Gaudium et spes 2 55

(L’homme, auteur de la culture.)

55 De jour en jour augmente le nombre des hommes et des femmes, à quelque groupe ou nation qu’ils appartiennent, qui prennent conscience d’être les artisans et les auteurs de la culture de leur communauté. Dans le monde entier croît de plus en plus le sens de l’autonomie et en même temps de la responsabilité, ce qui est de la plus haute importance pour la maturité spirituelle et morale du genre humain. ( ’.ela apparaît encore plus clairement si on prend en considération l’unification du monde et le devoir qui nous est imposé de construire un monde meilleur dans la vérité et la justice. De cette façon, nous sommes les témoins de la naissance d’un nouvel humanisme, pour lequel l’homme se définit avant tout par sa responsabilité à l’égard de ses frères et à l’égard de l’histoire.

(Difficultés et devoirs.)

56 Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’homme, qui perçoit sa responsabilité pour le progrès de la culture, nourrisse des espoirs plus élevés, mais envisage aussi avec anxiété les nombreuses antinomies qui existent et qu’il doit résoudre lui-même.

Que faut-il faire pour que les échanges culturels plus fréquents, qui devraient conduire à un dialogue vrai et fructueux entre les divers groupes et nations, ne bouleversent pas la vie des communautés, ne causent pas la ruine de la sagesse ancestrale, et ne mettent pas en danger le génie propre de chaque peuple ?

Comment faut-il favoriser le dynamisme et l’expansion d’une culture nouvelle sans que se perde la fidélité vivante à l’héritage des traditions ? Cette question se pose de façon particulièrement urgente lorsque la culture qui résulte du développement considérable des sciences et des techniques doit s’harmoniser avec la culture intellectuelle qui se nourrit d’études classiques, conformes aux différentes traditions.

Comment l’éclatement si rapide et toujours croissant des disciplines particulières peut-il être concilié avec la nécessité d’en réaliser une synthèse et de sauvegarder chez les hommes la faculté de contemplation et d’admiration qui conduit à la sagesse ?

Que faut-il faire pour que tous les hommes puissent participer aux biens culturels dans le monde, alors que la culture des plus experts devient dans le même temps toujours plus élevée et plus complexe ?

Comment, enfin, reconnaître comme légitime l’autonomie que la culture revendique pour elle-même, sans que l’on aboutisse à un humanisme purement terrestre, voire hostile à la religion ?

C’est au milieu de ces antinomies que la culture humaine doit évoluer aujourd’hui, de façon à développer harmonieusement la personne humaine dans son intégralité et à aider les hommes à remplir les devoirs à l’accomplissement desquels tous sont appelés, particulièrement les chrétiens, tous fraternellement unis dans une seule famille humaine.


Section 2 : Quelques principes relatifs à une juste promotion de la culture


(Foi et culture.)

57 Dans leur marche vers la cité céleste, les chrétiens doivent rechercher et goûter les choses d’en haut2 ; mais, par là, la gravité du devoir de travailler en collaboration avec tous les hommes à l’édification d’un monde plus humain, loin d’être diminuée, est plutôt accrue. Et de fait, le mystère de la foi chrétienne leur fournit des stimulants et des secours excellents qui leur permettent d’accomplir avec plus d’empressement leur tâche et surtout de découvrir la pleine signification des activités grâce auxquelles la culture humaine occupe une place éminente dans la vocation intégrale de l’homme.

En effet, lorsqu’il cultive la terre de ses mains ou à l’aide des moyens techniques, pour qu’elle produise des fruits et devienne une demeure digne de toute la famille humaine, lorsque consciemment il assume son rôle dans la vie des groupes sociaux, l’homme exécute la volonté de Dieu, manifestée au commencement des temps, selon laquelle il doit dominer la terre3 et achever la création, et il se cultive lui-même ; en même temps, il observe le grand commandement du Christ de se vouer au service de ses frères.

En outre, quand il s’applique aux différentes disciplines de la philosophie, de l’histoire, des sciences mathématiques et naturelles et quand il s’adonne aux arts, l’homme peut grandement contribuer à faire que la famille humaine s’élève aux principes les plus hauts du vrai, du bien et du beau et à un jugement de valeur universelle, et qu’elle soit ainsi encore mieux éclairée par cette admirable Sagesse qui, depuis toujours, était auprès de Dieu, disposant toutes choses avec lui, jouant sur la surface de la terre, et trouvant ses délices parmi les enfants des hommes 4.

