Gaudium et spes 2 17

(Excellence de la liberté.)

17 Mais c’est seulement librement que l’homme peut se tourner vers le bien, et nos contemporains font grand cas de cette liberté et ils la recherchent avec ardeur : ils ont tout à fait raison de le faire. Cependant, souvent ils la cultivent d’une façon erronée, la prenant pour la licence de faire n’importe quoi, même le mal, pourvu que cela plaise. Or la vraie liberté est un signe éminent de l’image divine dans l’homme. En effet, Dieu a voulu laisser l’homme à son propre conseil 12, de façon à ce que, de son propre mouvement, il cherche son Créateur, et qu’en adhérant librement à lui, il parvienne à la perfection pleine et bienheureuse. La dignité de l’homme exige donc qu’il agisse selon un choix conscient et libre, personnellement, c’est-à-dire mû et déterminé de l’intérieur, et non sous l’effet de poussées intérieures aveugles ou d’une contrainte purement extérieure. L’homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, il poursuit sa fin dans le libre choix du bien et se procure les moyens appropriés, avec efficacité et au prix d’ingénieux efforts. Mais, ce n’est qu’avec le secours de la grâce de Dieu que la liberté humaine, blessée par le péché, peut s’ordonner à Dieu d’une manière pleinement effective. Et chacun devra rendre compte de sa propre vie devant le tribunal de Dieu, selon qu’il a fait le bien ou le mal13.

12 Cf. Si 15, 14.
13 Cf. 2 Co 5, 10.


(Le mystère de la mort.)

18 C’est en face de la mort que l’énigme de la condition humaine atteint son point culminant. L’homme n’est pas seulement tourmenté par la douleur et la dissolution progressive de son corps, mais, plus encore, par la peur d’un anéantissement durable. Mais c’est un jugement juste que lui fait porter l’instinct de son coeur, quand il refuse avec effroi la ruine totale et la fin définitive de sa personne. Le germe d’éternité qu’il porte en lui s’insurge contre la mort, car il est irréductible à la seule matière. Toutes les tentatives de la technique, pour utiles qu’elles soient, sont impuissantes à calmer l’angoisse de l’homme : en effet, le prolongement de la durée de la vie biologique ne peut satisfaire ce désir d’une vie ultérieure, qui est inéluctablement ancré dans son coeur.

Alors que, devant la mort, toute imagination défaille, l’Église, instruite par la Révélation divine, affirme que l’homme a été créé par Dieu en vue d’une fin bienheureuse, au-delà du domaine de la misère terrestre. De plus, la foi chrétienne enseigne que la mort corporelle, à laquelle l’homme aurait été soustrait s’il n’avait pas péché 14, sera vaincue le jour où le salut, perdu par la faute de l’homme, sera rendu à celui-ci par le Sauveur tout-puissant et miséricordieux. Dieu, en effet, a appelé et appelle l’homme à s’attacher it lui de tout son être dans la communion éternelle d’une vie divine incorruptible. Cette victoire, le Christ, libérant l’homme de la mort par sa mort, l’a acquise par sa résurrection pour la vie 15. À chaque homme qui réfléchit, la foi, présentée avec des arguments solides, offre une réponse relative à son angoisse au sujet de son sort futur ; et en même temps elle indique la possibilité d’une communion dans le Christ avec les frères bien-aimés qui ont déjà été enlevés par la mort, en donnant l’espérance qu’ils ont trouvé la véritable vie auprès de Dieu.

14 Cf. Sg 1, 13 ; 2, 23-24 ; Rm 5, 21 ; 6, 23 ; Jc 1, 15.
15 Cf. 1 Co 15, 56-57.


(Formes et racines de l'athéisme.)

