Chrysostome sur Gn 3300

TRENTE-TROISIÈME HOMÉLIE. « Abram était très-riche en troupeaux, en argent et en or. Et il revient au lieu d’où il était parti,

3300
au au désert jusqu’à Béthel, jusqu’à la place où était auparavant sa tente entre Béthel et Angi à la place de l’autel qu’il avait dressé là autrefois. » (
Gn 13,2-13)

ANALYSE.

Après la 32e homélie, le commentaire sur la Genèse aurait été interrompu à l'occasion des fêtes de la semaine sainte et des fêtes subséquentes, l'orateur reprend donc le fil rompu de ses instructions en résumant la 32° homélie et se dispose à continuer. — 2. Séparation d'Abraham et de Lot causée par l'excès de leurs richesses. Douceur d'Abraham. — 3-4. Il cède à son neveu le choix de la contrée où il voudra s'établir, pour lui il prendra celle qu'il lui laissera. — 5. Exhortation.

3301 1. Quand je vois aujourd'hui votre concours empressé et votre ardent désir de m'entendre, je veux acquitter la dette que j'ai contractée envers votre charité. Peut-être l'avez - vous oubliée depuis le temps qui s'est écoulé et parce que, dans l'intervalle, je vous ai parlé d'autre chose; car les fêtes les plus saintes ont interrompu l'ordre de nos discours. En effet, quand on célébrait la croix de Notre-Seigneur, il n'était pas convenable de traiter un autre sujet le festin spirituel devait être approprié à la circonstance. Aussi quand est venu le jour où il s'agit de la trahison de Judas, nous nous sommes pliés à l'occasion, pour laisser de côté la suite de nos instructions, et nous nous sommes déchaînés contre le traître, puis nous avons parlé de la croix. Ensuite, lorsqu'est arrivé le jour de la résurrection, il fallait signaler à votre charité. la résurrection de Notre-Seigneur et vous la démontrer les jours suivants par les miracles qui l'ont accompagnée. Puis ayant pris le commencement des Actes (225) des Apôtres, nous vous en nourrissions chaque jour en exhortant par des instructions fréquentes et quotidiennes ceux qui avaient reçu récemment la grâce du baptême.

Maintenant, je dois me rappeler ma dette et vous satisfaire. Vous-mêmes pourriez n'y plus songer, distraits que vous êtes par mille soins, à propos de votre femme, de vos enfants, de la nourriture quotidienne et d'une foule d'autres intérêts de la vie; mais nous, qui n'avons aucun de ces embarras, nous vous rappelons cette dette et nous nous préparons à la payer. Ne vous étonnez pas si nous le faisons avec tant de bonne volonté. Une obligation de cette nature diffère des obligations pécuniaires, que le débiteur n'acquitte jamais de bon coeur, sachant qu'il diminue ses biens et augmente ceux du créancier. Il n'en est pas de même pour une dette spirituelle telle que celle-ci; plus le débiteur paye, plus il s'enrichit en même temps que les créanciers. Voilà pourquoi d'un côté on ne montre guère de bonne volonté, tandis que de l'autre côté il y a tout profit à payer comme à être payé. C'est ce que saint Paul dit sur la charité : Ne soyez redevables à personne, si ce n'est de vous aimer les uns les autres. (
Rm 13,8) Cela veut dire qu'une pareille dette dure toujours, même après avoir été payée.

Vous devez aussi vous tenir prêts à recevoir ce paiement, car cela enrichira vos débiteurs et leur permettra de vous être plus utiles. Ainsi, puisque la nature de cette dette est telle que plus on dépense plus l'on devient opulent soi-même, achevons de nous acquitter, écoutez avec la même bonne volonté que nous mettrons à parler, pour que votre attention soit notre récompense. En quoi consiste donc cette dette? Vous savez et vous vous rappelez, quand nous avons parlé du patriarche, que nous vous avons raconté son arrivée en Egypte à la suite d'une famine, l'enlèvement de Sara par Pharaon, l'indignation de Dieu ainsi que l'affliction dont il frappa Pharaon et sa maison pour protéger le juste, et le retour glorieux du patriarche en quittant l'Egypte. En effet, Pharaon ordonna à ses gens de conduire Abram et son épouse avec tout ce qu'il possédait, et Loth avec eux. Abram sortit donc d'Egypte, lui et sa femme et tout ce qu'il possédait, et Loth avec lui, pour aller dans le désert. Après ce discours nous avons interrompu ces instructions pendant quelque temps pour traiter des sujets exigés par les circonstances. Il faut donc maintenant nous rattacher à ce qui précède et le réunir en un seul corps avec ce qui nous reste à dire, afin de conserver à ces instructions le caractère de l'unité. Mais, pour tout éclaircir, il faut exposer à votre charité l'origine et l'enchaînement de la lecture qui vous a été faite. Abram était très-riche en troupeaux, en argent et en or. Il revint d'où il était parti, au désert, jusqu'à Béthel, jusqu'à la place où il avait dressé sa tente autrefois, entre Béthel et Agga, à l'endroit où il avait d'abord élevé un autel : et là Abram invoqua le nom du Seigneur Dieu. Ne passons point légèrement sur cette lecture, mais voyons clairement l'exactitude des saintes Ecritures qui ne nous racontent rien de superflu. Abram était très-riche. Voyez d'abord que cette indication ne nous est pas donnée inutilement et sans raison, car c'est la première fois que l'on signale sa richesse et il n'en a pas encore été question. Pourquoi cela ? Pour montrer la prudence et la sagesse de Dieu, et la puissance infinie qu'il déploya en faveur du juste. Celui-ci, forcé de voyager en Egypte à cause de la famine qu'il ne pouvait plus supporter au pays de Chanaan, devint subitement riche et même extrêmement riche, et non-seulement en troupeaux, mais en or et en argent.

3302 2.Remarquez-vous quelle est la providence de Dieu? Le juste est parti pour se soustraire à la famine et il est revenu, non-seulement délivré de la famine, mais comblé de richesse et de gloire, et tout le monde put voir qui il était. Par la suite les habitants de Chanaan ont mieux connu ses vertus, en observant un changement si subit et en voyant revenir avec tant de trésors celui qui était parti pour l'Egypte comme un étranger, un fugitif et un vagabond. Considérez encore que l'opulence et la prospérité ne lui inspirèrent ni vanité ni paresse : il retourna à l'endroit même qu'il habitait avant d'aller en Egypte. Il alla au désert jusqu'à l'endroit où il avait dressé sa tente autrefois, à la place où il avait d'abord élevé un autel, et invoqua le nom du Seigneur Dieu. Réfléchissez, je vous prie, combien il aimait la paix et la tranquillité, et quel zèle il avait pour le culte de Dieu. Il se rendit au même endroit où il avait élevé un autel et où il avait invoqué le nom de Dieu, accomplissant ainsi, bien des siècles à l'avance, ce qui a été dit par David: J'ai choisi d'être humilié dans la maison de (227) mon Dieu, plutôt que d'habiter les terres des pécheurs. (Ps 83,11) Il aimait mieux, pour invoquer le nom de Dieu, les déserts que les cités. Il savait, en effet, il savait que la grandeur des villes ne consiste pas dans la beauté des édifices, ni dans la multitude des citoyens, mais dans la vertu des habitants; dans la vertu qui faisait qu'un désert, honoré de la présence du juste, valait mieux que toutes les villes, et brillait plus que les pays les plus peuplés de la terre.

