Hilaire Trinité I



De la Trinité

Livre Premier.


101 En examinant comment il est possible que, soit en restant dans les conditions de sa propre nature, soit en s’abandonnant aux inspirations de la sagesse humaine, l’homme religieux se montre digne par ses actes du don précieux que le ciel a daigné lui accorder en permettant à sa faiblesse de puiser aux trésors de l’intelligence, j’ai remarqué que parmi les causes qui, selon l’opinion commune, concourent à rendre la vie heureuse et douce, il y en a deux que, dans tous les temps, elle a mises et qu’elle met encore aujourd’hui au premier rang, le loisir et la richesse, qui l’un sans l’autre, seraient plutôt une source de mal que de bien. En effet, le loisir avec l’indigence, c’est une sorte d’exil dans la vie ; les soins inquiétants de l’avenir avec la richesse sont d’autant plus amers que le coeur est plus sensible à la privation de ce qui fait le principal objet de ses voeux. Toutefois, bien que ce soient là les doux plus grands charmes de l’existence, il me semble qu’il n’y a rien qui nous abaisse plus au niveau des bêtes, puisque celles-ci, en s’égarant en paix sous l’ombre des bois et au sein de gras pâturages, jouissent tout à la fois d’une oisive sécurité et de l’abondance. Mais si l’abondance et le repos font le bonheur de la vie, ce bonheur, nous le partageons nécessairement, sauf la différence des espèces, avec les êtres que n’éclaire pas le flambeau de la raison, et auxquels la nature mère vigilante et attentive, prodigue tout ce que leurs besoins réclament, en leur épargnant les ennuis d’une pénible recherche.


102 Si la plupart des hommes ont repoussé loin d’eux, avec dédain un genre de vie aussi déraisonnable et qui les rapproche de la bête, s’ils l’ont sévèrement blâmé dans les autres, c est que, suivant les impulsions de leur divin auteur, ils ont pensé, selon moi, qu’il est indigne d’un homme de croire qu’il n’a été créé que pour satisfaire, esclave soumis à son ventre et à la paresse, ses appétits sensuels, qu’il n’est pas né pour s’illustrer par de belles actions ou par ses talents, ou bien encore que le bienfait de la vie ne lui impose pas l’obligation de travailler pour l’éternité. Et pourtant il n’est pas douteux que la vie ne serait pas regardée comme un présent du ciel, si, toujours placée sous le coup de la douleur, toujours agitée par les plus rudes traverses, elle s’épuisait péniblement en se traînant de l’enfance ignorante à la vieillesse en délire. Voilà pourquoi éclairés par la science et capables de généreux efforts, ils se sont exercés à la patience, à la continence, à la douceur, parce que bien vivre, c’était, à leurs yeux, bien faire et cultiver son intelligence, parce qu’il leur semblait encore que ce n’était pas en considération seulement de la mort qu’un bien immortel leur avait donné la vie, puisqu’il leur était démontré qu’il ne convenait pas que l’auteur de tout bien ne mit en eux le sentiment si doux de l’existence qu’au prix de la sombre crainte de la mort.


103 Tout en reconnaissant la sagesse de cette conduite, et tout ce qu’ils gagnaient à se conserver purs, à prévoir avec prudence, à éviter avec adresse, à supporter avec courage les adversités de la vie, il me semblait néanmoins qu’en ne fondant leur enseignement moral que sur l’humanité, ils ne nous offraient pas des moyens assez certains d’arriver à la vertu et au bonheur, car avec cette opinion bien arrêtée dans leur esprit qu’on se met au rang des bêtes en fermant ses yeux aux clartés de l’intelligence, ils ne sentaient pas que ne pas faire ce qu’elle nous révèle, c’est surpasser les animaux eux-mêmes en brutalité. Je m’appliquais donc avec un zèle empressé à connaître Dieu, l’auteur de la vie, auquel je me devais tout entier, Dieu qu’il m’était doux de servir, et dans la bonté duquel, en y rapportant toutes mes espérances, je me reposais au milieu des écueils dont cette vie est semée, comme dans le port le plus sûr. Ainsi mon coeur était embrasé du désir ardent de le comprendre et de soulever le voile qui le dérobait à mes regards.


