Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 3

Chapitre 4

Toutes les absurdités de la vie tirent leur origine du mariage. Portrait de l'homme qui a renoncé pour de bon à ce genre de vie.

1. D'ailleurs à quoi bon chicaner le célibat libère pour convaincre d'absurdité une telle de ces maux et soustrait à l'envi vie, en restreignant l'énumération des malheurs aux seuls adultères, divorces et embûches? Il me semble en effet, à considérer la réalité d'un point de vue plus élevé et plus vrai, que toute l'affliction de l'existence, observée en toutes sortes d'actions et d'occupations, ne commence à s'attaquer à la vie de l'homme que si l'on se soumet soi-même à la nécessité de ce genre de vie. Voici comment mettre en lumière cette affirmation: quand on a considéré de l'oeil pur de son âme la tromperie de cette vie, qu'on s'est élevé au-dessus de ses sollicitudes, que, selon la parole de l'Apôtre, on dédaigne toutes choses comme des déchets infects, et que d'une certaine manière on s'est complètement exilé de l'existence en se soustrayant au mariage, on n'a plus rien de commun avec les maux humains, la cupidité et l'envie veux-je dire, la colère, la haine et le désir de vaine gloire, et le reste du même genre. Exempts de tout cela, gardant sa liberté en toutes circonstances et vivant dans la paix, au sujet de quoi entrera-t-il en compétition pour obtenir davantage, en quoi excitera-t-il l'envie de ses voisins celui qui n'a pas le moindre contact avec ces biens auxquels l'envie s'attache étroitement en cette vie? Parce qu'il a élevé son âme au-dessus du monde entier et qu'il considère la vertu comme le seul bien qui ait pour lui du prix, il vivra une vie sans tristesse, paisible et sans combat. Car les biens de la vertu, même si tous les hommes en reçoivent une part, chacun dans la mesure de ses forces, ces biens restent toujours en plénitude pour ceux qui les désirent; dans le cas des biens terrestres au contraire, ceux qui sont chargés de les morceler retranchent à une part dans la mesure où ils ajoutent à l'autre, si bien que l'enrichissement de l'un entraîne l'appauvrissement de son associé dans le partage. C'est de là aussi que naissent les combats engagés entre hommes pour s'attribuer une part plus grande, tellement ils détestent être appauvris. De ce bien-là, par contre, le fait d'en avoir plus qu'autrui n'excite pas l'envie, et celui qui en a ravi davantage n'a causé aucun tort à qui prétend participer avec lui à égalité, mais il voit, dans la mesure de ses capacités, son bon désir comblé, cependant que la richesse des vertus n'est point épuisée par ceux qui se sont servi les premiers.

2. Celui donc qui fixe les yeux sur le mariage, cette vie et thésaurise pour lui cette principe d erreur et cause d'orgueil vertu que ne circonscrit aucune limite humaine, acceptera-t-il jamais que son âme incline vers l'une de ces choses basses que l'on foule aux pieds? S'émerveillera-t-il de la richesse terrestre, de la puissance humaine ou d'une des autres choses qui excitent le zèle des insensés? Si en effet quelqu'un se trouvait encore dans ces dispositions basses à leur égard, il se situerait hors d'un tel choeur et il n'entendra rien à notre discours; mais ce s'il pense aux réalités d'en haut et chemine avec Dieu dans les régions supérieures, il dépassera absolument tout cela, parce qu'il n'a pas ce principe d'erreurs, commun à tous en de telles matières, je veux dire le mariage. En effet, la volonté de surpasser les autres, cette insupportable passion de l'orgueil qu'on pourrait bien, sans pécher contre la vraisemblance, appeler graine ou racine de toute épine de péché, cette passion tire son origine d'une cause qui est avant tout le mariage.