Loth, qui accompagnait Abram, avait aussi des brebis, des boeufs et des troupeaux : et le pays ne pouvait les contenir ensemble : ce qu'ils possédaient était trop considérable pour qu'ils pussent vivre ensemble. Non-seulement les biens du patriarche étaient augmentés, mais Loth aussi avait des brebis, des boeufs et des troupeaux. Peut-être en devait-il une partie à la libéralité d'Abraham, et d'autres lui avaient donné le reste par égard pour le patriarche. Et le pays ne pouvait les contenir ensemble parce que ce qu'ils possédaient était trop considérable. Vous voyez que l'excès même de la richesse devint bientôt une cause de séparation et un instrument de division capable de troubler la concorde et de rompre les liens de parenté. Il survint une dispute entre les bergers d’Abram et ceux de Loth. Les Chananéens et les Phérézéens habitaient le pays. Voyez comment commence la division entre parents. Tout le mal vient de la méchanceté des serviteurs. Il survint une dispute entre les bergers. Ils furent l'occasion de la dissension, ils détruisirent la concorde par leur imprudence et leur stupidité. Les Chananéens et les Phérézéens habitaient ce pays. Pourquoi ce renseignement? Après avoir dit : le pays ne pouvait les contenir ensemble, la sainte Ecriture a voulu aussi nous en dire la raison : le pays ne pouvait les contenir, parce qu'il était déjà occupé par ces peuples. Mais nous voyons comment ce pieux patriarche éteint par sa douceur l'incendie prêt à s'allumer. Abram dit à Loth : Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre les bergers et les miens, car nous sommes frères. Voyez quel excès de modestie, quelle conduite sublime ! Lui, le plus âgé, le plus respectable, appelle frère le fils de son frère, il l'élève à sa hauteur et en fait son égal, en disant : Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre tes bergers et les miens. Cela serait indigne de nous, dit-il, puisque nous sommes frères. Vous voyez qu'il accomplit cette loi de l'Apôtre : C'est déjà un tort de votre part d'avoir des procès. Pourquoi n'endurez-vous pas plutôt quelque injustice, quelque dommage? Mais vous-mêmes causez des injustices et des dommages, et cela à vos frères. (1Co 6,7) Le patriarche réalisait tout cela par ses actions; quand il disait : Qu'il n'y ait pas de dispute entre tes bergers et les miens, parce que nous sommes frères. Est-il une âme plus pacifique? C'est avec raison que je disais en commençant qu'il aimait le calme et le repos, et cette raison lui avait fait préférer le désert aux pays habités. Observez maintenant que, du moment où il voit les bergers se quereller, il cherche à éteindre, dès son origine, l'incendie qui allait s'allumer, et apaise la dispute. Il devait, lui qui avait été choisi pour être un exemple de sagesse aux peuples de la Palestine, ne donner prise sur lui dans aucune occasion, mais se faire entendre à tous d'une manière plus éclatante que le son de la trompette, au moyen de sa douceur, et les forcer tous à imiter sa vertu. Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre tes bergers et les miens, car nous sommes frères. Quoi de plus doux que ces mots : Entre toi et moi?

3303 3.Observez comment il parle comme d'égal à égal. Cependant je pense que la dispute avait commencé parce que les bergers du patriarche se regardaient comme ayant plus de droits que ceux de Loth. Mais le juste fait tout avec impartialité, montrant jusqu'où va sa sagesse, afin de prouver, non-seulement à ses contemporains, mais à toute la postérité, qu'on ne devait jamais laisser se répandre et se fortifier des disputes de cette nature. Car cette querelle entre serviteurs est honteuse pour les maîtres; on ne s'en prend pas aux domestiques, les maîtres sont responsables de tout. Est-il raisonnable que des hommes qui sont frères, de la même nature, de la même famille, qui ne sont ici-bas qu'en passant, s'abandonnent à de pareilles hostilités, lorsqu'ils devraient tous se donner, les uns aux autres, l'exemple de la bienveillance, de la douceur et de la sagesse : Je dis cela pour ceux qui se croient à l'abri de tout reproche lorsqu'ils permettent à ceux qui leur appartiennent, sous prétexte de cette liaison, de piller, de tromper, de causer mille maux dans les villes et dans les campagnes et d'enlever aux voisins un champ ou une maison, en montrant pour dé tels hommes une faveur particulière. Quoique cette oeuvre (228) d'iniquité ait été accomplie par un autre que par vous, cependant vous y avez participé, non-seulement parce que vous y avez applaudi, croyant que votre puissance et vos richesses s'en augmenteraient, mais parce que vous n'avez pas empêché de commettre ces injustices. Car celui qui peut empêcher une injustice et qui ne le fait pas est aussi coupable que celui qui la commet.

Ainsi, je vous en supplie, ne nous faisons point illusion à nous-mêmes, mais évitons nous-mêmes les rapines et les fraudes, et habituons nos serviteurs à ne rien faire de semblable. En effet, leurs fautes ne nous laissent point innocents, mais nous rendent, au contraire, plus coupables; c'est pour nous plaire qu'ils compromettent leur salut et qu'ils sont audacieux dans leurs méfaits : aussi nous entraînent-ils dans leur perte. Au contraire, si nous voulons être vigilants et attentifs, nous éviterons ces cruelles conséquences en les détournant de leurs mauvais desseins. N'usez donc pas de ces excuses frivoles : cela ne me regarde pas. Ai-je rien dérobé? Je ne sais rien; c'est la faute d'un autre,. je ne m'en suis pas mêlé. Ce sont là des prétextes et du verbiage. Si vous voulez prouver que vous n'avez trempé en rien dans cette iniquité, que vous n'avez pas favorisé cette oeuvre de spoliation, revenez sur ce qui s'est fait, donnez satisfaction à celui qui a été dépouillé, rendez ce qu'on a pris. Alors vous serez à l'abri de tout reproche, vous donnerez une leçon salutaire à celui qui a commis la faute, en lui montrant qu'il a agi contre vos intentions, et vous sauverez la victime du désespoir et de la ruine.

Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre tes bergers et les miens, parce que nous sommes frères. Voyez quelle douceur, quelle bonté ! Ecoutez la suite, afin de savoir jusqu'où elles pouvaient aller. Toute la terre est devant toi; sépare-toi de moi: si tu vas à droite, j'irai à gauche; si tu vas à gauche, j'irai à droite. Voyez quelle modération, quel excès d'abnégation chez le juste ! Mais avant tout, mes bien-aimés, considérez quelles sont les suites funestes des richesses et comme elles donnent facilement naissance à la discorde ! Ses troupeaux s'étaient multipliés, ainsi que tous ses biens, et tout à coup la concorde est rompue : la paix et les liens de l'amitié font place aux querelles et à la haine. En effet, où l'on discute du tien et du mien, là se trouvent les querelles et la haine : là où l'on n'y songe pas sont la paix et la concorde. Pour vous en assurer, écoutez ce que dit saint Luc à propos des nouveaux convertis: Ils n'avaient qu'un coeur et qu'une âme. (
Ac 4,32) Ce n'est point qu'ils n'eussent qu'une seule âme, puisqu'ils avaient des corps différents, mais c'est pour nous montrer combien leur concorde était étroite. Si le juste n'avait pas eu beaucoup de :patience et de sagesse, il se serait fâché et aurait dit à Loth : Quelle est cette extravagance? Tes serviteurs ont osé ouvrir la bouche contre ceux qui exécutaient mes ordres? Ils n'ont donc pas songé à la différence qu'il y a entre nous? D'où te vient l'abondance dont tu jouis? ne m'en es-tu pas redevable? N'est-ce pas moi qui t'ai présenté aux yeux des hommes, qui ai été tout pour toi, qui t'ai tenu lieu de père ? Et voilà comment tu me récompenses de mes bienfaits 1 Est-ce là ce que je devais attendre en t'emmenant partout avec moi? A défaut de reconnaissance, n'aurais-tu pas dû respecter ma vieillesse et mes cheveux blancs? Mais tu as laissé tes bergers attaquer les miens, sans réfléchir que ces insultes retombent sur moi, et tu es responsable de ce que font tes serviteurs.

3304 4.Mais il ne conçut même pas une seule de ces pensées; il les écarta toutes sans songer à autre chose qu'à éteindre l'incendie que cette querelle devait faire naître et à se séparer à l'amiable. Toute la terre, dit-il, n'est-elle pas devant toi? Sépare-toi de moi; si tu vas â gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, j'irai à gauche (Gn 13,9). Vous voyez quelle est la douceur du juste. Il prouve par ses actions qu'il n'agit pas ainsi de lui-même et qu'il ne se sépare point volontairement, mais qu'il y est forcé par cette dispute, afin que sa maison ne soit pas en guerre perpétuelle. Voyez comment il calme la colère de son neveu, lui laisse choisir ce qu'il veut et lui propose toute la terre, en lui disant : Toute la terre n'est-elle pas devant toi? Choisis à ton gré, et je prendrai avec grand plaisir ce dont tu ne voudras pas. Le juste montre ici une grande modération: il craint, avant tout, d'être à charge à son neveu; c'est comme s'il lui disait : Puisque tout cela est arrivé malgré moi, il faut que nous nous séparions pour faire cesser les disputes; aussi je te laisse le maître de choisir, je te donne tout pouvoir pour prendre la terre que tu estimeras la meilleure et me laisser l'autre. Jamais (229) un frère a-t-il agi avec son frère jumeau comme le patriarche avec le fils de son frère? S'il avait commencé par choisir pour lui, et qu'ensuite il eût abandonné le reste à son neveu, n'aurait-ce pas été déjà un grand bienfait? Mais il voulait donner un grand exemple de vertu et satisfaire les désirs du jeune homme, pour ne lui laisser aucun regret de cette séparation ; aussi en lui donnant toute facilité, il lui dit : Toute la terre est devant toi, sépare-toi de moi, et choisis la terre que tu voudras. Son neveu, ainsi comblé de ses bontés, aurait dû lui rendre la pareille et l'engager à choisir lui-même. En effet, il est naturel à tous les hommes, quand ils voient que leurs adversaires s'efforcent d'arriver au premier rang, de ne pas vouloir rester au-dessous; mais si quelqu'un paraît céder et semble, par la modestie de son langage, nous laisser tout pouvoir, nous abandonnons nous-mêmes nos prétentions comme par égard pour tant de douceur, et nous lui laissons à notre tour tout pouvoir, quand même nous discuterions avec un inférieur. Voilà donc ce que Loth aurait dû faire avec le patriarche Noé; mais comme il était plus jeune et plus ambitieux, il accepta l'offre qu'on lui faisait et il fit son choix.

Loth, levant les yeux, vit toute la plaine du Jourdain, qui était, avant que Dieu eût détruit Sodome et Gomorrhe, arrosée comme le jardin de Dieu et comme l'Egypte, jusqu'à Zogora. Loth choisit toute la terre autour du Jourdain et s'en alla vers l'Orient, et les deux frères furent séparés l'un de l'autre (Gn 13,10-11). Vous avez vu quelle était la vertu du juste; il ne laisse pas même pousser la racine du mal, mais dès qu'elle paraît il l'arrache et la détruit; tout cela avec beaucoup de douceur, en montrant qu'il méprisait tout excepté la vertu, et en déclarant à tous qu'il préférait la paix et la concorde à toutes les richesses. Pour que personne ne pût accuser le juste d'agir mal à l'égard de Loth en refusant d'habiter avec un homme qu'il avait fait sortir de sa maison et de son pays, pour que personne ne crût qu'il prenait ce parti par inimitié plutôt que, par amour pour la paix, il lui permit de choisir et ne trouva pas mauvais que celui-ci profitât de la permission, afin que tout le monde pût comprendre qu'il n'avait pas d'autre but que la paix et la charité ! Du reste, il se préparait encore un autre mystère, également instructif, et qui devait, par les événements eux-mêmes, prouver à Loth qu'il s'était trompé dans son choix, montrer aux gens de Sodome la vertu de Loth et accomplir, après cette séparation, la promesse faite au patriarche : Je te donnerai cette terre, à toi et à ta race; c'est ce que nous verrons bientôt et que l'Ecriture sainte nous éclaircira.