En raison de cela, l’esprit humain, moins esclave des choses, peut s’élever plus facilement à l’adoration et à la contemplation du Créateur. Bien plus, sous l’impulsion de la grâce, il est disposé à reconnaître le Verbe de Dieu qui, avant de se faire chair pour tout sauver et tout récapituler en lui, « était déjà dans le monde », comme « la vraie lumière qui éclaire tout homme » (
Jn 1,9). 5

Assurément, le progrès actuel des sciences et des techniques qui, en vertu de leur méthode, n’est pas en mesure de parvenir jusqu’aux raisons ultimes des choses, peut favoriser un certain phénoménisme et un certain agnosticisme, lorsque les méthodes de recherche mises en oeuvre par ces disciplines sont considérées, à tort, comme règle suprême pour la découverte de la vérité totale. Bien plus, le risque existe que l’homme, se fiant trop aux découvertes actuelles, estime pouvoir se suffire à lui-même et n’avoir plus à chercher de valeurs plus hautes.

Cependant, ce n’est pas de façon nécessaire que ces conséquences néfastes découlent de la culture d’aujourd’hui, et elles ne doivent pas nous induire dans la tentation de ne pas reconnaître ses valeurs positives. Parmi celles-ci figurent : l’étude des sciences et l’exacte fidélité à la vérité dans les recherches scientifiques, la nécessité de travailler en collaboration avec d’autres dans des groupes techniques, le sens de la solidarité internationale, la conscience toujours plus vive de la responsabilité qu’ont les spécialistes d’aider et même de protéger les hommes, la volonté de rendre les conditions de vie plus avantageuses pour tous, surtout pour ceux qui souffrent de privation de responsabilité ou d’indigence culturelle. Tout cela peut représenter une sorte de préparation pour l’accueil du message de l’Évangile, qui peut être pénétrée par la charité divine de Celui qui est venu sauver le monde.

2 Cf. Col 3, 1-2.
3 Cf. Gn 1, 28.
4 Cf. Pr 8, 30-31.
5 Cf. Irénée, Adv. Haer. III 11, 8, éd. Sagnard, p. 200 ; cf. de même 16, 6, p. 290-292 ; 21, 10-22, p. 370-372 ; 22, 3, p. 378; etc., SC 211.


(Des multiples liens entre la bonne nouvelle du Christ et la culture.)

58 Entre le message du salut et la culture humaine existent de multiples liens. Car Dieu, en se révélant à son peuple jusqu’à sa pleine manifestation dans son Fils incarné, a parlé selon les diverses cultures propres à chaque époque.

De la même façon, l’Église, qui au cours des siècles a vécu dans des conditions variées, a utilisé les acquis des diverses cultures, pour répandre et expliquer par sa prédication le message du Christ à toutes les nations, pour l’explorer et en acquérir une intelligence approfondie, pour le mieux exprimer dans la célébration liturgique et dans la vie de la communauté multiforme des fidèles.

Mais en même temps, l’Église, envoyée à tous les peuples de tous les temps et de toutes les régions, n’est liée, de façon exclusive et indissoluble, à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. Attachée à sa propre tradition et en même temps consciente de sa mission universelle, elle peut entrer en communion avec les diverses formes de culture, ce qui contribue à l’enrichissement de l’Église elle-même et à celui des différentes cultures.

La bonne nouvelle du Christ rénove continuellement la vie et la culture de l’homme déchu, et combat et écarte les erreurs et les maux qui découlent de la séduction toujours menaçante du péché. Elle ne cesse de purifier et d’élever la morale des peuples. Par les richesses d’en haut, elle féconde pour ainsi dire de l’intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple et à chaque âge, les fortifie, les parfait et les récapitule dans le Christ6. Ainsi l’Église, en s’acquittant de sa tâche propre7, pousse par là même à la culture humaine et civile et y apporte son concours, et par son action, même liturgique, elle éduque l’homme à la liberté intérieure.

6 Cf. Ep 1, 10.
7 Cf. Pie XI à Mgr Roland-Gosselin : « Il ne faut jamais perdre de vue que l’objectif de l’Église est d’évangéliser et non de civiliser. Si elle civilise, c’est par l’évangélisation» (Semaines sociales de France, Versailles, 1936, p. 461-462).


