1998 Fides et Ratio

LETTRE ENCYCLIQUE

FIDES ET RATIO

DU SOUVERAIN PONTIFE

JEAN-PAUL II

AUX EVÊQUES DE L'EGLISE CATHOLIQUE

SUR LES RAPPORTS

ENTRE LA FOI ET LA RAISON


Vénérés Frères dans l'épiscopat, salut et Bénédiction apostolique!

LA FOI ET LA RAISON sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité. C'est Dieu qui a mis au cour de l'homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L'aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même (cf. Ex 33,18 Ps 27,8-9 Ps 26; Ps 63,2-3 Ps 62 Jn 14,8 1Jn 3,2).




INTRODUCTION " CONNAIS-TOI TOI-MÊME "

1 En Orient comme en Occident, on peut discerner un parcours qui, au long des siècles, a amené l'humanité à s'approcher progressivement de la vérité et à s'y confronter. C'est un parcours qui s'est déroulé - il ne pouvait en être autrement - dans le champ de la conscience personnelle de soi: plus l'homme connaît la réalité et le monde, plus il se connaît lui-même dans son unicité, tandis que devient toujours plus pressante pour lui la question du sens des choses et de son existence même. Ce qui se présente comme objet de notre connaissance fait par là même partie de notre vie. Le conseil Connais-toi toi- même était sculpté sur l'architrave du temple de Delphes, pour témoigner d'une vérité fondamentale qui doit être prise comme règle minimum par tout homme désireux de se distinguer, au sein de la création, en se qualifiant comme " homme " précisément parce qu'il " se connaît lui-même ".

Un simple regard sur l'histoire ancienne montre d'ailleurs clairement qu'en diverses parties de la terre, marquées par des cultures différentes, naissent en même temps les questions de fond qui caractérisent le parcours de l'existence humaine: Qui suis-je? D'où viens-je et où vais-je? Pourquoi la présence du mal? Qu'y aura-t-il après cette vie? Ces interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d'Israël, mais elles apparaissent également dans les Védas ainsi que dans l'Avesta; nous les trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aussi dans la prédication des Tirthankaras et de Bouddha; ce sont encore elles que l'on peut reconnaître dans les poèmes d'Homère et dans les tragédies d'Euripide et de Sophocle, de même que dans les traités philosophiques de Platon et d'Aristote. Ces questions ont une source commune: la quête de sens qui depuis toujours est pressante dans le coeur de l'homme, car de la réponse à ces questions dépend l'orientation à donner à l'existence.



2 L'Eglise n'est pas étrangère à ce parcours de recherche, et elle ne peut l'être. Depuis que, dans le Mystère pascal, elle a reçu le don de la vérité ultime sur la vie de l'homme, elle est partie en pèlerinage sur les routes du monde pour annoncer que Jésus Christ est " le Chemin, la Vérité et la Vie " (Jn 14,6). Parmi les divers services qu'elle doit offrir à l'humanité, il y en a un qui engage sa responsabilité d'une manière tout à fait particulière: c'est la diaconie de la vérité.(1) D'une part, cette mission fait participer la communauté des croyants à l'effort commun que l'humanité accomplit pour atteindre la vérité (2) et, d'autre part, elle l'oblige à prendre en charge l'annonce des certitudes acquises, tout en sachant que toute vérité atteinte n'est jamais qu'une étape vers la pleine vérité qui se manifestera dans la révélation ultime de Dieu: " Nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu " (1Co 13,12).

(1) Je l'écrivais déjà dans ma première encyclique Redemptor hominis: " Nous sommes devenus participants de cette mission du Christ prophète et, en vertu de la même mission, nous sommes avec lui au service de la vérité divine dans l'Eglise. La responsabilité envers cette vérité signifie aussi que nous devons l'aimer, en chercher la compréhension la plus exacte, de manière à la rendre plus accessible à nous-mêmes et aux autres dans toute sa force salvifique, dans sa splendeur, dans sa profondeur et en même temps dans sa simplicité " (RH 19: AAS 71 (1979), p. 306).
(2) Cf. Conc. ocum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. GS 16.