19 Une raison particulièrement importante de la dignité humaine réside dans la vocation de l’homme à vivre en communion avec Dieu. Depuis son origine l’homme est invité à dialoguer avec Dieu : car il n’existe que parce que Dieu, l’ayant créé par amour, le conserve toujours par amour, et il ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’en remet à son Créateur. Cependant, beaucoup de nos contemporains ne perçoivent pas du tout ou rejettent explicitement le lien intime et vital qui unit l’homme à Dieu, de sorte que l’athéisme est à compter parmi les données les plus graves de ce temps, et qu’il est à soumettre à un examen très attentif.

Par le terme d’athéisme on désigne des phénomènes très divers entre eux. En effet, tandis que Dieu est nié expressément par certains, d’autres estiment que l’homme ne peut absolument rien affirmer de lui ; d’autres encore examinent la question de Dieu selon une méthode telle que cette question semble dénuée de sens. Beaucoup, outrepassant indûment les limites des sciences positives, ou bien soutiennent que la seule raison scientifique explique tout ou bien, au contraire, n’admettent comme définitive absolument aucune vérité. Certains, davantage portés, semble-t-il, à l’affirmation de l’homme qu’à la négation de Dieu, exaltent l’homme à tel point que la foi en Dieu s’en trouve comme énervée. D’autres se font des représentations de Dieu telles que l’image de Dieu qu’ils rejettent n’est d’aucune façon celle du Dieu de l’Évangile. D’autres n’abordent même pas les questions relatives à Dieu, car ils ne semblent pas éprouver l’inquiétude religieuse et ne perçoivent pas pourquoi ils devraient encore se soucier de religion. En outre, il n’est pas rare que l’athéisme naisse, soit d’une violente protestation contre le mal dans le monde, soit de l’attribution indue à certaines valeurs humaines d’un tel caractère d’absolu que ces valeurs prennent la place de Dieu. La civilisation moderne elle-même, non certes par elle-même, mais parce qu’elle se trouve trop empêtrée dans les réalités terrestres, peut souvent rendre plus difficile l’accès à Dieu.

Assurément, ceux qui de propos délibéré s’efforcent de tenir Dieu éloigné de leur coeur et d’éviter les questions religieuses, en ne suivant pas ce que dicte leur conscience, ne sont pas exempts de faute ; mais les croyants eux-mêmes portent souvent, sous ce rapport, une part de responsabilité. En effet, l’athéisme, considéré dans son ensemble, n’est pas quelque chose d’originaire, mais il résulte plutôt de diverses causes, parmi lesquelles figure aussi la réaction critique contre les religions et, dans certains pays, surtout contre la religion chrétienne. C’est pourquoi, dans cette genèse de l’athéisme, les croyants peuvent avoir une part non négligeable de responsabilité, dans la mesure où l’on doit dire d’eux que, par une éducation négligée de leur foi, par des présentations trompeuses de lu doctrine, ou même par des manquements dans la vie religieuse, morale et sociale, ils voilent l’authentique visage de Dieu et de la religion plus qu’ils ne le révèlent.


(L’athéisme systématique.)

20 Souvent l’athéisme moderne présente aussi une forme systématique qui, en plus des autres causes, pousse le désir d’autonomie humaine jusqu’à faire obstacle à toute dépendance par rapport à Dieu. Ceux qui professent un tel athéisme soutiennent que la liberté consiste dans le fait que l’homme est pour lui-même sa propre fin, et qu’il est le seul artisan et démiurge de sa propre histoire : mais, prétendent-ils, cela ne peut pas s’accorder avec la reconnaissance d’un Seigneur, auteur et fin de toutes choses, ou du moins rend tout à fait superflue une telle affirmation. Cette doctrine peut se voir favorisée par le sentiment de puissance que le progrès technique actuel confère à l’homme.

Parmi les formes de l’athéisme d’aujourd’hui on ne doit pas omettre celle qui attend la libération de l’homme surtout de sa libération économique et sociale. Celle-ci prétend que la religion, par sa nature même, s’oppose à cette libération, dans la mesure où, éveillant l’espérance de l’homme orientée vers une vie future trompeuse, elle détourne l’homme de l’édification de la cité terrestre. C’est pourquoi les tenants d’une telle doctrine, là où ils accèdent au gouvernement de l’Etat, combattent violemment la religion, en cherchant à diffuser l’athéisme par le recours, surtout pour l’éducation des jeunes, aux moyens de pression dont dispose le pouvoir public.