(Harmoniser les différents aspects de la culture humaine.)

59 Pour les raisons dont il a été question, l’Église rappelle à tous que la culture doit être mise en rapport avec le développement intégral de la personne humaine, avec le bien de la communauté et celui du genre humain tout entier. C’est pourquoi il faut cultiver l’esprit de façon à ce que soient développées les facultés d’admiration, d’introspection, de contemplation, ainsi que la capacité de former un jugement personnel et de développer le sens religieux, moral et social.

La culture, en effet, du fait qu’elle découle immédiatement du caractère raisonnable et social de l’homme, a sans cesse besoin d’une juste liberté pour s’épanouir et de la légitime possibilité d’agir en pleine indépendance, en conformité avec ses propres principes. Elle a donc le droit d’exiger le respect et jouit d’une certaine inviolabilité, étant naturellement saufs les droits de la personne et de la communauté, particulière ou universelle, dans les limites du bien commun.

Le saint Concile, reprenant à son compte ce que le Ier Concile du Vatican a enseigné, déclare qu’il existe « deux ordres de connaissance » distincts, celui de la foi et celui de la raison, et que l’Église n’interdit pas que « les arts humains et les sciences qui sont cultivés mettent en oeuvre leurs propres principes et leur propre méthode dans leur domaine respectif ». C’est pourquoi, « reconnaissant cette juste liberté », l’Église affirme la légitime autonomie de la culture humaine et surtout celle des sciences 8.

Tout cela exige aussi que, étant saufs l’ordre moral et l’intérêt commun, l’homme puisse librement chercher la vérité, exprimer et divulguer ses opinions, et s’adonner à n’importe quel art ; qu’enfin il soit informé des événements de la vie publique conformément à la vérité 9.

Il appartient aux pouvoirs publics, non pas de déterminer le caractère propre des formes de culture humaine, mais d’assurer des conditions et de fournir les moyens favorables au développement de la vie culturelle parmi tous, même parmi les minorités dans un pays 10. C’est pourquoi il faut éviter avant tout que la culture, détournée de sa propre fin, soit forcée de se mettre au service de pouvoirs politiques et économiques.

8 Cf. Conc. Vat. I, const. dogm. Dei Filius, IV, D. 1795, 1799 (3015, 3019). Cf. Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 190.
9 Cf. Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 260.
10 Cf. Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 283 ; Pie XII, Message radiophonique, 24 déc. 1941, AAS 34 (1942), p. 16-17.


Section 3 : Quelques devoirs plus urgents des chrétiens par rapport à la culture


(La reconnaissance du droit de tous à la culture et sa réalisation.)

60 Puisque maintenant Ia possibilité est donnée de libérer la plupart des hommes du fléau de l’ignorance, c’est un devoir qui convient au plus haut degré à notre temps, surtout pour les chrétiens, de travailler activement à ce que, tant en matière économique qu’en matière politique, tant dans le domaine national qu’international, des décisions fondamentales soient prises, pour que soit reconnu et puisse être exercé effectivement, partout sur terre, le droit de tous à la culture humaine et civile, conforme à la dignité de la personne humaine, sans distinction de race, de sexe, de nation, de religion ou de condition sociale. Il faut donc fournir à tous une quantité suffisante de biens culturels, surtout de ces biens qui constituent la culture dite de base, pour qu’un très grand nombre d’hommes ne soient pas empêchés, par l’analphabétisme et le manque d’activité responsable, de coopérer de manière vraiment humaine au bien commun.

C’est pourquoi il faut s’efforcer d’obtenir que ceux dont les talents le permettent puissent avoir accès aux études supérieures ; de telle façon que, autant que possible, ils s’élèvent dans la vie sociale à des rôles, des fonctions et des services qui correspondent à leurs aptitudes et à la compétence acquise u. Ainsi tout homme et tout groupe social de chaque peuple pourront atteindre le plein épanouissement de leur vie culturelle, conforme a leurs qualités et à leurs traditions.