Et Abram, dit-elle, habita la terre de Chanaan. Loth alla dans la ville, sur le fleuve, et mit sa tente parmi les Sodomites. Les gens de Sodome étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu (Gn 13,12-13). Vous voyez que Loth considérait seulement la nature de la terre, sans s'inquiéter de la perversité des habitants. Cependant, quel bien peut-on attendre, dites-moi, même dans un pays riche et fertile, si les habitants ont des moeurs infâmes? Au contraire, quel mal peut-on craindre, même dans un désert stérile, si les habitants sont vertueux ? Le premier de tous les biens est la bonté des habitants. Mais Loth ne regarda qu'une chose, la fertilité de la terre. Or, l'Ecriture sainte, voulant nous indiquer tout ce qu'il y avait de mauvais chez ce peuple, nous dit : Les gens de Sodome étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu. Non-seulement pervers, mais pécheurs, et non-seulement pécheurs, mais encore en face de Dieu, c'est-à-dire que leurs péchés étaient innombrables et leur iniquité immense; aussi elle ajoute: extrêmement pécheurs en face de Dieu. Voyez-vous l'étendue de leur méchanceté? Voyez-vous le danger qu'il y a à choisir légèrement et à ne pas considérer ce qui convient? Voyez-vous enfin combien il est avantageux d'être modéré, de céder la première place et de se contenter de la seconde ? Nous reconnaîtrons par la suite de ces instructions que celui qui avait choisi le premier n'en a retiré aucun profit, et que celui qui a pris la dernière part a vu sa prospérité s'accroître de jour en jour, que ses richesses se sont augmentées de tous côtés et que toute la terre a eu les yeux sur lui.

3305 5.Mais, pour ne pas prolonger cette explication, je m'arrête ici et je la continuerai dans le prochain discours, en vous suppliant d'imiter le patriarche et de ne jamais désirer la première place. Obéissez à saint Paul qui nous dit : Honorez-vous les uns les autres (Rm 12,10), afin d'être supérieurs à vous-mêmes ; mais cherchez à être toujours au dernier rang. En effet, c'est là ce qui nous élève au premier, comme le dit le Christ : Celui qui s'abaisse sera (230) élevé. (Lc 18,11 Lc 14,11) Vérité incomparable ! Si nous cédons la meilleure part à un autre, nous en sommes plus glorifiés; si nous préférons les autres à nous, c'est ce qui nous honore le plus. Aussi, je vous en conjure, efforçons-nous d'imiter l'humilité du patriarche, et cherchons, nous qui vivons dans la grâce, à suivre les traces d'un homme qui a montré tant de sagesse, même avant la loi. C'était une véritable humilité, celle que cet homme admirable montra envers celui qui lui était bien inférieur, non-seulement au point de vue de la vertu, mais encore de l'âge et de tout le reste. Songez que le vieillard a cédé au jeune homme, l'oncle au neveu, l'homme que Dieu avait comblé de faveurs à celui que ne recommandait aucune grande action: Voici encore ce qu'il faut ajouter: ce que le jeune homme aurait dû dire au vieillard, à son oncle, c'est le patriarche qui l'avait dit au jeune homme. Apprenons donc à honorer d'autres personnes que nos supérieurs ou nos égaux. Cela ne serait point de l'humilité: faire ce qu'il faut faire, ce n'est pas de l'humilité; mais un devoir. La véritable humilité consiste à céder à ceux qui sont au-dessous de nous, et à préférer à nous ceux qui paraissent nos -inférieurs. Si nous réfléchissons, nous penserons que personne ne nous est inférieur, mais nous croirons que tout le monde nous surpasse. Et je ne parle pas ainsi seulement pour nous, qui sommes plongés dans une infinité de péchés, mais celui-là même qui aurait conscience d'avoir fait mille bonnes actions, s'il ne se regardait pas en même temps comme le dernier des hommes, toutes ses bonnes actions ne lui serviraient à rien. La véritable humilité consiste à s'effacer, s'abaisser et se modérer quand on a des occasions de s'élever. C'est le moyen de s'élever à 1a véritable grandeur, d'après la promesse du Seigneur : Celui qui s'abaisse sera élevé. (Lc 14,11) Efforçons-nous donc, je vous prie, de nous élever jusque-là par notre humilité, afin d'obtenir du Seigneur les mêmes grâces que ce juste, et de mériter les mêmes biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





TRENTE-QUATRIÈME HOMÉLIE. « Le Seigneur dit à Abram après qu'il se fut séparé de Loth :

3400
Lève les yeux à partir de la place où tu es maintenant, au nord et au midi, à l'orient et vers la mer, car toute cette terre que tu vois, je te la donnerai. » (
Gn 13,14-18).

ANALYSE.

1. Eloge de la douceur. — 2. Explication du passage de l'Ecriture qu'on vient de lire. Dieu est si satisfait de la conduite qu.Abram a tenue à l'égard de Loth, qu'à peine Loth s'est-il éloigné que Dieu vient donner à Abram sa récompense. — 3. Imitons Abraham ; voici un pauvre, ne perdons pas une si belle occasion, donnons-lui l'aumône et Dieu nous rendra un «royaume dans le ciel. Dieu diffère l'accomplissement de sa promesse pour exercer la vertu du juste ; avant de donner un enfant à Sara; il attend qu'elle ait humainement perdu l'espoir d'en avoir, pour mieux faire éclater sa puissance. — 4. Grandeur de la promesse que Dieu vient de faire à Abram. Abram va planter sa tente au pied du chêne de Membré. — 5-6. Exhortation à la constance dans la foi.

