Chrysostome sur Gn



HOMELIES TOME 5




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Tome Vème AVERTISSEMENT

Qu'il parle ou qu'il écrive, saint Jean Chrysostome ne fait guère que commenter la sainte Ecriture. Il ne pense, il ne sent, il ne raisonne que d'après le Livre sacré. C'est son élément, et il s'y tient si constamment qu'il semble ne pas connaître autre chose. Il le parcourt dans tous les sens avec une aisance et une agilité merveilleuses; sans cesse il vole de la Genèse à l'Evangile, de l'Evangile à la Genèse, de David et d'Isaïe à saint Paul et à saint Jean, de ceux-ci à ceux-là, comparant les textes, les complétant, les éclaircissant les uns par les autres, avec une éloquence toujours montée au ton de l'enthousiasme.

Dans ce perpétuel commentaire des Livres saints qu'offrent les oeuvres complètes du grand Docteur, on distingue néanmoins ce qu'on pourrait nommer les couvres de circonstance, Traités, Homélies, Lettres: elles remplissent les quatre premiers volumes de cet ouvrage; puis les commentaires suivis sur de grandes parties de l'Ecriture, ce qu'on peut nommer les commentaires proprement dits. Il y en a sur la Genèse, sur les Psaumes, sur les Prophètes, sur saint Matthieu, sur saint Jean, sur toutes les épîtres de saint Paul. C'est cette seconde catégorie, de beaucoup la plus considérable et la plus importante, des oeuvres de notre auteur, que nous abordons avec notre tome Ve : elle remplira tous les volumes suivants jusqu'au dernier, que Dieu nous fasse la grâce d'achever bientôt.

Le P. Montfaucon, à son ordinaire, fait précéder le commentaire sur la Genèse d'une dissertation aussi longue qu'érudite sur le nombre des homélies, sur le lieu et sur l'époque où elles furent prononcées, sur le style qui leur est propre, sur l'édition des Septante suivie par saint Chrysostome, sur ce que l'Orateur entend (2) par le centième dont il parle dans sa troisième homélie, sur la grande semaine, sur le jour dominical, et sur l'inégalité des heures chez les anciens.

Voici les conclusions de cette dissertation :

Le nombre des Homélies est de 67 : elles furent prêchées à Antioche pendant le carême, on ne sait de quelle, année. Selon Photius, le style de ces homélies est moins correct que celui des autres écrits de saint Chrysostome. Les parenthèses sont quelquefois si longues, que le saint Docteur perd totalement de vue son sujet. C'est qu'il parlait sans beaucoup de préparation et que souvent il se laissait entraîner par de nouvelles pensées qui le frappaient subitement. Cela n'empêche pas que l'on y remarque cette pureté de langage, cette clarté d'expression, cette abondance de similitudes, cette vivacité d'images qui caractérisent toujours saint Chrysostome. L'édition des Septante dont s'est servi saint Chrysostome diffère en quelques endroits de l'édition commune. Le centième dont il est fait mention à la troisième homélie exprime le taux ordinaire de l'usure chez les anciens, un pour cent par mois. Les habitants d'Antioche donnaient le nom de Grande semaine à la dernière semaine du carême.

Le jour dominical emera kuria, dont parle saint Chrysostome, n'est autre que le jour de Pâques. Les anciens, divisant le jour et la nuit chacun en douze parties égales, avaient nécessairement des heures plus ou moins longues suivant les différentes saisons de l'année.







HOMÉLIES SUR LA GENÈSE.


PREMIÈRE HOMÉLIE

100 ANALYSE.

L'annonce du carême doit être accueillie avec joie, parce qu'il est un remède aux maux de notre âme. — Le jeûne et l’abstinence produisent une infinité de biens, tandis que l'intempérance a introduit dans le monde le péché et la mort. — 2. Exemple d'Adam et d'Eve, des habitants de Sodome et des Israélites dans le désert. —3. Au contraire, par le jeune, Elie a été enlevé au ciel, Daniel enchaîna la férocité des lions, et les Ninivites obtinrent le pardon de leurs iniquités. — Jésus-Christ lui-même a voulu jeûner quarante jours ; et c'est à son imitation que l'Eglise a adopté ce nombre dans le saint carême. — 4. Influence salutaire du jeûne, et suites funestes de l'intempérance.

101 1. Je surabonde de joie et d'allégresse en voyant aujourd'hui la foule des fidèles remplir l'église de Dieu, et je loue le pieux empressement qui vous y rassemble. Aussi, le riant épanouissement de vos traits -m'est-il un signe certain du contentement de vos âmes : car le Sage a dit que la joie du cceur brille sur le visage. (Pr 15,13) C'est pourquoi j'accours moi-même plein d'enthousiasme pour prendre part à la joie spirituelle de vous tous, et pour vous annoncer le retour de cette sainte quarantaine qui nous apporte la guérison des maux de l'âme. Et en effet, le Seigneur, comme un bon père, ne désire rien tant que de nous pardonner nos fautes anciennes; et c'est pourquoi il nous en offre dans le saint carême la facile expiation. Que personne donc ne paraisse triste et chagrin, et que tous au contraire, pleins de joie et d'allégresse, célèbrent le divin médecin de nos âmes qui nous ouvre cette voie de salut, et accueillent avec transport l'annonce de ces jours bénis. Que les Gentils soient confondus, et que les Juifs rougissent en voyant quel zèle éclate parmi nous à l'approche du carême, et qu'ils connaissent par leur propre expérience l'immense intervalle qui les sépare de nous. Ils appellent fêtes et féries ces jours que probablement ils passeront dans les excès de la table, du vin et des plaisirs; mais l'Eglise de Dieu pratique les vertus opposées à ces vices elle aime le jeûne et recherche les salutaires résultats de l'abstinence. Voilà ses fêtes. Et ne sont-ils pas en effet de véritables fêtes, ces jours où l'on s'occupe du salut de son âtre, et où la (4) paix et la concorde règnent dans la cité; alors on retranche presque toutes les préoccupations de la vie, le bruit du forum, le tumulte des marchés, l'empressement des cuisiniers et les sanglantes fonctions des bouchers. Mais comment dépeindre le repos et le calme, la charité et la joie, la paix et la douceur et tous les biens innombrables que nous promet le retour du carême !