104 Or la plupart de ces sages admettaient de nombreuses classes de dieux, dont il leur était difficile de déterminer l’origine ; mais, persuadés qu’il existait parmi ces divinités une distinction de sexes, ils leur assignaient un ordre de naissance et de succession. À les entendre, il y avait de grands et de petits dieux, selon le degré de puissance dont ils étaient revêtus. Quelques-uns même, affirmant qu’il n’y a point de Dieu, ne rendaient hommage qu’à cette nature, fille du mouvement et du concours de circonstances fortuites. Le plus grand nombre, il est vrai, partageant en cela l’opinion publique, proclamait un Dieu, mais un Dieu qui, sans s’inquiéter des choses de la terre, laissait aller le monde à son gré. D’autres encore voyaient des dieux dans les formes corporelles des créatures, et qui tombaient sous leur sens, parmi les éléments de la terre et du ciel. D’autres enfin adoraient des statues faites à l’image d’hommes, d’animaux, d’oiseaux, de serpents, et renfermaient dans les bornes étroites d’un morceau de métal, de pierre ou de bois, le maître de l’univers et l’Être infini. Ce n’était donc pas à cette école que s’enseignait la vérité ; tant d’honneur n’appartenait point à ceux dont le culte ridicule, honteux et impie, était comme une arène où luttaient les opinions insensées qui divisaient leurs esprits. Au milieu de ces perplexités, en cherchant la voie qui devait nécessairement me conduire à la connaissance de mon Dieu, convaincu d’ailleurs que cet abandon des oeuvres sorties de ses mains était indigne de Dieu, que l’idée d’une nature puissante et incorruptible excluait celle de la distinction des sexes, et qu’il ne pouvait y avoir ni ordre de succession, ni parenté, ni famille de dieux, je tenais pour constant qu’il n’y a de divin et d’éternel que ce qui est un et immuable, parce qu’il n’est pas nécessaire que celui qui ne doit son être qu’à lui-même, qui est son propre auteur, eût fait sortir de son sein un autre être qui lui fût supérieur, et qu’ainsi la toute-puissance et l’éternité sont le partage d’un seul, parce que la toute-puissance n’est susceptible ni de plus ni de moins, et que l’éternité n’admet ni postériorité ni antériorité, mais qu’en Dieu il n’y a rien que d’éternel et de tout-puissant.


105 Je faisais ces réflexions et beaucoup d’autres encore, lorsque les livres écrits, ainsi que l’enseigne la religion des Hébreux, par Moïse et par les prophètes me tombèrent entre les mains, et j’y lus ces paroles que Dieu prononce en parlant de lui-même : « Je suis celui qui est, » et ensuite : « Voici ce que vous direz aux enfants d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous. » Je fus frappé de cette définition si parfaite de Dieu, qui, exprimée dans un langage tout à fait approprié à l’intelligence de l’homme, lui révèle la connaissance jusqu’alors incompréhensible de la nature divine. En effet, il n’y a point d’attribut qui convienne mieux à Dieu que l’être, parce que ce qui est ne peut s’entendre ni de ce qui finira un jour, ni de ce qui a commencé. Mais ce qui est éternel et ce qui jouit d’une béatitude inaltérable n’a pu et ne pourra jamais ne pas être parce que ce qui est d’essence divine ne connaît ni commencement ni fin ; or, comme l’éternité s’attache invinciblement à tout ce qui est de Dieu, il a besoin seulement de montrer qu’il est, pour protester de son éternité incorruptible.


