, on veut plutôt indiquer une démarche philosophique chrétienne, une spéculation philosophique conçue en union étroite avec la foi. Cela ne se réfère donc pas simplement à une philosophie élaborée par des philosophes chrétiens qui, dans leur recherche, n'ont pas voulu s'opposer à la foi. Parlant de philosophie chrétienne, on entend englober tous les développements importants de la pensée philosophique qui n'auraient pu être accomplis sans l'apport, direct ou indirect, de la foi chrétienne.

Il y a donc deux aspects de la philosophie chrétienne: d'abord un aspect subjectif, qui consiste dans la purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l'Eglise, et, plus proches de nous, des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l'ont stigmatisée. Par l'humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d'affronter certaines questions qu'il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux problèmes du mal et de la souffrance, à l'identité personnelle de Dieu et à la question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique radicale: " Pourquoi y a-t-il quelque chose? ".

Il y a ensuite l'aspect objectif, concernant le contenu: la Révélation propose clairement certaines vérités qui, bien que n'étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n'auraient peut-être jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même. Dans cette perspective, se trouvent des thèmes comme celui d'un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la philosophie de l'être. A ce domaine appartient aussi la réalité du péché, telle qu'elle apparaît à la lumière de la foi qui aide à poser philosophiquement de manière adéquate le problème du mal. La conception de la personne comme être spirituel est aussi une originalité particulière de la foi: l'annonce chrétienne de la dignité, de l'égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé une influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée. Plus proche de nous, on peut mentionner la découverte de l'importance que revêt aussi pour la philosophie l'événement historique central de la Révélation chrétienne. Ce n'est pas par hasard qu'il est devenu l'axe d'une philosophie de l'histoire, qui se présente comme un chapitre nouveau de la recherche humaine de la vérité.

Parmi les éléments objectifs de la philosophie chrétienne, figure aussi la nécessité d'explorer la rationalité de certaines vérités exprimées par les saintes Ecritures, comme la possibilité d'une vocation surnaturelle de l'homme et aussi le péché originel lui-même. Ce sont des tâches qui incitent la raison à reconnaître qu'il y a du vrai et du rationnel bien au- delà des strictes limites dans lesquelles la raison serait tentée de s'enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l'espace du rationnel.

Dans leur spéculation sur ces éléments, les philosophes ne sont pas devenus théologiens, dans la mesure où ils n'ont pas cherché à comprendre et à expliciter les vérités de la foi à partir de la Révélation. Ils ont continué à travailler sur leur propre terrain, avec leur propre méthodologie purement rationnelle, mais en élargissant leurs recherches à de nouveaux espaces du vrai. On peut dire que, sans l'influence stimulante de la parole de Dieu, une bonne partie de la philosophie moderne et contemporaine n'existerait pas. Le fait conserve toute sa pertinence, même devant la constatation décevante de l'abandon de l'orthodoxie chrétienne de la part d'un certain nombre de penseurs de ces derniers siècles.



77 Nous trouvons une autre situation significative de la philosophie quand la théologie elle-même fait appel à la philosophie. En réalité, la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l'apport philosophique. Etant une oeuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l'intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. Ce n'est pas par hasard qu'il y eut des philosophes non chrétiens auxquels les Pères de l'Eglise et les théologiens médiévaux ont eu recours pour cette fonction explicative. Ce fait historique souligne la valeur de l'autonomie que garde la philosophie même dans cette troisième situation, mais, dans le même temps, cela montre les transformations nécessaires et profondes qu'elle doit subir.

C'est précisément dans le sens d'un apport indispensable et noble que la philosophie a été appelée, depuis l'ère patristique, ancilla theologiae. Le titre ne fut pas appliqué pour indiquer une soumission servile ou un rôle purement fonctionnel de la philosophie par rapport à la théologie. Il fut plutôt utilisé dans le sens où Aristote parlait des sciences expérimentales qui sont les " servantes " de la " philosophie première ". L'expression, aujourd'hui difficilement utilisable eu égard aux principes d'autonomie qui viennent d'être mentionnés, a servi au cours de l'histoire à montrer la nécessité du rapport entre les deux sciences et l'impossibilité de leur séparation.