Souffrez donc, mes chers frères, que je vous en dise quelques mots. Et d'abord je vous prie de recevoir ma parole avec bienveillance, afin que vous en rapportiez dans vos maisons d'heureux fruits. Car nous ne nous sommes point ici réunis comme au hasard, moi pour vous parler, vous pour m'applaudir, et ensuite nous retirer; mais je suis venu pour vous adresser une parole utile à votre salut, en sorte que vous ne quittiez point ce temple sans avoir recueilli de ma bouche d'importantes et salutaires instructions. L'église est le trésor des remèdes de l'âme; et ceux qui viennent ici ne doivent point se retirer qu'ils n'aient auparavant reçu les remèdes qui leur conviennent, et qu'ils ne les aient appliqués à leurs blessures. Et en effet, il sert peu d'écouter si l'on ne réduit en pratique ce que fon entend. Aussi saint Paul nous dit-il que ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes aux yeux de Dieu; mais que ce sont ceux qui la pratiquent qui seront justifiés. (Rm 2,13) Et le Sauveur lui-même nous parle ainsi dans son Evangile : Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume des cieux; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux. (Mt 7,21) C'est pourquoi, mes bien-aimés, puisque vous savez que l'audition de la parole sainte n'est vraiment utile qu'autant qu'elle se traduit en bonnes couvres, ne vous bornez pas à l'écouter, mais faites-en la règle de votre conduite, afin que, voyant les fruits salutaires de nos discours, nous vous parlions avec une confiance nouvelle. Déployez donc toute la bienveillance de votre âme pour entendre ce que j'ai à vous dire touchant le jeûne. Le fiancé qui doit épouser une vierge chaste et pudique orne sa maison de riches ameublements,; il y établit le bon ordre et la propreté, et il en chasse les servantes licencieuses et immodestes; alors seulement il introduit son épouse dans la chambre nuptiale; et de même je voudrais que, jaloux de purifier vos âmes, vous disiez adieu aux délices de la table et à l'intempérance des festins, et que vous réserviez au jeûne un bienveillant accueil, car il est pour nous la source et le principe de tous les biens, non moins que l'école de la chasteté et de toutes les vertus. Ce sera aussi le moyen de le commencer avec plus de joie et d'en retirer des fruits plus salutaires. Le médecin prescrit une diète sévère comme préparation à une énergique purgation; il veut ainsi que la force du remède ne soit énervée par aucun obstacle et qu'il agisse avec une entière efficacité. Mais n'est-il pas plus nécessaire encore de purifier nos âmes par une exacte sobriété, afin que le jeûne produise en nous tous ses salutaires effets, et que l'intempérance ne nous en fasse point perdre les heureux fruits?

Je ne doute pas que plusieurs ne taxent ce langage d'étrangeté ; mais je les prie de ne pas se rendre les esclaves de la coutume, et d'écouter paisiblement la voix de la raison. Ah ! quels avantages peut-il nous revenir de consumer cette journée dans les plaisirs de latable et les excès du vin ? Et que parlé-je d'avantages ! nous n'en saurions recueillir qu'une infinité de maux et d'inconvénients. Dès là que la raison se noie sous les flots du vin,, nous tarissons dans leur source et dans leur principe les grâces du jeûne et de l'abstinence. Et puis quel spectacle plus hideux et plus repoussant que celui de ces hommes qui ont passé la nuit entière dans les orgies de l'ivresse, et qui au lever de l'aurore et aux premiers rayons du soleil, exhalent la puante odeur du vin dont ils se sont remplis ? Quiconque les rencontre ne les aborde qu'avec dégoût, leurs serviteurs les regardent d'un oeil de mépris, et ils deviennent un objet de raillerie pour tous ceux qui conservent quelque décence: Mais ce qui est encore plus triste, c'est que par leurs excès et leur criminelle intempérance ils attirent sur eux la colère de Dieu; car les ivrognes, dit l'Apôtre, ne posséderont point le royaume de Dieu. (1Co 7,10) Eh ! quel plus grand malheur que d'être exclu des parvis célestes pour un plaisir si court et si funeste ! A Dieu ne plaise qu'aucun de mes auditeurs soit adonné à cette honteuse passion ! je souhaite au contraire que tous passent cette journée dans une sage retenue, en sorte qu'à l'abri des orages et des tempêtes qu'excite l'ivresse, ils ouvrent au jeûne le port calme et paisible d'une âme sobre et tempérante. C'est ainsi qu'ils en recueilleront les fruits abondants.

