Gaudium et spes 2




Constitution pastorale : L’Église dans le monde de ce temps 1



Avant-propos


(Etroite solidarité de l’Église avec l’ensemble de la famille des peuples.)

1 Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de notre temps, des pauvres surtout et des affligés de tout genre, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve de résonance dans leur coeur. En effet, leur communauté croît en rassemblant des hommes qui, unis dans le Christ, sont conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père et qui ont reçu un message de salut qu’ils doivent proposer à tous. C’est pourquoi cette communauté sait par expérience qu’elle est réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire.

1 La constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps, tout en comportant deux parties, constitue cependant un tout. Elle est appelée constitution « pastorale », parce que, s’appuyant sur des principes doctrinaux, elle entend exprimer les rapports de l’Église avec le monde et les hommes d’aujourd’hui. C’est pourquoi l’intention pastorale ne fait pas défaut dans la première partie, ni l’intention doctrinale dans la seconde. Dans la première partie, l’Église développe sa doctrine sur l’homme, sur le monde dans lequel l’homme est inséré, et sur ses rapports avec eux. Dans la seconde partie, elle examine de plus près divers aspects de la vie et de la société humaine actuelles, et tout spécialement des questions et des problèmes qui paraissent avoir à cet égard un caractère de plus grande urgence en notre temps. Il s’ensuit que, dans cette dernière partie, la matière traitée, tout en restant soumise aux principes doctrinaux, comporte non seulement des éléments permanents mais aussi des éléments contingents. Cette constitution doit donc être interprétée selon les normes générales de l’interprétation théologique, en tenant compte à la vérité, surtout dans la seconde partie, des circonstances mouvantes qui, par nature, sont étroitement liées aux thèmes développés.



(A qui s’adresse le Concile.)

2 C’est pourquoi, après avoir cherché à pénétrer plus profondément le mystère de l’Église, le deuxième Concile du Vatican s’adresse maintenant sans hésitation, non plus aux seuls fils de l'Église et à tous ceux qui invoquent le nom du Christ, mais à tous les hommes, avec le désir d’exposer à tous comment il conçoit la présence et l’action de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Il a donc en vue le monde des hommes, la famille humaine tout entière avec l’ensemble des réalités au sein desquelles elle vit ; le monde, théâtre de l’histoire du genre humain, marqué par l’activité de l’homme, ses défaites et ses victoires ; le monde qui, selon la foi des chrétiens, a été créé et est conservé par l’amour du Créateur, le monde qui était tombé sous l’esclavage du péché, mais a été libéré par le Christ crucifié et ressuscité par sa victoire sur le Malin dont il a brisé le pouvoir pour que le monde soit transformé selon le dessein de Dieu et qu’il parvienne à son accomplissement.

(Mission du service de l’homme.)

3 De nos jours, le genre humain, saisi d’admiration devant ses propres découvertes et sa propre puissance, se pose cependant souvent des questions angoissées sur l’évolution présente du monde, sur la place et le rôle de l’homme dans l’univers, sur le sens de ses efforts individuels et collectifs, enfin sur la fin ultime des choses et des hommes. C’est pourquoi le Concile, attestant et exposant la foi de tout le Peuple de Dieu rassemblé par le Christ, ne saurait montrer de façon plus éloquente la solidarité, le respect et l’amour de celui-ci à l’égard de toute la famille des hommes dans laquelle ce Peuple est inséré, qu’en engageant le dialogue avec elle au sujet de ces différents problèmes, en apportant la lumière provenant de l’Évangile, et en fournissant à suffisance au genre humain les forces salutaires que l’Église elle-même, conduite par l’Esprit Saint, reçoit de son fondateur. En effet, c’est la personne humaine qu’il faut sauver, c’est la société humaine qui faut renouveler. C’est donc l’homme, dans son unité et sa totalité, avec son corps et son âme, avec son coeur et sa conscience, avec sa pensée et sa volonté qui sera l’axe de tout notre exposé.

C’est pourquoi le saint Concile, en proclamant la vocation très noble de l’homme et en affirmant qu’une sorte de germe divin est déposé en lui, offre au genre humain la collaboration sincère de l'Église en vue de l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation. L’Église n’est poussée par aucune ambition terrestre, elle ne vise qu’un seul but, qui est de continuer, sous la conduite de l’Esprit Paraclet, l’oeuvre du Christ lui-même, venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité 2, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi3.