Si le théologien se refusait à recourir à la philosophie, il risquerait de faire de la philosophie à son insu et de se cantonner dans des structures de pensée peu appropriées à l'intelligence de la foi. Pour sa part, le philosophe, s'il excluait tout contact avec la théologie, croirait devoir s'approprier pour son propre compte le contenu de la foi chrétienne, comme cela est arrivé pour certains philosophes modernes. Dans un cas comme dans l'autre, apparaîtrait le danger de la destruction des principes de base de l'autonomie que chaque science veut justement voir préservés.

La situation de la philosophie ici considérée, en vertu des implications qu'elle comporte pour l'intelligence de la Révélation, se place plus directement, avec la théologie, sous l'autorité du Magistère et de son discernement, comme je l'ai exposé précédemment. Des vérités de la foi, en effet, découlent des exigences déterminées que la philosophie doit respecter au moment où elle entre en relation avec la théologie.



78 A la suite de ces réflexions, on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théologiques. Ce à quoi on attachait de l'importance n'était pas de prendre position sur des questions proprement philosophiques, ni d'imposer l'adhésion à des thèses particulières. L'intention du Magistère était, et est encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu'il a su défendre la radicale nouveauté apportée par la Révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison.


79 Explicitant davantage le contenu du Magistère antérieur, j'entends dans cette dernière partie montrer certaines exigences que la théologie - et même avant tout la parole de Dieu - pose aujourd'hui à la pensée philosophique et aux philosophies actuelles. Comme je l'ai déjà souligné, le philosophe doit procéder selon des règles propres et se fonder sur ses propres principes; cependant la vérité ne peut être qu'unique. La Révélation, avec son contenu, ne pourra jamais rabaisser la raison dans ses découvertes et dans sa légitime autonomie; pour sa part toutefois, la raison ne devra jamais perdre sa capacité de s'interroger et de poser des questions, en ayant conscience de ne pas pouvoir s'ériger en valeur absolue et exclusive. La vérité révélée, mettant l'être en pleine lumière à partir de la splendeur qui provient de l'Etre subsistant lui-même, éclairera le chemin de la réflexion philosophique. En somme, la révélation chrétienne devient le vrai point de rencontre et de confrontation entre la pensée philosophique et la pensée théologique dans leurs relations réciproques. Il est donc souhaitable que les théologiens et les philosophes se laissent guider par l'unique autorité de la vérité, de manière à élaborer une philosophie en affinité avec la parole de Dieu. Cette philosophie sera le terrain de rencontre entre les cultures et la foi chrétienne, le lieu d'accord entre croyants et non-croyants. Ce sera une aide pour que les chrétiens soient plus intimement convaincus que la profondeur et l'authenticité de la foi sont favorisées quand cette dernière est reliée à une pensée et qu'elle n'y renonce pas. Encore une fois, c'est la leçon des Pères de l'Eglise qui nous guide dans cette conviction: " Même croire n'est pas autre chose que penser en donnant son assentiment (...). Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit (...). Si elle n'est pas pensée, la foi n'est rien ".(95) Et encore: " Si l'on supprime l'assentiment, on supprime la foi, car sans assentiment on ne croit pas du tout ".(96)

(95) S. Augustin, De praedestinatione sanctorum, 2, 5: PL 44, 963.
(96) Id., De fide, spe et caritate, 7: CCL 64, p. 61.