(L’attitude de l’Église en face de l’athéisme.)

21 L’Église, fidèlement dévouée à la fois à Dieu et aux hommes, ne peut cesser de réprouver avec douleur et avec la plus grande fermeté, tout comme elle l’a fait auparavant16, ces doctrines et ces actions funestes qui contredisent la raison et l’expérience humaine commune et qui font déchoir l’homme de sa grandeur native.

Elle s’efforce cependant de saisir, dans l’esprit des athées, les causes cachées de la négation de Dieu et, consciente de la gravité des problèmes que l’athéisme soulève et poussée par la charité à l’égard de tous les hommes, elle estime que ces causes doivent être soumises à un examen sérieux et approfondi.

L’Église tient que la reconnaissance de Dieu ne s’oppose nullement à la dignité de l’homme, puisque cette dignité est fondée en Dieu lui-même et trouve en lui son achèvement : en effet, l’homme a été établi en société, intelligent et libre, par Dieu son Créateur ; mais surtout, en tant que fils, l’homme est appelé à la vie en communion avec Dieu et à la participation à sa propre béatitude. L’Église enseigne, en outre, que l’importance des tâches terrestres n’est pas dépréciée par l’espérance eschatologique, mais que, bien plutôt, grâce à cette espérance, l’accomplissement de celles-ci peut s’appuyer sur de nouveaux motifs. En revanche, lorsque le fondement divin et l’espérance de la vie éternelle font défaut, la dignité de l’homme subit de graves atteintes, comme cela se vérifie souvent aujourd’hui, et l’énigme de la vie et de la mort, de la faute et de la souffrance, reste sans solution, de sorte que les hommes sombrent souvent dans le désespoir.

En attendant, tout homme demeure pour lui-même une question non résolue, perçue confusément. En effet, à certains moments, principalement à l’occasion des grands événements de la vie, personne ne peut totalement échapper à la question dont il est fait mention plus haut. À cette question, seul Dieu peut apporter une réponse complète et tout à fait sûre, lui qui appelle l’homme à une réflexion plus approfondie et à une recherche plus humble.

Quant au remède à l’athéisme, il doit être attendu aussi bien d’une présentation appropriée de la doctrine que de l’intégrité de vie de l’Église et de ses membres. Il appartient en effet à l’Église de rendre présents et comme visibles Dieu le Père et son Fils incarné, en se renouvelant et en se purifiant sans cesse 17 sous la conduite de l’Esprit Saint. Cela s’obtient avant tout par le témoignage d’une foi vivante et mûre, c’est-à-dire d’une foi éduquée en vue de pouvoir reconnaître lucidement les difficultés et de pouvoir les surmonter. De très nombreux martyrs ont rendu et rendent un éclatant témoignage de cette foi. Cette foi doit manifester sa fécondité en pénétrant la vie entière des croyants, même la vie profane, et en les poussant à la justice et à l’amour, surtout à l’égard des pauvres. Enfin, ce qui contribue le plus à manifester la présence de Dieu, c’est l’amour fraternel des fidèles qui travaillent ensemble, dans l’unanimité, au service de la foi de l’Évangile 18, et qui se présentent comme un signe d’unité.

L’Église, tout en rejetant complètement l’athéisme, proclame cependant, de façon sincère, que tous les hommes, croyants et incroyants, doivent apporter leur concours pour une juste construction du monde dans lequel ils vivent ensemble : ce qui certainement ne peut se faire sans un dialogue sincère et prudent. L’Église déplore donc les discriminations entre croyants et incroyants que pratiquent injustement certains responsables politiques qui ne respectent pas les droits fondamentaux de la personne humaine. Elle réclame pour les croyants la liberté effective, pour qu’il leur soit permis de construire aussi dans ce monde le temple de Dieu. Quant aux athées, elle les invite avec bienveillance à examiner avec attention, d’un coeur ouvert, l’Évangile du Christ.