3401 1. Vous avez appris hier, mes bien-aimés, combien le patriarche avait d'humilité et de douceur. En effet, il était extraordinaire de voir ce vieillard, auquel Loth devait tant de bienfaits, si favorisé du Maître de l'univers, traiter d'égal à égal avec un jeune homme, avec son neveu, au point de lui céder l'avantage, de prendre ce qu'il laissait, afin de tout faire pour éviter la guerre et supprimer toute cause de dispute. Cherchons tous à l'imiter, ne publions jamais nos louanges, ne tombons jamais dans l'orgueil. Ne nous distinguons que par notre modestie, efforçons-nous de passer pour inférieurs aux autres, en oeuvres et en paroles, ne combattons jamais ceux qui nous ont fait tort quand même nous les aurions comblés de nos bienfaits (c'est là le comble de la sagesse) : ne nous fâchons d'aucune injure, même si elle vient de la part des inférieurs, mais apaisons toute colère par notre calme et notre douceur. Il n'y a rien qui montre plus de puissance et de force. C'est ainsi que notre âme parvient à être parfaitement tranquille, c'est là ce qui la maintient au port, pour ainsi dire, et facilite notre bonheur et notre repos. Voilà pourquoi le Christ nous donne ce divin précepte: Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. (Mt 2,29) Car rien ne rend mieux à l'âme le repos et la tranquillité que la douceur et la modestie. Un- diadème honore moins celui qui le porte; l'illustration et la gloire n'ont rien qui vaille autant. Est-il, en effet, un plus grand avantage que d'être délivré d'une guerre civile? L'extérieur a beau être en paix avec nous, ou même nous être soumis, si le trouble dé nos pensées cause à l'intérieur des tumultes et des séditions, à quoi nous servira la paix extérieure? de même, que peut-il arriver de plus déplorable pour une ville, malgré tous ses murs et ses retranchements, que d'avoir des traîtres dans son sein? Je vous conjure donc, de songer avant tout à calmer le trouble de votre âme, à la mettre en repos et à la délivrer de tous ses dégoûts, afin que vous-mêmes puissiez être tranquilles et doux pour ceux qui vous approchent. En effet, on reconnaît surtout un homme raisonnable à ce qu'il est calme, facile à vivre, doux, modeste et tranquille; s'il ne se laisse pas entraîner comme un esclave par la (232) colère ou par d'autres passions; si la raison tempère son impétuosité naturelle, et l'empêche de tomber au rang des bêtes privées de sens. Et pour vous faire comprendre quelle est la force de la tranquillité et de la douceur, vertu qui peut à elle seule, si elle est pratiquée convenablement, mériter des louanges infinies, considérez que c'est elle qui est le plus célébrée chez le bienheureux Moïse et qui lui tresse la plus belle couronne. Moïse était le plus doux des hommes de la terre. (Nb 12,3) Vous voyez qu'un si grand éloge ne laisse aucun homme au-dessus de lui et même le met au-dessus des autres hommes. L'Écriture dit encore de David: Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur. (Ps 131,1) C'est par là que notre patriarche a encore obtenu plus de bienveillance d'en-haut, et qu'en cédant ce qu'il possédait, il en a été récompensé et au delà, par la bonté de Dieu. Vous le saurez bientôt, quand vous aurez entendu la suite de l'instruction d'hier, et que nous aurons exposé à votre charité l'explication de la lecture qui vous a été faite. En effet, le patriarche, ayant eu l'extrême condescendance de laisser Loth choisir la meilleure part, se contente de la moins bonne afin d'éviter toute discussion; voyez maintenant quelle récompense Dieu lui donne, et comment il l'indemnise des richesses qu'il avait méprisées en lui rendant bien plus encore. Car tel est pour nous le Seigneur. Si nous lui sacrifions la moindre chose, il nous la rendra avec usure, et sera si libéral que tout ce que nous avons fait ne sera rien en comparaison de ses bienfaits.

3402 2. Voilà ce que chacun peut observer à l'occasion de tout acte de vertu qu'il accomplit. Estil, dites-moi, rien de moins précieux que deux oboles? Cependant pour avoir mis deux oboles dans le tronc des aumônes, cette veuve est restée célèbre depuis cet instant jusqu'à présent. (Lc 21,3) Mais pourquoi parler de deux oboles? Celui qui offre un verre d'eau froide en sera grandement récompensé, car Dieu couronne toujours l'intention de la vertu. Cela se voit encore à propos de l'assiduité dans les prières. S'il voit quelqu'un qui l'approche avec ferveur, il lui dit aussitôt : Je viens à toi tandis que tu parais encore. (Is 65,24) Si cette assiduité ne se ralentit pas, si les prières sont faites avec un saint désir et une véritable ferveur, il les exauce et les couronne avant qu'elles soient formulées; c'est ce que le Seigneur a fait à l'égard de la Chananéenne. Quand il vit son énergie et sa persévérance infatigable, il l'exalta et la couronna, pour ainsi dire, par ses éloges, au point de la rendre illustre aux yeux de toute la terre, et dépassa encore ses prières par sa générosité. Car après avoir dit O femme, ta foi est grande! il ajouta : Qu'il soit fait comme tu le désires. (Mt 15,28). Et si nous voulions prendre tous les exemples que nous offrent les saintes Écritures, nous y trouverions partout les preuves de la bonté dif Seigneur. Aussi le patriarche, sachant bien que celui qui cède quelque chose obtient davantage, ainsi que vous l'avez vu hier, accorda tout à Loth et prit le pays le moins avantageux pour supprimer toutes les occasions de dispute, et faire renaître, par la force de sa vertu, le calme dans la maison. Mais voyons, par ce que l'on vient de lire, quelles récompenses il a reçues de Dieu pour tant de douceur.

Dieu dit à Abram, après qu'il se fut séparé de Lot : Lève les yeux à partir de la place où tu es maintenant, au nord, au midi, à l'orient et vers la mer : car toute cette terre que tu vois, je te la donnerai, ainsi qu'à ta race, jusqu'à la fin des siècles. Voyez avec quelle promptitude Dieu protège et récompense le juste. Voulant nous montrer combien la bonté de Dieu appréciait l'humilité du patriarche, l'Écriture sainte, après avoir dit que Loth s'était séparé de lui, pour aller dans le pays qu'il avait choisi comme plus avantageux, ajoute immédiatement: Le Seigneur dit à Abram. Ensuite, pour nous bien faire comprendre qu'il est récompensé de sa conduite avec Loth, elle dit encore : Dieu dit à Abram, après qu'il se fut séparé de Loth; comme s'il lui eût parlé ainsi: Tu as eu assez de condescendance pour laisser à ton neveu la terre la plus avantageuse tu as montré une grande humilité, et tu as assez tenu à la paix pour tout faire dans le but d'éviter les disputes ; reçois donc les preuves de ma munificence : Lève tes yeux à partir de l'endroit où tu es maintenant, du côté de l'aquilon et du midi, de l'orient et de la mer toute cette terre que tu vois, je te la donnerai, ainsi qu'à ta race, jusqu'à la fin des siècles. Voyez-vous combien cette récompense est encore supérieure aux actions qui l'ont méritée? Le Dieu de bonté répète les mêmes paroles qu'avait employées le patriarche en cédant ses droits. Car celui-ci avait dit : Ne vois-tu pas (233) toute la terre devant toi? Sépare-toi de moi; si tu vas à droite, j'irai à gauche, et si tu vas à gauche; j'irai à droite. De même le Seigneur dit : Lève tes,yeux à partir de l'endroit où tu es maintenant; toute cette terre que tu vois, le te la donnerai à toi ainsi qu'à -ta race, jusqu'à la fixa des siècles.