3. La plupart du temps en effet épier de loin il n'est pas possible à l'homme les passions humaines cupides de ne pas alléguer ses enfants, ou à l'homme follement épris de gloire et ambitieux de ne pas reporter sur sa race la cause de son mal, afin de ne point paraître inférieur à ses prédécesseurs et de passer pour grand dans les générations futures, en laissant à ses descendants des récits; de même aussi le reste des infirmités de l'âme, envie, rancune, haine et quelque autre du même genre s'il s'en trouve, se rattachent à la même cause. Toutes en effet sont concitoyennes de ceux qui se passionnent pour cette vie; mais il échappe à leur servitude celui qui, tel un guetteur épiant de loin sur un observatoire élevé les passions humaines, plaint de leur aveuglement ceux qui se sont rendu esclaves d'une telle vanité et qui font grand cas de la prospérité charnelle. Car lorsqu'il voit un homme admiré pour un quelconque de ces biens mondains, orgueilleux pour des dignités, des richesses, de la puissance, il se moque de ces sots, boufus de telles vanités, et compte la durée maximal de la vie humaine selon la limité fixée d'avance par le psalmiste puis, mesurant ce très court intervalle à l'infinité des siècles, il prend en pitié pour son vain orgueil celui dont l'âme s'exalte sur des choses tellement sordides, basses et éphémères. En quoi mérite-t-il d'être vanté cet honneur d'ici-bas qui excite le zèle de tant de gens? Qu'ajoute-t-il à ceux qui sont honorés? Il demeure mortel en effet l'homme né mortel, qu'on l'honore ou non! Est-ce le fait d'avoir acquis de nombreux arpents de terre? Mais en définitive à quoi de bon cela mène-t-il les acquéreurs, sinon à ce que l'insensé puisse croire siens des biens qui ne lui appartiennent en rien; car il ignore, sous l'influence de son extrême voracité, semble-t-il, qu'au Seigneur appartient en réalité la terre et tout ce qu'elle renferme - Dieu règne sur la terre entière - mais que les hommes, dans leur cupidité passionnée, se donnent le nom mensonger de maîtres sur des biens qui ne leur appartiennent en rien. La terre en effet, comme dit le sage Ecclésiaste, demeure à jamais au service de chaque génération, pour nourrir successivement ceux qui naissent ici-bas; les hommes par contre, bien qu'ils ne soient pas leurs propres maîtres, mais qu'ils entrent dans la vie encore inconscients par la volonté de celui qui les mène, et qu'ils s'en éloignent contre leur gré, les hommes ont l'extrême vanité de se croire maîtres de la terre, alors qu'ils naissent et meurent chacun au temps marqué, tandis qu'elle demeure toujours.

4. Celui donc qui a observé ces les faux biens faits, qui méprise en conséquence tout ce qui passe pour précieux aux yeux des hommes et n'a d'amour que pour la vie divine, celui-là sachant que "toute chair est de l'herbe" (Is 40,6), quand estimera-t-il digne de recherche sérieuse cette herbe qui est aujourd'hui et demain ne sera plus? Car il sait, celui qui a bien observé les choses divines, que non seulement les choses humaines n'ont pas de solidité, mais qu'elles n'en auraient pas, même si le monde entier restait continuellement en repos. Aussi méprise-t-il cette vie comme étrangère et éphémère puisque le ciel et la terre passeront, selon la parole du Sauveur, et que toutes choses attendent nécessairement leur transformation. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'il est dans cette tente, comme dit l'apôtre pour montrer le caractère éphémère de cette condition, accablé par la vie présente, il déplore que cet exil se prolonge pour lui, comme l'a fait aussi le psalmiste dans ses chants divins. Car ils végètent réellement dans les ténèbres ceux qui vivent en étrangers ici-bas, avec ces tentes. Aussi le prophète gémit-il sur la durée de son exil: "Malheur à moi, dito , parce que mon exil se prolonge." Or c'est aux ténèbres qu'il a attribué la cause de ce découragement. Nous avons appris en effet des savants qu'en hébreu les ténèbres se disent "karaïtes" (Ps 119,5). N'est-il pas vrai que, tels ces hommes frappés de berlue par la nuit, ils ont la vue trop faible pour reconnaître cette tromperie, puisqu'ils ne savent pas que toutes les choses appréciées en cette vie, ou au contraire dépréciées, ne sont telles que dans l'opinion des insensés? Mais d'elles-mêmes, elles n'ont absolument aucune consistance: il n'y a ni basse naissance, ni renom familial, ni gloire, ni situation en vue, ni récits anciens, ni morgue au sujet du présent, ni pouvoir sur autrui, ni condition servile. Pour les gens sans formation, richesses et bien-être, pauvreté, gêne et toutes les inconstances de la vie, semblent revêtir une importante extrême toutes les fois qu'ils prennent le plaisir comme critères de leur jugement; mais, pour l'homme aux pensées élevées, tout paraît de même valeur, aucune chose n'a plus de valeur qu'une autre, parce que, même dans des situations opposées, on termine pareillement la course de la vie, et qu'il se trouve des possibilités égales pour vivre bien ou mal dans l'un et l'autre des lots, "avec les armes offensives et défensives, dit l'Apôtre, dans l'honneur et l'ignominie". Au travers de ces vicissitudes, celui qui a purifié son intelligence et observé la réalité des êtres qui existent vraiment, celui-ci ira droit son chemin en parcourant, de sa naissance à son départ de ce monde, le laps de temps qui lui est assigné, sans se laisser amollir par les plaisirs ni déprimer par les rigueurs, mais, s'attachant selon la coutume des voyageurs a ce qui se situe en avant, il tient peu compte de ce qui se présente. Les voyageurs en effet ont coutume de se hâter ainsi d'un pas égal, vers le terme de leur route: qu'ils traversent soit des prairies et des bois épais, soit des lieux déserts et rocailleux, ni le plaisir ne les retient, ni le déplaisir ne les arrête. Ainsi, lui aussi, sans se retourner, il se hâtera vers le but proposé, et, sans se laisser détourner par aucun des à-côtés de la route, il traversera la vie en ne regardant que le ciel, tel un bon pilote qui dirige son embarcation droit vers le but qu'il s'est fixé là-haut.