106 Ces mots : « Je suis celui qui est, » me semblaient prouver assez l’infinité de Dieu ; mais il me fallait encore l’intelligence des oeuvres de sa magnificence et de sa force. Or l’existence étant l’attribut essentiel de l’être éternel qui n’avait pas eu de commencement voilà qu’une nouvelle parole du Dieu incorruptible vint encore frapper mon esprit : « Qui tient le ciel, dans sa main étendue, et la terre dans sa main fermée, » et cette autre : « Le ciel est mon trône, et la terre est mon marchepied. Quelle maison me bâtirez-vous ou quel sera le lieu de mon repos ? N’est-ce pas ma main qui a créé toutes ces choses ? » Le ciel dans toute son immensité a pour mesure l’étendue des doigts de Dieu et la terre tout entière est renfermée dans le creux de sa main. Bien que ces paroles de Dieu contribuent sans doute à agrandir la sphère de nos idées religieuses, on y trouve cependant, si l’on sait en pénétrer le sens, plus de portée encore que les mots n’en présentent. En effet, le ciel que ses doigts embrassent est en même temps le trône de Dieu ; cette terre que contient sa main formée lui sert aussi de marchepied ; ce n’est pas que, s’arrêtant à une image matérielle, notre esprit doive dans ce trône et ce marchepied ne voir que l’étendue d’une substance corporelle quand l’être puissant et infini n’a besoin que de développer ses doigts et courber sa main pour mesurer son trône et enfermer son marchepied c’est au contraire qu’il doit, quand ainsi se manifeste à ses yeux la puissance de la nature extérieure, reconnaître au-dedans et au dehors, dans les principes constitutifs des choses créées, Dieu qui, dans l’effusion de son immensité domine, enveloppe et pénètre tout. Le trône et le marchepied s’abaissent sous sa majesté, afin que l’Être intérieur nous révélât l’extérieur, puisque l’extérieur contenait l’intérieur et réciproquement, et qu’ainsi Dieu tout entier s’embrassant lui-même dans l’étendue de sa plénitude, l’infini fût dans tout, et tout à son tour fût dans l’infini. Mon esprit sa plaisait dans la méditation de ces hautes pieuses pensées. En effet, rien, selon moi, rien n’était plus digne de la gloire de Dieu que de se placer hors des limites de l’intelligence humaine, en telle sorte qu’autant l’esprit prenant son essor, dépasserait, la borne qui lui est assignée, autant l’infini s’élancerait loin du terme où la nature ose espérer de l’atteindre. Ces vérités, je les concevais nettement, mais elles étaient encore évidemment confirmées par le prophète : « Où irai-je pour me dérober à votre esprit ? et où m’enfuirai-je de devant votre face ? Si je monte dans le ciel, vous y êtes ; si je descends dans l’enfer, vous y êtes encore. Si je prends des ailes dès le lever de l’aurore, et si je vais demeurer dans les extrémités de la mer, votre main m’y conduira, et ce sera votre droite qui me soutiendra. » Dieu est en tout, tout est en Dieu. Il est au ciel, dans l’enfer, au-delà des mers ; dedans, au dehors, partout il se manifeste ; il possède en même temps qu’il est possédé, nul n’est sans Dieu et Dieu est avec tous.


107 Quoique le sentiment de cette intelligence supérieure et inexplicable tout à la fois répandit la joie la plus vive dans mon coeur, en me faisant adorer dans le Créateur de mon être l’infini de cette incommensurable éternité, cependant je cherchais avec un zèle trop ardent à me faire une idée du Seigneur infini, éternel, pour me déterminer à croire que son immensité consentit à se renfermer dans quelqu’un des ouvrages de sa magnificence. Ma piété, trompée par la faiblesse de mon esprit, n’allait pas au-delà du cercle qu’elle s’était tracé, lorsque je lus dans le prophète cette belle pensée sur Dieu : « Dans la grandeur des oeuvres, dans la beauté des créatures, se montre visiblement le Créateur. » Oui, l’auteur des choses et les plus grandes et les plus belles est dans ses ouvrages, et si l’oeuvre est au-dessus du sentiment même qu’elle inspire, il en est nécessairement de même, et à plus forte raison, de l’ouvrier. Le ciel est beau, la terre et la mer sont belles, l’univers est beau, l’univers que les Grecs ont appelé kosmoj (kosmos - ordre, beauté), c’est-à-dire le monde ; mais si, par l’effet d’un instinct naturel, nous sommes portés, ainsi qu’il arrive quand nos yeux s’attachent à observer certains oiseaux, certains animaux, à juger de la beauté des créatures, sans que, dans l’impuissance de l’expression qui nous manque, nous puissions reproduire le sentiment qui nous affecte ; et si, d’un autre côté, les mots ne répondant pas à la pensée, le sentiment ne peut rendre compte qu’à lui-même des impressions dont il a l’intelligence, ne suit-il pas nécessairement que l’auteur de tant d’oeuvres si belles doit les effacer en beauté, de telle sorte qu’en dépit de la faiblesse de l’intelligence à s’élever jusqu’à cette hauteur, néanmoins le sentiment ne fasse pas défaut à la pensée ? Ainsi donc, il faut le proclamer, Dieu est beau ; et si l’intelligence de cette beauté nous échappe, nous en avons du moins le sentiment.