CHAPITRE VII : EXIGENCES ET TACHES ACTUELLES


Les exigences impératives de la parole de Dieu

80 De manière explicite ou implicite, la sainte Ecriture comprend une série d'éléments qui permettent de parvenir à une conception de l'homme et du monde d'une réelle densité philosophique. Les chrétiens ont pris conscience progressivement de la richesse de ces textes sacrés. Il en ressort que la réalité dont nous faisons l'expérience n'est pas l'absolu: elle n'est pas incréée, elle ne s'engendre pas non plus elle-même. Seul Dieu est l'Absolu. En outre, des pages de la Bible ressort une conception de l'homme comme imago Dei, qui inclut des données précises sur son être, sa liberté et l'immortalité de son esprit. Le monde créé n'étant pas autosuffisant, toute illusion d'une autonomie qui ignorerait la dépendance essentielle par rapport à Dieu de toute créature, y compris l'homme, conduirait à des situations dramatiques qui annihileraient la recherche rationnelle de l'harmonie et du sens de l'existence humaine.

Le problème du mal moral - la forme la plus tragique du mal - est également abordé dans la Bible: elle nous dit que le mal ne résulte pas de quelque déficience due à la matière, mais qu'il est une blessure qui provient de ce qu'exprime de manière désordonnée la liberté humaine. La parole de Dieu, enfin, met en évidence le problème du sens de l'existence et donne sa réponse en orientant l'homme vers Jésus Christ, le Verbe de Dieu incarné, qui accomplit en plénitude l'existence humaine. D'autres aspects pourraient être explicités à partir de la lecture du texte sacré; en tout cas, ce qui ressort, c'est le refus de toute forme de relativisme, de matérialisme ou de panthéisme.

La conviction fondamentale de cette " philosophie " contenue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui se réalise en Jésus Christ. Le mystère de l'Incarnation restera toujours le centre par rapport auquel il faut se situer pour pouvoir comprendre l'énigme de l'existence humaine, du monde créé et de Dieu lui- même. Dans ce mystère, la philosophie doit relever des défis extrêmes, parce que la raison est appelée à faire sienne une logique qui dépasse les barrières à l'intérieur desquelles elle risque de s'enfermer elle-même. Mais c'est seulement par là que l'on arrive au sommet du sens de l'existence. En effet, l'essence intime de Dieu et celle de l'homme deviennent intelligibles: dans le mystère du Verbe incarné, la nature divine et la nature humaine sont sauvegardées, chacune d'elles restant autonome; en même temps est manifesté le lien unique de leur rapport réciproque sans confusion.(97)

(97) Cf. Conc. Oecum. de Chalcédoine, Symbole, Définition:
DS 302.


81 On doit noter que l'un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la " crise du sens ". Les points de vue sur la vie et sur le monde, souvent de caractère scientifique, se sont tellement multipliés que, en fait, nous assistons au développement du phénomène de la fragmentation du savoir. C'est précisément cela qui rend difficile et souvent vaine la recherche d'un sens. Et même - ce qui est encore plus dramatique -, dans cet enchevêtrement de données et de faits parmi lesquels on vit, et qui paraissent constituer la trame même de l'existence, plus d'un se demande si cela a encore un sens de s'interroger sur le sens. La pluralité des théories qui se disputent la réponse, ou les différentes manières de concevoir et d'interpréter le monde et la vie de l'homme, ne font qu'aiguiser ce doute radical qui débouche facilement dans un état de scepticisme et d'indifférence ou dans les diverses expressions du nihilisme.

La conséquence de tout cela est que l'esprit humain est souvent envahi par une forme de pensée ambiguë qui l'amène à s'enfermer encore plus en lui-même, dans les limites de sa propre immanence, sans aucune référence au transcendant. Une philosophie qui ne poserait pas la question du sens de l'existence courrait le grave risque de dégrader la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion authentique pour la recherche de la vérité.