3 L'homme possède de multiples ressources pour stimuler le progrès dans la connaissance de la vérité, de façon à rendre son existence toujours plus humaine. Parmi elles ressort la philosophie, qui contribue directement à poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse; elle apparaît donc comme l'une des tâches les plus nobles de l'humanité. Le mot philosophie, selon l'étymologie grecque, signifie " amour de la sagesse ". En effet, la philosophie est née et s'est développée au moment où l'homme a commencé à s'interroger sur le pourquoi des choses et sur leur fin. Sous des modes et des formes différentes, elle montre que le désir de vérité fait partie de la nature même de l'homme. C'est une propriété innée de sa raison que de s'interroger sur le pourquoi des choses, même si les réponses données peu à peu s'inscrivent dans une perspective qui met en évidence la complémentarité des différentes cultures dans lesquelles vit l'homme.

La forte incidence qu'a eue la philosophie dans la formation et dans le développement des cultures en Occident ne doit pas nous faire oublier l'influence qu'elle a exercée aussi dans les manières de concevoir l'existence dont vit l'Orient. Tout peuple possède en effet sa propre sagesse autochtone et originelle qui, en tant que richesse culturelle authentique, tend à s'exprimer et à mûrir également sous des formes typiquement philosophiques. Que cela soit vrai, on en a pour preuve le fait qu'une forme fondamentale de savoir philosophique, présente jusqu'à nos jours, peut être identifiée jusque dans les postulats dont s'inspirent les diverses législations nationales et internationales pour établir les règles de la vie sociale.


4 Il faut en tout cas observer que derrière un mot unique se cachent des sens différents. Une explicitation préliminaire est donc nécessaire. Poussé par le désir de découvrir la vérité dernière de l'existence, l'homme cherche à acquérir les connaissances universelles qui lui permettent de mieux se comprendre et de progresser dans la réalisation de lui-même. Les connaissances fondamentales découlent de l'émerveillement suscité en lui par la contemplation de la création: l'être humain est frappé d'admiration en découvrant qu'il est inséré dans le monde, en relation avec d'autres êtres semblables à lui dont il partage la destinée. Là commence le parcours qui le conduira ensuite à la découverte d'horizons toujours nouveaux de connaissance. Sans émerveillement, l'homme tomberait dans la répétitivité et, peu à peu, il deviendrait incapable d'une existence vraiment personnelle.

La capacité spéculative, qui est propre à l'intelligence humaine, conduit à élaborer, par l'activité philosophique, une forme de pensée rigoureuse et à construire ainsi, avec la cohérence logique des affirmations et le caractère organique du contenu, un savoir systématique. Grâce à ce processus, on a atteint, dans des contextes culturels différents et à des époques diverses, des résultats qui ont conduit à l'élaboration de vrais systèmes de pensée. Historiquement, cela a souvent exposé à la tentation de considérer un seul courant comme la totalité de la pensée philosophique. Il est cependant évident qu'entre en jeu, dans ces cas, une certaine " superbe philosophique " qui prétend ériger sa propre perspective imparfaite en lecture universelle. En réalité, tout système philosophique, même toujours respecté dans son intégralité sans aucune sorte d'instrumentalisation, doit reconnaître la priorité de la pensée philosophique d'où il tire son origine et qu'il doit servir d'une manière cohérente.