En effet, l’Église sait fort bien que son message est en accord avec les désirs les plus secrets du coeur humain, quand elle défend la dignité de la vocation humaine, et qu’elle rend ainsi l’espoir à ceux qui désespèrent d’une destination plus élevée. Ce message, loin de diminuer l’homme, répand la lumière, la vie, la liberté en vue d’assurer le progrès de l’homme ; en dehors de ce message rien ne peut satisfaire le coeur de l’homme : « Tu nous as faits pour toi », Seigneur, « et notre coeur est inquiet, jusqu’à ce qu’il repose en Toi19 ».

16 Cf. Pie XI, encycl. Divini Redemptoris, 19 mars 1937, AAS 29 (1937), p. 65-106 ; Pie XII, encycl. Ad Apostolorum Principis, 29 juin 1958, AAS 50 (1958), p. 601-614 ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, 15 mai 1961, AAS 53 (1961), p. 451-453 ; Paul VI, encycl. Ecclesiam suam, 6 août 1964, AAS 56 (1964), p. 651-653.
17 Cf. Conc. Vat. II, const. dogm. Lumen Gentium, chap. I, n. 8, AAS 57 (1965), p. 12 (voir p. 76-78).
18 Cf. Ph 1, 27.
19 Augustin, Confess. I, 1, PL 32, 661 ; BA 13.


(Le Christ, Homme nouveau.)

22 En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. En effet, Adam, le premier homme, était la figure de l’homme à venir, c’est-à-dire, du Christ Seigneur20. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation. Il n’est donc nullement surprenant que les vérités ci-dessus mentionnées trouvent en lui leur source et atteignent en lui leur point culminant.

Celui qui est « l’Image du Dieu invisible » (
Col 1,15) 21 est aussi l’homme parfait qui a restauré pour les fils d’Adam la ressemblance divine, déformée depuis le premier péché. Parce qu’en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée22, par là même elle a été élevée, en nous aussi, à une dignité sublime. En effet, par son incarnation, le Fils de Dieu lui-même s’est en quelque sorte uni à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme23, il a aimé avec un coeur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché24.

Agneau innocent, ayant versé librement son sang, il nous a mérité la vie, et en lui Dieu nous a réconciliés avec lui-même et entre nous25, et nous a arrachés à l’esclavage du diable et du péché, de sorte que chacun d’entre nous peut dire avec l’Apôtre : le Fils de Dieu « m’a aimé et il s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2,20). En souffrant pour nous, il ne nous a pas simplement donné l’exemple, afin que nous suivions ses traces26, mais il a ouvert une voie nouvelle : si nous la suivons, la vie et la mort sont sanctifiées et acquièrent un sens nouveau.

Devenu conforme à l’image du Fils qui est le Premier-né d’une multitude de frères 27, l’homme chrétien reçoit les «prémices de l’Esprit (Rm 8,23) » qui le rendent capable d’accomplir la loi nouvelle de l’amour28 * *. Par cet Esprit, qui est le « gage de l’héritage » (Ep 1,14), tout l’homme est intérieurement renouvelé jusqu’à la « rédemption du corps » (Rm 8,23) : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par l’Esprit qui habite en vous » (Rm 8,11) Certes, la nécessité et le devoir de lutter contre le mal au milieu de nombreuses tribulations et d’endurer la mort pèsent aussi sur le chrétien ; mais associé au mystère pascal, devenant conforme au Christ dans la mort, fortifié par l’espérance, il va au-devant de la résurrection 30.

Cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais aussi pour tous les hommes de bonne volonté dans le coeur desquels la grâce agit de façon invisible31. En effet, puisque le Christ est mort pour tous 32 et que la vocation ultime de l’homme est réellement une, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon connue de Dieu, la possibilité d’être associés au mystère pascal.