108 L’esprit plein de ces pieuses pensées, et tout pénétré de cette science divine, je me reposais en silence dans la contemplation de ces ineffables beautés, et je ne croyais pas qu’il fût possible à la nature de l’homme, dans ses respectueux hommages à l’auteur de la création, de se tenir en deçà ou d’aller au-delà de cette idée, à savoir que la grandeur de Dieu, inaccessible à l’intelligence, ne l’est point à la foi, et que si l’intelligence, guidée par la foi, admet un culte nécessaire, elle se perd et s’abîme dais l’infini de la puissance éternelle.


109 Du fond de toutes ces pensées surgissait encore un sentiment naturel qui soutenait ma piété, je veux dire l’espérance d’un bonheur inaltérable qui devait être le prix de la foi en Dieu et d’une vie saintement réglée ; c’était à mes yeux comme la solde destinée au soldat vainqueur après une glorieuse campagne. Quelle serait en effet la récompense de l’homme qui se serait fait de Dieu une opinion juste et vraie, si, à la mort, le sentiment ne survivait pas à la destruction d’une nature épuisée ? Or la raison elle-même me disait qu’il n’était pas digne de la grandeur de Dieu d’avoir donné à l’homme une vie toute resplendissante des lumières de l’intelligence et de la sagesse, à la condition de la voir bientôt s’affaiblir et s’éteindre pour jamais, de manière que, pour lui interdire la durée, son existence ne reposât que sur une base sans réalité, tandis qu’on ne peut, au contraire, s’expliquer l’économie de la nature humaine qu’en se disant : Ce qui n’était pas a commencé, et non pas en se disant ce qui a commencé n’est pas.


110 Je m’alarmais pour mon âme et pour mon corps. Tout en gardant néanmoins l’opinion désormais invariable que je m’étais faite de Dieu, je concevais des inquiétudes pour mon âme, en réfléchissant avec une sorte d’anxiété sur sa demeure temporaire, qui devait, ainsi que je me l’imaginais, crouler avec elle ; mais, après la connaissance que j’avais acquise de la loi et des prophètes, je ne restai pas longtemps étranger aux enseignements de l’Évangile et des apôtres. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout a été créé par, lui, et rien n’a été fait sans lui ; en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu, qui s’appelait Jean. Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière il n’était pas la lumière ; mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point connu. Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont pas reçu ; mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné le droit d’être faits enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais qui sont nés de Dieu même. Et le Verbe a été fait chair, et il a habité parmi nous ; et nous avons vu sa gloire, la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. » Ici l’esprit va plus loin que l’intelligence du sens naturel, et l’enseignement à recueillir dépasse l’opinion que j’avais déjà de Dieu. J’y apprends, en effet, que le Créateur est Dieu de Dieu, que le Verbe est Dieu, et qu’au commencement il est avec Dieu. Tout s’explique, et je comprends que la lumière du monde demeure dans le monde, et que le monde ne la reconnaît pas ; qu’il vient chez soi, et qu’il n’est pas reçu par les siens ; que ceux qui le reçoivent deviennent, pour prix de leur foi, les enfants de Dieu, qu’ils ne sont pas nés de l’accouplement de la chair, ni de la conception du sang, ni de la volonté des corps, mais de Dieu, puis que le Verbe a été fait chair, qu’il habite parmi nous, et que sa gloire, comme Fils unique du Père, est parfaite avec la grâce et la vérité.


