1998 Fides et Ratio 89


89 Présentant tout autant de dangers, le pragmatisme est l'attitude d'esprit de ceux qui, en opérant leurs choix, excluent le recours à la réflexion théorétique ou à des évaluations fondées sur des principes éthiques. Les conséquences pratiques de cette manière de penser sont considérables. En particulier, on en vient à défendre une conception de la démocratie qui ne prend pas en considération la référence à des fondements d'ordre axiologique et donc immuables: c'est à partir d'un vote de la majorité parlementaire que l'on décide du caractère admissible ou non d'un comportement déterminé.(105) La conséquence d'une telle manière de voir apparaît clairement: les grandes décisions morales de l'homme sont en fait soumises aux délibérations peu à peu prises par les organismes institutionnels. De plus, la même anthropologie est largement dépendante du fait qu'elle propose une conception unidimensionnelle de l'être humain, dont sont exclus les grands dilemmes éthiques et les analyses existentielles sur le sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la mort.

(105) Cf. Jean-Paul II, Encycl. Evangelium vitae (25 mars 1995), n. 69: AAS 87 (1995), p. 481
EV 69.


90 Les thèses examinées jusqu'ici induisent, à leur tour, une conception plus générale qui paraît constituer aujourd'hui la perspective commune de nombreuses philosophies qui ont renoncé au sens de l'être. Je pense ici à la lecture nihiliste qui est à la fois le refus de tout fondement et la négation de toute vérité objective. Le nihilisme, avant même de s'opposer aux exigences et au contenu propres à la parole de Dieu, est la négation de l'humanité de l'homme et de son identité même. On ne peut oublier, en effet, que, lorsqu'on néglige la question de l'être, cela amène inévitablement à perdre le contact avec la vérité objective et, par suite, avec le fondement sur lequel repose la dignité de l'homme. On ouvre ainsi la possibilité d'effacer du visage de l'homme les traits qui manifestent sa ressemblance avec Dieu, pour l'amener progressivement à une volonté de puissance destructrice ou au désespoir de la solitude. Une fois la vérité retirée à l'homme, il est réellement illusoire de prétendre le rendre libre. Vérité et liberté, en effet, vont de pair ou bien elles périssent misérablement ensemble. (106)

(106) Dans le même sens, je commentais dans ma première Encyclique l'expression de l'Evangile de saint Jean: " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres " (
Jn 8,32): " Ces paroles contiennent une exigence fondamentale et en même temps un avertissement: l'exigence d'honnêteté vis-à-vis de la vérité comme condition d'une authentique liberté; et aussi l'avertissement d'éviter toute liberté apparente, toute liberté superficielle et unilatérale, qui n'irait pas jusqu'au fond de la vérité sur l'homme et sur le monde. Aujourd'hui encore, après deux mille ans, le Christ nous apparaît comme Celui qui apporte à l'homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l'homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu'aux racines mêmes, dans l'esprit de l'homme, dans son cour, dans sa conscience ": Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 12: AAS 71 (1979), pp. 280-281 RH 12.



91 En commentant les courants de pensée que je viens d'évoquer, je n'avais pas l'intention de présenter un tableau complet de la situation actuelle de la philosophie: du reste, il serait difficile de la ramener à un panorama unifié. Je tiens à souligner le fait que l'héritage du savoir et de la sagesse s'est effectivement enrichi dans de nombreux domaines. Qu'il suffise de citer la logique, la philosophie du langage, l'épistémologie, la philosophie de la nature, l'anthropologie, l'analyse approfondie des modes affectifs de la connaissance, l'approche existentielle de l'analyse de la liberté. D'autre part, l'affirmation du principe d'immanence, qui est centrale pour la prétention rationaliste, a suscité, à partir du siècle dernier, des réactions qui ont porté à une remise en cause radicale de postulats considérés comme indiscutables. Ainsi sont apparus des courants irrationalistes, tandis que la critique mettait en évidence l'inanité de l'exigence d'autofondation absolue de la raison.