Pour être en harmonie avec la parole de Dieu, il est avant tout nécessaire que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie. Tout bien considéré, cette première exigence constitue un stimulant très utile pour la philosophie, afin qu'elle se conforme à sa propre nature. De cette manière, en effet, elle ne sera pas seulement l'instance critique déterminante qui montre aux divers domaines du savoir scientifique leurs fondements et leurs limites, mais elle se situera aussi comme l'instance dernière de l'unification du savoir et de l'agir humain, les amenant à converger vers un but et un sens définitifs. Cette dimension sapientielle est d'autant plus indispensable aujourd'hui que l'immense accroissement du pouvoir technique de l'humanité demande une conscience vive et renouvelée des valeurs ultimes. Si ces moyens techniques ne devaient pas être ordonnés à une fin non purement utilitariste, ils pourraient vite se révéler inhumains, et même se transformer en potentiels destructeurs du genre humain.(98)

(98) Cf. Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n.
RH 15: AAS 71 (1979), pp. 286-289.


La parole de Dieu révèle la fin dernière de l'homme et donne un sens global à son agir dans le monde. C'est pourquoi elle invite la philosophie à s'engager dans la recherche du fondement naturel de ce sens, qui est la religiosité constitutive de toute personne. Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d'un sens dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée.


82 D'ailleurs, ce rôle sapientiel ne pourrait être rempli par une philosophie qui ne serait pas elle-même un savoir authentique et vrai, c'est-à-dire s'adressant non seulement à des aspects particuliers et relatifs du réel - qu'ils soient fonctionnels, formels ou utiles -, mais aussi à sa vérité totale et définitive, autrement dit à l'être même de l'objet de la connaissance. Voici donc une deuxième exigence: établir la capacité de l'homme de parvenir à la connaissance de la vérité; une connaissance, par ailleurs, qui puise la vérité objective, au moyen de l' adaequatio rei et intellectus à laquelle se réfèrent les Docteurs de la scolastique.(99) Cette exigence, propre à la foi, a été explicitement réaffirmée par le Concile Vatican II: " En effet, l'intelligence ne se limite pas seulement au domaine des phénomènes, mais elle est capable de conquérir la réalité intelligible avec une vraie certitude, même si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie ".(100)

(99) Cf. par exemple S. Thomas d'Aquin, Somme théologique,
I 16,1; S. Bonaventure, Coll. in Hex., 3, 8, 1.
(100) Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 15.


Une philosophie radicalement phénoméniste ou relativiste se révélerait inadéquate pour aider à approfondir la richesse contenue dans la parole de Dieu. La sainte Ecriture, en effet, présuppose toujours que l'homme, même s'il est coupable de duplicité et de mensonge, est capable de connaître et de saisir la vérité limpide et simple. Dans les Livres sacrés, et dans le Nouveau Testament en particulier, se trouvent des textes et des affirmations de portée proprement ontologique. Les auteurs inspirés, en effet, ont voulu formuler des affirmations vraies, c'est-à-dire propres à exprimer la réalité objective. On ne peut dire que la tradition catholique ait commis une erreur lorsqu'elle a compris certains textes de saint Jean et de saint Paul comme des affirmations sur l'être même du Christ. La théologie, quand elle s'applique à comprendre et à expliquer ces affirmations, a donc besoin de l'apport d'une philosophie qui ne renie pas la possibilité d'une connaissance qui soit objectivement vraie, tout en étant toujours perfectible. Ce qui vient d'être dit vaut aussi pour les jugements de la conscience morale, dont l'Ecriture Sainte présuppose qu'ils peuvent être objectivement vrais.(101)

(101) Cf. Jean-Paul II, Encycl. Veritatis splendor (6 août 1993), nn. VS 57-61: AAS 85 (1993), pp. 1179-1182.