En outre, il faut des efforts soutenus pour que tous prennent conscience aussi bien du droit à la culture que du devoir auquel ils sont astreints de se cultiver et d’aider les autres à le faire. Il existe, en effet, ici ou là, des conditions de vie et de travail qui entravent les efforts des hommes vers la culture et qui font disparaître chez eux le zèle pour la culture. Cela vaut à un titre spécial pour les agriculteurs et les ouvriers, auxquels il faut assurer, pour l’exécution de leur travail, des conditions telles qu’elles ne soient pas un obstacle à leur culture humaine, mais la favorisent. Les femmes travaillent maintenant dans presque tous les domaines de la vie ; il convient cependant qu’elles puissent jouer pleinement leur rôle selon leurs aptitudes spécifiques. Il appartiendra à tous de reconnaître et de promouvoir la participation propre et nécessaire des femmes à la vie culturelle.

11 Cf. Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 260.


(Formation à une culture intégrale de l’homme.)

61 La difficulté de réaliser une synthèse entre les divers arts et disciplines est aujourd’hui plus grande que dans le passé. En effet, alors que s’accroissent la masse et la diversité des éléments qui constituent la culture, dans le même temps s’amoindrit pour chaque homme la faculté de les percevoir et de les accorder organiquement, au point que l’image de l’homme universel s’évanouit de plus en plus. Cependant il reste à chaque homme le devoir de sauvegarder le principe de l’intégralité de la personne humaine, dans laquelle prédominent les valeurs de l’intelligence, de la volonté, de la conscience et de la fraternité, qui ont toutes leur fondement dans le Dieu Créateur et qui ont été guéries et élevées de façon admirable dans le Christ.

La famille, en premier lieu, est comme la mère et la nourrice de cette éducation, car, en elle, les enfants, entourés d’amour, apprennent plus facilement le véritable ordre des choses, tandis que des formes éprouvées de culture humaine passent, de façon pour ainsi dire naturelle, dans l’esprit de la jeunesse qui grandit, pour s’y implanter.

Pour cette même éducation, il existe dans les sociétés d’aujourd’hui, surtout grâce à la diffusion grandissante des livres et aux nouveaux moyens de communication culturelle et sociale, des conditions favorables qui peuvent être avantageuses pour une culture universelle. En effet, comme le temps du travail est réduit un peu partout, un très grand nombre d’hommes en tirent un profit grandissant. Que les loisirs soient convenablement utilisés pour détendre l’esprit et pour fortifier la santé de l’esprit et du corps, par des activités libres et l’étude, par des voyages en d’autres régions (tourisme) qui affinent l’intelligence des hommes et qui, de plus, enrichissent les hommes par la connaissance mutuelle, également par des exercices physiques et des manifestations sportives qui aident à maintenir l'équilibre psychique, y compris pour la vie en commun, et à établir des relations fraternelles entre les hommes de toutes conditions, de toutes nations ou de toutes races. Que les chrétiens collaborent donc aux manifestations et aux actions culturelles collectives qui sont propres à notre temps, pour qu’elles soient imprégnées d’humanité et d’esprit chrétien.

Mais tous ces avantages ne peuvent faire parvenir l’éducation de l’homme à la perfection d’une culture intégrale si, en même temps, on néglige de s’interroger sur la signification profonde de la culture et de la science pour la personne humaine.


(La juste harmonie à assurer entre la culture humaine et civile et la formation chrétienne.)

62 Bien que l’Église ait apporté un concours important au progrès de la culture, il est établi par l’expérience que, pour des raisons contingentes, l’accord entre la culture et la formation chrétienne ne se fait pas toujours sans difficultés.

Ces difficultés ne portent pas nécessairement préjudice à la vie de foi ; elles peuvent même inciter l’esprit à chercher une intelligence plus exacte et plus profonde de la foi. En effet, les études et découvertes les plus récentes des sciences, ainsi que celles de l’histoire et de la philosophie, suscitent de nouvelles questions qui comportent des conséquences pour la vie même et exigent de nouvelles recherches même de la part des théologiens. Par ailleurs, les théologiens, tout en respectant les méthodes et les requêtes propres aux sciences théologiques, sont invités à chercher sans cesse la manière la plus apte de communiquer la doctrine aux hommes de leur temps, parce qu’autre chose est le dépôt même de la foi, c’est-à-dire les vérités de la foi, autre chose la façon selon laquelle ces vérités sont exprimées, à condition toutefois d’en sauvegarder le sens et la signification 12. Que, dans le travail pastoral, on ait une connaissance suffisante non seulement des principes de la théologie, mais aussi des découvertes des sciences profanes, surtout de la psychologie et de la sociologie, et qu’on en fasse usage, de façon à ce que les fidèles soient amenés, eux aussi, à une vie de foi plus pure et plus mûre.