Certains penseurs ont donné à notre époque le qualificatif de " post-modernité ". Ce terme, fréquemment utilisé dans des contextes très différents les uns des autres, désigne l'émergence d'un ensemble de facteurs nouveaux qui, par leur extension et leur efficacité, se sont révélés capables de provoquer des changements significatifs et durables. Ce terme a ainsi été employé d'abord au sujet de phénomènes d'ordre esthétique, social ou technologique. Ensuite, il est passé dans le domaine philosophique, mais il reste affecté d'une certaine ambiguïté, parce que le jugement sur ce que l'on qualifie de " post-moderne " est alternativement positif ou négatif, et aussi parce qu'il n'y a pas de consensus sur le problème délicat de la délimitation des différentes époques de l'histoire. Mais il ne fait pas de doute que les courants de pensée qui se réclament de la post-modernité méritent d'être attentivement considérés. Selon certains d'entre eux, en effet, le temps des certitudes serait irrémédiablement révolu, l'homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective d'absence totale de sens, à l'enseigne du provisoire et de l'éphémère. De nombreux auteurs, dans leur critique destructrice de toute certitude, ignorant les distinctions nécessaires, contestent également les certitudes de la foi.

Ce nihilisme trouve en quelque sorte sa confirmation dans l'expérience terrible du mal qui a marqué notre époque. Devant le tragique de cette expérience, l'optimisme rationaliste qui voyait dans l'histoire l'avancée victorieuse de la raison, source de bonheur et de liberté, ne s'est pas maintenu, à tel point qu'une des plus graves menaces de cette fin de siècle est la tentation du désespoir.

Il reste toutefois vrai qu'une certaine mentalité positiviste continue à accréditer l'illusion que, grâce aux conquêtes scientifiques et techniques, l'homme, en tant que démiurge, peut parvenir seul à se rendre pleinement maître de son destin.


Les tâches actuelles de la théologie

92 Aux diverses époques de l'histoire, la théologie, dans sa fonction d'intelligence de la Révélation, a toujours été amenée à recevoir les éléments des différentes cultures pour y faire entrer, par sa médiation, le contenu de la foi selon une conceptualisation cohérente. Aujourd'hui encore, une double tâche lui incombe. En effet, d'une part, elle doit remplir la mission que le Concile Vatican II lui a confiée en son temps: renouveler ses méthodes en vue de servir plus efficacement l'évangélisation. Comment ne pas rappeler, dans cette perspective, les paroles prononcées par le Souverain Pontife Jean XXIII à l'ouverture du Concile? Il dit alors: " Il faut que, répondant à la vive attente de tous ceux qui aiment la religion chrétienne, catholique et apostolique, cette doctrine soit plus largement et plus profondément connue, et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et formés; il faut que cette doctrine certaine et immuable, que l'on doit suivre fidèlement, soit explorée et exposée de la manière que demande notre époque ".(107) D'autre part, la théologie doit porter son regard sur la vérité dernière qui lui est confiée par la Révélation, sans se contenter de s'arrêter à des stades intermédiaires. Il est bon pour le théologien de se rappeler que son travail répond " au dynamisme présent dans la foi elle- même " et que l'objet propre de sa recherche est " la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en Jésus Christ ".(108) Ce devoir, qui revient en premier lieu à la théologie, implique en même temps la philosophie. La somme des problèmes qui s'imposent aujourd'hui, en effet, demande un travail commun, même s'il est conduit avec des méthodes différentes, afin que la vérité soit de nouveau reconnue et exprimée. La Vérité, qui est le Christ, s'impose comme une autorité universelle qui gouverne, stimule et fait grandir (cf. Ep 4,15) aussi bien la théologie que la philosophie.

(107) Discours à l'ouverture du Concile (11 octobre 1962): AAS 54 (1962), p. 792.
(108) Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la Vocation ecclésiale du Théologien Donum veritatis (24 mai 1990), nn. 7-8: AAS 82 (1990), pp. 1552-1553.