83 Les deux exigences que l'on vient d'évoquer en comportent une troisième: la nécessité d'une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c'est-à-dire apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la vérité, à quelque chose d'absolu, d'ultime et de fondateur. C'est là une exigence implicite tant dans la connaissance de nature sapientielle que dans la connaissance de nature analytique; en particulier, cette exigence est propre à la connaissance du bien moral, dont le fondement ultime est le souverain Bien, Dieu lui-même. Mon intention n'est pas ici de parler de la métaphysique comme d'une école précise ou d'un courant historique particulier. Je désire seulement affirmer que la réalité et la vérité transcendent le factuel et l'empirique, et je veux revendiquer la capacité que possède l'homme de connaître cette dimension transcendante et métaphysique d'une manière véridique et certaine, même si elle est imparfaite et analogique. Dans ce sens, il ne faut pas considérer la métaphysique comme une alternative à l'anthropologie, car c'est précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. La personne, en particulier, est un milieu privilégié pour la rencontre avec l'être et, par conséquent, avec la réflexion métaphysique.

Partout où l'homme découvre la présence d'un appel à l'absolu et à la transcendance, il lui est donné d'entrevoir la dimension métaphysique du réel: dans la vérité, dans la beauté, dans les valeurs morales, dans la personne d'autrui, dans l'être même, en Dieu. Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu'urgent, du phénomène au fondement. Il n'est pas possible de s'arrêter à la seule expérience; même quand celle- ci exprime et rend manifeste l'intériorité de l'homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lequel elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation.

La parole de Dieu fait des références continuelles à ce qui dépasse l'expérience et même la pensée de l'homme; mais ce 'mystère' ne pourrait pas être révélé, ni la théologie le rendre intelligible d'une certaine façon, (102) si la connaissance humaine était rigoureusement limitée au monde de l'expérience sensible. La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans la recherche théologique. Une théologie dépourvue de l'horizon métaphysique ne réussirait pas à aborder plus loin que l'analyse de l'expérience religieuse, et elle ne permettrait pas à l'intellectus fidei d'exprimer de manière cohérente la valeur universelle et transcendante de la vérité révélée.

(102) Cf. Conc. Oecum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV:
DS 3016.

Si j'insiste tant sur la composante métaphysique, c'est parce que je suis convaincu que c'est la voie obligée pour surmonter la situation de crise qui s'étend actuellement dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements erronés répandus dans notre société.


84 L'importance de l'instance métaphysique devient encore plus évidente si l'on considère le développement actuel des sciences herméneutiques et des différentes analyses du langage. Les résultats auxquels parviennent ces études peuvent être très utiles pour l'intelligence de la foi, dans la mesure où ils rendent manifestes la structure de notre pensée et de notre manière de parler, ainsi que le sens renfermé dans le langage. Mais il y a des spécialistes de ces sciences qui, dans leurs recherches, tendent à s'en tenir à la manière dont on comprend et dont on dit la réalité, en s'abstenant de vérifier les possibilités qu'a la raison d'en découvrir l'essence. Comment ne pas voir dans cette attitude une confirmation de la crise de confiance que traverse notre époque à l'égard des capacités de la raison? Et quand, à cause de postulats aprioristes, ces thèses tendent à obscurcir les contenus de la foi ou à en nier la validité universelle, non seulement elles rabaissent la raison, mais elles se mettent d'elles-mêmes hors jeu. En effet, la foi présuppose clairement que le langage humain est capable d'exprimer de manière universelle - même si c'est en termes analogiques, mais non moins significatifs pour autant - la réalité divine et transcendante.(103) S'il n'en était pas ainsi, la parole de Dieu, qui est toujours une parole divine dans un langage humain, ne serait capable de rien exprimer sur Dieu. L'interprétation de cette parole ne peut pas nous renvoyer seulement d'une interprétation à une autre, sans jamais nous amener à toucher une affirmation simplement vraie; sans quoi, il n'y aurait pas de révélation de Dieu, mais seulement l'expression de conceptions humaines sur Lui et sur ce que l'on suppose qu'Il pense de nous.

(103) Cf. Conc. Oecum. Latran IV, De errore abbatis Ioachim, II:
DS 806.