En ce sens, il est possible de reconnaître, malgré les changements au cours des temps et les progrès du savoir, un noyau de notions philosophiques dont la présence est constante dans l'histoire de la pensée. Que l'on songe, à seul titre d'exemple, aux principes de non-contradiction, de finalité, de causalité, et de même à la conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et à sa capacité de connaître Dieu, la vérité, le bien; que l'on songe également à certaines normes morales fondamentales qui s'avèrent communément partagées. Ces thèmes et d'autres encore montrent que, indépendamment des courants de pensée, il existe un ensemble de notions où l'on peut reconnaître une sorte de patrimoine spirituel de l'humanité. C'est comme si nous nous trouvions devant une philosophie implicite qui fait que chacun se sent possesseur de ces principes, fût-ce de façon générale et non réfléchie. Ces notions, précisément parce qu'elles sont partagées dans une certaine mesure par tous, devraient constituer des références pour les diverses écoles philosophiques. Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de l'être et à faire correctement découler d'eux des conclusions cohérentes d'ordre logique et moral, on peut alors parler d'une raison droite ou, comme l'appelaient les anciens, de orthòs logos, recta ratio.


5 L'Eglise, pour sa part, ne peut qu'apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l'existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l'Evangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.

Faisant donc suite à des initiatives analogues de mes prédécesseurs, je désire moi aussi porter mon regard vers cette activité particulière de la raison. J'y suis incité par le fait que, de nos jours surtout, la recherche de la vérité ultime apparaît souvent occultée. Sans aucun doute, la philosophie moderne a le grand mérite d'avoir concentré son attention sur l'homme. A partir de là, une raison chargée d'interrogations a développé davantage son désir d'avoir une connaissance toujours plus étendue et toujours plus profonde. Ainsi ont été bâtis des systèmes de pensée complexes, qui ont donné des fruits dans les divers ordres du savoir, favorisant le développement de la culture et de l'histoire. L'anthropologie, la logique, les sciences de la nature, l'histoire, le langage, d'une certaine manière, c'est l'univers entier du savoir qui a été embrassé. Les résultats positifs qui ont été atteints ne doivent toutefois pas amener à négliger le fait que cette même raison, occupée à enquêter d'une façon unilatérale sur l'homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-ci est également toujours appelé à se tourner vers une vérité qui le transcende. Sans référence à cette dernière, chacun reste à la merci de l'arbitraire, et sa condition de personne finit par être évaluée selon des critères pragmatiques fondés essentiellement sur le donné expérimental, dans la conviction erronée que tout doit être dominé par la technique. Il est ainsi arrivé que, au lieu d'exprimer au mieux la tension vers la vérité, la raison, sous le poids de tant de savoir, s'est repliée sur elle-même, devenant, jour après jour, incapable d'élever son regard vers le haut pour oser atteindre la vérité de l'être. La philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de l'homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements.

Il en est résulté diverses formes d'agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à s'égarer dans les sables mouvants d'un scepticisme général. Puis, récemment, ont pris de l'importance certaines doctrines qui tendent à dévaloriser même les vérités que l'homme était certain d'avoir atteintes. La pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié, fondé sur l'affirmation que toutes les positions se valent : c'est là un des symptômes les plus répandus de la défiance à l'égard de la vérité que l'on peut observer dans le contexte actuel. Certaines conceptions de la vie qui viennent de l'Orient n'échappent pas, elles non plus, à cette réserve; selon elles, en effet, on refuse à la vérité son caractère exclusif, en partant du présupposé qu'elle se manifeste d'une manière égale dans des doctrines différentes, voire contradictoires entre elles. Dans cette perspective, tout devient simple opinion. On a l'impression d'être devant un mouvement ondulatoire: tandis que, d'une part, la réflexion philosophique a réussi à s'engager sur la voie qui la rapproche toujours plus de l'existence humaine et de ses diverses expressions, elle tend d'autre part à développer des considérations existentielles, herméneutiques ou linguistiques qui passent sous silence la question radicale concernant la vérité de la vie personnelle, de l'être et de Dieu. En conséquence, on a vu apparaître chez l'homme contemporain, et pas seulement chez quelques philosophes, des attitudes de défiance assez répandues à l'égard des grandes ressources cognitives de l'être humain. Par fausse modestie, on se contente de vérités partielles et provisoires, sans plus chercher à poser des questions radicales sur le sens et sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale. En somme, on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives à ces questions.