Croire en la possibilité de connaître une vérité universellement valable n'est pas du tout une source d'intolérance; au contraire, c'est la condition nécessaire pour un dialogue sincère et authentique entre les personnes. C'est seulement à cette condition qu'il est possible de surmonter les divisions et de parcourir ensemble le chemin qui mène à la vérité tout entière, en suivant les sentiers que seul l'Esprit du Seigneur ressuscité connaît. (109) En fonction des tâches actuelles de la théologie, je désire maintenant montrer comment l'exigence de l'unité se présente concrètement aujourd'hui.

(109) Commentant Jn 16,12-13, j'ai écrit dans l'Encyclique Dominum et vivificantem: " Jésus présente le Paraclet, l'Esprit de vérité, comme celui qui "enseignera" et "rappellera", comme celui qui lui "rendra témoignage"; à présent il dit: "il vous introduira dans la vérité tout entière". Ces mots "introduire dans la vérité tout entière", en rapport avec ce que les Apôtres "ne peuvent pas porter à présent", sont en lien direct avec le dépouillement du Christ par la passion et la mort en Croix qui étaient imminentes lorsqu'il prononçait ces paroles. Cependant il deviendra clair, par la suite, que les mots "introduire dans la vérité tout entière" se rattachent également, au-delà du scandalum Crucis, à tout ce que le Christ "a fait et enseigné" (Ac 1,1). En effet, le mysterium Christi dans son intégralité exige la foi, parce que c'est la foi qui introduit véritablement l'homme dans la réalité du mystère révélé. "Introduire dans la vérité tout entière", cela s'accomplit donc dans la foi et par la foi: c'est l'oeuvre de l'Esprit de vérité et c'est le fruit de son action dans l'homme. En cela, l'Esprit Saint doit être le guide suprême de l'homme, la lumière de l'esprit humain ": n. 6: AAS 78 (1986), pp. 815-816 DEV 6.



93 L'objectif principal de la théologie consiste à présenter l'intelligence de la Révélation et le contenu de la foi. Mais c'est la contemplation du mystère même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n'y accède qu'en réfléchissant sur le mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu: il s'est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa passion et de sa mort, mystère qui aboutira à sa résurrection glorieuse et à son ascension à la droite du Père, d'où il enverra l'Esprit de vérité pour établir et animer son Eglise. Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est l'intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l'esprit humain auquel il semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort puissent exprimer l'amour qui se donne sans rien demander en retour. De ce point de vue, l'exigence primordiale et urgente qui s'impose est une analyse attentive des textes: en premier lieu, des textes scripturaires, puis de ceux par lesquels s'exprime la Tradition vivante de l'Eglise. A ce propos certains problèmes se posent aujourd'hui, en partie seulement nouveaux, dont la solution satisfaisante ne pourra être trouvée sans l'apport de la philosophie.


94 Un premier élément problématique concerne le rapport entre le signifié et la vérité. Comme tout autre texte, les sources qu'interprète le théologien transmettent d'abord un signifié, qu'il faut saisir et exposer. Or ce signifié se présente comme la vérité sur Dieu, communiquée par Dieu lui-même à travers le texte sacré. Ainsi, dans le langage humain, prend corps le langage de Dieu, qui communique sa vérité avec la " condescendance " admirable qui est conforme à la logique de l'Incarnation.(110) En interprétant les sources de la Révélation, il est donc nécessaire que la théologie se demande quelle est la vérité profonde et authentique que les textes entendent communiquer, compte tenu des limites du langage.

(110) Cf. Conc. Oecum. Vat. II: Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 13
DV 13.

En ce qui concerne les textes bibliques, et les Evangiles en particulier, leur vérité ne se réduit assurément pas au récit d'événements purement historiques ou à la révélation de faits neutres, comme le voudrait le positivisme historiciste.(111) Au contraire, ces textes exposent des événements dont la vérité se situe au-delà du simple fait historique: elle se trouve dans leur signification dans et pour l'histoire du salut. Cette vérité reçoit sa pleine explicitation dans la lecture que l'Eglise poursuit au long des siècles, en gardant immuable le sens originel. Il est donc urgent que l'on s'interroge également du point de vue philosophique sur le rapport qui existe entre le fait et sa signification, rapport qui constitue le sens spécifique de l'histoire.