102 Et en effet, de même que l'excès des viandes et du vin entraîne pour l'homme une infinité de maux, le jeûne et l'abstinence lui produisent une infinité de biens. Aussi dès le commencement Dieu en fit-il un précepte au premier homme, car il savait que ce remède était nécessaire au salut de son âme. Tu peux manger, lui dit-il, de tous les fruits du jardin ; mais ne mange pas du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. (Gn 2,16-17) Or, dire mangez ceci, et ne mangez pas cela, n'était-ce point figurer la loi du jeûne ? Hélas ! Adam qui aurait dû garder ce précepte, le transgressa, il fut vaincu par le vice de l'intempérance, et à cause de sa désobéissance condamné à la mort. Le démon, cet esprit méchant, et ennemi de l'homme, n'avait pu voir sans envie que dans le paradis terrestre nos premiers parents menaient une vie heureuse, et que dans un corps mortel ils conservaient une innocence angélique. C'est pourquoi il tenta de le faire déchoir de cet heureux état, et en lui promettant des biens plus excellents encore, il le dépouilla de ceux qu'il possédait, tant il est dangereux de ne point se resserrer en des bornes légitimes, et d'aspirer toujours au-dessus de soi ! Le Sage lui-même nous en avertit quand il dit que par l'envie de Satan la mort est entrée dans le monde. (Sg 2,24) Vous voyez donc, mes chers frères, comment à l'origine des temps, l'intempérance a introduit la mort ; et maintenant j'appelle votre attention sur ces deux passages de la sainte Ecriture, où elle condamne les plaisirs et la bonne chère. Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et tous se levèrent pour danser. Le peuple bien-aimé but et mangea; appesanti, rassasié, enivré, il a délaissé le Dieu son créateur. (Ex 32,6 Dt 32,15) Ce fut aussi par ces mêmes excès joints à leurs autres crimes que les habitants de Sodome attirèrent sur eux les vengeances du Seigneur. Car le Prophète dit expressément que l'iniquité de Sodome a été l'intempérance et les voluptés de la chair. (Ez 16,49) Ce vice est donc la source, et comme la racine de tous les maux.

103 3. Mais à ces suites funestes de l'intempérance opposons les heureux résultats du jeûne. Après un jeûne de quarante jours, Moïse mérita de recevoir les tables de la loi. Mais comme il vit, en descendant de la montagne, les sacrilèges iniquités du peuple juif, il jeta à terre et brisa ces mêmes tables qui lui avaient coûté tant, d'efforts et de privations. Car il lui paraissait absurde qu'un peuple prévaricateur et voluptueux reçût une législation divine. Cet admirable prophète eut donc besoin de jeûner une fois encore, quarante jours, pour recevoir de nouveau et apporter ces mêmes tables qu'il avait brisées en punition des crimes du peuple. C'est par un jeûne semblable que le grand Elie obtint d'échapper à la tyrannie de la mort. Enlevé au ciel sur un char de feu, aujourd'hui encore il est vivant. Et Daniel, l'homme de désirs, vit ses longs jeûnes récompensés par d'admirables révélations ; et changea la férocité des lions en la douceur des agneaux. Sans doute il ne détruisit pas en eux l'instinct de la nature, mais il en suspendit la voracité. Enfin les Ninivites désarmèrent par un jeûne rigoureux les vengeances du Seigneur, ils y assujettirent les animaux aussi bien que les hommes, et chacun quittant ses voies mauvaises, ils éprouvèrent les effets de la miséricorde divine.

Mais il est inutile de multiplier ici les exemples des serviteurs : et combien de traits ne me fourniraient pas l'Ancien et le Nouveau Testament ! il vaut mieux s'arrêter à la personne même de notre commun Maître. Or le divin Sauveur Jésus a voulu jeûner quarante jours afin de se préparer à la tentation, et de nous apprendre par son exemple qu'il faut comme lui, nous armer du jeûne, et y puiser les forces nécessaires pour lutter victorieusement contre le démon. Mais ici peut-être quelque bel esprit, ou quelque profond raisonneur me demandera pourquoi le Maître a jeûné exactement le même nombre de jours que les serviteurs, et pourquoi il n'a pas voulu dépasser ce nombre? Je leur réponds que cette conduite, bien loin d'être inutile et téméraire, est pleine de sagesse et d'une ineffable miséricorde. Il a voulu jeûner pour montrer que son corps était véritable et non 'point fantastique; et il a voulu se borner à quarante jours de jeûne pour prouver que `sa chair était semblable à la nôtre. C'est ainsi que par avance il réfutait l'insolence de ces esprits curieux et disputeurs. Et en effet si malgré cette disposition des choses et des faits, quelques-uns soulèvent de pareilles objections, que ne diraient-ils pas, si le Sauveur n'eût coupé court à tous les prétextes de leur incrédulité ? Oui, il a jeûné exactement le même nombre de jours que ses serviteurs, afin de nous convaincre qu'il s'est revêtu d'une chair (6) toute semblable à la nôtre et qu'il n'était pas étranger à notre nature.