6 Forte de la compétence qui lui vient du fait qu'elle est dépositaire de la Révélation de Jésus Christ, l'Eglise entend réaffirmer la nécessité de la réflexion sur la vérité. C'est pour cette raison que j'ai décidé de m'adresser à vous, vénérés Frères dans l'épiscopat avec lesquels je partage la mission de " manifester la vérité " (2Co 4,2), ainsi qu'aux théologiens et aux philosophes, auxquels revient le devoir de s'enquérir des différents aspects de la vérité, et aussi aux personnes qui sont en recherche, pour faire part de quelques réflexions sur la voie qui conduit à la vraie sagesse, afin que tous ceux qui ont au coeur l'amour de la sagesse puissent s'engager sur la bonne route qui permet de l'atteindre et trouver en elle la récompense de sa peine et la joie spirituelle.

Ce qui me porte à cette initiative, c'est tout d'abord la conscience de ce qu'exprime le Concile Vatican II, quand il affirme que les évêques sont des " témoins de la vérité divine et catholique ".(3) Témoigner de la vérité est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous évêques; nous ne pouvons y renoncer sans manquer au ministère que nous avons reçu. En réaffirmant la vérité de la foi, nous pouvons redonner à l'homme de notre époque une authentique confiance en ses capacités cognitives et lancer à la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité.

(3) Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, n. 25 LG 25.


Un autre motif m'incite à écrire ces réflexions. Dans l'encyclique Veritatis splendor, j'ai attiré l'attention sur " quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d'être déformées ou rejetées dans le contexte actuel ".(4) Par la présente Encyclique, je voudrais continuer cette réflexion et concentrer l'attention sur le thème même de la vérité et sur son fondement par rapport à la foi. On ne peut nier en effet que cette période de changements rapides et complexes expose surtout les jeunes générations, auxquelles appartient l'avenir et dont il dépend, à éprouver le sentiment d'être privées d'authentiques points de repères. L'exigence d'un fondement pour y édifier l'existence personnelle et sociale se fait sentir de manière pressante, surtout quand on est contraint de constater le caractère fragmentaire de propositions qui élèvent l'éphémère au rang de valeur, dans l'illusion qu'il sera possible d'atteindre le vrai sens de l'existence. Il arrive ainsi que beaucoup traînent leur vie presque jusqu'au bord de l'abîme sans savoir vers quoi ils se dirigent. Cela dépend aussi du fait que ceux qui étaient appelés par vocation à exprimer dans des formes culturelles le fruit de leur spéculation ont parfois détourné leur regard de la vérité, préférant le succès immédiat à la peine d'une recherche patiente de ce qui mérite d'être vécu. La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. C'est pourquoi j'ai ressenti non seulement l'exigence mais aussi le devoir d'intervenir sur ce thème, pour que l'humanité, au seuil du troisième millénaire de l'ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes ressources qui lui ont été accordées et s'engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du plan de salut dans lequel s'inscrit son histoire.

(4) N. 4: AAS 85 (1993), p. 1136 VS 4.



CHAPITRE I : LA REVELATION DE LA SAGESSE DE DIEU


Jésus révèle le Père

7 Au point de départ de toute réflexion que l'Eglise entreprend, il y a la conscience d'être dépositaire d'un message qui a son origine en Dieu même (cf. 2Co 4,1-2). La connaissance qu'elle propose à l'homme ne lui vient pas de sa propre spéculation, fût-ce la plus élevée, mais du fait d'avoir accueilli la parole de Dieu dans la foi (cf. 1Th 2,13). À l'origine de notre être de croyants se trouve une rencontre, unique en son genre, qui a fait s'entrouvrir un mystère caché depuis les siècles (cf. 1Co 2,7 Rm 16,25-26), mais maintenant révélé: " Il a plu à Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, de se révéler lui-même et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1,9), par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe fait chair, dans l'Esprit Saint, et sont rendus participants de la nature divine ".(5) C'est là une initiative pleinement gratuite, qui part de Dieu pour rejoindre l'humanité et la sauver. En tant que source d'amour, Dieu désire se faire connaître, et la connaissance que l'homme a de Lui porte à son accomplissement toute autre vraie connaissance que son esprit est en mesure d'atteindre sur le sens de son existence.