Telle est la qualité, telle est la grandeur de ce mystère de l’homme, qui brille aux yeux des croyants grâce à la révélation chrétienne. C’est donc par le Christ et dans le Christ que n’éclaire l’énigme de la douleur et de la mort qui, en dehors de son Evangile, nous écrase. Le Christ est ressuscité, il a détruit la mort par sa mort, et il nous a donné la vie avec abondance33, afin que, fils dans le Fils, nous criions dans l’Esprit : Abba, Père34.

20 Cf. Rm 5,14. Cf. Tertullien, De carnis resurr. 6 : « Tout ce que le limon exprimait présageait l’homme qui devait venir, le Christ », PL 2, 802 (848) ; CSEL 47, P ; 33, 1, 12-13.
21 Cf. 2 Co 4. 4.
22 Cf. Conc. Constantinople II, can. 7 : « Sans que le Verbe ait été transformé dans la nature de la chair, ni que la chair soit passée dans la nature du Verbe », D. 219 (428). Cf. aussi Conc. Constantinople III : « Car de même que sa chair animée, sainte et immaculée, n’a pas été supprimée en étant divinisée, mais qu’elle est demeurée dans sa propre limite et dans sa raison d’être », D. 291 (556). Cf. Conc. Chalcédoine : « Nous devons le reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation », D. 148 (302).
23 Cf. Conc. Constantinople III : « de même son vouloir humain en étant divinisé n’a pas été supprimé », D. 291 (556).
24 Cf. He 4, 15.
25 Cf. 2 Co 5, 18-19 ; Col 1, 20-22.
26 Cf. 1 P 2, 21 ; Mt 16, 24 ; Lc 14, 27.
27 Cf. Rm 8, 29 ; Col 1, 18.
28 Cf. Rm 8, 1-11.
29 Cf. 2 Co 4, 14.
30 Cf. Ph 3, 10 ; Rm 8, 17.
31 Cf. Conc. Vat. II, const. dogm. Lumen Gentium, chap. II, 16, AAS 57 (1965), p. 20 (voir p. 90).
32 Cf. Rm 8, 32.
33 Cf. Liturgie pascale byzantine.
34 Cf. Rm 8, 15 et Ga 4, 6 ; cf. aussi Jn 1, 12 et 1 Jn 3, 1-2.


Chapitre II. La Communauté humaine

(But poursuivi par le Concile.)

23 Parmi les principaux aspects du monde d’aujourd’hui ligure la multiplication des relations entre les hommes, au développement desquelles les progrès techniques actuels contribuent puissamment. Toutefois, le dialogue fraternel des hommes trouve son achèvement non dans ces progrès, mais plus profondément dans la communion des personnes, qui exige le respect réciproque de leur pleine dignité spirituelle. La révélation chrétienne apporte une aide précieuse pour faire progresser cette communion entre personnes, et en même temps elle nous conduit à une intelligence plus profonde des lois de la vie sociale que le Créateur a inscrites dans la nature spirituelle et morale de l’homme.

Mais comme des documents récents du Magistère de l’Église contiennent des exposés détaillés sur la doctrine chrétienne au sujet de la société humaine 1, le Concile se contente de rappeler quelques vérités fondamentales et d’en exposer les fondements à la lumière de la révélation. Ensuite il mettra en relief quelques conséquences qui sont d’une importance plus grande de nos jours.

1 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, 15 mai 1961, AAS 53 (1961), p. 401-404, et encycl. Pacem in terris, 11 avr. 1963, AAS 55 (1963), p. 257-304; Paul VI, encycl. Ecclesiam Suam, 6 août 1964, AAS 56 (1964), p. 609-659.


(Caractère communautaire de la vocation humaine dans le plan de Dieu.)