(111) Cf. Commission biblique pontificale, Instruction sur la vérité historique des Evangiles (21 avril 1964): AAS 56 (1964), p. 713.


95 La parole de Dieu ne s'adresse pas qu'à un seul peuple ou à une seule époque. De même, les énoncés dogmatiques, tout en dépendant parfois de la culture de la période où ils ont été adoptés, formulent une vérité stable et définitive. Il faut alors se demander comment on peut concilier l'absolu et l'universalité de la vérité avec l'inéluctable conditionnement historique et culturel des formules qui l'expriment. Comme je l'ai dit plus haut, les thèses de l'historicisme ne sont pas défendables. Par contre, l'application d'une herméneutique ouverte aux exigences de la métaphysique est susceptible de montrer comment, à partir des circonstances historiques et contingentes dans lesquelles les textes ont été conçus, s'opère le passage à la vérité qu'ils expriment, vérité qui va au-delà de ces conditionnements.

Par son langage historique et situé, l'homme peut exprimer des vérités qui transcendent l'événement linguistique. La vérité ne peut en effet jamais être circonscrite dans le temps et dans la culture; elle est connue dans l'histoire, mais elle dépasse l'histoire elle-même.


96 Cette considération permet d'entrevoir la solution d'un autre problème, celui de la validité durable du langage conceptuel utilisé dans les définitions conciliaires. Mon vénéré prédécesseur Pie XII avait déjà abordé la question dans son encyclique Humani generis.(112)

(112) " Il est clair également que l'Eglise ne peut se lier à n'importe quel système philosophique, dont le règne dure peu de temps; mais les expressions qui, durant plusieurs siècles, furent établies du consentement commun des Docteurs catholiques pour arriver à quelque intelligence du dogme, ne reposent assurément pas sur un fondement si fragile. Elles reposent, en effet, sur des principes et des notions déduites de la véritable connaissance des choses créées; dans la déduction de ces connaissances, la vérité révélée a éclairé comme une étoile l'esprit humain, par le moyen de l'Eglise. C'est pourquoi il n'y a pas à s'étonner si certaines de ces notions non seulement ont été employées dans les Conciles Oecuméniques, mais en ont reçu une telle sanction qu'il n'est pas permis de s'en éloigner ": Encycl. Humani generis (12 août 1950): AAS 42 (1950), pp. 566-567; cf. Commission théologique internationale, Document Interpretationis problema (octobre 1989): La Documentation catholique 87 (1990), pp. 489-502.


Réfléchir à cette question n'est pas facile, parce que l'on doit tenir compte sérieusement du sens que les mots prennent dans les différentes cultures et les différentes époques. L'histoire de la pensée montre en tout cas que, à travers l'évolution et la diversité des cultures, certains concepts de base gardent leur valeur cognitive universelle et, par conséquent, la vérité des propositions qu'ils expriment.(113) S'il n'en était pas ainsi, la philosophie et les sciences ne pourraient communiquer entre elles, et elles ne pourraient pas être reçues dans des cultures différentes de celles dans lesquelles elles ont été pensées et élaborées. Le problème herméneutique existe donc, mais il est soluble. La valeur réaliste de nombreux concepts n'exclut pas d'autre part que leur signification soit souvent imparfaite. La spéculation philosophique pourrait être d'un grand secours dans ce domaine. Il est donc souhaitable qu'elle s'engage particulièrement à approfondir le rapport entre le langage conceptuel et la vérité, et qu'elle propose des manières adéquates de comprendre correctement ce rapport.