(5) Conc. ocum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2 DV 2.


8 Reprenant presque littéralement l'enseignement donné par la Constitution Dei Filius du Concile Vatican I et tenant compte des principes proposés par le Concile de Trente, la Constitution Dei Verbum de Vatican II a continué le processus séculaire d'intelligence de la foi et a réfléchi sur la Révélation à la lumière de l'enseignement biblique et de l'ensemble de la tradition patristique. Au premier Concile du Vatican, les Pères avaient souligné le caractère surnaturel de la révélation de Dieu. La critique rationaliste, qui s'attaquait alors à la foi en partant de thèses erronées et très répandues, portait sur la négation de toute connaissance qui ne serait pas le fruit des capacités naturelles de la raison. Ce fait avait obligé le Concile à réaffirmer avec force que, outre la connaissance propre de la raison humaine, capable par nature d'arriver jusqu'au Créateur, il existe une connaissance qui est propre à la foi. Cette connaissance exprime une vérité fondée sur le fait même que Dieu se révèle, et c'est une vérité très certaine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas tromper.(6)

(6) Cf. Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, III:
DS 3008.


9 Le Concile Vatican I enseigne donc que la vérité atteinte par la voie de la réflexion philosophique et la vérité de la Révélation ne se confondent pas, et que l'une ne rend pas l'autre superflue: " Il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet. Par leur principe, puisque dans l'un c'est par la raison naturelle et dans l'autre par la foi divine que nous connaissons. Par leur objet, parce que, outre les vérités que la raison naturelle peut atteindre, nous sont proposés à croire les mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s'ils ne sont divinement révélés ".(7) La foi, qui est fondée sur le témoignage de Dieu et bénéficie de l'aide surnaturelle de la grâce, est effectivement d'un ordre différent de celui de la connaissance philosophique. Celle-ci, en effet, s'appuie sur la perception des sens, sur l'expérience, et elle se développe à la lumière de la seule intelligence. La philosophie et les sciences évoluent dans l'ordre de la raison naturelle, tandis que la foi, éclairée et guidée par l'Esprit, reconnaît dans le message du salut la " plénitude de grâce et de vérité " (cf. Jn 1,14) que Dieu a voulu révéler dans l'histoire et de manière définitive par son Fils Jésus Christ (cf. 1Jn 5,9 1Jn 5,31-32).

(7) Ibid., IV: DS 3015; cité aussi dans Conc. oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59 GS 59.


10 Les Pères du Concile Vatican II, fixant leur regard sur Jésus qui révèle, ont mis en lumière le caractère salvifique de la révélation de Dieu dans l'histoire et ils en ont exprimé la nature dans les termes suivants: " Par cette révélation, le Dieu invisible (cf. Col 1,15 1Tm 1,17), dans son amour surabondant, s'adresse aux hommes comme à des amis (cf. Ex 33,11 Jn 15,14-15) et est en relation avec eux (cf. Ba 3,38), pour les inviter à la vie en communion avec lui et les recevoir en cette communion. Cette économie de la Révélation se réalise par des actions et des paroles intrinsèquement liées entre elles, si bien que les oeuvres, accomplies par Dieu dans l'histoire du salut, manifestent et corroborent la doctrine et les réalités signifiées par les paroles, et que les paroles, de leur côté, proclament les oeuvres et élucident le mystère qui y est contenu. Par cette révélation, la vérité profonde sur Dieu aussi bien que sur le salut de l'homme se met à briller pour nous dans le Christ, qui est à la fois le Médiateur et la plénitude de toute la Révélation ".(8)

(8) Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2 DV 2.