5. L'homme à l'esprit épais, qui regarde en bas et dont l'âme se penche sur les plaisirs du corps, comme les bêtes sur leur fourrage, cet homme ne vivant que pour le ventre et ce qui fait suite au ventre, se trouve éloigné de la vie de Dieu, étranger aux alliances de la promesse, parce qu'à son avis il n'y a rien de bon, sinon prendre du plaisir avec son corps. Tel est celui-là, et tout autre de son espèce qui marche dans les ténèbres, comme dit l'Écriture, inventeur des maux en cette vie, car chez eux se trouvent cupidité, licence des passions, excès dans les plaisirs, tout amour du pouvoir et désir de vaine gloire, et le reste de cette foule de passions qui cohabitent avec les hommes. Ces maux en effet se tiennent pour ainsi dire l'un l'autre, si bien qu'en survient-il un à quelqu'un, le reste, entraîné par une certaine nécessité de nature, entre aussi inévitablement avec lui, comme il se produit dans une chaîne, quand on en a tiré l'extrémité: il n'est pas possible que le reste des maillons demeurent immobiles, mais celui qui se trouve à l'autre bout de la chaîne se meut avec le premier, puisque le mouvement se propage de proche en proche et de façon continue, à partir du début, par les maillons intermédiaires.

Ainsi les passions humaines se tiennent enlacées et unies les unes aux autres, et l'une a-t-elle pris le dessus, la traînée des autres maux entre à sa suite dans l'âme. Et s'il faut te décrire cette chaîne de malheur, suppose un homme qui s'est laissé vaincre par la passion de vaine gloire à cause d'un certain plaisir: eh bien, avec cette vaine gloires, la cupidité insatiable a marché de compagnie. On ne peut en effet devenir cupide sans que le désir de la vaine gloire ne conduise par la main à cette passion. Ensuite le désir d'avoir plus et de l'emporter déclenche ou la colère contre les pairs, ou le dédain des inférieurs, ou l'envie de ce qui nous dépasse: or l'envie s'accompagne de l'hypocrisie, celle-ci de l'aigreur, celle-ci de la misanthropie, et, au terme de tout cela, une condamnation qui aboutit à la géhenne, aux ténèbres et au feu. Tu vois cette traînée de maux, comment tous se rattachent à une passion unique, la passion du plaisir.

