Chrysostome sur Gn 6000

SOIXANTIÈME HOMÉLIE. « Et il y établit un autel, et il donna à ce lieu le nom de Béthèl ; car c'est là que Dieu lui était apparu, lorsqu'il fuyait de devant son frère Esaü. »

6000 (Gn 35,7-37,1).


ANALYSE.

1. Explication des versets 7-13 du chapitre XXXV. —2. Explication des versets 14-27. —3. Exhortation morale à la mortification de la chair, au sacrifice spirituel de soi-même; à la vigilance et à l'examen de conscience.


6001 1. Aujourd'hui, s'il vous plaît, nous allons reprendre la suite de notre dernier discours, et faire l'instruction en continuant d'expliquer le même texte. Car aujourd'hui encore l'histoire de Jacob peut nous enseigner combien était grande la bienveillance de Dieu envers lui, et comment il l'affermit de nouveau par ses promesses, pour le récompenser de sa vertu. L'Ecriture après nous avoir raconté dans les versets précédents, comment Jacob, sur l'ordre de Dieu, quitta Sécime à cause des crimes que ses fils y avaient commis et se rendit à Luzan, ajoute : Et il y bâtit un autel, et il donna à ce lieu le nom de Béthel; car c'est là que Dieu lui était apparu, lorsqu'il fuyait de devant son frère Esaü.Après avoir donné un tel ordre à ce juste, et l'avoir délivré de la crainte, dont il avait été saisi à cause du massacre des Sécimites, Dieu, dit l'Ecriture, frappa de terreur les habitants de ces villes, et les empêcha de le poursuivre. Voyez quelle est la providence de Dieu, avec quelle sollicitude il veille sur Jacob.  Il remplit de terreur, dit l'Ecriture, les esprits de ceux qui habitaient les villes voisines, et les empêcha de le poursuivre : car ils voulaient sans doute venger les Sécimites. Mais comme le sang avait été répandu malgré la volonté de ce juste, et que Siméon et Lévi avaient commis ce crime pour venger l'outrage fait à leur soeur, non seulement il le délivre lui et ses fils de la crainte qui les agitait, mais il arrête encore l'impétuosité des peuples voisins en semant la terreur parmi eux. Sentez-vous combien il importe de jouir de l'assistance divine? Lorsque Dieu a de la bienveillance pour nous, il éloigne de notre âme toute affliction. Car s'il a rendu le courage à ce juste, il a glacé d'effroi ses ennemis. Comme il est le souverain Maître, il dirige les événements à son gré, et il fait éclater dans toute chose sa sagesse et sa toute-puissance. Il n'est rien de plus fort que l'homme qui a su obtenir l'aide de Dieu, comme aussi il n'est rien de plus faible que celui qui en est privé. Voyez ce juste, ses auxiliaires sont faciles à compter et très peu nombreux, mais il est protégé par la main de Dieu, et il a repris confiance et il a échappé au complot tramé contre lui; ceux-là au (394) contraire, bien qu'ils se fussent réunis en foule considérable, et qu'ils eussent été, d'accord dans leur entreprise, n'ont pas même pu mettre leurs projets à exécution. Car, dit l'Écriture, Dieu frappa de terreur les villes qui étaient autour d'eux. Après que ce juste fut délivré de toute crainte et de la poursuite des habitants de ce pays, voyez combien est grande l'affection que Dieu lui témoigne de nouveau; Dieu, dit l'Écriture, lui apparut une seconde fois à Luza.Pourquoi l'Écriture ajoute-t-elle ce mot : une seconde fois ? Ce n'est pas sans motif: c'est pour nous apprendre que Dieu lui est déjà apparu autrefois dans ce même lieu, lorsqu'il fuyait son frère et qu'il se dirigeait vers la Mésopotamie. Voici ce que veut faire entendre l'Écriture : De même qu'autrefois Dieu lui est apparu au moment de sa fuite, de même aujourd'hui il se montre à lui dans le même lieu, au moment de son retour; il lui renouvelle les promesses qu'il lui a faites lorsqu'il s'en allait, et par là il veut que ce juste ait confiance dans sa parole, et qu'il n'en doute pas à cause du long espace de temps qui s'est écoulé dans l'intervalle. Et il le bénit, et lui dit : Tu ne t'appelleras plus Jacob : désormais ton nom sera Israël. Bien qu'il l'eût déjà appelé de ce nom, lorsque Jacob traversait Jaboch, il veut aujourd'hui mettre dans son coeur une plus grande assurance, et il lui donna la même bénédiction, et il lui dit : Ton nom sera Israël; augmente et multiplie. Des nations et des multitudes de nations naîtront de toi, des rois même sortiront de ta race. Voyez la grandeur de cette bénédiction. Il lui prédit non seulement que sa race se multipliera, mais encore qu'elle sera illustré. Des rois naîtront de ta race; il lui révèle ainsi dès ce jour la gloire de ses descendants. Je te donne le pays que j'ai donné à Abraham et à Isaac, et je le donnerai à ta postérité après toi.