24 Dieu, qui lait preuve d’une sollicitude paternelle à l’égard de tous, a voulu que tous les hommes constituent une seule famille et se comportent entre eux dans un esprit de fraternité. Tous, en effet, ont été créés à l’image de Dieu, qui a fait « habiter sur toute la face de la terre tout le genre humain issu d’un principe unique » (Ac 17,26), et tous sont appelés à une seule et même fin, qui est Dieu lui-même.

C’est pour ces raisons que l’amour de Dieu et du prochain est le premier et le plus grand des commandements. La sainte Écriture nous enseigne que l’amour de Dieu ne peut être dissocié de l’amour du prochain : « S’il y a quelque autre commandement, il se résume dans cette parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même. [...] La charité est donc la loi dans sa plénitude » (Rm 13,9-10 cf. 1Jn 4,20). Indéniablement, cela est de lu plus haute importance pour les hommes qui sont de plus en plus dépendants entre eux et pour un monde de plus en plus unifié.

Bien plus, quand le Seigneur Jésus prie le Père pour lui demander « que tous soient un [...] comme nous, nous sommes un » (Jn 17,21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison humaine, et il suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et l’union des fils de Dieu dans la vérité et l’amour. Cette ressemblance montre clairement que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même2.

2 Cf. Lc 17, 33.


(Interdépendance de la personne humaine et de la société.)

25 Du caractère social de l’homme il ressort que le progrès de la personne humaine et le développement de la société dépendent l’un de l’autre. En effet, le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales est et doit être la personne humaine, qui d’ailleurs, par sa nature propre, a absolument besoin d’une vie sociale 3. Comme la vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose d’adventice, c’est par les rapports avec les autres, par les services réciproques, par le dialogue avec les frères, que l’homme grandit selon toutes ses aptitudes, et qu’il peut répondre à sa vocation.

Parmi les liens sociaux, nécessaires au développement de l’homme, les uns, comme la lamille ou la communauté politique, sont en rapport plus immédiat avec sa nature intime, d’autres proviennent plutôt de sa volonté libre. De notre temps, pour des causes diverses, les relations mutuelles et les interdépendances se multiplient toujours plus ; ainsi naissent des associations et des institutions variées, de droit public ou privé. Même si ce fait qu’on appelle socialisation n’est pas sans danger, il offre cependant de nombreux avantages pour l’affermissement et l’accroissement des qualités de la personne humaine et pour la protection de ses droits 4.

Mais si les personnes humaines reçoivent de la vie sociale beaucoup d’apports pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, en raison des conditions sociales dans lesquelles ils vivent, et dans lesquelles ils baignent dès leur enfance, sont souvent détournés du bien et poussés à faire le mal. Il est certain que les troubles, qui se produisent si souvent dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions qui existent au niveau des structures économiques, politiques et sociales. Mais plus profondément ils ont leur origine dans l’égoïsme et l’orgueil des hommes, qui altèrent aussi le milieu social. Là où l’ordre des choses est marqué par les suites du péché, l’homme, enclin au mal par naissance, trouve de nouvelles incitations au péché, dont il ne peut triompher sans des efforts soutenus et sans l’aide de la grâce.

3 Cf. Thomas, 1 Ethic. Lect. 1.
4 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 418. Cf. aussi Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, 15 mai 1931, AAS 23 (1931), p. 222 s.


(Promouvoir le bien commun.)

26 De l’interdépendance toujours plus étroite qui peu à peu s’étend au monde entier il résulte que le bien commun — c’est-à-dire l’ensemble des conditions de la vie sociale qui permettent aussi bien aux groupes qu’aux membres individuels d’atteindre leur perfection d’une façon plus plénière et plus aisée - prend aujourd’hui une dimension de plus en plus universelle et que, par conséquent, il comporte des droits et des devoirs qui regardent tout le genre humain. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, bien mieux, du bien commun de toute la famille humaine 5.