104 4. Et maintenant que je vous ai montré quelle est l'excellence et l'utilité du jeûne, et que je vous ai mis sous les yeux l'exemple du divin Maître et de ses serviteurs, je vous conjure, mes chers frères, de ne point négliger les grands avantages qui y sont attachés. N'accueillez donc point avec tristesse le retour de ces jours de salut, mais réjouissez-vous, et soyez pleins d'allégresse, parce que, selon la parole de l'Apôtre, plus l'homme extérieur est affaibli, plus l'homme intérieur se renouvelle. (2Co 4,16) Le jeûne est en effet comme la nourriture de l'âme; et de même que les mets de nos tables entretiennent la santé du corps, le jeûne communique à l'âme une vigueur nouvelle. Il lui donne comme deux ailes légères qui l'élèvent, loin de l'horizon de la terre, jusqu'à la contemplation des plus sublimes mystères. Et c'est alors que cette âme plane au-dessus des plaisirs de cette vie, et de toutes les voluptés des sens. Nous voyons encore qu'un léger esquif sillonne aisément les flots, tandis qu'un vaisseau trop chargé périt par son propre poids. Ainsi le jeûne qui allége l'esprit, le rend plus agile pour traverser la mer de ce monde. Notre oeil se tourne vers le ciel et les choses du ciel, et notre pensée méprise les biens de la terre qui ne nous paraissent qu'une ombre et qu'un songe. L'ivresse au contraire et l'intempérance appesantissent l'esprit en surchargeant le corps. Elles rendent l'âme captive des sens, la pressent de toutes parts, et lui enlèvent le libre exercice du jugement et de la raison. Aussi cette âme s'égare-t-elle çà et là à travers des précipices, et court infailliblement à sa perte.

C'est pourquoi, mes chers frères, entrons avec une sainte ardeur dans la pratique salutaire du jeûne : et puisque nous n'ignorons point les maux que produit l'intempérance, fuyons-en les suites funestes. Sans doute l'Evangile, qui nous prescrit une morale plus épurée, qui nous propose une lutte plus difficile et des fatigues plus grandes, et qui nous promet une récompense plus belle et une couronne plus éclatante, nous interdit sévèrement les excès de la table. Mais la loi ancienne elle-même défendait également l'intempérance et cependant les Juifs ne voyaient encore toutes choses qu'en figures, et attendaient la véritable lumière. Ils étaient comme de jeunes enfants que l'on nourrit de lait. Peut-être m'accuserez-vous de parler ainsi au hasard, et sans preuve; écoutez donc le prophète Amos : Malheur à vous qui êtes réservés pour le jour mauvais, qui dormez sur des lits d'Ivoire et vous étendez mollement sur votre couche, qui mangez les agneaux choisis et les génisses les plus grasses, qui buvez les vins les plus délicats, et vous parfumez des essences les plus exquises, et qui considérez ces plaisirs comme un bien stable et permanent, et non comme un songe fugitif ! (Am 6,3-6) Voilà quel langage sévère le Prophète faisait entendre aux Juifs, peuple grossier, ingrat et adonné chaque jour aux plaisirs des sens. Il n'est pas inutile non plus de peser les expressions qu'il emploie, et d'observer qu'après leur avoir reproché leur penchant à l'ivrognerie et à la débauche, il ajoute qu'ils considéraient ces plaisirs comme un bien stable et permanent, et non comme un songe fugitif. N'est-ce pas nous avertir que ces voluptés s'arrêtent au gosier, et se bornent à flatter le palais?

Le plaisir est donc court et momentané, mais la douleur qu'il cause est longue et durable. Et cependant, dit le Prophète, malgré les leçons de l'expérience, les Juifs s'obstinaient à regarder le plaisir comme un bien stable et permanent, tandis qu'il n'est qu'une jouissance fugitive. Oui, le plaisir s'envole rapidement, et nous ne saurions le fixer même quelques instants. Car telle est la destinée des choses humaines et sensibles. A peine les possédons-nous qu'elles nous échappent. Telle est aussi la nature des délices, de la gloire du monde, de la puissance, des richesses et des prospérités de la vie. Elles ne nous offrent rien de solide ni d'assuré; rien de ;fixe ni de permanent. Elles s'écoulent plus rapidement que l'eau des fleuves, et laissent vides, et indigents tous ceux qui les recherchent avec un si vif empressement. Mais au contraire les biens spirituels nous présentent un caractère tout diffèrent. Ils sont fermes, assurés, constants et éternels. Ne serait-ce donc pas une étrange folie que d'échanger une jouissance passagère contre des biens immuables, des plaisirs momentanés contre un bonheur immortel, et des voluptés frivoles et rapides contre une félicité vraie et éternelle ? Enfin, les uns nous exposent aux supplices affreux de l'enfer, tandis que les autres nous rendront souverainement heureux dans le ciel. Ainsi donc, mes très-chers frères, (7) que ces vérités sérieusement méditées nous fassent donner à notre salut toute notre attention, mépriser les plaisirs des sens, plaisirs vains et dangereux, et embrasser avec joie le jeûne et ses pratiques salutaires. Montrons par tout l'ensemble de notre conduite que nous sommes véritablement changés, et hâtons-nous de multiplier chaque jour nos bonnes oeuvres. C'est ainsi qu'après avoir, durant le saint temps du carême, grossi nos richesses spirituelles, et augmenté le trésor de nos mérites, nous atteindrons heureusement le saint jour du Seigneur. Dans ce jour il nous sera donné de nous asseoir avec confiance à la table redoutable du banquet divin, d'y participer avec une conscience pure aux délices ineffables, et d'y recevoir les biens éternels et les grâces abondantes que le Seigneur nous a préparés. Puissions-nous obtenir cette grâce par les prières et l'intercession des saints qui ont plu eux-mêmes à Jésus-Christ notre divin Sauveur, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'empire et l'honneur, maintenant, et dans tous les siècles des siècles! — Ainsi soit-il.