11 La révélation de Dieu s'inscrit donc dans le temps et dans l'histoire. Et même l'incarnation de Jésus Christ advient à la " plénitude du temps " (Ga 4,4). Deux mille ans après cet événement, j'éprouve le besoin de réaffirmer avec force que, " dans le christianisme, le temps a une importance fondamentale ".(9) En lui, en effet, vient à la lumière toute l'oeuvre de la création et du salut et surtout est manifesté le fait que, par l'incarnation du Fils de Dieu, nous vivons et nous anticipons dès maintenant ce qui sera l'accomplissement du temps (cf. He 1,2).

La vérité que Dieu a confiée à l'homme sur lui-même et sur sa vie s'inscrit donc dans le temps et dans l'histoire. Il est certain qu'elle a été prononcée une fois pour toutes dans le mystère de Jésus de Nazareth. La Constitution Dei Verbum le dit clairement: " Après avoir, à maintes reprises et sous bien des formes, parlé par les prophètes, Dieu, "en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils" (He 1,1-2). Il a, en effet, envoyé son Fils, à savoir le Verbe éternel qui éclaire tous les hommes, pour qu'il habitât parmi les hommes et leur fît connaître les profondeurs de Dieu (cf. Jn 1,1-18). Jésus Christ donc, Verbe fait chair, envoyé "comme homme vers les hommes", "prononce les paroles de Dieu" (Jn 3,34) et achève l'oeuvre de salut que le Père lui a donnée à faire (cf. Jn 5,36 Jn 17,4). C'est pourquoi lui-même - qui le voit, voit aussi le Père (cf. Jn 14,9) -, par toute sa présence et par toute la manifestation de lui-même, par ses paroles et ses oeuvres, par ses signes et ses miracles, mais surtout par sa mort et sa glorieuse résurrection d'entre les morts, enfin par l'envoi de l'Esprit de vérité, achève la Révélation en l'accomplissant ".(10)

L'histoire constitue pour le peuple de Dieu un chemin à parcourir entièrement, de façon que la vérité révélée exprime en plénitude son contenu grâce à l'action constante de l'Esprit Saint (cf. Jn 16,13). C'est encore une fois ce que dit la Constitution Dei Verbum quand elle affirme que " l'Eglise, tandis que les siècles s'écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu'à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu ".(11)

(9) Lettre apost. Tertio millennio adveniente (10 novembre 1994), n. 10: AAS 87 (1995), p. 11 TMA 10.
(10) N. 4 DV 4.
(11) N. 8 DV 8.


12 L'histoire devient donc le lieu où nous pouvons constater l'action de Dieu en faveur de l'humanité. Il nous rejoint en ce qui pour nous est le plus familier et le plus facile à vérifier parce que cela constitue notre cadre quotidien, sans lequel nous ne pourrions nous comprendre.

L'incarnation du Fils de Dieu permet de voir se réaliser la synthèse définitive que l'esprit humain, à partir de lui-même, n'aurait même pas pu imaginer: l'Eternel entre dans le temps, le Tout se cache dans le fragment, Dieu prend le visage de l'homme. La vérité exprimée dans la révélation du Christ n'est donc plus enfermée dans un cadre territorial et culturel restreint, mais elle s'ouvre à quiconque, homme ou femme, veut bien l'accueillir comme parole de valeur définitive pour donner un sens à l'existence. Or tous ont dans le Christ accès au Père; en effet, par sa mort et sa résurrection, le Christ a donné la vie divine que le premier Adam avait refusée (cf.
Rm 5,12-15). Par cette Révélation est offerte à l'homme la vérité ultime sur sa vie et sur le destin de l'histoire: " En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné ", affirme la Constitution Gaudium et spes.(12) En dehors de cette perspective, le mystère de l'existence personnelle reste une énigme insoluble. Où l'homme pourrait-il chercher la réponse à des questions dramatiques comme celles de la souffrance, de la souffrance de l'innocent et de la mort, sinon dans la lumière qui vient du mystère de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ ?