Après que Siméon et Lévi eurent massacré les Sécimites, Jacob disait : Nous sommes en petit nombre; ils s'assembleront donc contre moi, et ils me frapperont, et ils me détruiront, moi et ma maison; et dans toutes ses paroles, il montrait sa pusillanimité, et la violente crainte qui le possédait : aujourd'hui donc le Seigneur plein de bienveillance pour ce juste, lui dit Puisque tu t'es écrié : nous sommes en petit nombre, apprends que ta race croîtra et se multipliera, et qu'elle sera tellement illustre, que d'elle sortiront une multitude de nations, et même des rois; non seulement tu ne seras pas détruit, mais toi et ta race vous recevrez en héritage. ce pays tout entier. Et après lui avoir fait ces promesses, Dieu, dit l'Écriture, remonta d'avec lui du lieu où il lui avait parlé. Voyez comment la sainte Écriture, dans son langage, s'abaisse au niveau de là nature humaine. Dieu, dit-elle, remonta d'avec lui : elle ne nous donne pas à entendre que Dieu puisse être limité dans l'espace, mais elle veut nous montrer l'étendue de sa bonté : car l'Esprit-Saint s'abaisse au niveau de la faiblesse humaine pour nous raconter toutes choses. Ces mots, descendre et monter, ne peuvent convenir à Dieu; mais comme c'est là la plus grande preuve qu'il puisse nous donner de son ineffable bonté, que de se servir de pareils termes pour notre instruction, il a recours au langage humain; aussi bien il serait impossible aux oreilles de l'homme de comprendre la sublimité de son langage, s'il était en rapport avec la dignité du Seigneur.