6. Lors donc, qu'une fois pour toutes, la vie est prise à l'engrenage de telles passions, nous ne voyons pas les passions qu'une seule issue pour leur échapper, celle que nous conseillent les Écritures inspirées: se séparer d'une telle vie qui traîne avec elle cette suite d'afflictions. Il est impossible en effet que celui qui se plaît dans Sodome échappe au déluge de feu, et que celui qui, après être sorti de Sodome, se retourne à nouveau vers sa destruction, ne soit pas figé sur place en statue de sel; il ne sera pas non plus délivré de la servitude des Égyptiens celui qui n'a pas abandonné l'Égypte, je veux dire cette vie submergée, et qui n'a pas traversé non point la Mer Rouge d'autrefois, mais cette mer sombre et ténébreuse de la vie. Si, comme dit le Seigneur, à moins que la vérité ne nous libère, nous stagnons dans le mal de la servitude, comment peut-il en venir à la vérité celui qui cherche le mensonge et se meut dans l'erreur de cette vie? Comment échappera-t-il à cette servitude celui qui livre sa propre vie en proie aux nécessités de la nature? Mais cet exposé deviendrait pour nous plus facile à comprendre par un exemple. De même qu'un fleuve rendu tumultueux par les crues d'hiver, emporté par l'impétuosité de sa nature, charriant dans son courant souches, pierres et tout ce qui se trouve à sa portée, constitue un danger et un péril pour ceux-là seuls qui s'y engagent, alors qu'il coule sans dommage pour ceux qui le surveillent de loin, ainsi, l'homme qui s'engage dans cette vie, est-il le seul à en affronter le trouble, le seul à subir l'assaut des passions que la nature, selon son cours inéluctable, suscite nécessairement à ceux qui la traversent, en les submergeant par les maux de la vie. Mais si quelqu'un délaisse ce torrent, comme dit l'Écriture, et l'eau sans consistance, il sera, d'après la suite de l'hymne, absolument hors de prise pour les morsures de la vie, s'évadant du filet, tel un passereau, sur l'aile de la vertu.

7. Puisqu'en effet, d'après notre exemple du torrent, la vie humaine débordant de toutes sortes de troubles et de vicissitudes, est sans cesse emportée roulant ses eaux, selon sa pente naturelle, et que rien ne tient de ce qu'on cherche en elle, ni ne dure jusqu'au rassasiement de ceux qui désirent, puisque toutes les choses qui surviennent s'évanouissent au toucher dans le moment même où elles se font proches, et que l'objet présent dans l'instant échappe aux sens en raison de la rapidité de son passage, les yeux étant déjà entraînés par la vague suivante à cause de cela, il serait utile de nous maintenir loin d'un tel courant, de peur qu'en nous attachant aux choses instables, nous ne négligions la stabilité de celles qui demeurent. Comment celui qui est passionnement attaché à l'une des choses de cette vie peut-il posséder jusqu'à la fin l'objet de son désir? Parmi les biens, qui suscitent le plus d'ardeur, lequel demeure à jamais tel qu'il est? Quelle vigueur juvénile ? Quel don heureux de force et de beauté? Quelle richesse? Quelle gloire? Quelle puissance? Est-ce que toutes ces choses, après avoir fleuri un peu de temps, ne se sont pas écoulées, pour prendre dans leur ruine un surnom contraire? Qui a passé sa vie entière dans la jeunesse? À quoi la force a-t-elle été capable de résister jusqu'à la fin? La fleur de la beauté, est-ce que la nature ne l'a pas faite plus éphémère que les fleurs mêmes qui apparaissent au printemps? Celles-ci du moins ont poussé des rejetons à la saison suivante, et, après avoir perdu leurs fleurs pour un peu de temps, de nouveau ont retrouvé leur jeunesse, puis de nouveau s'en sont allées, puis de nouveau ont retrouvé leur somptuosité et montré pour une nouvelle année encore leur beauté de maintenant. Mais la fleur humaine, après l'avoir montrée une seule fois, au printemps de la jeunesse, la nature l'éteint ensuite, en la faisant disparaître dans l'hiver de la vieillesse. Ainsi en va-t-il de tout le reste qui, après avoir trompé pour un temps les sens de la chair, a couru ensuite s'ensevelir dans l'oubli. Puis donc que ces changements, conséquences d'une certaine nécessité de notre nature, attristent infailliblement l'homme passionnément attaché, il n'est qu'un seul moyen d'échapper à ces maux: c'est de n'approcher de son âme aucune de ces choses changeantes, mais de s'éloigner autant que possible du commerce de cette vie toute passionnée et charnelle; bien plus de se rendre étranger à toute sympathie pour son propre corps, de peur qu'en vivant selon la chair, on en vienne à dépendre des vicissitudes qui naissent de la chair. Cela, c'est vivre par l'âme seule et imiter, dans la mesure du possible, le mode de vie des puissances incorporelles qui ne prennent ni femme, ni mari et dont l'oeuvre, le soin, la perfection consistent à contempler le Père de l'incorruptibilité, et à embellir leur propre nature selon la beauté de l'archétypes, en l'imitant dans la mesure dont elles sont susceptibles.