DEUXIÈME HOMÉLIE  Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.

200
(
Gn 1,1-2)

ANALYSE.

1. Le carême avec ses pratiques de pénitence est un temps très-favorable pour la prédication. — C'est pourquoi l'orateur se propose de l'employer à l'explication du livre de la Genèse. — 2. Le Seigneur, qui parlait aux patriarches, a voulu révéler à Moïse la création du monde, et nous la faire connaître par lui. —Écoutons donc ses paroles comme un oracle divin. — 3. Ici une raison trop curieuse deviendrait téméraire, et elle doit se soumettre humblement à la parole du Seigneur. — 4. Ces mots : «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, » réfutent par avance les erreurs de Marcion et de Valentin ; et s'ils ne veulent pas s'en rapporter à l'Écriture, il faut les éviter et les fuir. — Moïse dit encore que la terre était informe et toute nue, afin de nous montrer Dieu comme l'auteur des biens qu'elle nous prodigue. — 5. L'orateur termine par quelques réflexions morales, et exhorte ses auditeurs à faire de ses instructions le sujet de leurs entretiens.

201 1. La vue de vos visages aimables me comble aujourd'hui de joie. Le père le plus tendre se réjouit moins au sein d'une nombreuse famille qui l'entoure de gloire, d'hommages et de fêtes, que je ne le fais moi-même en voyant cette belle réunion de chrétiens si pieux et si bien disposés. Vous brûlez d'un tel désir d'entendre la parole divine, que vous abandonnez les plaisirs de la table pour accourir à ce festin spirituel ; et c'est ainsi que vous réalisez cette parole du Sauveur : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. (Mt 4,4) Imitons donc la conduite des laboureurs. Lorsqu'ils ont bien préparé un champ, et qu'ils en ont arraché les mauvaises herbes, ils y sèment le bon grain en abondance. Mais vos âmes ne sont-elles point un champ mystique, et la grâce divine ne les a-t-elle point épurées de toutes ces affections déréglées qui y entretenaient le trouble et le désordre? aujourd'hui vous avez étouffé tout désir des plaisirs de la table, et vous avez calmé les orages et les tempêtes du coeur et de la pensée, en sorte que la sérénité et la paix règnent dans votre esprit. Vous méprisez donc les jouissances sensuelles pour ne songer qu'aux biens spirituels, et sur les ailes de la pénitence vous vous élevez jusqu'au ciel. C'est pourquoi tout nous engage à vous adresser la parole, et à (8) vous développer le sens caché de quelques passages de nos saintes Ecritures. Si nous n'abordions ce sujet aujourd'hui que le jeûne et l'abstinence maintiennent l'âme dans le calme des bonnes pensées, quand pourrions-nous le faire? Serait-ce dans les jours de plaisirs, de bonne chère et de nonchalance ? Mais il y aurait alors imprudence de notre part; et vous-mêmes ne retireriez aucun fruit de nos discours, parce que votre esprit serait comme submergé sous d'épaisses ténèbres.

Quel temps au contraire plus favorable à nos instructions que ces jours où le corps ne s'insurge point contre l'âme qui est sa maîtresse, et où il se soumet facilement au joug ! Aujourd'hui il est plus docile et plus obéissant; il modère les appétits déréglés des sens, et se contient dans les bornes légitimes du devoir. Et en effet le jeûne produit la paix de l'âme, honore la vieillesse, instruit la jeunesse, enseigne la continence, et pare tout âge et tout sexe comme d'un riche diadème. Aujourd'hui ont cessé le tumulte et les cris, l'empressement des bouchers et les courses des cuisiniers. Nous sommes délivrés de toutes ces importunités, et la cité ressemble à une vertueuse et honnête mère de famille. Quand je réfléchis donc sur un changement si subit, et quand je me rappelle le mouvement et le tracas qui, hier encore, régnaient dans la ville, j'admire et je proclame la force et la puissance du jeûne. Comment a-t-il pu pénétrer ainsi dans la conscience de nous tous, transformer nos pensées et purifier nos âmes? tous reconnaissent ses lois, le magistrat et l'homme privé, le citoyen et l'esclave, l'homme et la femme, le riche et le pauvre, le grec et le barbare. Mais pourquoi parler des magistrats et des citoyens lorsque l'empereur lui-même fléchit sous sa puissance non moins que le dernier de ses sujets? Aujourd'hui il n'y a aucune différence entre la table du riche et celle du pauvre; tous pratiquent également la frugalité, et bannissent le luxe et l'appareil des festins. Bien plus, on prend aujourd'hui un modeste repas avec plus de plaisir que l'on ne s'asseyait hier à une table chargée de mets exquis et de vins délicats.