(113) " Quant au sens des formules dogmatiques, il demeure toujours vrai et identique à lui-même dans l'Eglise, même lorsqu'il est éclairci davantage et plus entièrement compris. Les fidèles doivent donc bien se garder d'accueillir l'opinion que l'on peut résumer ainsi: tout d'abord les formules dogmatiques ou certaines catégories d'entre elles seraient incapables de signifier d'une manière déterminée la vérité, mais n'en signifieraient que des approximations changeantes, lui apportant déformation et altération ": S. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Déclaration sur la doctrine catholique concernant l'Eglise Mysterium Ecclesiae (24 juin 1973), n. 5: AAS 65 (1973), p. 403.


97 Si l'interprétation des sources est une fonction importante de la théologie, la compréhension de la vérité révélée, ou l'élaboration de l'intellectus fidei, est ensuite pour elle une des tâches les plus délicates et les plus exigeantes. Comme il a déjà été dit, l'intellectus fidei suppose l'apport d'une philosophie de l'être qui permette avant tout à la théologie dogmatique de jouer pleinement son rôle. Le pragmatisme dogmatique du début de ce siècle, selon lequel les vérités de la foi ne seraient que des règles de conduite, a déjà été réfuté et rejeté;(114) malgré cela, la tentation demeure toujours de comprendre ces vérités de manière uniquement fonctionnelle. Si tel était le cas, on en resterait à une démarche inappropriée, réductrice et dépourvue de la vigueur spéculative nécessaire. Par exemple, une christologie qui procéderait unilatéralement " d'en bas ", comme on dit aujourd'hui, ou une ecclésiologie élaborée uniquement sur le modèle des sociétés civiles pourraient difficilement échapper à ce genre de réductionnisme.

(114) Cf. Congr. du Saint-Office, Décret Lamentabili (3 juillet 1907), n. 26: ASS 40 (1907), p. 473.


Si l'intellectus fidei veut intégrer toute la richesse de la tradition théologique, il doit recourir à la philosophie de l'être. Cette dernière devra être capable de reprendre le problème de l'être en fonction des exigences et des apports de toute la tradition philosophique, y compris de la plus récente, en évitant de tomber dans la répétition stérile de schémas dépassés. La philosophie de l'être, dans le cadre de la tradition métaphysique chrétienne, est une philosophie dynamique, qui voit la réalité dans ses structures ontologiques, causales et relationnelles. Elle trouve sa force et sa pérennité dans le fait qu'elle se fonde sur l'acte même de l'être, qui permet une ouverture pleine et globale à toute la réalité, en dépassant toutes les limites jusqu'à parvenir à Celui qui mène toute chose à son accomplissement.(115) Dans la théologie, qui tient ses principes de la Révélation en tant que source nouvelle de connaissance, cette perspective se trouve confirmée en vertu du rapport étroit qui relie la foi et la rationalité métaphysique.

(115) Cf. Jean-Paul II, Discours à l'Athénée pontifical Angelicum (17 novembre 1979), n. 6: La Documentation catholique 76 (1979), pp. 1069-1070.


98
Des considérations analogues peuvent être faites également par rapport à la théologie morale. Il est urgent de revenir aussi à la philosophie dans le champ d'intelligence de la foi qui concerne l'agir des croyants. Devant les défis contemporains dans les domaines social, économique, politique et scientifique, la conscience éthique de l'homme est désorientée. Dans l'encyclique Veritatis splendor, j'ai fait remarquer que beaucoup de problèmes qui se posent dans le monde actuel découlent d'une " crise au sujet de la vérité (...). Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée: la conscience n'est plus considérée dans sa réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne, qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite choisir ici et maintenant; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres ".(116)

(116) N. 32: AAS 85 (1993), pp. 1159-1160
VS 32.