6002 2. Si nous faisons cette réflexion, loin d'insister sur la bassesse des termes, nous admirerons l'ineffable bonté de Dieu qui ne dédaigne pas de s'abaisser ainsi, à cause de la faiblesse de notre nature. Mais voyez ce juste témoigner de nouveau sa reconnaissance. Jacob, dit l’Ecriture, éleva une colonne de pierre dans le lieu où Dieu lui avait parlé, et il fit dessus une aspersion, et il y répandit de l'huile, et il donna le nom de Réthel au lieu où Dieu lui avait parlé. Voyez comment ce juste, par le nom qu'il donne à ce lieu, rend impérissable le souvenir de la vision dont il y fut favorisé, et en fait passer la mémoire aux générations suivantes : Et Jacob partit, et il planta sa tente au delà de la citadelle de Gader. Ainsi, ce juste poursuit de nouveau sa route, et peu à peu se hâte d'arriver dans le lieu qu'habitait Isaac. Et l'Écriture ajoute : Lorsqu'il approcha d'Ephrath, Rachel enfanta, et elle fut dans un grand travail. Et comme elle avait beaucoup de peine à accoucher, la sage-femme lui dit : Prends courage, car tu as un fils. Ne crains point, dit-elle, car tu enfanteras un fils. Bien que tu sois déchirée de douleurs, cependant tu enfanteras un fils. Et en expirant, car elle mourait, elle l'appela fils de mes douleurs; mais son père lui donna le nom de Benjamin.Celle-ci consacre, par le nom qu'elle donne à son fils, le mal qu'elle avait ressenti; mais son père l'appela Benjamin. Et après qu'elle eut (395) enfanté, elle mourut, dit l’Ecriture, elle fut ensevelie au chemin d'Ephrath, qui est Bethléem. Et Jacob éleva un monument sur sa tombe. La naissance de cet enfant calma le chagrin que la mort de Rachel causait à Jacob, et l'aida à supporter la perte de Rachel. C'est alors que Ruben se rendit coupable d'un grand crime : Il vint, dit l'Ecriture, et dormit avec Balla, concubine de son père, et Israël en fut averti, et le crime fut prouvé en sa présence. Or, c'était là un grand crime. Aussi, dans la suite, Moïse défendit-il dans ses lois que le père et le fils eussent commerce avec la même femme. Dans la crainte qui peu à peu ce fait ne devienne une habitude, le législateur se hâte de déclarer que celui qui se rend coupable d'un pareil crime mérite un châtiment. Cependant alors Jacob, vaincu par l'amour paternel, se montra indulgent pour la faute de son fils. Mais dans la suite, au moment où il allait quitter la vie, il flétrit Ruben, consigne par écrit son crime, et le maudit, afin que ce châtiment serve d'exemple à la postérité. Puis, le bienheureux Moïse fait le dénombrement des fils de Jacob, et par ses paroles, il nous apprend quelle était la vertu de ce juste. Et ne croyez pas que ce fut au hasard et sans raison qu'il eut commerce avec, Rachel, Lia et les deux servantes. L'Ecriture, au contraire, nous montre que Jacob obéissait aux secrets conseils de la Providence, et qu'il vécut avec ces femmes, pour que les douze tribus sortissent de lui : Aussi l'Ecriture ne dit-elle pas qu'un autre fils lui soit né, afin de tous apprendre que ce n'était pas là un fait imprévu et fortuit. Les fils de Jacob étaient au nombre de douze. Puis l'Ecriture nomme séparément les enfants de Lia et de Rachel, et ceux des deux servantes, et elle ajoute : Voilà les fils qui naquirent à Jacob en Mésopotamie. Et cependant Benjamin fut mis au monde dans les environs de Bethléem. Pourquoi donc l'Ecriture dit-elle :  Voilà les enfants qui naquirent à Jacob en Mésopotamie? Peut-être Rachel l'avait-elle conçu avant son départ. Et Jacob vint vers Isaac, son père (Gn 35,27). Voyez ici encore, somment Dieu, dans sa bonté, voulait inspirer me pleine confiance à ces justes. La venue de Jacob vers son père, après un si grand nombre d'années, fut pour tous deux une douce consolation : pour Jacob, parce qu'il revoyait on père, et pour Isaac, parce qu'il pouvait contempler la richesse de son fils, et le grand ombre d'enfants qui étaient sortis de lui. C'est alors, dit l'Ecriture, que mourut Isaac, âgé et rassasié de jours. Si, en effet, au moment où Jacob surprit la bénédiction de son père, les yeux d'Isaac étaient déjà appesantis (et c'est ce qui explique qu'il ait pu être trompé), songez quelle devait être sa vieillesse, puisqu'un si grand nombre d'années s'étaient écoulées dans l'intervalle. Esaü et Jacob, dit l'Ecriture, l'ensevelirent (Gn 35,29). Mais, après la mort d'Isaac : Esaü prit ses femmes, ses fils, toutes les personnes de sa maison, et tous les biens qu'il avait acquis dans la terre de Chanaan, et il partit. Car le pays qu'ils habitaient comme étrangers ne pouvait pas les contenir, à cause de la grande quantité de leurs biens. Et il habita désormais sur la montagne de Séir. La sainte Ecriture énumère ensuite les enfants qui naquirent à Esaü et les nations qui sortirent de lui, et elle ajoute : Quant à Jacob, il demeura au pays où son père avait habité comme étranger, c'est-à-dire au pays de Chanaan (Gn 37,1). Vient ensuite un autre récit sur l'admirable Joseph.