202 2. Ces heureux préludes vous montrent, mes chers frères, quelle est la puissance du jeûne; et moi-même je commence aujourd'hui ce cours d'instructions, plein d'une nouvelle et plus grande joie, parce que je sais que je répandrai la bonne semence dans un champ fertile et bien préparé, en sorte que cette semence produira au centuple. Examinons donc, s'il vous plaît, quel est le sens du passage de la Genèse qui vient d'être lu. Mais prêtez-moi, je vous en conjure, une bienveillante attention; car ce ne seront ni mes pensées, ni ma parole, mais celles que l'Esprit-Saint m'inspirera pour votre utilité que vous entendrez.

Au commencement, dit Moïse, Dieu créa le ciel et la terre. Ici on demande avec raison pourquoi ce saint prophète, qui n'a vécu que plusieurs siècles après la création du monde, nous en raconte l'histoire. Certes il ne le fait point au hasard et sans de graves motifs. Il est vrai que dans les premiers temps, le Seigneur, qui avait créé l'homme, parlait lui-même à l'homme en la manière que celui-ci pouvait l'entendre. C'est ainsi qu'il conversa avec Adam, qu'il reprit Caïn, qu'il donna ses ordres à Noé, et qu'il s'assit sous la tente hospitalière d'Abraham. Et même, lorsque le genre humain se fut précipité dans l'abîme de tous les vices, Dieu ne brisa pas toute relation avec lui, mais il traita dès lors les hommes avec moins de familiarité, parce qu'ils s'en étaient rendus indignes par leurs crimes; et lorsqu'il daigna renouer avec eux des rapports de bienveillance, et comme faire une nouvelle alliance, il leur parla par lettres, ainsi que nous le faisons à un ami absent. Or Moïse est le porteur de ces lettres, et voici quelle en est la première ligne. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.

Mais considérez, mon cher frère, combien ce saint prophète est grand et admirable. Les autres prophètes n'ont prédit que des événements qui devaient se réaliser dans un temps fort éloigné, ou assez proche; celui-ci au contraire qui n'a vécu que plusieurs siècles après la création du monde, a été inspiré d'en-haut de nous raconter l'oeuvre du Seigneur. C'est pourquoi il entre ainsi en matière : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Ne semble-t-il pas nous dire à haute et intelligible voix : Sont-ce les hommes qui m'ont appris ce que je vais vous révéler? nullement, mais Celui-là seul qui a opéré ces merveilles, conduit et dirige ma langue pour vous les apprendre : je vous conjure donc d'imposer silence à tout raisonnement humain, et de ne point écouter ce récit comme s'il n'était que la parole de Moïse. Car c'est Dieu lui-même qui nous parle, et Moïse n'est que son interprète. Les raisonnements de l'homme, dit l'Ecriture, sont timides, et ses (9) pensées incertaines. (
Sg 9,14) Accueillons donc la parole divine avec une humble déférence, sans dépasser les bornes de notre intelligence, ni rechercher curieusement ce qu'elle ne saurait atteindre. Mais les ennemis de la vérité ne connaissent point ces règles, et ils veulent apprécier toutes les oeuvres du Seigneur selon les seules lumières de la raison. Insensés ! ils oublient que l'esprit de l'homme est trop borné pour sonder ces mystères. Et pourquoi parler ici des oeuvres de Dieu, quand nous ne pouvons même comprendre les secrets de la nature et des arts? car dites-moi comment l'alchimie transforme les métaux en or, et comment le sable devient un cristal brillant. Vous ne sauriez me répondre; et lorsque vous ne pouvez expliquer les merveilles que la bonté divine permet à l'homme d'opérer sous vos yeux, vous présumeriez, ô homme, de scruter curieusement les ouvrages du Seigneur !

Quelle serait votre défense, et quelle excuse alléguer, si vous vous flattiez follement de comprendre des choses qui surpassent toute intelligence humaine ? car soutenir que la matière a donné l'être à toutes les créatures, et nier qu'un Dieu créateur les a tirées du néant, ce serait le comble de la folie. Aussi le saint prophète, pour fermer la bouche de l'insensé, commence-t-il son livre par ces mots: Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Dieu créa : arrêtez donc toute curieuse recherche, humiliez-vous, et ajoutez foi à celui qui vous parle. Or c'est Dieu qui a tout fait, qui prépare toutes choses et qui les dispose selon sa sagesse. Et voyez comme l'écrivain sacré se proportionne à votre faiblesse; il omet la création des esprits invisibles, et il ne dit point : au commencement Dieu créa les anges et les archanges. Mais il n'agit ainsi que par prudence, et pour mieux nous disposer à recevoir sa doctrine. Et en effet il parlait au peuple juif qui ne s'attachait qu'aux biens présents et terrestres, et qui ne pouvait concevoir rien d'invisible et de spirituel. C'est pourquoi il le conduit par la vue des choses sensibles à la connaissance du Créateur, et lui apprend à contempler l'Ouvrier suprême dans ses oeuvres, en sorte qu'il sache adorer le Créateur, et ne point se fixer, ni s'arrêter à la créature. Malgré cette condescendance, ce même peuple n'a point laissé de se faire des dieux mortels, et de rendre les honneurs divins aux plus vils animaux. Mais jusqu'où n'eût-il point porté sa folie, si le Seigneur ne l'eût prévenu de tant de bontés et de ménagements?