(12) N. 22 GS 22.


La raison devant le mystère

13 Il ne faudra pas oublier en tout cas que la Révélation demeure empreinte de mystère. Certes, par toute sa vie, Jésus révèle le visage du Père, puisqu'il est venu pour faire connaître les profondeurs de Dieu;(13 - DV 4) et pourtant la connaissance que nous avons de ce visage est toujours marquée par un caractère fragmentaire et par les limites de notre intelligence. Seule la foi permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente.

Le Concile déclare qu'" à Dieu qui révèle il faut apporter l'obéissance de la foi ".(14 DV 5) Par cette affirmation brève mais dense, est exprimée une vérité fondamentale du christianisme. On dit tout d'abord que la foi est une réponse d'obéissance à Dieu. Cela implique qu'Il soit reconnu dans sa divinité, dans sa transcendance et dans sa liberté suprême. Le Dieu qui se fait connaître dans l'autorité de sa transcendance absolue apporte aussi des motifs pour la crédibilité de ce qu'il révèle. Par la foi, l'homme donne son assentiment à ce témoignage divin. Cela signifie qu'il reconnaît pleinement et intégralement la vérité de ce qui est révélé parce que c'est Dieu lui-même qui s'en porte garant. Cette vérité, donnée à l'homme et que celui-ci ne pourrait exiger, s'inscrit dans le cadre de la communication interpersonnelle et incite la raison à s'ouvrir à elle et à en accueillir le sens profond. C'est pour cela que l'acte par lequel l'homme s'offre à Dieu a toujours été considéré par l'Eglise comme un moment de choix fondamental où toute la personne est impliquée. L'intelligence et la volonté s'exercent au maximum de leur nature spirituelle pour permettre au sujet d'accomplir un acte dans lequel la liberté personnelle est pleinement vécue.(15) Dans la foi, la liberté n'est donc pas seulement présente, elle est exigée. Et c'est même la foi qui permet à chacun d'exprimer au mieux sa liberté. Autrement dit, la liberté ne se réalise pas dans les choix qui sont contre Dieu. Comment, en effet, le refus de s'ouvrir vers ce qui permet la réalisation de soi-même pourrait-il être considéré comme un usage authentique de la liberté? C'est lorsqu'elle croit que la personne pose l'acte le plus significatif de son existence; car ici la liberté rejoint la certitude de la vérité et décide de vivre en elle.

Les signes présents dans la Révélation viennent aussi en aide à la raison qui cherche l'intelligence du mystère. Ils servent à effectuer plus profondément la recherche de la vérité et à permettre que l'esprit, de façon autonome, scrute l'intérieur même du mystère. En tout cas, si, d'un côté, ces signes donnent plus de force à la raison parce qu'ils lui permettent de mener sa recherche à l'intérieur du mystère par ses propres moyens, dont elle est jalouse à juste titre, d'un autre côté ils l'invitent à transcender leur réalité de signes pour en recevoir la signification ultérieure dont ils sont porteurs. En eux est donc déjà présente une vérité cachée à laquelle l'esprit est renvoyé et qu'il ne peut ignorer sans détruire le signe même qui lui est proposé.