2 Cf. Jn 18, 37.
3 Cf. Jn 3, 17 ; Mt 20, 28 ; Mc 10, 45.


Exposé préliminaire - La condition humaine dans le monde d’aujourd’hui

4 (Espoir et angoisse.) Pour accomplir une telle tâche, l’Église a, sans cesse, le devoir de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte que, d’une manière adaptée à chaque génération, elle puisse répondre aux questions permanentes des hommes sur le sens de la vie présente et de la vie future, et sur leurs relations réciproques. Il est donc nécessaire de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations et son caractère souvent dramatique. Quelques traits fondamentaux du monde d’aujourd’hui peuvent être esquissés de la manière suivante.

Aujourd’hui le genre humain se trouve engagé dans un âge nouveau de son histoire, qui voit de profonds et rapides changements s’étendre progressivement au monde entier. Provoqués par l’intelligence et l’activité créatrice de l’homme, ils rejaillissent sur l’homme lui-même, sur ses jugements et sur ses désirs individuels et collectifs, sur sa manière de penser et d’agir, tant à l’égard des choses qu’à l’égard des hommes. Ainsi on peut déjà parler d’une véritable transformation sociale et culturelle, qui exerce ses effets jusque sur la vie religieuse.

Comme il arrive en n’importe quelle crise de croissance, cette transformation comporte des difficultés non négligeables. Ainsi, alors que l’homme étend si largement son pouvoir, il n’arrive cependant pas toujours à mettre celui-ci à son service. S’appliquant à pénétrer plus à fond dans les domaines plus intimes de son âme, il apparaît souvent moins sûr de lui-même. Découvrant peu à peu de façon plus claire les lois de la vie sociale, il reste indécis au sujet de la direction qu’il faut lui imprimer.

Jamais le genre humain n’a disposé d’une telle abondance de richesses, de possibilités, de puissance économique, et pourtant une part considérable des habitants de la terre sont encore tourmentés par la faim et le dénuement, et d’innombrables hommes souffrent de la totale ignorance de l’usage de l’écriture. Jamais les hommes n’ont eu un sens aussi aigu de la liberté qu’aujourd’hui, alors qu’en même temps surgissent de nouvelles formes de servitude sociale et psychique. Alors que le monde a un sentiment si vif de son unité et de la dépendance réciproque de tous dans le cadre d’une nécessaire solidarité, il est néanmoins violemment écartelé par des forces qui se combattent ; en effet, d’âpres dissensions politiques, sociales, économiques, raciales et idéologiques persistent encore, et le danger d’une guerre qui pourrait provoquer une destruction complète et totale n’est pas absent. Alors que l’échange des idées s’accroît, les mots mêmes par lesquels s’expriment des concepts de grande importance revêtent des acceptions assez différentes dans les différentes idéologies. Enfin, on recherche avec empressement une organisation temporelle plus parfaite, sans que la croissance spirituelle progresse au même rythme.

Affectés par une situation si complexe, un très grand nombre de nos contemporains sont empêchés de discerner correctement les valeurs permanentes et en même temps de les mettre en accord, de façon convenable, avec les découvertes récentes ; ainsi donc, partagés entre l’espoir et l’angoisse, s’interrogeant sur le cours des choses actuel, ils sont en proie à l’inquiétude. Cette évolution appelle l’homme à apporter une réponse, bien plus, elle l’y force.

(La mutation profonde de la situation.)

5 L’ébranlement actuel des esprits et la transformation des conditions de vie sont liés à une mutation plus vaste, qui fait que, dans le domaine de la formation de l’esprit, les sciences mathématiques, naturelles, ou humaines, et dans le domaine de l’action, la technique dérivant de ces sciences, acquièrent un poids grandissant. Cet esprit scientifique a façonné, d’une manière différente de celle du passé, l’état culturel et les modes de penser. La technique a fait des progrès tels qu’elle transforme la face de la terre et entreprend déjà la conquête de l’espace extraterrestre.