6003 3. Mais, si vous le voulez, nous terminerons ici notre discours, et nous réserverons pour une autre instruction l'histoire du fils de Jacob. Cependant voici ce que j'exigerai de votre charité, c'est que vous écoutiez mes paroles avec attention, que vous retiriez le plus grand fruit des enseignements que nous donne la sainte Ecriture, et que vous ne passiez sur aucun sans réflexion. Car les paroles divines sont véritablement un trésor spirituel; si, d'un trésor matériel, quelqu'un dérobe à son profit une seule pierre précieuse, par là souvent il peut acquérir une fortune immense; de même les vertus des justes, si nous voulons nous y attacher, pourront nous être d'une utilité telle que nous-mêmes nous serons portés à les imiter. C'est ainsi qu'il nous sera possible à nous aussi d'obtenir la faveur divine dont ces justes ont joui. Car Dieu n'a point d'égard aux diverses conditions des personnes; ruais en toute nation, celui qui le craint et dont les oeuvres sont justes, lui est agréable. Aussi rien ne nous empêche, si nous le voulons, de jouir autant et même plus que ces justes, de la protection divine. Car si seulement il voit que nous faisons tout ce qui dépend de nous, et que nous préférons aux plaisirs mondains la pratique de ses préceptes, il montre pour nous une si grande sollicitude qu'il nous rend invincibles en toute chose. Nous avons en effet à combattre continuellement un ennemi qui nourrit contre (396) nous une haine implacable. Aussi avons-nous besoin d'une grande vigilance, afin de pouvoir triompher de ses artifices et mépriser ses coups. Et nous ne remporterons la victoire que si nous savons, par une conduite irréprochable, nous attirer le secours de Dieu. Or qu'est-ce qu'une conduite irréprochable ? C'est aine vie pure. C'est là la base et le fondement de la vertu : celui qui l'établit d'une façon inébranlable, surmontera facilement tous les obstacles; un tel homme ne se laissera dompter ni par le désir des richesses, ni par l'amour de la gloire, ni par l'envie, ni par aucune autre passion. Et pourquoi? Je vais le dire. Lorsqu'un homme a la conscience pure, et exempte de toute tache, le Maître de l'univers peut habiter dans son coeur. Car Jésus a dit : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ! Lorsque quelqu'un mérite que Dieu établisse sa demeure en lui, il vivra dans la suite comme s'il était simplement revêtu d'un corps et il montrera un souverain mépris pour toutes les jouissances humaines. En effet, toutes les choses terrestres, il les regardera comme une ombre, comme un rêve; et, de même que s'il habitait dans les cieux, il ne désirera aucun des biens présents. Tel était saint Paul, l'apôtre qui a enseigné l'univers; il s'écriait . Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche? Il disait encore : Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Et ensuite : Si je, vis maintenant dans ce corps mortel, j'y vis en la foi. Voyez-vous cet homme, quoique revêtu d'un corps, parler comme s'il jouissait d'un repos incorporel?