Mais en même temps grandit la conscience de l’éminente dignité qui revient à la personne humaine, du fait qu’elle l’emporte sur toutes choses et que ses droits et devoirs sont universels et inviolables. Il faut donc rendre accessible à l’homme tout ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine, comme la nourriture, l'habillement, l’habitat, le droit de choisir librement son état de vie et de fonder une famille, le droit à l’éducation, au travail, à la réputation, au respect, à une information convenable, le droit d’agir selon la droite règle de sa conscience, le droit à la protection de la vie privée et à une juste liberté, y compris dans le domaine religieux.

L’ordre social et son progrès doivent donc toujours tourner au bien de la personne, puisque l’ordre des choses doit être subordonné à l’ordre des personnes et non inversement, comme le Seigneur lui-même le suggère lorsqu’il dit que le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat6. Cet ordre doit sans cesse évoluer dans le sens du progrès, et doit être fondé sur la vérité, édifié sur la justice, vivifié par l’amour ; il doit trouver dans la liberté un équilibre toujours plus humain7. Pour réaliser cela, il faut susciter un renouvellement des mentalités et opérer de vastes transformations sociales.

L’Esprit de Dieu qui, par une providence admirable, dirige le cours du temps et renouvelle la face de la terre, est présent à cette évolution. Le ferment de l’Evangile a suscité et suscite dans le coeur humain une exigence incoercible de dignité.

5 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 417.
6 Cf. Mc 2, 27.
7 Cf. Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 266.


(Respect de la personne humaine.)

27 Passant à des conséquences pratiques et assez urgentes, le Concile insiste sur le respect dû à l’homme, en ce sens que chacun doit considérer son prochain, sans faire d’exception, comme « un autre lui-même », en tenant compte avant tout de sa vie et des moyens qui lui sont nécessaires pour mener cette vie de façon digne8, pour ne pas imiter ce riche qui n’eut aucun souci du pauvre Lazare9.

De nos jours surtout, un devoir urgent nous presse de nous faire le prochain de n’importe quel homme, et de nous mettre activement à son service, s’il se présente à nous, (lue ce soit un vieillard abandonné de tous, ou un travailleur étranger injustement méprisé, ou un exilé, ou un enfant né d’une union illégitime qui souffre injustement pour une faute qu’il n’a pas commise, ou un affamé qui interpelle notre conscience en nous rappelant la parole du Seigneur : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits parmi mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (
Mt 25,40).

En outre, tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme l’homicide sous toutes ses formes, le génocide, l’avortement, l’euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui viole l’intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, les tortures physiques ou morales, les tentatives de contrainte psychique ; tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine, comme les conditions de vie infra-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l’esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; et aussi les conditions de travail avilissantes, qui font que les ouvriers sont traités en purs moyens pour réaliser des gains et non en personnes libres et responsables ; toutes ces pratiques et d’autres du même genre sont en réalité infâmes, et alors qu’elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s’y livrent beaucoup plus que ceux qui les subissent : en même temps elles s’opposent au plus haut point à l’honneur du Créateur.

8 Cf. Jc 2, 15-16.
9 Cf. Lc 16. 19-31.


(Respect et amour des adversaires.)

28 Le respect et l’amour doivent s’étendre aussi à ceux qui, pour les questions sociales, politiques ou même religieuses, pensent ou agissent autrement que nous ; plus, à la vérité, nous chercherons à comprendre en profondeur leur manière de voir avec bienveillance et charité, plus facilement nous pourrons engager le dialogue avec eux.

Assurément, cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l’égard de la vérité et du bien. Bien plus, l’amour même pousse les disciples du Christ à annoncer à tous les hommes la vérité salvifique. Mais il faut distinguer entre l’erreur, qui est toujours à rejeter, et l’homme qui se trompe, qui garde toujours sa dignité de personne, même lorsqu’il est abusé par des conceptions religieuses fausses ou moins exactes 10. Dieu seul est juge, lui seul scrute les coeurs : il nous interdit donc de juger de la culpabilité intérieure de quiconque 11.

L’enseignement du Christ demande que nous pardonnions même les offenses 11, et étend le commandement de l’amour à tous les ennemis, ce qui est le commandement de la Loi Nouvelle : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient » (
Mt 5,43-44).