Voyez, je vous prie, quel excès de bienfaisance ! Tu lui as, dit le Seigneur, laissé le choix, tu lui as laissé prendre la terre qu'il a voulue, et tu t'es contenté de ce qu'il abandonnait. Mais moi, je serai si bienfaisant avec toi, que toute cette terre qui est là devant tes yeux, de tous les côtés, du nord au midi et de l'orient au couchant, toute cette terre que tu vois t'appartiendra; et non-seulement à toi, mais à ta race jusqu'à la fin des siècles. Voyez-vous quelle munificence digne de la bonté divine? Voyez-vous ce qu'il avait cédé et ce qu'il reçoit maintenant? Apprenons par là à faire de larges aumônes afin de mériter une plus grande récompense au moyen d'une offrande qui sera toujours petite. En effet, cela peut-il se comparer? Donner un peu d'argent et obtenir la rémission de ses péchés? Nourrir un homme qui a faim, et être justifié dans ce jour terrible et entendre ces paroles préférables à un empire : J'avais faim, et vous m'avez donné à manger. (Mt 25,35) Celui qui vous a procuré tant d'abondance n'aurait-il pas pu soulager la misère de cet indigent? Mais il a permis que cet homme fût pauvre pour qu'il pût être généreusement récompensé de sa patience, et que vous-mêmes fussiez justifiés par l'aumône.

3403 3. Admirez la bonté du Seigneur ! n'a-t-il pas tout disposé pour notre salut? Aussi quand vous songez que c'est pour vous, dans votre intérêt que ce malheureux lutte avec la faim et la misère, ne passez point sans pitié, mais soyez un intendant fidèle des biens que le Seigneur vous a confiés, afin qu'en soulageant cet infortuné vous attiriez sur vous toutes les grâces d'en-haut. Glorifiez alors le Seigneur de ce qu'il a permis la pauvreté de cet homme pour vous donner l'occasion de laver vos péchés, et qu'après avoir bien administré ce que le Seigneur vous avait prêté, vous méritiez son approbation qui est au-dessus de tout langage et de toute pensée. Il vous dira : Courage; serviteur bon et fidèle ; tu as été fidèle à propos de petites choses; je t'en donnerai de plus importantes ;entre dans la joie de ton Dieu. (Mt 25,23) Si nous faisons ces réflexions, nous regarderons les pauvres comme des bienfaiteurs qui peuvent nous donner les occasions de faire notre salut; il faut donc les secourir abondamment et de bon coeur, ne jamais les refuser, mais leur parler avec beaucoup de bienveillance et de douceur. Prêtez l'oreille au pauvre et répondez-lui avec douceur et bonté (Si 4,8); alors, même avant d'avoir fait l'aumône, vous aurez relevé par votre bienveillance l'âme abattue du pauvre. La parole vaut encore mieux que le bienfait. (Ec 18,16) Tant il est vrai que l'âme est fortifiée et consolée par de bonnes paroles !

Aussi quand nous faisons l'aumône, ne considérons pas seulement celui qui la reçoit, mais songeons à celui qui recueille ce que l'on donne au pauvre, et qui promet de nous le rendre; songeons à lui sans cesse, pour exciter notre zèle charitable, et semons avec abondance, tandis qu'il en est encore temps, afin d'avoir plus tard une riche moisson. Celui qui sème peu, récoltera peu. (2Co 9,6) Répandons avec profusion ces semences, pour avoir une moisson opulente quand le jour sera venu. Maintenant c'est le jour des semailles, ne l'oublions pas, je vous en conjure-; quand viendra celui de la rétribution, nous recueillerons les fruits de ce que nous aurons semé, et nous obtiendrons la miséricorde du Seigneur. En effet, il n'est aucune de nos bonnes actions, aucune aussi capable d'éteindre l'incendie de nos péchés que l'abondance des aumônes; c'est elle qui efface nos fautes, qui nous justifie devant Dieu, et qui nous prépare pour récompense des biens ineffables. Mais je vous en ai dit assez pour vous y exhorter et pour vous montrer que les moindres dons sont magnifiquement récompensés par le Seigneur. En effet, nous sommes arrivés à recommander l'aumône en disant que le patriarche, pour avoir laissé à Loth la meilleure terre et gardé la moins bonne, s'était rendu Dieu si favorable, qu'il en avait obtenu une promesse au-dessus de tout ce que la pensée pouvait concevoir. Lève tes yeux à partir de l'endroit où tu es maintenant, du côté de l'aquilon et du midi; toute cette terre que tu vois, je te la donnerai à toi et à ta race, jusqu'à la fin des siècles. Tu as cédé une portion de terre à ton neveu ; moi je te promets toute la terre, et non-seulement à toi, mais à ta race jusqu'à la fin des siècles, c'est-à-dire à perpétuité ! Voyez-vous quelle lutte de bienfaits? Dieu sachant que le patriarche ne (234) désirait rien davantage, et que rien ne pouvait mieux corroborer sa constance, lui dit: Je multiplierai ta race comme le sable de la terre. Si quelqu'un peut compter le sable de la terre, il comptera aussi ta race. En vérité, une pareille promesse dépassait la nature humaine; non-seulement il lui donne l'assurance de le rendre père, malgré tout ce qui semblait s'y opposer, mais aussi de multiplier ses enfants comme le sable de la terre, voulant, par cette hyperbole, indiquer qu'ils seraient .innombrables.

Voyez comment la bonté du Seigneur exerce peu à peu la vertu du juste! Il lui a dit tout à l'heure : Je donnerai cette terre à ta race; maintenant il dit encore : Je la donnerai à ta race jusqu'à la fin des siècles et je multiplierai ta race comme le sable de la terre (Gn 13,15-16). Voilà de belles promesses, mais ce ne sont encore que des paroles ! Il se passe beaucoup de temps entre la promesse et son accomplissement, afin de nous montrer la piété du patriarche et l'infinie puissance de Dieu. Il en diffère et en recule la réalisation, afin que ceux qui en avaient reçu l'assurance, étant parvenus à l'extrême vieillesse, et ayant perdu toute espérance humaine, puissent éprouver la faiblesse de leur nature et la puissance incomparable de Dieu.

3404 4. A ce sujet, réfléchissez, je vous prie, à la fermeté d'esprit du patriarche, pendant un si long espace de temps; tout était perdu au point de vue humain, mais songeant à la puissance de Celui qui lui avait fait cette promesse, il n'avait ni trouble, ni crainte. Vous savez que d'ordinaire nous finissons par ne plus croire aux promesses souvent répétées, quand elles tardent à s'accomplir: nous pouvons avoir raison, s'il s'agit d'un homme. Mais quand il s'agit de Dieu, qui dirige notre existence avec sa prudence parfaite, s'il a une fois promis quelque chose, nous devons nous y fier, malgré des obstacles innombrables, nous devons ne songer qu'à sa puissance absolue, raffermir notre raison et savoir que toutes ses paroles s'accompliront n'importe comment. Rien ne peut retarder l'effet de ses promesses, puisque c'est Dieu à qui tout est possible; mais il les recule quand il veut: s'il n'y a pas de chemins, il sait en trouver et nous rendre l'espérance au milieu de notre désespoir, afin de faire briller encore mieux à nos regards sa puissance et sa sagesse.