6004 4. Imitons-le donc tous, mortifions les membres de notre corps, et rendons-les incapables de pécher; car c'est surtout ainsi que nous pourrons offrir à Dieu un, sacrifice qui lui sera agréable. Voyez-vous combien ce sacrifice est nouveau et étonnant ? Lorsque les membres sont morts, Dieu en accueille plus favorablement le sacrifice. Pour quel motif ? Parce que c'est un sacrifice spirituel; qui n'a rien de sensible. Car, dans un sacrifice sensible, non seulement on doit rejeter la victime qui est privée de vie, mais celle même qui est vivante, si elle a quelque tache, ne pourrait jamais être acceptée à l'autel. Et ç'a été dès le principe l'objet d'une loi, non pas sans motif, mais afin que cet examen de victimes privées de raison, nous apprît à offrir, avec non moins de circonspection, ce sacrifice spirituel et cette victime raisonnable. Dans l'ancienne loi, c'était une tache que d'avoir les oreilles ou la queue coupée; dans la nouvelle loi, c'est une tache que d'être pervers, libertin et débauché, d'aimer les richesses et; en un mot, de pécher, Autrefois, la victime devait être pure et exempte de toute souillure, aujourd'hui, il faut mourir au monde pour être propre au sacrifice spirituel. Ne passons pas trop légèrement sur ces considérations, mais gravons-les profondément dans notre esprit, et tâchons de ne pas paraître inférieurs aux Juifs qui, dans les ténèbres, montrent une attention si scrupuleuse. Si les Juifs, assis auprès d'une faible lumière, ont fait preuve d'une si grande vigilance, à plus forte raison, nous, qui avons été juges dignes d'être éclairés par le Soleil de justice, qui avons quitté les ténèbres et qui avons été conduits comme par la main vers la vérité, devons-nous apporter la même prudence dans ce sacrifice spirituel. Ne passons pas légèrement sur ce que nous croyons de petits péchés; mais demandons-nous compte, chaque jour, de nos paroles et de nos regards, et punissons-nous nous-mêmes, si nous voulons éviter les châtiments d'en haut. C'est pourquoi saint Paul dit : Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu (1Co 11,31). Car, si nous nous jugeons nous-mêmes ici-bas pour les fautes que nous commettons chaque jour, nous diminuons d'autant la sévérité du jugement de Dieu. Et, si nous sommes insouciants, lorsque nous sommes jugés. de la sorte, dit l'Apôtre, c'est le Seigneur qui nous châtie. Auparavant, donc, condamnons-nous avec une grande sincérité, et descendons, à l'insu de tous, au tribunal de notre conscience; alors examinons nos pensées, et portons une sentence juste, afin que notre esprit, frappé du péril qui nous menace, ne se laisse plus tromper, qu'il ré. prime nos passions, et que, toujours vigilant, il ferme tout accès au diable. Car nous n'éprouvons d'échec, que par notre nonchalance, c'est l'expérience même qui nous l'enseigne. Si nous voulions nous réveiller un peu, nous pourrions faire tomber en poussière les embûches de notre ennemi ; et même, quand il nous fait tomber, si nous restons dans le même état, ce n'est pas à cause de sa tyrannie, mais à cause de notre peu d'énergie. Car ses victoires, il ne les doit pas à une force invincible, mais à sa ruse seule. Or, nous ne nous laisserons (397) pas tromper, si nous voulons nous réveiller un peu et user de prudence; c'est nous qui en sommes maîtres; je ne veux pas dire que, seuls, nous ayons en nous-mêmes une assez grande force pour cette lutte, mais c'est que alors nous sommes favorisés dit secours d'en haut. Lorsque nous faisons ce qui dépend de nous, Dieu nous vient toujours en aide. Soyons donc prudents, je vous y exhorte ; puisque nous connaissons les ruses de notre ennemi, veillons sans relâche et demandons à Dieu de nous secourir dans ce combat. Ainsi nous deviendrons invincibles, nous éviterons les piéges que nous tendra le démon, nous jouirons de l'assistance divine, et nous obtiendrons les biens éternels; puissions-nous tous les obtenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ; qui partage, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, la puissance et l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.





SOIXANTE-UNIÈME HOMÉLIE. « Voici quelle était la famille de Jacob; Joseph étant âgé de dix-sept ans, paissait les troupeaux avec ses frères. »

6100 (Gn 37,2-35).


ANALYSE.

1. Explication des versets 2-4 du chapitre XXXVII. Que l'envie est un grand mal. Caïn le premier homicide par envie. — 2. Explication des versets 5-14. — 3. Explication des versets 14-26. Joseph figure du Christ. On ne petit empêcher l'accomplissement des prédictions divines. — 4. Explication des versets 25-35. Joseph toujours sous la main de Dieu qui le garde. — Exhortation.