Sur le temps aussi, l’intelligence humaine étend en quelque sorte sa domination : pour le passé à l’aide de la connaissance historique, pour l’avenir à l’aide de la prospective et de la planification. Dans leurs progrès, les sciences biologiques, psychologiques et sociales n’offrent pas seulement à l’homme la possibilité de mieux se connaître, mais elles l’aident aussi à exercer directement son influence sur la vie des sociétés, par le recours aux méthodes de la technique. En même temps, le genre humain pense de plus en plus à prévoir et à contrôler désormais son propre accroissement démographique.

Le mouvement même de l’histoire s’accélère si rapidement que l’individu a peine à le suivre. Le destin de la communauté humaine devient un et n’est déjà plus diversifié, pour ainsi dire, en histoires différentes entre elles. Ainsi le genre humain passe d’une conception plutôt statique de l’ordre des choses à une conception plutôt dynamique et évolutive, d’où résulte une nouvelle problématique, complexe au possible, qui appelle de nouvelles analyses et de nouvelles synthèses.

(Changements dans l’ordre social.)

6 Par là, les communautés locales traditionnelles, comme les familles patriarcales, les « clans », les tribus, les villages, les différents groupes, et les relations sociales connaissent des changements de jour en jour plus profonds.

Le type de la société industrielle se répand peu à peu, amenant certains pays à l’opulence économique et entraînant une transformation radicale des conceptions et des conditions de la vie sociale qui avaient mis des siècles pour se constituer. De la même manière, le mode de vie urbain et l’attachement à celui-ci se répandent de plus en plus, soit par suite de la multiplication des villes et de leurs habitants, soit par suite du mouvement d’extension du mode de vie urbain au monde rural.

De nouveaux moyens de communication sociale, mieux adaptés, contribuent à faire connaître les événements et à diffuser les opinions et les sentiments le plus rapidement et le plus largement possible, provoquant de nombreuses réactions qui s’enchaînent.

Il ne faut pas sous-estimer le fait que des hommes, en si grand nombre, soient pour des raisons variées amenés à émigrer et à changer de mode de vie.

Ainsi les relations de l’homme avec ses semblables ne cessent de se multiplier, et en même temps la socialisation elle-même entraîne de nouvelles relations, sans, toutefois, favoriser toujours une maturation convenable de la personne et des relations vraiment personnelles (personnalisation).

A la vérité, cette évolution se manifeste plus clairement dans les pays qui jouissent déjà des avantages du progrès économique et technique, mais elle est aussi à l’oeuvre chez les peuples qui visent au développement et qui désirent obtenir pour leurs pays les bienfaits de l’industrialisation et de l’urbanisation. En même temps, ces peuples, surtout s’ils sont attachés à des traditions plus anciennes, éprouvent un sentiment qui les pousse à un exercice plus mûr et plus personnel de la liberté.

(Changements psychologiques, moraux et religieux.)

7 Le changement des mentalités et des structures soumet souvent les valeurs reçues à une remise en question, principalement chez les jeunes qui, fréquemment, deviennent impatients, bien plus, se révoltent sous l’effet de l’angoisse, et qui, conscients de leur importance dans la vie sociale, désirent y jouer plus rapidement un rôle. C’est pourquoi il n’est pas rare que les parents et les éducateurs éprouvent des difficultés de jour en jour plus grandes dans l’accomplissement de leur tâche.

Les institutions, les lois et les façons de penser et de sentir, héritées de ceux qui nous ont précédés, ne semblent pas toujours bien adaptées à l’état actuel des choses ; d’où un grave désarroi dans le comportement et même dans les règles de conduite.

Les conditions nouvelles affectent enfin la vie religieuse elle-même. D’une part, un esprit critique plus pénétrant la purifie d’une conception magique du monde et des superstitions encore répandues et exige une adhésion de plus en plus personnelle et active à la foi ; ce qui fait que nombreux sont ceux qui parviennent à un sens plus vivant de Dieu. Mais, d’autre part, des couches de plus en plus larges de la population se détachent en pratique de la religion. A la différence des temps passés, le fait de nier Dieu ou la religion, ou bien de s’en détacher, n’est plus quelque chose d’inhabituel et d’individuel ; en effet, il n’est pas rare aujourd’hui qu’une telle attitude soit présentée comme une exigence du progrès scientifique ou de quelque nouvel humanisme. En de nombreux pays, cela ne s’exprime pas seulement dans des théories philosophiques, mais affecte aussi très largement la littérature, les arts, l’interprétation des sciences humaines et de l’histoire, et même le droit civil, ce qui fait que beaucoup connaissent le désarroi.