Il dit : Lève-toi et promène-toi en long et est large sur la terre que je te donnerai (
Gn 13,17). Voyez comme il s'empresse toujours de maintenir le juste en sécurité ! Il dit: lève-toi, promène-toi, mesure la longueur et la largeur, pour que tu apprécies la terre dont tu jouiras et qu'avant même d'en jouir, tu te repaisses d'espérance pour premier bonheur. Car je te donnerai toutes les terres à l'entour pour te montrer que tu n'as pas abandonné autant que tu dois recevoir. Ne crois pas maintenant avoir eu la plus mauvaise part, quand ton neveu est allé occuper ce qu'il avait préféré. Les événements te prouveront bientôt que cet avantage ne lui a servi à rien; et lui-même apprendra quel inconvénient on trouve à rechercher la meilleure part. En attendant, recueille la récompense de la modération et de la condescendance que tu as eues pour ton neveu, reçois ma promesse, visite cette terre dont tu es le maître, et que tu posséderas bientôt, ainsi que ta race, jusqu'à perpétuité : Je la donnerai à ta race jusqu'à la fin des siècles. Quelle révélation de Dieu, quelle générosité du souverain Maître, quelle immense récompense accordée, par sa bienveillance et sa miséricorde, à ce juste et à toute la race qui devait sortir de lui !

En l'entendant, le patriarche, frappé de l'ineffable bonté de Dieu, leva sa tente et habita auprès du chêne de Membré, qui est au pays de Chèbron. Ainsi, après avoir reçu cette promesse et s'être séparé de Loth, il transporta sa tente au chêne de Membré. Voyez quelle résignation et quelle élévation dans l'esprit! comme il se transporte facilement et n'éprouve aucune difficulté à passer d'un lieu à un autre. Jamais vous ne le trouverez retenu ni embarrassé par aucune habitude, ce qui arrive souvent à bien des gens qui se prétendent parvenus au faite de la sagesse et supérieurs aux misères du monde. Si pourtant ils sont appelés par quelque circonstance à changer de place, souvent même, pour une affaire spirituelle, ils deviennent chagrins, tristes et supportent avec peine ce déplacement, parce qu'ils sont prévenus par l'habitude. Il n'en était pas ainsi de ce juste, qui avait déjà toutes les qualités de la sagesse chrétienne : comme un voyageur ou un étranger, il se transportait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et s'empressait partout de déployer sa piété par ses actions. Car après avoir placé sa tente près du chêne de Membré, il y construisit un autel au Seigneur (Gn 13-18). Voyez quelle reconnaissance ! Aussitôt qu'il a placé sa tente, (235) il s'empresse d'offrir au Seigneur des actions de grâces pour sa promesse. Et dans tous les endroits où il place sa tente, vous trouvez qu'il songe avant tout à dresser un autel pour y offrir ses prières et accomplir le précepte de l'Apôtre qui nous ordonne de prier partout, et d'élever au ciel des mains pures. (1Tm 2,8) Voyez les ailes que l'amour prête à son âme pour voler à Dieu, et le remercier de toutes choses ! Il n'attendit pas que les promesses fussent accomplies; il le remercia de sa promesse, et il fit tout pour engager, par ses actions de grâce anticipées, le Seigneur à en précipiter l'accomplissement.

3405 5. Imitons-le donc et ayons confiance dans les promesses divines. Que notre ardeur ne se. ralentisse pas avec le temps, que les obstacles répandus sur notre route n'affaiblissent pas notre courage; mais, toujours confiants dans la puissance de Dieu, comme si nous pouvions déjà voir ses promesses se réaliser, montrons toujours une foi sincère. Car Dieu nous a fait des promesses considérables, immenses même, et qui confondent notre raison, puisqu'elles consistent à nous faire entrer dans son royaume et participer avec les anges à des biens ineffables, en nous délivrant de l'enfer. Gardons-nous de douter, sous prétexte qu'il nous est impossible de voir avec les yeux du corps, mais songeons que Celui qui a fait ces promesses ne peut mentir ; songeons à l'étendue de sa puissance, regardons tous ces biens avec les yeux de la foi, et d'après ce qu'il nous a déjà accordé, ayons bonne espérance pour l'avenir. En effet, c'est pour cela que nous avons déjà reçu mille bienfaits qui doivent nous conduire vers ces biens et nous en donner l'espoir; car Celui qui nous a donné son Fils par amour pour nous,, comment ne nous donnerait-il pas tout le reste? Aussi, Paul dit-il: Celui qui n'a pas épargné son propre Fils, et qui l'a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas tout en même temps ? (Rm 8,32) S'il a livré son Fils pour nous autres pécheurs, s'il nous a accordé la grâce du baptême, s'il nous adonné la rémission des péchés qui l'ont précédé, s'il nous a ouvert la route de la pénitence, et s'il a encore -travaillé pour notre salut de bien d'autres manières, il est clair qu'il nous réserve un avenir bienheureux. Car lui, dont la bonté nous a préparé tous ces trésors avant que nous fussions au monde, comment ne nous permettrait-il pas d'en jouir? Pour voir qu'il les avait préparés d'avance, écoutez ce qu'il dit à ceux qu'il met à sa droite : Venez, les bien-aimés de mon Père, recevez pour héritage le royaume qui vous a été préparé avant la création du monde. (Mt 25,34)

Voyez l'excès de bonté, la bienveillance qu'il a eue pour notre race, puisqu'il nous préparait la jouissance de ce royaume même avant la: création du monde! Ne soyons donc pas ingrats, je vous en conjure, ne nous. rendons pas indignes de pareils bienfaits, mais chérissons, comme nous le devons tous, notre Maître et ne faisons rien qui puisse diminuer sa bienveillance pour nous. Est-ce nous qui avons fait les premiers pas? C'est lui, qui de lui-même nous a ouvert le trésor inépuisable de sa charité. Combien 'ne serait-il pas insensé de ne point aimer de toutes nos forces celui qui nous aime ainsi ! Son amour pour nous lui a fait tout supporter avec plaisir; il a voulu prendre, en quittant le sein de son Père, pour ainsi dire, la forme d'un-esclave, subir toutes les misères de l'humanité, supporter les injures et les opprobres des Juifs, et enfin le supplice de la croix, la mort la plus ignominieuse, afin que nous, qui nous traînions à terre, écrasés du poids de mille péchés, la foi pût en lui nous en affranchir. Aussi en y réfléchissant, saint Paul, dont l'amour pour le Christ était si ardent, qui parcourait l'univers comme avec des ailes, et qui, malgré son corps, agissait presque comme un être incorporel, s'écriait-il : La charité du Christ nous possède. (2Co 5,14) Voyez quelle reconnaissance, quel excès de vertu, quelle ferveur de zèle ! La charité du Christ nous possède, c'est-à-dire nous presse, nous pousse, nous excite.