85 Je sais bien que ces exigences imposées à la philosophie par la parole de Dieu peuvent sembler ardues à beaucoup de ceux qui vivent la situation actuelle de la recherche philosophique. C'est justement pour cela que, faisant mien ce que les Souverains Pontifes ne cessent d'enseigner depuis plusieurs générations et que le Concile Vatican II a lui-même redit, je veux exprimer avec force la conviction que l'homme est capable de parvenir à une conception unifiée et organique du savoir. C'est là l'une des tâches dont la pensée chrétienne devra se charger au cours du prochain millénaire de l'ère chrétienne. La sectorisation du savoir, en tant qu'elle comporte une approche partielle de la vérité avec la fragmentation du sens qui s'ensuit, empêche l'unité intérieure de l'homme contemporain. Comment l'Eglise pourrait-elle ne pas s'en inquiéter? Cette tâche sapientielle dérive directement de l'Evangile pour ses pasteurs et ils ne peuvent se soustraire au devoir de l'accomplir.

Je considère que ceux qui veulent répondre en philosophes aux exigences que la parole de Dieu présente à la pensée humaine devraient construire leur discours en se fondant sur ces postulats et se situer de manière cohérente en continuité avec la grande tradition qui, commencée par les anciens, passe par les Pères de l'Eglise et les maîtres de la scolastique, pour aller jusqu'à intégrer les acquis fondamentaux de la pensée moderne et contemporaine. S'il sait puiser dans cette tradition et s'en inspirer, le philosophe ne manquera pas de se montrer fidèle à l'exigence d'autonomie de la pensée philosophique.

Dans ce sens, il est tout à fait significatif que, dans le contexte d'aujourd'hui, certains philosophes se fassent les promoteurs de la redécouverte du rôle déterminant de la tradition pour un juste mode de connaissance. En effet, le recours à la tradition n'est pas un simple rappel du passé; il consiste plutôt à reconnaître un patrimoine culturel qui appartient à toute l'humanité. On pourrait même dire que c'est nous qui appartenons à la tradition et que nous ne pouvons pas disposer d'elle à notre guise. C'est bien le fait de plonger nos racines dans la tradition qui nous permet, aujourd'hui, d'exprimer une pensée originale, nouvelle et tournée vers l'avenir. Ce rappel vaut encore davantage pour la théologie. Non seulement parce qu'elle possède la Tradition vivante de l'Eglise comme source originelle, (104) mais aussi parce que, à cause de cela, elle doit être capable de récupérer tant la tradition théologique profonde qui a jalonné les époques antérieures, que la tradition constante d'une philosophie qui a su dépasser les limites de l'espace et du temps grâce à sa réelle sagesse.

(104) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum,
DV 24; Décret sur la formation des prêtres Optatam totius, OT 16.


86 L'insistance sur la nécessité d'un rapport étroit de continuité entre la réflexion philosophique contemporaine et celle qu'a élaborée la tradition chrétienne tend à prévenir les risques inhérents à certains types de pensée particulièrement répandus aujourd'hui. Même si c'est sommairement, il me paraît opportun de m'arrêter à certaines de ces tendances afin de signaler leurs erreurs et les dangers qu'elles présentent pour l'activité philosophique.

La première de ces tendances est celle que l'on nomme éclectisme, terme par lequel on désigne l'attitude de ceux qui, dans la recherche, dans l'enseignement et dans la discussion, même théologique, ont l'habitude d'adopter différentes idées empruntées à diverses philosophies, sans prêter attention ni à leur cohérence, ni à leur appartenance à un système, ni à leur contexte historique. On se place ainsi dans des conditions telles que l'on ne peut distinguer la part de vérité d'une pensée de ce qu'elle peut comporter d'erroné ou d'inapproprié. On rencontre aussi une forme extrême d'éclectisme dans l'usage rhétorique abusif de termes philosophiques auquel certains théologiens se laissent parfois aller. Ce genre d'exploitation ne contribue pas à la recherche de la vérité et ne prépare pas la raison - théologique ou philosophique - à argumenter de manière sérieuse et scientifique. L'étude rigoureuse et approfondie des doctrines philosophiques, de leur langage propre et du contexte où elles ont été conçues aide à surmonter les risques de l'éclectisme et permet de les intégrer de manière appropriée dans l'argumentation théologique.