À leur manière, la littérature et les arts sont aussi d’une grande importance pour la vie de l'Eglise. Ils s’efforcent en effet de comprendre le caractère propre de l’homme, ses problèmes, son expérience dans ses tentatives pour se connaître et se perfectionner lui-même, pour connaître et perfectionner le monde ; ils s’appliquent à mieux saisir sa place dans l’histoire et dans l’univers, à mettre en lumière les misères et les joies, les besoins et les forces de l’homme, et à présenter l’esquisse d’une destinée humaine meilleure. C’est ainsi qu’ils sont capables d’élever la vie humaine qu’ils expriment sous des formes multiples selon les temps et les lieux.

Il faut donc faire effort pour que ceux qui s’adonnent à ces arts se sentent reconnus par l’Église dans leurs activités et que, jouissant d’une liberté appropriée, ils puissent entrer plus facilement en relation avec la communauté chrétienne. Que l’Église reconnaisse aussi les nouvelles formes d’art qui conviennent à nos contemporains, selon le génie des diverses nations et régions. Qu’elle les accueille dans les sanctuaires lorsque, par un mode d’expression adapté et conforme aux exigences de la liturgie, elles élèvent l’âme vers Dieu 13.

Ainsi la connaissance de Dieu se manifeste mieux, et la prédication de l’Évangile devient plus facile à saisir par l’intelligence des hommes et apparaît comme connaturelle à leurs conditions de vie.

Que les fidèles vivent donc en union très étroite avec les autres hommes de leur temps, et qu’ils s’efforcent de saisir à fond leurs manières de penser et de sentir, qui s’expriment par la culture de l’esprit. Qu’ils allient la connaissance des nouvelles sciences et des nouvelles doctrines, ainsi que des découvertes les plus récentes, à la morale chrétienne et aux enseignements de la doctrine chrétienne, pour que la pratique de la religion et la probité morale marchent de pair chez eux avec la connaissance scientifique et les progrès techniques sans cesse croissants, et qu’ils puissent juger et interpréter toutes choses dans un sens pleinement chrétien.

Ceux qui s’appliquent aux sciences théologiques dans les séminaires et les universités s’efforceront de collaborer avec les hommes qui excellent dans les autres sciences, en mettant en commun leurs forces et leurs points de vue. La recherche théologique, tout en visant l’approfondissement de la connaissance de la vérité révélée, ne doit pas négliger le lien avec son propre temps, afin de pouvoir aider les hommes cultivés, dans les différentes disciplines, à acquérir une connaissance plus complète de la foi. Cette activité commune sera de la plus grande utilité pour la formation des ministres sacrés, qui pourront ainsi présenter la doctrine de l’Église sur Dieu, l’homme et le monde d’une manière mieux adaptée à nos contemporains, si bien que ceux-ci accueilleront d’autant plus volontiers leur parole à ce sujet 14. Bien plus, il faut souhaiter que de nombreux laïcs acquièrent une formation adaptée dans les sciences sacrées et que plusieurs parmi eux se livrent à ces études ex professo et les fassent progresser. Mais pour qu’ils puissent exercer leur tâche, qu’on reconnaisse aux fidèles, qu’ils soient clercs ou laïcs, une juste liberté de recherche et de pensée, et aussi une juste liberté d’exposer leur avis en toute humilité et avec courage dans les domaines dans lesquels ils sont compétents 15.

12 Cf. Jean XXIII, Discours prononcé le 11 oct. 1962 pour l'ouverture du Concile, AAS 54 (1962), p. 792.
13 Cf. const. De Sacra Liturgia, Sacrosanctum Concilium, n. 123, AAS 56 (1964), p. 131 (voir p. 50-52) ; Paul VI, Discours aux artistes romains, 7 mai 1964, AAS 56 (1964), p. 439-442.
14 Cf. Conc. Vat. II, décrets De institutione sacerdotali, Optatam totius (voir p. 262 s.), et De educatione christiana, Gravissimum educationis (voir p. 286 s.).
15 Cf. const. dogm. Lumen Gentium, chap. IV, n. 37, AAS 37 (1965), p. 42-43 (voir p. 126).