Dans toute l'encyclique, j'ai clairement souligné le rôle fondamental de la vérité dans le domaine de la morale. Cette vérité, en ce qui concerne la plupart des problèmes éthiques les plus urgents, demande que la théologie morale mène une réflexion approfondie et sache faire ressortir que ses racines sont dans la parole de Dieu. Pour pouvoir remplir cette mission, la théologie morale doit recourir à une éthique philosophique portant sur la vérité du bien, et donc à une éthique ni subjectiviste ni utilitariste. L'éthique que l'on attend implique et présuppose une anthropologie philosophique et une métaphysique du bien. En s'appuyant sur cette vision unitaire, nécessairement liée à la sainteté chrétienne et à la pratique des vertus humaines et surnaturelles, la théologie morale sera en mesure d'aborder d'une manière plus appropriée et plus efficace les différents problèmes de sa compétence, tels que la paix, la justice sociale, la famille, la défense de la vie et de l'environnement naturel.


99 L'oeuvre théologique de l'Eglise est d'abord au service de l'annonce de la foi et de la catéchèse. (117) L'annonce ou kérygme appelle à la conversion, en proposant la vérité du Christ qui culmine en son Mystère pascal: en effet, il n'est possible de connaître la plénitude de la vérité qui sauve que dans le Christ (cf. Ac 4,12 1Tm 2,4-6).

(117) Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. Catechesi tradendae (16 octobre 1979), n. 30: AAS 71 (1979), pp. 1302-1303 CTR 30; Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien Donum veritatis (24 mai 1990), n. 7: AAS 82 (1990), pp. 1552-1553.


Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi, à côté de la théologie, la mention de la catéchèse a de l'importance: en effet, cette dernière a des implications philosophiques qu'il convient d'approfondir à la lumière de la foi. L'enseignement donné par la catéchèse a une influence dans la formation de la personne. La catéchèse, qui est aussi la communication d'un langage, doit présenter la doctrine de l'Eglise dans son intégralité, (118) en montrant ses rapports avec la vie des croyants.(119) On parvient ainsi à unir de manière spécifique l'enseignement et la vie, ce qu'il est impossible de réaliser autrement. Ce que communique la catéchèse, en effet, ce n'est pas un corps de vérités conceptuelles, mais le mystère du Dieu vivant. (120)

(118) Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. Catechesi tradendae (16 octobre 1979), n. 30: AAS 71 (1979), pp. 1302-1303 CTR 30.
(119) Cf. ibid., n. 22: l.c., pp. 1295-1296 CTR 22.
(120) Cf. ibid., n. 7: l.c., p. 1282 CTR 7.


La réflexion philosophique peut beaucoup contribuer à la clarification des rapports entre la vérité et la vie, entre l'événement et la vérité doctrinale, et surtout la relation entre la vérité transcendante et le langage humainement intelligible.(121) Les échanges qui se créent entre disciplines théologiques et les résultats obtenus par différents courants philosophiques peuvent donc se révéler d'une réelle fécondité en vue de communiquer la foi et de la comprendre de manière plus approfondie.

(121) Cf. ibid., n. 59: l.c., p. 1325 CTR 59.



CONCLUSION

100 Plus de cent ans après la publication de l'encyclique Aeterni Patris de Léon XIII, à laquelle je me suis référé à plusieurs reprises dans ces pages, il m'a semblé qu'il convenait de reprendre à nouveau, et de manière plus systématique, l'exposé des rapports entre la foi et la philosophie. Il est évident que la pensée philosophique a une grande importance dans le développement des cultures et dans l'orientation des comportements personnels et sociaux. Elle exerce aussi une forte influence, que l'on ne reconnaît pas toujours explicitement, sur la théologie et ses différentes disciplines. Pour ces motifs, j'ai considéré qu'il était juste et nécessaire de souligner la valeur qu'a la philosophie pour l'intelligence de la foi et les limites qu'elle rencontre lorsqu'elle oublie ou rejette les vérités de la Révélation. L'Eglise demeure en effet profondément convaincue que la foi et la raison " s'aident mutuellement ", (122) exerçant l'une à l'égard de l'autre une fonction de crible purificateur ou bien de stimulant pour avancer dans la recherche et l'approfondissement.

(122) Conc. Oecum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV:
DS 3019.