6101 1. Je veux, aujourd'hui encore, vous introduire à la table accoutumée, reprendre la suite de mon discours, et vous offrir ce banquet spirituel en partant des paroles qui viennent d'être lues. Elles peuvent en effet vous apprendre à tous combien l'envie est un fléau terrible et à quel degré de violence peut monter cette passion funeste en s'attaquant même aux plus proches parents. Mais pour procéder avec ordre, il faut nous attacher d'abord aux premiers mots du verset que je vous ai lu. Voici, dit l'Ecriture, quelle était la famille de Jacob. Voyez comment le saint prophète, après avoir promis de nous raconter la généalogie de Jacob, revient aussitôt à l'histoire du fils de celui-ci. Il dit d'abord : Voici quelle était la famille de Jacob; puis il néglige d'énumérer par ordre les enfants qui sont nés de lui, et les enfants de ses enfants (comme il l'avait fait pour Esaü), et il passe aussitôt à Joseph, le plus jeune, presque, des fils de Jacob, et dit : Joseph, étant âgé de dix-sept ans, paissait les troupeaux avec ses frères. Pourquoi nous indique-t-il le nombre d'années? C'est afin que vous appreniez que la jeunesse n'est pas un obstacle à la vertu; et afin que vous connaissiez clairement quelle était l'obéissance de cet enfant envers son père, son amitié pour ses frères, et quelle fut la cruauté de ces derniers ; enfin c'est pour que vous sachiez que, malgré les sentiments dont il était animé à leur égard, (398) malgré son âge qui aurait dû leur inspirer de la compassion, ils n'ont voulu conserver aucune amitié pour lui, et que, dès le principe, ils se sont laissé emporter par la jalousie, en voyant la tendance de cet enfant vers la vertu, et la bienveillance que leur père lui témoignait. Ils accusèrent Joseph d'une action criminelle devant Israël, leur père (Gn 37,2). Voyez comme ils poussèrent la méchanceté à son comble : ils essayent de détruire l'affection, de Jacob pour son fils, et ils inventent des calomnies contre leur frère, mais ils ne réussissent qu'à rendre leur jalousie plus évidente. Et vous reconnaîtrez qu'ils n'ont recueilli d'autre fruit que de répandre la lumière sur leurs secrets desseins. Si vous considérez comme ce père s'attache plus étroitement encore à son fils, même après cette calomnie, et comment il le préfère à tous : Or Jacob, dit l'Écriture, aimait Joseph plus que tous ses autres fils, parce qu'il était l'enfant de sa vieillesse. Et il lui fit une robe de diverses couleurs. Que signifient ces paroles : Il aimait Joseph plus que tous ses autres fils, parce qu'il était l'enfant de sa vieillesse? Comme il lui était né le dernier, à l'époque de sa vieillesse, il le chérissait plus que tous les autres. En effet les enfants que l'on engendre dans la vieillesse semblent plus dignes d'amour, et obtiennent de leur père une affection plus vive. Mais ce n'était pas là le seul motif de l'amour que Jacob lui témoignait et de la préférence qu'il avait pour lui : car la sainte Écriture nous apprend qu'un autre fils lui naquit encore après Joseph ; et si son affection avait suivi l'ordre de la nature, c'est sur ce dernier qu'il l'aurait reportée tout entière, puisqu'il était vraiment l'enfant de sa vieillesse et qu'il avait été mis au monde au moment où ce juste était déjà parvenu à un très grand âge. Quel motif devons-nous donc ajouter? C'est qu'une grâce presque céleste rendait cet enfant cher à son père, et le poussait à le préférer aux autres à cause de sa vertu ; et l'Écriture nous dit que Jacob le chérissait ainsi, parce qu'il était l'enfant de sa vieillesse, dans la crainte d'augmenter la jalousie de ses frères.

1. Tel est le sens que donne le texte des Septante ; dans l'Hébreu et dans les autres versions on lit au contraire que ce fut Joseph qui accusa ses frères d'une action criminelle.