Chapitre III. La vie économico-sociale


(Quelques aspects de la vie économique.)

63 Dans la vie économico-sociale aussi, il faut tenir en honneur et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. En effet, c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de toute la vie économico-sociale.

L’économie d’aujourd’hui, tout comme les autres domaines de la vie sociale, est caractérisée par une domination croissante de l’homme sur la nature, par de plus fréquentes et de plus intenses relations et dépendances mutuelles entre individus, groupes et peuples, et par des interventions plus nombreuses du pouvoir politique. En même temps, les progrès dans les modes de production et dans les échanges de biens et de services ont fait de l’économie un instrument apte à mieux pourvoir aux besoins accrus de la famille humaine.

Toutefois les motifs d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l’économique, de sorte que presque toute leur existence personnelle et sociale est imprégnée d’un certain esprit d’« économisme », tant dans les pays qui favorisent l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de la vie économique, pourvu qu’il soit géré et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, pourrait réduire les inégalités sociales, il conduit au contraire trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une détérioration de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors qu’une foule immense d’hommes manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les pays moins développés, vivent dans l’opulence ou gaspillent les biens. Le luxe et la misère existent en même temps. Tandis qu’un petit nombre d’hommes jouissent d’un très large pouvoir de décision, beaucoup manquent de presque toute possibilité d’agir de leur propre initiative et sous leur propre responsabilité, se trouvant souvent placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine.

De semblables manques d’équilibre économique et social se constatent entre l’agriculture, l’industrie et les services, tout comme entre les régions d’un seul et même pays. Entre les pays économiquement plus développés et les autres pays, l’opposition ne fait que s’accentuer, opposition qui peut mettre en danger la paix même du monde.

Nos contemporains perçoivent ces disparités avec une conscience de plus en plus vive, car ils ont la profonde conviction que les ressources techniques et économiques accrues, dont dispose le monde d’aujourd’hui, peuvent et doivent permettre de redresser ce funeste état de choses. Mais pour cela de nombreuses réformes dans la vie économico- sociale et une conversion des mentalités et des comportements sont exigées de la part de tous. À cette fin, l’Église, au cours des siècles, a élaboré, à la lumière de l’Évangile, des principes de justice et d’équité, demandés par la droite raison, tant pour la vie individuelle et sociale que pour la vie internationale, et elle les a proclamés surtout ces derniers temps. Le saint Concile se propose de confirmer ces principes en tenant compte des circonstances actuelles et d’indiquer quelques orientations, en prenant en considération les exigences du développement économique 1.

1 Cf. Pie XII, Message du 23 mars 1952, AAS 44 (1952), p. 273 ; Jean XXIII, allocution aux ACLI, 1" mai 1959, AAS51 (1959), p. 358.


Section 1 : Le développement économique


(Le développement économique au service de l’homme.)

64 Aujourd’hui, plus que dans le passé, pour trouver des solutions face à l’accroissement de la population et pour satisfaire aux aspirations grandissantes du genre humain, on s’efforce, à bon droit, d’accroître la production de biens agricoles et industriels et les prestations de service. C’est pourquoi il faut favoriser le progrès technique, l’esprit d’innovation, l’esprit d’initiative pour créer des entreprises ou les agrandir, l’adaptation des méthodes de production, les efforts soutenus de tous ceux qui travaillent dans les secteurs de la production, bref tout ce qui peut contribuer à ce développement. Mais la finalité fondamentale de cette production, ce n’est pas l’accroissement pur et simple des biens produits ni le profit ou la puissance, mais c’est le service de l’homme, de l’homme tout entier, eu égard à l’ordre de ses besoins matériels et des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse, de tout homme, disons-nous, et de tout groupe d’hommes, des hommes de toutes races et de toute région du monde. C’est pourquoi l’activité économique doit s’exercer, selon ses méthodes et ses lois propres, dans les limites de l’ordre moral2, de sorte que se réalise le dessein de Dieu sur l’homme3.

2 Cf. Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 190 s. ; Pie XII, Message du 23 mars 1952, AAS 44 (1952), p. 276 s. ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 450 ; Conc. Vat. II, décret Inter mirifica, chap. I, n. 6, AAS 56 (1964), p. 147 (voir p. 58).
3 Cf. Mt 16, 26 ; Lc 16, 1-31 ; Col 3, 17.