101 Si nous portons notre regard sur l'histoire de la pensée, surtout en Occident, il est facile de découvrir la richesse de ce qu'ont produit pour le progrès de l'humanité la rencontre entre la philosophie et la théologie et la communication de leurs conquêtes respectives. La théologie, qui a reçu en partage une ouverture et une spécificité qui lui permettent d'exister comme science de la foi, a certainement incité la raison à rester ouverte à la nouveauté radicale que porte en elle la révélation de Dieu. Et cela a indubitablement été à l'avantage de la philosophie, qui a vu se déployer ainsi de nouvelles perspectives de significations inédites que la raison est appelée à approfondir.

C'est précisément en fonction de cette constatation que, de même que j'ai redit le devoir pour la théologie de reprendre son rapport authentique avec la philosophie, je crois devoir insister sur la convenance pour la philosophie de retrouver sa relation avec la théologie, en vue du bien et du progrès de la pensée. La philosophie trouvera dans la théologie non pas une réflexion individuelle qui, même si elle est profonde et riche, comporte toujours les limites de perspectives caractéristiques de la pensée d'une seule personne, mais la richesse d'une réflexion commune. La théologie, dans sa recherche de la vérité, est en effet soutenue, de par sa nature même, par son caractère d'ecclésialité(123) et par la tradition du peuple de Dieu, grâce à son riche foisonnement de savoirs et de cultures dans l'unité de la foi.

(123) " Personne ne peut faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles; mais chacun doit être conscient de demeurer en union étroite avec la mission d'enseigner la vérité, dont l'Eglise est responsable ": Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 19: AAS 71 (1979), p. 308
RH 19.


102 Par une telle insistance sur l'importance et sur les véritables dimensions de la pensée philosophique, l'Eglise promeut à la fois la défense de la dignité de l'homme et l'annonce du message évangélique. Pour accomplir ces tâches, il n'y a pas en effet de préparation plus urgente aujourd'hui que celle-ci: conduire les hommes à la découverte de leur capacité de connaître la vérité (124) et de leur désir d'aller vers le sens ultime et définitif de l'existence. Dans la perspective de ces profondes exigences, inscrites par Dieu dans la nature humaine, le sens humain et humanisant de la parole de Dieu paraît encore plus clair. Grâce à la médiation d'une philosophie devenue une vraie sagesse, l'homme contemporain parviendra ainsi à reconnaître qu'il sera d'autant plus homme qu'il s'ouvrira davantage au Christ, en mettant sa confiance dans l'Evangile.

(124) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanæ, nn. 1-3
DH 1-3.


103 En outre, la philosophie est comme le miroir dans lequel se reflète la culture des peuples. Une philosophie qui, sous l'impulsion des exigences de la théologie, évolue en harmonie avec la foi fait partie de l'" évangélisation de la culture " que Paul VI a indiquée comme l'un des objectifs fondamentaux de l'évangélisation. (125) Tandis que je ne me lasse pas de proclamer l'urgence d'une nouvelle évangélisation, je fais appel aux philosophes pour qu'ils sachent approfondir les dimensions du vrai, du bon et du beau, auxquelles donne accès la parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l'on considère les défis que le nouveau millénaire semble lancer et qui touchent particulièrement les régions et les cultures d'ancienne tradition chrétienne. Cette préoccupation doit aussi être considérée comme un apport fondamental et original sur la route de la nouvelle évangélisation.

(125) Cf. Exhort. apost. Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), n. 20: AAS 68 (1976), pp. 18-19
EN 20.