C'est donc pour réaliser cette pensée et ce désir sublimes que, disons-nous, la virginité fut donnée à l'homme, selon l'avis de l'Écriture, comme collaboratrice et comme aide. Et de même que certains arts, dans les autres professions, ont été inventés pour mener à bien chacune des tâches poursuivies, ainsi, me semble-t-il, la profession de virginité est un arts et une science de vie divine, apprenant à ceux qui vivent dans la chair à devenir semblables à la nature incorporelle.


Chapitre 5

Il faut faire plus de cas de l'impassibilité de l'âme que de la pureté du corps.

Car c'est là tout le soin d'un tel genre de vie, empêcher que la cime de notre âme ne soit abaissée par l'insurrection des voluptés, et que notre intelligence, au lieu de cheminer dans les hauteurs et de regarder vers les choses d'en haut, ne tombe, entraînée dans les passions de la chair et du sang. Comment peut-elle encore élever un regard libre vers la lumière intelligible à laquelle elle est apparentée, si elle s'est laissé clouer en bas à la volupté de la chair, si elle applique son désir aux passions humaines, toutes les fois qu'elle incline vers les biens matériels, par suite d'une prénotion fallacieuse qui a manqué d'éducation? Car de même que les yeux des porcs, tournés naturellement vers le bas, n'ont aucune expérience des merveilles célestes, ainsi l'âme, entraînée en bas avec le corps, ne pourra plus regarder vers le ciel et les beautés d'en haut, du fait de son penchant pour ce qu'il y a de bas et de bestial dans la nature. Et donc, afin de pouvoir, libre et dégagée le plus possible, lever les yeux vers la Volupté divine et bienheureuse, notre âme ne se tournera vers aucun des biens terrestres et ne prendra point sa part des voluptés dont l'usage est permis dans la vie commune; mais elle détournera des biens corporels sa puissance d'aimer pour la reporter sur la contemplation intellectuelle et immatérielle du beau. Ainsi donc la virginité corporelle a été conçue à notre avantage, pour favoriser une telle disposition d'âme, afin de mettre le plus possibles en elle un oubli et une amnésie des mouvements passionnels de la nature, puisqu'elle n'entraîne aucune nécessité de s'occuper des dettes viles de la chair. Car une bonne fois libérée de telles obligations, il n'y a plus de danger que, sous une accoutumances progressive à des choses qui semblent permises par une loi de nature, elle en vienne à une aversion et à une ignorance de la volupté divine et sans mélange, que seule la pureté du coeur, en nous la faculté maîtresse, est de nature à poursuivre.


Chapitre 6

Élie et Jean ont pratiqué la stricte discipline de ce genre de vie.