(Les déséquilibres du monde d’aujourd'hui.)

8 Un changement aussi rapide des situations, qui s’opère souvent sans ordre, et plus encore une prise de conscience plus aiguë des discordances qui régnent dans le monde, engendrent ou accroissent les contradictions et les déséquilibres.

Dans la personne même naît assez souvent un déséquilibre entre l’intelligence pratique moderne et une pensée théorique qui ne réussit pas à dominer elle-même la somme de ses connaissances ni à les ordonner en des synthèses adéquates. De même, il naît un déséquilibre entre le souci de l’efficacité pratique et les exigences de la conscience morale, et souvent aussi entre les conditions de la vie collective et ce qui est requis pour une pensée personnelle, et à plus forte raison pour la contemplation. Enfin, il naît un déséquilibre entre la spécialisation de l’activité humaine et une vision globale des choses.

Dans les familles des tensions naissent soit de la pression des conditions démographiques, économiques et sociales, soit des difficultés qui surgissent entre les générations qui se suivent, soit des nouveaux rapports sociaux entre les hommes et les femmes.

D’importantes distorsions naissent aussi entre les races, même entre les différentes catégories sociales ; entre pays riches et pays moins riches et pauvres ; enfin, entre les institutions internationales, nées de l’aspiration des peuples à la paix, et l’ambition de répandre sa propre idéologie ainsi que les appétits collectifs qui existent au sein des nations ou des autres groupes.

Les conséquences en sont des défiances et des inimitiés mutuelles, des conflits et des calamités, dont l’homme lui-même est à la fois cause et victime.

(Les aspirations plus universelles du genre humain.)

9 Pendant ce temps grandit la conviction que le genre humain peut et doit non seulement renforcer sans cesse sa maîtrise sur la création, mais qu’en outre c’est son devoir d’instituer un ordre politique, social et économique qui soit chaque jour davantage au service de l’homme et qui aide chaque individu et chaque groupe à affirmer et à développer sa propre dignité.

C’est pourquoi un très grand nombre d’hommes revendiquent avec une très grande âpreté les biens dont ils jugent, au nom d’une profonde conviction, avoir été privés en raison d’une injustice ou d’une répartition injuste. Les nations en voie de développement, comme celles qui récemment ont acquis leur indépendance, désirent participer aux biens de la civilisation moderne non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine économique, et veulent jouer librement leur rôle dans le monde, alors que néanmoins, entre ces nations et les autres nations plus riches qui se développent plus rapidement, l’écart et en même temps souvent la dépendance, y compris la dépendance économique, ne font que croître. Les peuples pressés par la faim interpellent les peuples riches. Les femmes réclament pour elles, là où elles ne l’ont pas encore obtenue, la parité de droit et de fait avec les hommes. Les travailleurs et les paysans veulent non seulement se procurer ce qui est nécessaire pour vivre, mais développer leurs qualités personnelles par le travail, voire jouer leur rôle dans l’organisation de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les peuples sont convaincus que les bienfaits de la culture peuvent et doivent réellement s’étendre à tous.

Mais sous toutes ces exigences se cache une aspiration plus profonde et plus universelle : à savoir que les personnes et les groupes ont soif d’une vie pleine et libre, digne de l’homme, en pouvant mettre à leur propre service tout ce que le monde moderne peut leur offrir en si grande abondance. En outre, les nations s’efforcent de jour en jour plus courageusement de parvenir à une sorte de communauté universelle.

Dans ces conditions, le monde d’aujourd’hui se montre à la fois puissant et faible, capable de faire le meilleur et le pire, tandis que devant lui s’ouvre le chemin qui mène à la liberté ou à la servitude, au progrès ou à la régression, à la fraternité ou à la haine. Par ailleurs, l’homme prend conscience qu’il lui appartient d’imprimer une bonne direction aux forces qu’il a mises en branle et qui peuvent l’écraser ou le servir. C’est pourquoi il s’interroge lui-même.

(Les interrogations plus profondes du genre humain.)