C'est là une terrible passion, et, lorsqu'elle s'est emparée de notre âme, elle ne la quitte pas, avant de l'avoir poussée jusqu'au dernier égarement; elle déchire l'âme où elle a pris naissance, et produit sur le personnage, objet de notre jalousie, des effets contraires à ceux que nous attendions, en le rendant plus célèbre, plus: illustre et plus éclatant, ce, qui est pour l'envieux une nouvelle et, profonde blessure. Considérez en effet comment cet enfant, vraiment digne de notre admiration, sans connaître aucun des faits qui s'étaient passés, se conduit avec ses frères que les mêmes entrailles ont nourris; il montre une pleine confiance en eux et il leur parle avec une entière franchise; ceux-ci au contraire, dominés par la passion de l'envie, sont remplis de haine pour lui : Ses frères, dit l'Écriture, voyant que leur père l'aimait plus qu'eux tous, le haïssaient, et ne pouvaient lui parler sans aigreur. Voyez de quelle haine ils poursuivent cet enfant qui ne leur a fait aucun tort: Et ils ne pouvaient, dit l’Ecriture, lui parler sans aigreur. Pourquoi ne pouvaient-ils lui parler sans aigreur? C'est que cette passion s'était rendue maîtresse de leur coeur, et que la haine s'y développait chaque jour : elle les avait pour ainsi dire domptés et les tenait sous sa puissance : aussi se conduisaient-ils avec lui d'une manière hypocrite, et ne pouvaient-ils lui parler sans aigreur. L'Écriture nous indique la source de leur haine. c'est la jalousie qui lui a donné naissance. Ses frères, nous dit l'Écriture, voyaient que leur père l'aimait plus qu'eux tous.L'amitié que Jacob avait pour Joseph, excita contre lui la jalousie de ses frères; mais c'était sa vertu qui lui avait concilié la bienveillance de son père. Ainsi lorsqu'ils auraient dû chercher à égaler Joseph et à imiter sa conduite, pour obtenir de leur côté l'amitié de leur père, non seulement ils n'ont pas même eu cette pensée, mais ils ont tous témoigné leur haine à celui qui était l'objet de l'affection de Jacob. Devenus ses ennemis, ils nourrissaient dans leur coeur leur secrète passion, ne lui parlaient jamais sans aigreur, et se conduisaient avec lui d'une manière hypocrite; cet enfant, au contraire, digne de notre admiration, avait toujours pour eux la même amitié, ne soupçonnait rien, avait en eux la confiance qu'on doit accorder à des frères, et faisait tout ce qui était en son pouvoir.

6102 2. C'est cette passion funeste qui, dès le commencement du monde, poussa Caïn à tuer son frère. De même que ceux-ci haïssaient Joseph à cause de l'affection que leur père lui témoignait, étaient devenus ses ennemis, et (399) chaque jour méditaient de le faire périr; de même Caïn, voyant que les présents de son frère étaient plus agréables à Dieu, forma le projet de le tuer, et il lui dit :Allons dans les champs.

Voyez-vous combien Abel, lui aussi, est loin d'avoir aucun soupçon, quelle confiance il a en son frère, et comment il l'accompagne et se livre lui-même aux coups de sa main criminelle? Il en est de même de Joseph: cet enfant admirable, ne connaissant pas les mauvais desseins de ses frères, leur parle comme à des frères, et leur raconte les songes par lesquels Dieu lui avait révélé sa future grandeur et en même temps l'assujettissement de ses frères Joseph ayant eu un songe, dit l'Écriture, le récita à ses frères, et leur dit: Écoutez le songe que j’ai eu. Il me semblait que nous liions des gerbes au milieu d'un champ, que ma gerbe se leva et se tint debout, et que vos gerbes l'environnèrent, et se prosternèrent devant ma gerbe. Alors ses frères lui dirent : Règnerais-tu donc sur nous, et serais-tu notre maître? Et ils le haïrent encore plus ci cause de ses songes et de ses paroles. L'Écriture s'est hâtée de nous apprendre que leur haine contre Joseph s'était déjà manifestée auparavant, afin que nous ne croyions pas que ce songe seul ait donné naissance à leurs dispositions hostiles. Et ils le haïrent encore plus, c'est-à-dire ils nourrirent contre lui une haine et une inimitié beaucoup plus violentes. Voyez à quel degré d'aveuglement ils en sont venus; ce sont eux-mêmes qui expliquent le songe. Ainsi on ne peut pas dire qu'ils étaient jaloux de leur frère par ignorance de l'avenir; car quoique ce songe leur eût révélé les événements futurs, leur haine s'accrut encore. O comble de la folie ! Ainsi instruits ils auraient dû plutôt témoigner de la bienveillance envers Joseph, supprimer tout motif de haine, et bannir de leur coeur toute jalousie; mais leur raison était obscurcie par les ténèbres, ils ne comprirent pas qu'ils agissaient contre leurs propres intérêts, et ils furent enflammés d'une haine encore plus vive. -Pourquoi, ô malheureux, ô misérables, montrez-vous une si grande jalousie, pourquoi ne songez-vous pas aux liens du sang et ne reconnaissez-vous pas que l'explication de ce songe fait éclater la bienveillance de Dieu à l'égard de Joseph ? Ne croyez pas qu'il soit possible de renverser les décrets de Dieu. Vous avez vous-mêmes interprété ce songe ; eh bien ! il s'accomplira dans peu de temps, quand même vous voudriez y apporter mille obstacles. Car le Dieu de l'univers est habile et sage; et quand il veut prouver l'étendue de son pouvoir, il permet souvent que l'on arrête par de nombreux obstacles l'exécution de ses desseins, afin que leur accomplissement fasse éclater toute la grandeur de sa puissance. Mais tel est l'envieux : sa passion ne lui permet pas de faire aucune de ces réflexions, elle le tient, pour ainsi dire, sous le joug; et il agit même contre son propre salut.