104 La pensée philosophique est souvent l'unique terrain d'entente et de dialogue avec ceux qui ne partagent pas notre foi. Le mouvement philosophique contemporain requiert l'engagement résolu et compétent de philosophes croyants capables de reconnaître les aspirations, les ouvertures et les problématiques de ce moment de l'histoire. Par une argumentation fondée sur la raison et se conformant à ses règles, le philosophe chrétien, tout en étant toujours guidé par le supplément d'intelligence que lui donne la parole de Dieu, peut développer un raisonnement qui sera compréhensible et judicieux même pour ceux qui ne saisissent pas encore la pleine vérité que manifeste la Révélation divine. Ce terrain d'entente et de dialogue est aujourd'hui d'autant plus important que les problèmes qui se posent avec le plus d'urgence à l'humanité - que l'on pense aux problèmes de l'écologie, de la paix ou de la cohabitation des races et des cultures - peuvent être résolus grâce à une franche et honnête collaboration des chrétiens avec les fidèles d'autres religions et avec les personnes qui, tout en ne partageant pas une conviction religieuse, ont à coeur le renouveau de l'humanité. Le Concile Vatican II l'a affirmé: " Le désir d'un tel dialogue, qui soit conduit par le seul amour de la vérité, étant sauve de toute façon la prudence qui convient, n'exclut personne, pour ce qui est de nous, ni ceux qui tiennent en honneur les biens élevés de l'âme humaine, mais qui n'en reconnaissent pas encore l'auteur, ni ceux qui s'opposent à l'Eglise et la persécutent de diverses manières ".(126) Une philosophie dans laquelle se reflète quelque chose de la vérité du Christ, réponse unique et définitive aux problèmes de l'homme, (127) sera un appui efficace pour l'éthique véritable et en même temps planétaire dont a besoin l'humanité aujourd'hui.

(126) Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 92
GS 92.
(127) Cf. ibid., n. 10 GS 10.


105 Je tiens à conclure cette Encyclique en m'adressant encore une fois surtout aux théologiens, afin qu'ils accordent une attention particulière aux implications philosophiques de la parole de Dieu et qu'ils mènent une réflexion qui fasse ressortir la densité spéculative et pratique de la science théologique. Je voudrais les remercier de leur service ecclésial. Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la vérité révélée. C'est pourquoi j'exhorte les théologiens à reprendre et à mettre en valeur le mieux possible la dimension métaphysique de la vérité afin d'entrer ainsi dans un dialogue critique et exigeant avec la pensée philosophique contemporaine comme avec toute la tradition philosophique, qu'elle soit en accord ou en opposition avec la parole de Dieu. Qu'ils aient toujours présente à l'esprit la consigne d'un grand maître de la pensée et de la spiritualité, saint Bonaventure, qui, en introduisant le lecteur à son Itinerarium mentis in Deum, l'invitait " à ne pas croire qu'on peut se satisfaire de la lecture sans componction, de la spéculation sans dévotion, de la recherche sans admiration, de la prudence sans exultation, de l'activité sans piété, de la science sans charité, de l'intelligence sans humilité, de l'étude séparée de la grâce divine, de la réflexion séparée de la sagesse inspirée par Dieu ". (128)

(128) Prologue, 4: Opera omnia, Florence (1891), t. V, p. 296.


Ma pensée se tourne aussi vers ceux qui portent la responsabilité de la formation sacerdotale, académique et pastorale, afin qu'ils assurent avec une particulière attention la formation philosophique de ceux qui auront à annoncer l'Evangile aux hommes d'aujourd'hui et, plus encore, de ceux qui devront se consacrer à l'enseignement de la théologie et à la recherche. Qu'ils s'efforcent de conduire leur travail à la lumière des prescriptions du Concile Vatican II (129) et des dispositions prises par la suite, qui mettent en relief le devoir urgent et nécessaire pour tous de contribuer à une communication authentique et profonde des vérités de la foi. Que l'on n'oublie pas que c'est une grave responsabilité d'assurer la formation préalable et adéquate du corps de professeurs destinés à l'enseignement de la philosophie dans les séminaires et dans les facultés ecclésiastiques. (130) Il est indispensable que cette formation comporte une préparation scientifique appropriée, qu'elle soit conçue de manière systématique en présentant le grand patrimoine de la tradition chrétienne, et qu'elle soit conduite avec le discernement qui convient devant les besoins actuels de l'Eglise et du monde.

(129) Cf. Décret sur la formation sacerdotale Optatam totius, n. 15
OT 15.
(130) Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Sapientia christiana (15 avril 1979), art. 67-68: AAS 71 (1979), pp. 491-492.


1998 Fides et Ratio 89