10 En réalité, les déséquilibres dont souffre le monde d’aujourd’hui sont liés à un déséquilibre plus fondamental, qui s’enracine dans le coeur même de l’homme. C’est en l’homme lui-même que de nombreux éléments se combattent entre eux. En effet, alors que, d’une part, en tant que créature, il fait l’expérience de multiples limitations, il se sent, d’autre part, illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Exposé à de nombreuses sollicitations, il est sans cesse forcé d’opérer des choix et de renoncer à certaines d’entre elles. Plus encore, il n’est pas rare que l’homme, faible et pécheur, fasse ce qu’il ne veut pas et ne fasse pas ce qu’il voudrait faire4. Par conséquent, il souffre d’une division en lui-même, d’où naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes. Très nombreux, à la vérité, sont ceux dont la vie est imprégnée de matérialisme pratique et qui se sont détournés à cause de cela d’une claire perception d’une telle situation dramatique, ou bien qui, accablés par la misère, se trouvent empêchés de la prendre en considération. D’autres, en grand nombre, pensent qu’ils trouveront leur tranquillité dans les explications du monde d’une si grande diversité qui leur sont proposées.

Certains attendent du seul effort de l’homme la libération vraie et plénière du genre humain, et ils sont convaincus que le règne futur de l’homme sur la terre comblera tous les voeux de son coeur. Il s’en trouve aussi d’autres qui, désespérant du sens de la vie, louent l’audace de ceux qui, estimant que l’existence humaine est dénuée de toute signification propre, s’efforcent de lui donner toute sa signification uniquement à partir de leurs conceptions personnelles. Cependant, de jour en jour croît le nombre de ceux qui, face à l’évolution présente du monde, posent les questions les plus fondamentales ou les perçoivent avec une acuité nouvelle : Qu’est-ce que l’homme ? Quel est le sens de la douleur, du mal, de la mort qui continuent à exister, malgré tant de progrès réalisés ? À quoi bon ces victoires si chèrement acquises ? Que peut apporter l’homme à la société ? Que peut-il en attendre ? Qu’est-ce qui se passera après cette vie terrestre ?

L’Eglise croit que le Christ, mort et ressuscité pour tous 5, offre à l’homme, par son Esprit, la lumière et la force pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation ; qu’il n’est pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel ils doivent être sauvés 6. De même, elle croit que la clé, le centre et la fin de toute l’histoire humaine se trouvent en son Seigneur et Maître. Elle affirme en outre que, sous tous les changements, il y a bien des choses qui ne changent pas et qui ont leur fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd’hui et à jamais 1. C’est pourquoi, à la lumière du Christ, Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature8, le Concile se propose de s’adresser à tous les hommes, afin d’éclairer le mystère de l’homme et d’apporter son concours à l’effort pour trouver une solution pour les principales questions de notre temps.

4 Cf. Rm 7, 14 s.
5 Cf. 2 Co 5, 15.
6 Cf. Ac 4, 12.
7 Cf. He 13, 8.
8 Cf Col 1, 15.


Première partie - L’Eglise et la vocation humaine


(Répondre aux sollicitations de l’Esprit.)

11 Le peuple de Dieu, mû par la foi selon laquelle il croit qu’il est conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit le monde, s’applique à discerner dans les événements, les requêtes et les aspirations auxquelles il participe avec les autres hommes de notre temps, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. La foi, en effet, éclaire toutes choses d’une lumière nouvelle et nous fait connaître le plan de Dieu au sujet de la vocation intégrale de l’homme, et oriente ainsi l’esprit vers des solutions pleinement humaines. Le Concile a avant tout l’intention de porter, à la lumière de la foi, un jugement sur les valeurs qui sont aujourd’hui les plus estimées, et de les relier à leur source divine. Car ces valeurs, pour autant qu’elles procèdent du génie humain, qui est un don de Dieu, sont fort bonnes ; mais il n’est pas rare qu’elles soient détournées de leur juste finalité en raison de la corruption du coeur humain, de sorte qu’elles ont besoin d’être purifiées.

Que pense l’Église de l’homme ? Quelles recommandations semblent devoir être faites pour l’édification de la société d’aujourd’hui ? Quelle est la signification dernière de l’activité humaine dans le monde entier ? Ces questions attendent des réponses. À partir de celles-ci, il apparaîtra plus clairement que le Peuple de Dieu et le genre humain, dans lequel ce Peuple est inséré, se rendent des services réciproques, de sorte que la mission de l’Église se révélera comme religieuse et, par le fait même, comme souverainement humaine.