10 Cf. Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 299 et 300.
11 Cf. Lc 6, 37-38 ; Mt 7, 1-2 ; Rm 2, 1-11 ; 14, 10-12.
12 Cf. Mt 5, 43-47.


(Égalité essentielle de tous les hommes entre eux et justice sociale.)

29 Comme tous les hommes, doués d’une âme raisonnable et créés à l’image de Dieu, ont la même nature et la même origine et que, rachetés par le Christ, ils jouissent d’une même vocation et d’une même destinée divine, il faut reconnaître toujours davantage l’égalité fondamentale entre tous.

Assurément, tous les hommes ne sont pas sur un plan d’égalité en ce qui concerne leurs capacités physiques, qui sont variées, ou leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses. Mais toute forme de discrimination dans les droits fondamentaux de la personne, qu’elle soit sociale ou culturelle, qu’elle se fasse en raison du sexe, de la race, de la couleur, de la condition sociale, de la langue, ou de la religion, doit être dépassée et écartée, comme contraire au dessein de Dieu. En vérité, il faut déplorer que ces droits fondamentaux de la personne ne soient pas encore partout inviolablement en vigueur. C’est le cas lorsque l’on dénie à la femme la faculté de choisir son époux ou d’élire son état de vie en toute liberté, ou d’accéder à une éducation et à une culture égales à celles que l’on reconnaît à l’homme.

En outre, bien qu’il existe de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes requiert que l’on parvienne à des conditions de vie équitables et plus humaines. En effet, des inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples de l’unique famille humaine provoquent le scandale et s’opposent à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale.

Les institutions humaines, privées ou publiques, devront s’efforcer de se mettre au service de la dignité et de la fin de l’homme, en luttant en même temps activement contre toutes les formes de servitude, sociale ou politique, et en assurant le respect des droits fondamentaux des hommes sous tout régime politique. Bien plus, même si un temps assez long est nécessaire pour atteindre la fin souhaitée, il faut néanmoins que les institutions de ce genre s’accordent peu à peu aux réalités spirituelles qui sont les plus hautes de toutes les réalités.


(Nécessité de dépasser une éthique individualiste.)

30 Les changements profonds et rapides des situations exigent avec plus d’urgence que personne ne se contente d’une éthique purement individualiste, par manque d’attention au cours des choses, ou par torpeur indolente. Le devoir de justice et de charité sera rempli de mieux en mieux lorsque chacun, concourant au bien commun en fonction de ses propres capacités et des besoins des autres, fera progresser et soutiendra aussi les institutions, publiques ou privées, qui servent à améliorer les conditions de la vie humaine. Or, il y a des gens qui, tout en professant des idées larges et généreuses, vivent en fait toujours comme s’ils n’avaient aucun souci des besoins de la société. Bien plus, dans divers pays, beaucoup font fort peu de cas des lois et des prescriptions sociales. Nombreux sont ceux qui ne craignent pas de se soustraire, par diverses fraudes et manoeuvres dolosives, aux justes impôts ou à d’autres prestations dues à la société. D’autres ont peu de considération pour les règles de la vie en société, par exemple celles qui sont établies pour la sauvegarde de la santé ou pour la réglementation de la conduite des véhicules, sans remarquer que par une telle insouciance ils mettent en danger leur propre vie et celle d’autrui.

Que ce soit une loi sacrée pour tous de compter les relations sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter comme tels. Plus, en effet, le monde s’unifie, plus manifestement les tâches de l’homme dépassent les groupes particuliers et s’étendent peu à peu au monde entier. Cela ne peut se faire que si les individus et les groupes cultivent en eux-mêmes les vertus morales et sociales et les répandent dans la société, de sorte qu’avec le nécessaire secours de la grâce divine, se lèvent des hommes vraiment nouveaux, artisans d’une humanité nouvelle.



Gaudium et spes 2 17