203 3. Et ne vous étonnez point, mon cher frère, si Moïse en a usé de la sorte dès le principe, et dès les premiers mots, puisqu'il parlait à des juifs grossiers et sensuels. Car nous voyons saint Paul, sous l'ère nouvelle de la grâce, et alors même que l'Evangile avait fait de rapides progrès, adopter la même méthode dans son discours aux Athéniens, et les amener à la connaissance du vrai Dieu par le spectacle de la nature. Le Dieu, dit-il, qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite point dans les temples bâtis par les hommes. (Ac 17,24) Il suivait ici ce genre d'enseignement, parce qu'il s'adaptait au caractère de ses auditeurs; et c'était par l'inspiration de l'Esprit-Saint qu'il leur proposait ainsi la doctrine céleste. Mais il savait également varier sa parole selon la diversité des personnes, et leur instruction plus ou moins avancée. Considérez-le en effet écrivant aux Colossiens : il n'observe plus la même marche, et son langage est tout différent... En le Verbe, dit-il, tout a été créé dans le ciel et sur la terre, les choses visibles et invisibles, les trônes, les dominations, les principautés, les puissances; tout a été créé par lui et pour lui. (Col 1,16)

Jean, le fils du tonnerre, s'écrie : Tout a été fait par le Verbe, et sans lui rien n'a été fait. (Jn 1,3) Mais Moïse débute moins solennellement, et il a eu raison de le faire. Car il ne convenait point d'offrir des viandes solides à ceux qu'il fallait nourrir encore de lait. Les maîtres expliquent d'abord aux enfants qu'on leur confie, les premiers éléments des sciences; et puis ils les conduisent progressivement à des connaissances plus élevées. C'est aussi cette méthode qu'ont suivie Moïse, le Docteur des nations, et Jean, fils du tonnerre. Moïse, qui dans l'ordre des temps, est le premier instituteur de l'humanité, ne lui a proposé que les premiers éléments de la doctrine; Jean au contraire, et Paul qui lui ont succédé, ont pu développer à leurs disciples un enseignement plus parfait.

Nous comprenons donc les motifs qui ont porté Moïse à condescendre à la faiblesse de son peuple. Sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, il parlait aux Juifs le langage qui leur convenait; mais il ne laissa pas d'étouffer par ces mots: (10) Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, toutes les hérésies qui, comme un mauvais grain, devaient pulluler dans l'Eglise. C'est pourquoi, quand un manichéen vous dit que la matière préexistait, et quand Marcion, Valentin ou un païen vous soutiennent la même, opinion, répondez-leur qu'au commencement Dieu créa le ciel et la terre; mais s'ils récusent l'autorité de l'Ecriture, traitez-les comme des extravagants et des insensés. Et, en effet, comment excuser celui qui refuse de croire le Créateur de l'univers et qui taxe de mensonge la Vérité suprême? Il se cache sous de belles apparences et feint les dehors de la douceur; mais il n'en est pas moins un loup sous une peau de brebis. Ne vous laissez donc point séduire; et vous devez même d'autant plus le haïr qu'il affecte envers un homme une conduite pleine d'égards, et déclare la guerre au Dieu, souverain Maître de l'univers. Hélas ! il ne s'aperçoit pas qu'il expose le salut de son âme. Pour nous, attachons-nous à la pierre ferme, et revenons à notre sujet : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Et d'abord, observez comme l'Etre divin se manifeste dans le mode même de la création; car, à l'opposé de l'homme, il commence par le couronnement de l'édifice : il déroule premièrement les cieux, et place ensuite la terre au-dessous; il pose le haut du temple avant que d'en avoir établi les fondements. S'est-il jamais vu rien de pareil? et qui a jamais entendu un semblable récit? Mais Dieu commande, et tout cède à ses ordres. C'est pourquoi, loin de soumettre les oeuvres du Seigneur à la critique de notre raison, laissons-nous conduire, par la vue de ses ouvrages, jusqu'à l'admiration de l'ouvrier; car les perfections de Dieu sont devenues visibles, depuis la création du monde, par tout ce qui a été fait. (Rm 1,20)

204 4. Mais, si les ennemis de la vérité persistent à soutenir que le néant ne peut rien produire, adressons-leur cette question : Le premier homme a-t-il été formé de la terre ou de toute autre matière? - De la terre, répondront-ils unanimement. Qu'ils nous disent donc comment la chair de l'homme a pu se former de la terre ! Nous la pétrissons pour en façonner des briques, des tuiles et des vases; mais est-ce ainsi que l'homme a été formé? Et comment, d'une seule et même matière, tirer tant de substances diverses : les os, les nerfs et les artères, la chair, la peau, les ongles et les cheveux? Ici, ils ne sauraient donner aucune réponse raisonnable. Et si, du corps, je passe aux aliments qui le nourrissent, je leur demanderai comment le pain que nous mangeons chaque jour, et qui est une substance homogène, se convertit en sang et en chyle, en bile et en diverses humeurs; car le pain conserve la blancheur de la farine, et le sang est rouge ou purpurin. Mais, si nos adversaires ne peuvent expliquer ces phénomènes qui chaque jour s'accomplissent sous leurs yeux, combien plus difficilement encore rendraient-ils raison des autres ouvrages du Seigneur ! C'est pourquoi, s'ils continuent à rejeter ces nombreuses démonstrations et s'ils persistent dans leur incrédulité, nous nous contenterons de leur opposer la même réponse et de redire : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Ce seul mot nous suffit pour renverser tous les retranchements de nos adversaires, et pour ruiner dans leur fondement tous leurs vains raisonnements. S'ils voulaient du moins cesser enfin cette opiniâtre résistance, ils pourraient rentrer dans la voie de la vérité.