Ensuite, voulant expliquer ce qu'il vient de dire, il ajoute : Nous jugeons que si un seul est mort pour tous, c'est que tous étaient morts. Et il est mort pour tous, afin que les vivants ne vécussent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui était mort et ressuscité pour eux. Vous voyez dans quel sens il a dit : La charité du Christ nous possède. S'il est mort pour nous tous, il est donc mort afin que nous ne vivions plus pour nous, mais pour lui qui est mort et ressuscité pour nous. Mais, dira-t-on; comment pourrons-nous ne plus vivre pour nous-mêmes? Ecoutez encore les paroles de l'Apôtre : Je ne suis plus vivant, c'est le Christ qui vit en moi. (Ga 2,20) Vous voyez que tout en (236) restant sur terre et dans les liens de la chair, il vivait cependant comme un habitant du ciel et assimilé aux puissances immatérielles. Il dit encore ailleurs : Ceux qui sont au Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs. (Ga 5,24) C'est là ne plus vivre pour soi-même, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour nous, afin d'être comme mort à cette vie présente et de ne plus être sensible à rien de visible. Car Notre-Seigneur a été crucifié pour que nous échangions la vie actuelle pour la vie future; ou plutôt pour que l'une nous fasse acquérir l'autre. La vie actuelle, si nous voulons être attentifs et vigilants, nous conduit au bonheur de la vie éternelle; pour peu que nous ayons de soin, et que nous cherchions à ouvrir l'oeil de l'esprit, nous saurons, ici-bas, nourrir sans cesse la pensée de ce bonheur, négliger et dédaigner le présent, pour ne songer qu'à l'avenir éternel, et suivre les leçons de ce saint qui nous dit : Maintenant je vis dans la chair, mais je vis dans la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé, et qui s'est livré pour moi. (Ga 2,20)

3406 6.Vous voyez quelle âme de feu, à quelle hauteur plane cet esprit, quel amour pour Dieu dans ce coeur enflammé ! Je vis maintenant, mais je vis dans la foi. Ne croyez pas, dit-il, que je fasse rien pour ce qui regarde la vie présente. Quoique je sois enveloppé de chair et soumis aux nécessités de cette nature, cependant je vis dans la foi, dans celle du Christ, c'est à lui que je songe sans cesse, l'espoir que j'ai en lui me fait devancer l'avenir et mépriser le présent. Enfin, pour vous montrer toute la perfection de son amour, il dit : Je vis dans la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi. Quelle preuve d'extrême reconnaissance ! Que dis-tu, ô saint Paul? Tu disais un peu avant : Dieu n'a pas épargné son propre Fils, et l'a livré pour nous tous (Rm 8,32) ; et maintenant tu dis : il m'a aimé, et tu sembles considérer comme particulier à toi un bienfait général. Oui, dit-il, car bien que ce sacrifice ait été offert pour tout le genre humain, cependant mon amour me le fait considérer comme s'il m'était particulier. C'est l'usage des prophètes de dire, ô Dieu, mon Dieu (Ps 21 Ps 117 Ps 141), quoique ce soit le Dieu de tout l'univers; mais l'amour a cela de particulier qu'il particularise ce qui est général. La foi du Fils de Dieu qui m'a aimé. Que dis-tu? Es-tu le seul qu'il ait aimé? Il a aimé toute la nature humaine, mais je lui rends grâces comme s'il m'avait aimé seul. Et qui s'est livré pour moi. Quoi donc? est-ce pour toi seul qu'il a été crucifié? Ne dit-il pas: Quand je serai élevé, j'attirerai tout à moi? (Jn 12,32) N'as-tu pas dit toi-même: Il s'est livré pour nous tous? Oui, j'en conviens, mais je cherche à nourrir mon amour. — Voyez ce qu'il nous apprend encore sur ces paroles. Après avoir plus haut dit du Père Il l'a livré pour nous tous, il dit ici : Il s'est livré lui-même. C'est pour montrer l'accord et l'égalité entre le Père et le Fils et pour faire allusion au mystère de la croix; aussi dit-il ailleurs : il a été obéissant jusqu'à la mort (Ph 2,8), prouvant partout sa foi pour cette union. Ici il a dit : Il s'est livré lui-même, pour montrer qu'il a supporté la passion volontairement, non par force et par violence, mais qu'il avait désiré et voulu souffrir sur la croix pour le salut de tout le genre humain.

Comment notre amour pourra-t-il jamais être digne d'une si abondante charité? Quand même nous sacrifierions notre existence pour obéir à ses lois et pour maintenir les préceptes qu'il nous a donnés, nous ne serions pas encore à la hauteur de cette charité qu'il a déployée pour notre nature. C'est Dieu qui a souffert pour les hommes, le Maître pour les esclaves; et non-seulement pour des esclaves, mais pour des ingrats qui lui montrent une haine implacable. C'est lui qui a offert de lui-même ses généreux bienfaits à des hommes indignes et tombés mille fois; tous nos efforts ne pourront jamais récompenser dignement une pareille bienfaisance. Tout ce qui vient de nous est une obligation, un tribut; de lui viennent des largesses immenses et gratuites. Méditons sur ces vérités, aimons le Christ comme Paul l'a aimé, sans nous inquiéter des choses présentes, et conservant son amour constant et inébranlable dans notre âme. C'est ainsi que nous prendrons en pitié la vie actuelle et que nous habiterons la terre comme si nous étions déjà au ciel, sans ralentir notre zèle dans la prospérité, sans nous abattre dans l'adversité. Oublions tout pour courir vers notre Maître adorable, ne nous affligeons point pendant l'attente, mais disons comme notre saint : Maintenant nous vivons dans la chair, mais nous vivons dans la foi du Fils de Dieu, qui nous a aimés et s'est livré pour nous. Ainsi nous passerons sans affliction notre vie actuelle, et nous mériterons (237) les biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit soient gloire, puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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TRENTE-CINQUIÈME HOMÉLIE. « Il arriva pendant le règne d'Amarphath, roi de Senaar, qu'Arioch, roi d'Elasar


Chrysostome sur Gn 3300