Chapitre I. La dignité de la personne humaine


(L’homme à l’image de Dieu.)

12 Selon l’avis pratiquement unanime des croyants et des incroyants, tout sur la terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet.

Mais qu’est-ce que l’homme ? Il a proposé et propose encore sur lui-même de nombreuses opinions, variées et même opposées entre elles, selon lesquelles souvent ou bien il s’exalte lui-même comme une norme absolue, ou bien il se rabaisse jusqu’au désespoir, et à cause de cela il est indécis et angoissé. L’Église ressent profondément ces difficultés ; instruite par la Révélation divine, elle est en état d’y apporter une réponse permettant d’esquisser la vraie condition de l’homme, d’expliquer ses faiblesses en même temps que de connaître de façon juste sa dignité et sa vocation.

En effet, les saintes Écritures enseignent que l’homme a été créé « à l’image de Dieu », capable de connaître et d’aimer son Créateur, qu’il a été établi comme seigneur de toutes les créatures terrestres  1, pour les dominer et pour s’en servir, en glorifiant Dieu 2. « Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? ou le fils de l’homme, pour que tu te soucies de lui ? À peine le fis-tu moindre que les anges, le couronnant de gloire et d’honneur, et tu l’as établi sur l’oeuvre de tes mains. Tu as mis tout sous ses pieds » (
Ps 8,5-7).

Mais Dieu n’a pas créé l’homme seul ; car dès l’origine « Il les créa homme et femme » (Gn 1,27), et leur union constitue la première forme de la communion des personnes. En effet, l’homme, par sa nature profonde, est un être social, et, sans relations avec les autres, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités.

C’est pourquoi, comme nous le lisons encore dans les saintes Ecritures, Dieu « regarda tout ce qu’il avait fait et le jugea très bon » (Gn 1,31).

1 Cf. Gn 1, 26; Sg 2, 23.
2 Cf Si 17, 3-10.

(Le péché.)

13 Établi par Dieu dans la justice, l’homme toutefois, se laissant convaincre par le Malin, dès le début de l’histoire a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant atteindre sa fin en dehors de Dieu. Alors qu’ils avaient connu Dieu, « ils ne lui ont pas rendu la gloire qui revient à Dieu, mais leur coeur inintelligent s’est enténébré » et ils « ont servi la créature plutôt que le Créateur3 ». Ce que la Révélation divine nous fait connaître ainsi s’accorde avec notre propre expérience. Car l’homme, s’il examine son coeur, se découvre enclin aussi au mal, et emmêlé dans de nombreux maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par là même, détruit l’ordre juste qui l’orientait vers sa fin ultime en même temps que tout ce qui l’ordonnait à lui-même, aux autres hommes, à toutes les choses créées.

Ainsi c’est en lui-même que l’homme est divisé. C’est pourquoi toute la vie des hommes, individuelle ou collective, se révèle comme une lutte, à la vérité dramatique, entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Bien plus, l’homme se découvre incapable de lutter par lui-même, de façon efficace, contre les assauts du mal, de sorte que chacun se sent comme chargé de chaînes. Mais le Seigneur lui-même est venu pour libérer l’homme et le fortifier, le rénovant intérieurement et jetant dehors le prince de ce monde (
Jn 12,31) qui le retenait dans l’esclavage du péché 4. Le péché, quant à lui, amoindrit l’homme lui-même, en le détournant de la plénitude à atteindre.

A la lumière de cette Révélation, la sublime vocation en même temps que la profonde misère dont les hommes font l’expérience trouvent leur explication ultime.

3 Cf Rm 1, 21-25.
4 Cf Jn 8, 34.


(Constitution de l’homme.)

14 Un dans son corps et dans son âme, l’homme réunit en lui, de par sa condition corporelle même, les éléments du monde matériel, de sorte que ceux-ci atteignent en lui leur sommet et élèvent en lui leur voix pour louer librement leur Créateur5. Il n’est donc pas permis à l’homme de mépriser la vie corporelle, mais au contraire il est tenu de considérer son corps comme bon et digne d’honneur, en tant que créé par Dieu et destiné à ressusciter au dernier jour. Toutefois, blessé par le péché, il fait l’expérience des révoltes du corps. La dignité même de l’homme exige donc qu’il glorifie Dieu dans son corps 6, et qu’il ne permette pas que le corps soit asservi aux mauvais penchants de son coeur.