111 Mon esprit agité et toujours inquiet vit alors briller un rayon d’espérance plus vif qu’il ne s’y attendait. Je fus d’abord pénétré de la connaissance de Dieu, et les idées que j’avais naturellement conçues de l’éternité du Créateur, de son infinité et de sa beauté, s’appliquaient, je le compris dès lors, à son fils unique, non que j’admisse plusieurs dieux, puisqu’il est dit Dieu de Dieu ; non que je crusse à une différence de nature, puisque je lisais Dieu de Dieu plein de grâce et de vérité ; non que je visse dans l’un des deux une postériorité d’existence, puisqu’il est écrit que Dieu était au commencement avec Dieu. Je connus aussi que, si la foi en ces salutaires vérités est rare la récompense est glorieuse et belle : N’est-il pas dit, en effet, qu’il n’a point été reçu par les siens, et que ceux qui l’ont reçu se sont faits les enfants de Dieu, non pas selon la chair, mais selon la foi ? c’était là un acte de puissance, et non de soumission à une loi de la nécessité. Ce n’est pas que dans l’offre faite à tous de ce riche présent de Dieu, l’individualité soit prise en considération, mais c’est que le prix obtenu est la conséquence de la volonté. D’un autre côté, comme la difficulté d’atteindre au but fait qu’on espère difficilement ce qu’on souhaite avec le plus d’ardeur, même sans y croire dans la crainte que le pouvoir donné à chacun d’être fils de Dieu ne vint enchaîner la foi incertaine et tremblante. Dieu le Verbe a été fait chair, afin que, par son entremise, la chair se rapprochât de Dieu le Verbe. En même temps, pour que l’on ne crût pas que le Verbe fait chair, ou fût autre chose que Dieu le Verbe, ou qu’il n’était pas la chair de notre corps, il a habité en nous ; et cela est dit, non qu’il faille entendre qu’en habitant avec nous il ne restât pas Dieu, ni que Dieu fût autre chose que la chair de notre chair. En daignant prendre notre chair, il n’y avait pas en lui défaut de qualités, parce que, comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, il est parfait dans sa nature et vrai dans la nôtre.


112 Mon esprit embrassa avec joie cette sainte doctrine : ainsi la chair me ramenait à Dieu, la foi m’appelait à une nouvelle naissance, et il dépendait de ma seule volonté d’obtenir une régénération céleste. Reconnaissant quel soin avait pris de moi mon Créateur et mon père, je ne pouvais croire que je dusse être anéanti par celui qui m avait tiré du néant. L’intelligence humaine n’était pour rien dans tout ce travail de mon esprit, sa vue était trop bornée pour cette immensité, car la raison, incapable de pénétrer les desseins de Dieu, n’admet que ce qu’elle peut concevoir ou faire. Mais, dans l’appréciation des vertus de Dieu, c’était sa puissance éternelle que je considérais, c’était la foi et non mes sens que je consultais ; et cette vérité, que Dieu au commencement était avec Dieu, que le Verbe fait chair a habité parmi nous, si j’y croyais, ce n’est pas parce que je la comprenais, mais c’est que je sentais que je pourrais arriver à la comprendre si j’y croyais.