1. C'est pourquoi semble-t-il, le grand prophète Elie et celui qui vint en cette vie après lui "dans l'esprit et dans la force d'Elie", tel qu'il n'en est pas de plus grand parmi les fils des femmes, ces deux hommes par leur genre de vie propre, sans compter d'autres leçons que leur histoire donne à entendre par énigme, ont enseigné avant tout, à celui qui vaque à la contemplation de l'invisible, qu'il doit se tenir à l'écart de l'engrenage de la vie humaine, de peur que l'accoutumance à de telles illusions qui lui viennent par les sens ne l'induise en confusion et en erreur, quand il s'agit de juger du vrai bien. Car tous les deux, dès leur jeunesse, s'exilèrent de la société des hommes et s'établirent en quelque sorte hors de la nature, par leur dédain du régime habituel et normal en matière de nourriture et de boisson, ainsi que par leur mode de vie dans le désert, au point de protéger leurs oreilles contre les bruits d'alentour, de retenir leurs yeux de divaguer, de garder leur goût simple et sans recherche, en contentant leurs besoins, l'un et l'autre, d'une nourriture de rencontre. C'est ainsi qu'ils s'établirent dans un calme et une sérénité parfaite, loin du tumulte extérieur, et par là s'élevèrent si haut dans les grâces divines que, pour chacun d'eux, l'Écriture en fait mémoire. Élie en effet, établi comme une sorte d'intendant des dons divins, était maître absolu de fermer aux pécheurs l'usage de ces biens célestes et de les ouvrir aux repentants; quant à Jean, le récit divin ne dit en rien qu'il ait accompli de semblables merveilles, mais celui qui voit les choses cachées a rendu témoignage que la grâce lui fut accordée plus abondamment qu'à aucun autre prophète; tout cela, peut-être, parce que l'un et l'autre, du début jusqu'à la fin, ont offert au Seigneur leur désir pur et net de toute attache passionnée pour la matière, sans s'occuper ni de tendresse pour des enfants, ni de soucis d'épouses, ni d'aucun autre sentiment humain. Persuadés en fait qu'il ne leur convenait pas de se préoccuper même de la nourriture nécessaire à chaque jour, et s'étant montrés supérieurs à la dignité empruntée des vêtements, ils improvisaient avec des moyens de fortune ce dont ils avaient besoin, se couvrant l'un de toisons de chèvres, l'autre de poils de chameaux: ceux-ci, je pense, ne seraient pas arrivés les premiers à de telles hauteurs s'ils s'étaient laissés amollir par les voluptés corporelles dans le mariage. Ce n'est pas sans intention, mais, comme dit l'Apôtre, c'est pour notre instruction que ces choses ont été écrites, afin que nous dirigions tout droit notre vie selon la leur. Quelle leçon en tirer? Qu'à la ressemblance de ces hommes saints, il ne doit occuper sa pensée d'aucune des affaires du siècle, celui qui désire s'unir à Dieu. II n'est pas possible en effet à celui dont la pensée se répand sur beaucoup d'objets d'aller droit à l'intelligence et au désir de Dieu.

2. Il me semble qu'un exemple éclairerait notre opinion là-dessus.
Supposons en effet une eau qui se répand hors d'une source et qui se divise, selon l'occurrence, en plusieurs ruisseaux: aussi longtemps qu'elle est ainsi emportée, elle ne sera propre à aucun usage pour l'agriculture, car sa dispersion en de nombreuses directions fait qu'il ne s'en trouve en chaque endroit qu'une petite quantité, faible et lente à se mouvoir, en raison d'un débit peu intense. Mais si on rassemblait tous ces ruisseaux désordonnés et si on ramassait en un seul courant ce qui jusqu'alors se dispersait de tous côtés, on se servirait pour une foule d'usages utiles à la vie de cette masse d'eau convergente. Ainsi, me semble-t-il, de l'intelligence humaine: si elle vient à se répandre de tous côtés, en coulant et se dispersant vers ce qui plaît à chaque instant aux sens, elle n'a aucune force appréciable pour s'acheminer vers le vrai bien mais si, rappelée de partout, ramassée sur elle-même rassemblée et non plus répandue, elle est mue vers l'activité qui lui est propre et conforme à sa nature, rien ne l'empêchera d'être emportée vers les choses d'en haut et de toucher la réalité des êtres qui existent vraiment. De même en effet que l'eau enfermée dans une conduite hermétique est souvent portée vers le haut, verticalement, sous la pression ascendante, faute d'avoir où se répandre, et cela malgré son mouvement naturel qui la porte en bas; ainsi l'intelligence humaine, étroitement canalisée de partout par la continence, sera comme enlevées vers le désir des biens supérieurs par sa disposition naturelle à se mouvoir, faute d'issues où s'égarer, car l'être en mouvement perpétuel qui a reçu de son Créateur une telle nature ne peut jamais se stabiliser et, s'il est empêché d'utiliser son mouvement dans la direction des vanités, il n'a d'autres ressources que d'aller droit à la réalité puisque de partout on l'écarte des choses absurdes: ainsi précisément dans les carrefours, voyons-nous les voyageurs ne point se tromper sur la route droite, toutes les fois que l'expérience acquise dans leurs autres voyages les détourne de s'égarer. C'est pourquoi, comme le voyageur, qui dans son itinéraire s'est retiré des sentiers de l'erreur, se garde sur la route droite, ainsi notre intelligence, se détournant des vanités, reconnaîtra que la réalité se situe dans les êtres qui existent vraiment. C'est donc cela, semble-t-il, que nous enseigne la mémoire de ces grands prophètes, à ne nous embarrasser d'aucune des sollicitudes mondaines: or le mariage est une de ces sollicitudes ou plutôt le principe et la racine de la sollicitude pour les vanités.