(Le développement économique sous le contrôle de l’homme.)

65 Le développement économique doit rester sous le contrôle de l’homme, et il ne doit pas être remis au seul pouvoir de décision d’un petit nombre d’hommes ou de groupes qui disposent d’une trop grande puissance économique, ni à celui de la seule communauté politique, ni à celui de quelques nations plus puissantes. Il faut au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et, quand il s’agit de relations internationales, toutes les nations, prennent une part active à la gestion du développement économique. Il faut de même que les activités spontanées des individus et des associations libres soient coordonnées avec l’action des pouvoirs publics et soient harmonisées de façon appropriée et cohérente.

Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l’activité économique des individus ni à la seule autorité publique. C’est pourquoi il faut dénoncer comme fausses aussi bien les doctrines qui font obstacle aux nécessaires réformes au nom d’une conception erronée de la liberté, que les doctrines qui subordonnent les droits londamentaux de chaque personne et des groupes à l’organisation collective de la production 4.

Par ailleurs, les citoyens se rappelleront que c’est leur droit et leur devoir, ce qui doit rtre reconnu aussi par le pouvoir civil, de contribuer selon leurs possibilités au progrès véritable de leur propre communauté. Surtout dans les pays économiquement moins développés, où toutes les ressources doivent être utilisées d’urgence, ceux qui ne font pas fructifier leurs ressources mettent gravement en danger le bien commun, et il en va de même, étant sauf le droit personnel de migration, de ceux qui privent leur communauté des moyens matériels et spirituels dont elle a besoin.

4 Cf. Léon XIII, encycl. Libertas, 20 juin 1888, AAS 20 (1887-1888), p. 597 s. ; Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 191 s. ; encycl. Divini Redemptoris, AAS 39 (1937), p. 65 s. ; Pie XII, Message de Noël 1941, AAS 34 (1942), p. 10 s. ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 401-464.


(De la manière de mettre fin aux immenses disparités économico-sociales.)

66 Pour satisfaire aux exigences de la justice et de l’équité, il faut s’efforcer avec courage, dans le respect des droits des personnes et du génie propre de chaque peuple, de faire disparaître le plus rapidement possible les immenses inégalités économiques qui existent de nos jours et qui souvent s’accroissent, et qui sont liées à la discrimination individuelle et sociale. De même, en beaucoup de régions, compte tenu des difficultés particulières de l’agriculture, soit pour la production soit pour la vente des produits, il faut aider les agriculteurs à accroître la production et à la vendre, à mettre en route les nécessaires évolutions et innovations, à parvenir enfin à un revenu équitable pour éviter, comme il arrive trop souvent, qu’ils demeurent dans la condition de citoyens de rang inférieur. De leur côté, les agriculteurs, surtout les jeunes, s’appliqueront, de façon avisée, à parfaire leur compétence professionnelle, sans laquelle l’agriculture ne peut progresser 5.

La justice et l’équité exigent également que la mobilité, qui est nécessaire dans un contexte de réalités économiques en progrès, soit réglée de façon à éviter que la vie des individus et de leurs familles ne devienne incertaine et précaire. A l’égard des travailleurs qui sont originaires d’autres pays ou régions et qui, par leur travail, contribuent au développement économique d’un peuple ou d’une province, il faut éviter soigneusement toute forme de discrimination sous le rapport des conditions de rémunération ou de travail. En outre, tous les citoyens, en premier lieu les pouvoirs publics, doivent les traiter, non pas simplement comme de purs instruments de production, mais comme des personnes, et doivent les aider à faire venir auprès d’eux leur famille, à se procurer un logement décent et favoriser leur insertion dans la vie sociale du pays ou de la région qui les accueille. Cependant, autant que c’est possible, il faut créer des emplois dans leurs propres pays.

Dans le domaine des réalités économiques soumises aujourd’hui au changement tout comme dans celui des formes nouvelles de la société industrielle, dans lesquelles l’automation par exemple est en progrès, il faut avoir la préoccupation de fournir à chacun un emploi suffisant et approprié et la possibilité d’une formation technique et professionnelle ndéquate, et de garantir les moyens d’existence et la dignité humaine de ceux qui, surtout en raison de la maladie ou de l’âge, se trouvent dans des situations plus pénibles.

5 Sur les problèmes agricoles, cf. surtout Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 341.


Gaudium et spes 2 55