Or, la terre était invisible et informe. Pourquoi le Seigneur, je vous le demande, a-t-il créé le ciel lumineux et parfait, et la terre informe? Certes, il n'a point agi sans raison, mais il a voulu nous révéler, par ce chef d'oeuvre de la création, qu'il en a produit également les autres parties, et que ce n'est point impuissance de sa part si elles sont moins parfaites. Une autre raison de ce qu'il a créé la terre informe, c'est qu'elle est la mère et la nourrice du genre humain : nous naissons de son sein et nous vivons de ses productions; elle est la patrie et la sépulture de tous les hommes, le centre qui nous réunit tous et la source qui nous enrichit de mille biens. Mais, de peur que le sentiment du besoin ne portât les hommes à lui rendre un culte idolâtrique, Moïse nous la montre informe et toute nue, afin que nous ne lui attribuions point sa fécondité, et que nous en rapportions la gloire à Celui qui l'a tirée du néant. Voilà pourquoi l'Ecriture dit que la terre était invisible et informe:

Mais peut-être vous ai-je fatigué, dès le commencement, par des raisonnements trop subtils; c'est pourquoi je crois utile de terminer ici ce discours, et néanmoins je conjure votre charité de conserver le souvenir de mes paroles et de les méditer souvent. Un repas frugal vous attend au sortir de cette réunion; eh bien ! (11) associez la nourriture spirituelle de l'âme à la nourriture matérielle du corps ! Que le mari répète quelque chose de nos instructions; que la femme écoute, que les enfants apprennent et que les serviteurs s'instruisent. Alors, chaque maison sera véritablement un temple d'où s'éloignera le démon, cet esprit mauvais et ennemi de notre salut, et où reposeront, sur tous ceux qui l'habitent, la grâce de l'Esprit-Saint, la paix et l'union. Si je vois que vous n'oubliez point mes premières instructions et que vous en attendez impatiemment la suite, je serai moi-même plus empressé de vous communiquer largement tout ce que le Saint-Esprit m'inspirera. Je verrai en effet ma parole germer heureusement dans vos âmes; et c'est ainsi que le laboureur, en voyant naître le grain qu'il a semé, contemple ses champs avec un nouveau plaisir et s'encourage lui-même à leur confier de nouvelles semences.

205 5. Voulez-vous donc augmenter en nous le zèle de la parole sainte, faites-nous connaître que vous en gardez un souvenir fidèle et que vous vous appliquez à régler vos moeurs sur votre croyance. Que votre lumière, dit Jésus-Christ, luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Mt 5,16) Ainsi, notre vie doit s'accorder avec les dogmes de notre religion; car la foi sans les oeuvres est morte (Jc 2,26), et les oeuvres sans la foi sont également mortes. Et, en effet, une saine doctrine ne nous servira de rien si nous ne sanctifions notre conduite; et, de même, une vie régulière avec une croyance erronée ne nous sera point comptée pour le ciel. Il faut nécessairement joindre la bonne doctrine à une bonne vie, et l'homme prudent, dit le Sauveur, est celui qui écoute ma parole et la met en pratique. (Mt 7,24) Vous voyez comme il veut et que nous écoutions sa parole et que nous la suivions avec soumission et fidélité. Aussi, déclare-t-il sage et prudent celui qui se distingue par des moeurs conformes aux préceptes de l'Evangile; celui, au contraire, qui se contente d'entendre la parole divine et qui n'en fait point la règle de sa conduite, est à juste titre appelé insensé. Et en effet, il bâtit sa maison sur un sable mouvant; c'est pourquoi cette maison s'écroule sous le choc des vents. Telles sont ces âmes lâches qui ne s'appuient point sur la pierre ferme. Car ici il n'est question ni de maison, ni d'édifice matériel, mais de notre âme et des tentations qui l'ébranlent; ce sont ces tentations que l'Evangile désigne, sous les noms de pluies, de vents et d'inondations. L'homme constant, sobre et vigilant les surmonte aisément, et plus les afflictions sont grandes, plus aussi s'augmentent sa force et son courage; mais l'homme faible et indécis plie au moindre souffle de la tentation : il vacille, se trouble et succombe, bien moins par suite de la violence des attaques que par l'effet d'une volonté molle et chancelante.

C'est pourquoi il importe que nous soyons sobres, vigilants et préparés à tout, modestes et retenus dans la prospérité, et soumis et prudents dans l'adversité; en sorte que dans toute situation nous baisions amoureusement la main miséricordieuse du Seigneur. Ces dispositions attireront sur nous l'abondance des grâces divines, et celles-ci nous feront traverser heureusement le cours de l'existence et acquérir de grands trésors pour la vie éternelle. Je vous la souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire, l'empire et l'honneur, avec le Père et l'Esprit-Saint, maintenant, toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Gn