Chapitre 7

Le mariage n'est pas au nombre des choses condamnées.

1. Que personne n'estime que nous repoussons l'institution du mariage: nous n'ignorons pas en effet que celui-ci non plus n'est pas étranger à la bénédiction divine, mais puisqu'il trouve un défenseur qui se suffit à lui-même dans la nature commune à tous les hommes - elle qui met cette inclination spontanée vers de tels plaisirs en tous ceux qui viennent à l'existence par le mariage - et puisque la virginité marche pour ainsi dire à l'encontre de la nature, il serait superflu de prendre la peine d'écrire un discours d'encouragement et d'exhortation au mariage, en mettant en avant son défenseur difficile à combattre, je veux dire la volupté; à moins que de telles paroles ne soient peut-être rendues nécessaires par des gens qui marquent d'une fausse empreinte les doctrines de l'Église et qui sont nommés par l'apôtre a ces consciences brûlées au fer rouge, parce qu'après avoir délaissé la direction de l'Esprit sous l'influence de l'enseignement des démons, ils marquent leur propre coeur de certaines cicatrices et brûlures, ils abhorrent les créatures de Dieu comme des souillures, comme des excitations au mal, comme une cause de maux, et profèrent d'autres accusations semblables. Mais qu'ai-je à faire de juger ceux du dehors? dit celui qui vient de parler. En effet ils sont véritablement hors du palais de la doctrine des mystères et campent non sous la protection de Dieu, mais dans l'antre du Mauvais, ceux "qui sont retenus captifs, asservis à sa volonté", selon l'expression de l'Apôtre. C'est pourquoi ils ne comprennent pas que, si l'on définit la vertu comme un juste milieu, la déviation vers les extrêmes situés de part et d'autre est un vice, car c'est en prenant partout le milieu entre un relâchement et une tension excessive qu'on distingue la vertu du vice.

2. Mais le raisonnement gagnera pour nous en clarté s'il est illustré par les faits eux-mêmes. Lâcheté et témérité, que l'on considère comme deux vices contraires, l'un par manque et l'autre par excès de confiance, encadrent en leur milieu le courage. Ou encore, l'homme pieux n'est ni athée, ni superstitieux, car, en ces deux cas, on commet une égale impiété, à croire qu'il n'y a pas de Dieu ou qu'il y en a plusieurs. Veux-tu aussi par d'autres exemples connaître la justesse de cette opinion? Celui qui fuit la parcimonie et la prodigalité, celui-là, se soustrayant aux passions contraires, a pratiqué la libéralité de caractère, car une telle vertu consiste à n'être ni disposé aux aventures dans les dépenses excessives et inutiles, ni mesquin à l'égard du nécessaire. Et ainsi de tout le reste - pour ne pas poursuivre en détail - notre discours a montré que le milieu entre deux vices contraires est une vertu. Il en résulte donc que la chasteté, elle aussi, est un juste milieu et qu'elle a ses déviations bien connues de part et d'autre, vers un vice: l'un en effet, parce que son âme manque de vigueur, est devenu pour la passion de volupté un adversaire facile à vaincre, si bien que, sans même avoir approché de la route de la vie pure et chaste, il a glissé dans les passions d'ignominie; l'autre, pour avoir outrepassé le terrain sûr de la chasteté et culbuté par-dessus le juste milieu de cette vertu, a été précipité dans l'enseignement des démons comme dans un abîme, brûlant au fer rouge, comme dit l'Apôtre, sa propre conscience. En effet dans la mesure où il définit le mariage comme abominable, il se stigmatise lui-même en le blâmant, car, si l'arbre est mauvais, ainsi que le dit quelque part l'Évangile, le fruit aussi est pleinement digne de l'arbre. Si donc l'homme est le rejeton et le fruit de cette plante, le mariage, les reproches contre le mariage atteignent pleinement celui qui les profère.