113 Mais, pour m’affermir tout à fait dans la foi, j’opposais aux erreurs du siècle, qui auraient pu m’entraîner, cette parole divine de l’Apôtre : « Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie et par des raisonnements vains et trompeurs, selon les traditions des hommes, selon les principes d’une science mondaine, et non selon Jésus-Christ. Car toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement, et c’est en lui que vous en êtes remplis, lui qui est le chef de toute principauté et de toute puissance, comme c’est en lui que vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas faite de main d’homme, par la privation du corps de la chair mais de la circoncision de Jésus Christ, ensevelis avec lui par le baptême, dans lequel vous avez été aussi ressuscités par la foi que vous avez eue que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. Et quand vous étiez dans la mort de vos péchés et dans l’incirconcision de votre chair, Jésus-Christ vous a fait revivre avec lui en vous pardonnant tous vos péchés, en effaçant la cédule qui vous était contraire, il a aboli entièrement le décret de votre condamnation en l’attachant à sa croix. Ayant dépouillé la chair, il a mené les puissances en triomphe à la face de tout le monde après les avoir désarmées avec confiance en lui-même. » La foi solide rejette loin d’elle les captieuses questions, dont s’occupe une vaine philosophie, et, sans se laisser prendre aux filets trompeurs de la sagesse humaine, la vérité ne s’offre point en victime au mensonge ; ne jugeant point de Dieu selon la raison des hommes, ni du Christ selon la science du monde, elle reconnaît que la plénitude de la divinité habite en lui, en telle sorte que, revêtu d’une puissance éternelle et infinie, il laisse loin de lui l’esprit humain se perdre dans ses stériles efforts. Il ne nous enchaîne point dans l’observation matérielle de ses préceptes, et n’exige point, sous le prétexte d’obéissance à la loi, une circoncision charnelle ; ce qu’il veut, au contraire, c’est une circoncision toute spirituelle qui lave nos âmes des souillures du crime, et les rende à leur première pureté ; ce qu’il veut, c’est que nous nous ensevelissions avec lui, dans le baptême pour remonter un jour à la gloire d’une vie éternelle et qu’en nous régénérant dans la mort de Jésus, nous nous réveillions avec lui du sommeil de la mort et nous reconquérions en même temps notre immortalité. En effet, il a pris la chair du péché afin d’effacer nos péchés, car en prenant la chair il a laissé les fautes qui l’avaient corrompue ; en mourant il a détruit l’empire de la mort, afin d’abolir aussi, en nous créant de nouveau dans sa personne, la sentence qui avait été autrefois portée contre l’homme. S’il s’est laissé attacher à la croix, c’est qu’il a voulu y attacher des malédictions que l’homme y avait attachées lui-même. Enfin ses souffrances comme homme n’ont eu d’autre objet que l’humiliation des puissances, puisque cette mort, quoi que Dieu, selon les Écritures, était le signal de ceux qui vaincraient par la foi ; car, immortel lui-même et placé au-dessus du pouvoir de la mort, il acceptait la mort pour assurer l’éternité à ceux qui mourraient en son nom. C’est pourquoi ces actes de Dieu, dans l’exercice d’un pouvoir au-dessus de l’intelligence humaine, ne peuvent être compris par les sens, parce que, pour mesurer l’étendue de l’infini, il faut avoir l’idée d’une puissance infinie. Il faut se persuader que, si l’être immortel meurt, si l’être éternel est enseveli, il n’y a pas là de conception humaine possible, il ne faut y voir que l’oeuvre d’une puissance supérieure. De même il n’y a pas à consulter la raison, il faut admettre une vertu surnaturelle, quand Dieu sort de l’homme, l’immortel de la mort et l’éternel du sépulcre. Ainsi c’est Dieu qui nous élève avec lui par sa mort dans le Christ. Mais, puisqu’il y a dans le Fils la plénitude de la divinité, c’est donc Dieu le Père qui nous rend la vie en même temps que le Fils, et que Jésus-Christ n’est autre que Dieu dans la plénitude de la divinité.


114 Mon esprit, rassuré par la conscience de ces vérités, goûtait un heureux calme et se reposait avec joie dans ses espérances, craignant assez peu la mort pour penser à la vie de l’éternité. Loin de croire que la vie du corps fût un fardeau pénible, une source de douleurs, j’étais convaincu qu’elle est pour nous ce que sont les lettres pour l’enfance, une potion médicinale pour les malades, l’art de nager pour ceux qui font naufrage, les soldats enfin, pour les chefs d’armée, c’est-à-dire que souffrir son état présent c’est assurer son droit à une heureuse immortalité. Il y a plus, c’est que ces convictions que je m’étais faites, je les prêchais, pour l’accomplissement du ministère qui m’était imposé, au reste du peuple, étendant ainsi au salut public les devoirs de ma charge.