On est renvoyé là, d'une certaine façon, à la perspective sacramentelle de la Révélation et, en particulier, au signe eucharistique dans lequel l'unité indivisible entre la réalité et sa signification permet de saisir la profondeur du mystère. Dans l'Eucharistie, le Christ est véritablement présent et vivant, il agit par son Esprit, mais, comme l'avait bien dit saint Thomas, " tu ne le comprends ni ne le vois; mais la foi vive, elle, l'affirme, en dépassant la nature. Par-dessous la double apparence, signe elle-même d'autre chose, vit la réalité sainte ".(16) Le philosophe Pascal lui fait écho: " Comme Jésus Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l'extérieur. Ainsi l'Eucharistie parmi le pain commun ".(17)

En somme, la connaissance de foi n'annule pas le mystère; elle ne fait que le rendre plus évident et le manifester comme un fait essentiel pour la vie de l'homme: le Christ Seigneur, " dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation ",(18) qui est de participer au mystère de la vie trinitaire de Dieu.(19)

(13) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 4.
(14) Ibid., n. 5.
(15) Le premier Concile du Vatican, auquel se réfère l'affirmation rappelée ci-dessus, enseigne que l'obéissance de la foi exige l'engagement de l'intelligence et de la volonté. " Puisque l'homme dépend totalement de Dieu comme son Créateur et Seigneur et que la raison créée est complètement soumise à la Vérité incréée, nous sommes tenus de présenter par la foi à Dieu qui se révèle la soumission plénière de notre intelligence et de notre volonté ": Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, III: DS 3008.
(16) Séquence de la solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ.
(17) Pensées, 789 (éd. L. Brunschvicg).
(18) Conc. oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22 GS 22.
(19) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2 DV 2.


14 L'enseignement des deux Conciles du Vatican ouvre également une véritable perspective de nouveautés pour le savoir philosophique. La Révélation introduit dans l'histoire un point de repère que l'homme ne peut ignorer s'il veut arriver à comprendre le mystère de son existence; mais, d'autre part, cette connaissance renvoie constamment au mystère de Dieu que l'esprit ne peut explorer à fond mais seulement recevoir et accueillir dans la foi. A l'intérieur de ces deux moments, la raison dispose d'un espace particulier qui lui permet de chercher et de comprendre, sans être limitée par rien d'autre que par sa finitude face au mystère infini de Dieu.

La Révélation fait donc entrer dans notre histoire une vérité universelle et ultime, qui incite l'esprit de l'homme à ne jamais s'arrêter; et même elle le pousse à élargir continuellement les champs de son savoir tant qu'il n'a pas conscience d'avoir accompli tout ce qui était en son pouvoir, sans rien négliger. Pour cette réflexion, nous sommes aidés par l'une des intelligences les plus fécondes et les plus significatives de l'histoire de l'humanité, à laquelle la philosophie aussi bien que la théologie se font un devoir de se référer: saint Anselme. Dans son Proslogion, l'archevêque de Cantorbéry s'exprime ainsi: " Comme souvent, avec ardeur, je tournais ma pensée sur ce point, ce que je cherchais parfois me semblait pouvoir être déjà saisi, et parfois fuyait tout à fait le regard de mon esprit; désespérant à la fin, je voulus cesser comme s'il s'agissait de rechercher chose impossible à trouver. Mais, alors que je voulais absolument exclure de moi cette pensée, de peur qu'en occupant vainement mon esprit elle n'empêchât d'autres occupations où je pusse progresser, voilà qu'elle commença, d'une importunité certaine, à s'imposer de plus en plus à moi, malgré mon refus et ma défense. (...) Mais hélas, malheureux, un des autres malheureux fils d'Ève éloignés de Dieu que je suis, qu'ai-je entrepris, qu'ai-je achevé? Où tendais-je, où en suis-je venu? À quoi aspirais-je, en quoi soupiré-je? (...) Par suite, Seigneur, tu n'es pas seulement tel que plus grand ne peut être pensé, (non solum es quo maius cogitari nequit), mais tu es quelque chose de plus grand qu'il ne se puisse penser (quiddam maius quam cogitari possit). (...). Si tu n'es pas cela même, il est possible de penser quelque chose de plus grand que toi, ce qui ne peut se faire ".(20)

(20) Préambule; 1;15: éd. M. Corbin, Paris (1986), pp. 223; 241; 266.



1998 Fides et Ratio