3. Mais ces gens, marqués d'un fer rouge dans leur conscience et meurtris par l'absurdité de leur doctrine, sont réfutés par le fait même. Quant à nous, voici ce que nous savons au sujet du mariage: il faut donner le pas au soin et au désir des choses divines, mais ne point mépriser la charges du mariage, quand on est capable d'en user avec modération et mesure. Ainsi le patriarche Isaac: ce n'est pas dans la fleur de l'âge, de crainte que son mariage ne devienne un acte de passion, mais sur le déclin a déjà de sa jeunesse qu'il accepte de s'unir à Rébecca, en raison de la bénédiction de Dieu sur sa postérité; puis, après s'être prêté au mariage pour un seul enfantement, il appartint de nouveau tout entier aux réalités invisibles, ayant fermé les sens de son corps: c'est, me semble-t-il, la signification du récit, quand celui-ci raconte que les yeux du patriarche s'étaient appesantis.


Chapitre 8

Il atteint difficilement le but, celui dont l'âme est partagée entre de nombreux soucis.

Mais qu'il en aille de ces choses comme elles semblent être à ceux qui savent les regarder. Quant à nous, avançons dans la suite de ce traité. Que disions-nous donc? Toutes les fois qu'il est possible simultanément et de ne pas s'éloigner du désir des choses divines et de ne pas se soustraire au mariage, il n'y a aucune raison de repousser le plan de la nature et d'accuser comme abominable cet état digne d'honneur. Car selon notre exemple, déjà cité, de l'eau et de la source, lorsque le cultivateur attire l'eau sur un terrain par des canaux d'irrigation, et que dans cet intervalle, on vient à n'avoir besoin que d'un médiocre écoulement, il laissera couler dans la dérivation cela seulement qui répond à l'utilisation cherchée, veillant à ce que l'eau revienne facilement se mêler au courant mais s'il a ouvert la voie sans expérience ni ménagement l'écoulement des eaux, il risquera de voir la totalité de l'eau quitter le cours direct et s'échapper sur le côté dans les canaux de dérivation - de la même manière, puisque la vie exige que les hommes se succèdent par génération les uns aux autres, si quelqu'un use de la conjoncture de telle sorte que, donnant au spirituel la primauté, il use avec ménagement et retenue du désir de ces choses, car le temps se fait court, cet homme serait le chaste cultivateur, celui qui se cultive lui-même avec sagesse, selon le précepte de l'apôtre, ne s'occupant pas sans cesse de façon mesquine de ces tristes dettes à rendre, mais choisissant la pureté d'accord avec son conjoint pour vaquer à la prière, dans la crainte de devenir par cet attachement passionnel tout entier chair et sang, car là ne demeure pas l'Esprit de Dieu. Quant à celui qui se trouve dans un tel état de faiblesse qu'il ne peut résister courageusement à l'emportement de la nature, il ferait mieux de se maintenir loin de là plutôt que de descendre dans l'arène pour un combat dépassant ses forces. Le danger n'est pas mince en effet qu'un tel homme, trompé par l'expérience de la volupté, n'estime plus aucun bien, hormis celui que l'on goûte par la chair avec un certain attachement passionnel, et qu'il ne devienne tout charnel pour avoir complètement détourné son esprit du désir des biens incorporels, en faisant la chasse de toutes manières à ce que ces choses offrent d'agréable, au point d'être plus ami du plaisir que de Dieu. Ainsi donc, puisqu'il n'est pas au pouvoir de chaque homme, vu la faiblesse de la nature, d'atteindre sur ce point la juste mesure, et qu'il y a danger, pour celui qui s'est laissé emporter hors de la mesure, de s'enfoncer, selon le Psalmiste, dans une fange profonde, on gagnerait, comme le suggère ce traité à traverser la vie sans tenter cette expérience, pour éviter que, sous prétexte d'actions permises, on ne laisse entrer les passions dans l'âme.



Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 3