115 Mais voilà que des esprits désespérant d’eux-mêmes et funestes à tous par leur impiété téméraire surgirent et s’égarèrent jusqu’à mesurer la puissance et la nature de Dieu sur la faiblesse de leur propre nature, non pas qu’ils prétendissent s’élever jusqu’à l’infini pour le juger, mais le renfermer dans les étroites limites de leur intelligence et le rabaisser jusqu’à eux. Ils se proclamèrent les arbitres de leur croyance, quand l’obéissance est le premier devoir de la foi, oubliant ainsi ce qu’ils étaient eux-mêmes, foulant aux pieds les préceptes divins qu’ils osaient vouloir réformer.


116 Car, pour ne pas parler de la folie des plus fameux hérésiarques, que je combattrai cependant quand l’occasion s’en présentera, il y en a qui altèrent à un tel point la foi évangélique, que, tout en proclamant un Dieu unique, ils nient la nativité du Fils unique de Dieu, en telle sorte qu’il faudrait croire, selon eux, que Dieu s’est, il est vrai, rapproché de l’homme, mais qu’il n’y est point descendu, et que le Fils qui a pris dans le temps la chair de l’homme n’est pas le même que le Fils de Dieu, qu’il n’est pas né comme Dieu, qu’il ne procède que de lui-même ; et, pour ne pas ébranler la foi en l’unité de Dieu dans la génération de la chair, ils disent que c’est le Père qui, en se communiquant à la sainte Vierge, s’est engendré lui-même pour le Fils. Mais d’autres (parce que, pour Arius, il n’y a pas de salut sans le Christ, puisque Dieu le Verbe était au commencement avec Dieu) nient la nativité et confessent seulement la création, dans l’intention, sans doute, de ne pas admettre par la nativité la vérité de Dieu et pour prêcher l’erreur au moyen de cette idée de création ; car, en trahissant la foi dans la génération d’un seul Dieu, il n’y avait pas exclusion dans le sacrement, mais en subordonnant la nativité véritable au nom et à la foi de la création, ils séparaient le Fils de la vérité d’un seul Dieu, afin de ne pas lui accorder la perfection de la divinité qu’il ne pouvait tenir de la nativité véritable.


117 Je sentis mon esprit dévoré du désir de combattre cette extravagance furieuse, convaincu comme je l’étais qu’il y allait du salut, non seulement de croire en Dieu, mais encore en Dieu le Père, non seulement d’espérer dans le Christ, mais dans le Christ Fils de Dieu, non pas dans la créature, mais dans le Créateur né de Dieu. Je viens donc, dans l’ardeur de mon zèle, armé des prophéties et de l’Évangile, confondre la folie et l’ignorance de ces hommes qui, bien qu’ils prêchent, ce qui est une chose utile et pieuse, l’unité de Dieu, ou nient la naissance du Christ comme Dieu, ou soutiennent qu’il n’est pas vrai Dieu, si bien que la création d’une nature puissante laisse intacte la foi dans l’unité de Dieu, et qu’elle soit ébranlée, au contraire, dans la nativité. Mais, éclairés par les lumières d’en-haut et sachant qu’il n’y a pas deux Dieux et qu’il n’y a pas non plus qu’une personne en Dieu, nous prêchons, selon l’Évangile et les prophéties, que les deux sont un dans notre foi, mais qu’il y a deux personnes, qu’il faut établir une distinction, sans dire que l’un est faux et que l’autre est vrai, parce que, Dieu étant né de Dieu, la nativité ne suppose pas que c’est le même ni autre chose.