En vérité, l’homme ne se trompe pas lorsqu’il se reconnaît supérieur aux choses matérielles et qu’il ne se considère pas simplement comme une parcelle de la nature ou comme un élément anonyme de la cité humaine. Par son intériorité, en effet, l’homme surpasse l’univers des choses : c’est à cette profonde intériorité qu’il revient, lorsqu’il rentre dans son coeur où l’attend ce Dieu qui scrute les coeurs 7, et où lui-même décide de son propre sort sous le regard de Dieu. C’est pourquoi, lorsqu’il reconnaît en lui une âme spirituelle et immortelle, il n’est pas abusé par une fiction fallacieuse de l’imagination qui provient des seules conditions physiques et sociales, bien au contraire, il atteint la vérité même de la réalité dans sa profondeur.

5 Cf Dn 3, 57-90.
6 Cf. 1 Co 6, 13-20.
7 Cf 1 S 16, 7; Jr 17, 10.


(Dignité de l’intelligence, vérité et sagesse.)

15 Participant à la lumière de l’intelligence divine, l’homme pense à bon droit que par sa propre intelligence il dépasse l’univers des choses. En exerçant inlassablement son génie au cours des siècles, l’homme a réalisé sans aucun doute des progrès dans le domaine des sciences empiriques, dans celui de la technique et des arts libéraux. De nos jours, il a remporté des succès remarquables, notamment dans l’exploration et la conquête du monde matériel. Toujours cependant, il a cherché et trouvé une vérité plus profonde. En effet, l’intelligence ne se limite pas aux seuls phénomènes, mais elle est capable d’atteindre la réalité intelligible, avec une vraie certitude, même si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie.

Enfin, la nature raisonnable de la personne humaine trouve, et doit trouver, sa perfection dans la sagesse qui attire avec douceur l’esprit de l’homme à rechercher et à aimer le vrai et le bien, et qui conduit l’homme, qui en est imprégné, par les choses visibles aux choses invisibles.

Notre époque, plus que les siècles antérieurs, a besoin d’une telle sagesse pour rendre plus humain tout ce que l’homme découvre de nouveau. Le destin futur du monde est dangereusement menacé si des hommes plus sages ne sont pas suscités. De plus, il faut faire observer que de nombreux pays, pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront apporter un précieux concours sous ce rapport.

Par le don de l’Esprit Saint, l’homme parvient, dans la foi, à contempler et à comprendre le mystère du dessein divin 8.

8 Cf Si 17, 7-8.


(Dignité de la conscience morale.)

16 Au fond de sa conscience, l’homme découvre une loi, qu’il ne se donne pas à lui-même, mais à laquelle il doit obéir, et dont la voix, qui l’appelle sans cesse à aimer et à faire le bien et à éviter le mal, résonne, lorsqu’il le faut, à l’ouïe intérieure : « Fais ceci, évite cela. » Car l’homme porte inscrite dans son coeur par Dieu une loi qui, s’il lui obéit, lui procure sa dignité, et selon laquelle lui-même sera jugé 9. La conscience est le centre le plus secret de l’homme et le sanctuaire où il est seul avec Dieu dont la voix se fait entendre dans ce lieu le plus intime 10. Par la conscience se fait connaître de façon admirable cette loi qui trouve son accomplissement dans l’amour de Dieu et du prochain 11. Par fidélité à leur conscience, les chrétiens s’unissent aux autres hommes, pour chercher ensemble la vérité et trouver dans la vérité une solution pour tant de problèmes moraux qui se présentent dans la vie individuelle aussi bien que dans la vie en société. Plus la conscience droite l’emporte, plus les personnes et les groupes renoncent aux décisions aveugles et s’efforcent de se conformer aux normes objectives de la moralité. Cependant, il n’est pas rare que la conscience s’égare par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Mais cela ne peut pas être dit, lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien, et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle.

9 Cf Rm 2, 14-16.
10 Cf. Pie XII, Radiomessage sur la formation de la conscience chrétienne chez les jeunes, 23 mars 1952, AAS 44 (1952), p. 271.
11 Cf. Mt 22, 37-40 ; Ga 5, 14.


Gaudium et spes 2