87 L'éclectisme est une erreur de méthode, mais il pourrait aussi receler les thèses de l'historicisme. Pour comprendre correctement une doctrine du passé, il est nécessaire que celle-ci soit replacée dans son contexte historique et culturel. La thèse fondamentale de l'historicisme, au contraire, consiste à établir la vérité d'une philosophie à partir de son adéquation à une période déterminée et à une tâche déterminée dans l'histoire. Ainsi on nie au moins implicitement la validité pérenne du vrai. L'historiciste soutient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l'être à une autre. En somme, il considère l'histoire de la pensée comme pas grand-chose de plus que des vestiges archéologiques auxquels on fait appel pour exposer des positions du passé désormais en grande partie révolues et sans portée pour le présent. À l'inverse, on doit tenir que, même si la formulation est dans une certaine mesure liée à l'époque et à la culture, la vérité ou l'erreur qu'exprimaient ces dernières peuvent en tout cas être reconnues et examinées comme telles, malgré la distance spatio-temporelle.

Dans la réflexion théologique, l'historicisme tend à se présenter tout au plus sous la forme du "modernisme". Avec la juste préoccupation de rendre le discours théologique actuel et assimilable pour les contemporains, on ne recourt qu'aux assertions et au langage philosophiques les plus récents, en négligeant les objections critiques que l'on devrait éventuellement soulever à la lumière de la tradition. Cette forme de modernisme, du fait qu'elle confond l'actualité avec la vérité, se montre incapable de satisfaire aux exigences de vérité auxquelles la théologie est appelée à répondre.


88 Le scientisme est un autre danger qu'il faut prendre en considération. Cette conception philosophique se refuse à admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives, renvoyant au domaine de la pure imagination la connaissance religieuse et théologique, aussi bien que le savoir éthique et esthétique. Antérieurement, cette idée s'exprimait à travers le positivisme et le néo-positivisme, qui considéraient comme dépourvues de sens les affirmations de caractère métaphysique. La critique épistémologique a discrédité cette position, mais voici qu'elle renaît sous les traits nouveaux du scientisme. Dans cette perspective, les valeurs sont réduites à de simples produits de l'affectivité et la notion d'être est écartée pour faire place à la pure et simple factualité. La science s'apprête donc à dominer tous les aspects de l'existence humaine au moyen du progrès technologique. Les succès indéniables de la recherche scientifique et de la technologie contemporaines ont contribué à répandre la mentalité scientiste, qui semble ne plus avoir de limites, étant donné la manière dont elle a pénétré les différentes cultures et les changements radicaux qu'elle y a apportés.

On doit malheureusement constater que le scientisme considère comme relevant de l'irrationnel ou de l'imaginaire ce qui touche à la question du sens de la vie. Dans ce courant de pensée, on n'est pas moins déçu par son approche des grands problèmes de la philosophie qui, lorsqu'ils ne sont pas ignorés, sont abordés par des analyses appuyées sur des analogies superficielles et dépourvues de fondement rationnel. Cela amène à appauvrir la réflexion humaine, en lui retirant la possibilité d'aborder les problèmes de fond que l'animal rationale s'est constamment posés depuis le début de son existence sur la terre. Dans cette perspective, ayant écarté la critique motivée par une évaluation éthique, la mentalité scientiste a réussi à faire accepter par beaucoup l'idée que ce qui est techniquement réalisable devient par là même moralement acceptable.



1998 Fides et Ratio 75