118 Et vous, que l’ardeur de votre foi et l’amour des vérités que le monde et ses prétendus sages ignorent appellent et invitent à lire cet ouvrage, vous devez avant tout fouler aux pieds les vaines opinions répandues parmi les hommes, et, dans l’attente d’une instruction solide et religieuse, vous défaire de toutes les arguties étroites d’une science imparfaite. Il est besoin en effet d’apporter à cette étude un esprit régénéré, en quelque sorte, pour que chacun puisse s’éclairer, par le bienfait du ciel, des lumières de sa propre conscience. Vous devez donc, comme l’enseigne Jérémie, vous attacher fortement par la foi à l’idée, de la substance de Dieu, afin qu’en entendant traiter cette matière vous n’en puissiez concevoir que des pensées dignes, et que vous n’en jugiez pas par la mesure de votre intelligence, mais par la grandeur de l’être infini. L’homme, convaincu qu'il a été rendu, comme le dit saint Pierre dans sa seconde Épître, participant de la nature divine, ne conçoit pas la nature de Dieu d’après les lois de sa propre nature, mais, au contraire, il pèse ces grandes vérités au poids des sublimes témoignages que rend d’elle-même la puissance supérieure qui a fait éclater la magnificence de ses oeuvres. En effet, il n’y a de lecteur bien préparé à ces hautes leçons que celui qui n’impose pas un sens aux mots, mais qui tire des mots eux-mêmes le sens qui leur est propre, qui fouille au trésor de la science moins qu’il ne le grossit de ses épargnes, et qui non plus ne force pas l’expression de répondre à l’idée, qu’il s’était faite en abordant le livre. C’est pourquoi, puisque j’ai à parler des choses de Dieu, c’est de Dieu qu’il faut attendre la connaissance de Dieu, et, pour qu’il nous la révèle, nous mettre avec un pieux respect aux ordres de sa parole. On ne peut compter pour quelque chose que le témoignage de celui qui n’est connu que par lui-même.


119 Mais si, en parlant de la nature et de la nativité de Dieu, j’ai besoin, pour l’explication de ma pensée, de recourir à des exemples, à des comparaisons, qu’on se garde bien de croire qu’ils puissent offrir une raison exacte et absolue de la vérité. Il n’y a pas de comparaison entre les choses de la terre et les choses du ciel ; mais la faiblesse de notre intelligence nous oblige d’emprunter souvent aux choses d’ici-bas quelques images qui donnent une idée des choses d’en-haut, afin que nos esprits, éclairés par l’observation des faits ordinaires et familiers, puissent s’élever jusqu’à la pénétration des mystères qui sortent du cercle dans lequel nous sommes renfermés. Dans ce sens une comparaison est plutôt utile à l’homme qu’elle ne convient à Dieu ; elle aide à l’intelligence, mais elle ne saurait être entièrement satisfaisante, et il ne faudrait pas y voir une égalité de rapports entre la nature de la chair et celle de l’esprit, entre les êtres invisibles et ceux qui tombent sous nos sens. Une comparaison enfin n’est autre chose qu’une sorte d’aveu, une déclaration du besoin de venir au secours de la faiblesse de l’intelligence, et non pas la prétention à une démonstration rigoureuse et invincible. Nous parlerons de Dieu en employant les paroles de Dieu même, mais nous produirons nos idées sous les formes appropriées à l’homme et qui nous sont habituelles.


120 J’ai disposé l’ouvrage de manière que la liaison des différents chapitres, leur dépendance réciproque contribue le plus possible à hâter les progrès que les lecteurs doivent espérer pour leur instruction. Je n’ai voulu présenter rien d’incomplet ou de mal digéré ; je n’ai pas voulu qu’on m’accusât de n’offrir qu’un amas irrégulier de matières réunies sans ordre, dont le défaut d’accord ferait heurter la grossière harmonie. Mais, comme il n’est pas possible de monter au haut d’un édifice sans parcourir tous les degrés inférieurs qui y conduisent, j’ai pris soin de rendre plus doux le chemin difficile que doit suivre l’intelligence non pas en taillant des degrés dans le roc, mais en abaissant peu à peu les pentes, en aplanissant la route de manière que le voyageur engagé sur mes pas avançât sans s’apercevoir qu’il gravit une montagne escarpée.


121 En effet, le livre qui suivra celui-ci traite d’abord de la génération divine, et nous apprend la véritable signification qui doit être attachée aux mots, dans le baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, surtout à ne pas les confondre, mais à les bien concevoir dans le sens qui leur est propre de manière à y reconnaître ce qui a été dit, que le nom est vrai et qu’il est l’expression de la vérité.



Hilaire Trinité I