Ainsi le récit de ce songe augmenta leur haine; quant à Joseph, cet enfant admirable, il eut un autre songe et le raconta en ces termes, non seulement à ses frères, mais encore à Jacob : Il me semblait que le soleil et la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. Son père le reprit et lui dit : Que signifie ce songe que tu as eu ? Faudra-t-il que nous venions, moi, ta mère et tes frères nous prosterner en terre devant toi ? Et ses frères eurent de l'envie contre lui, mais son père retint ses discours. Jacob reprit Joseph, parce qu'il connaissait l'envie que ses autres fils portaient à cet enfant ; puis, il expliqua lui-même le songe, et devinant que cette révélation venait de Dieu, il retint ses discours. Mais telle ne fut pas la conduite de ses fils. Qu'arriva-t-il? Ils le haïrent encore davantage. Quelle est votre folie? Pourquoi vous conduisez- vous comme des insensés? Ne comprenez-vous pas que ce second songe ne lui a été envoyé, ni sans motif, ni par un effet du hasard? C'était pour que vous appreniez que ces événements s'accompliraient entièrement, pour que vous mettiez un terme à vos projets sanguinaires, en considérant que vous tentiez l'impossible. Vous auriez donc dû songer aux liens de la nature, montrer des sentiments vraiment fraternels et regarder comme vôtre l'illustration future de votre frère. Mais puisque cette pensée ne vous est pas venue à l'esprit, il eût été naturel de considérer que la querelle n'était plus entre vous et Joseph, mais entre vous et le Maître de toutes choses, qui lui avait déjà révélé l'avenir. Mais ceux-ci, comme je me suis hâté de le dire, sans respecter les liens du sang, sans réfléchir que la protection d'en haut entourait Joseph, donnaient chaque jour de nouveaux aliments à leur haine et allumaient dans leur coeur cette flamme secrète, tandis que, ni leur père, ni leur jeune frère (400) ne soupçonnaient rien de semblable et ne pensaient pas qu'ils se laisseraient aller à un si grand égarement. Aussi, comme ses frères étaient allés faire paître les troupeaux, Jacob dit à Joseph: Tes frères ne paissent-ils pas les troupeaux à Sichem? Viens que je t'envoie vers eux. Et il lui répondit : Me voici. Voyez-vous quelle est l'affection de ce père pour ses fils, quelle est l'obéissance de cet enfant? Et Israël lui dit : Va maintenant, vois si tes frères et les troupeaux se portent bien et rapporte-moi ce qui se passe.

6103 3. Tous ces faits nous prouvent l'amour dé Joseph pour ses frères et nous montrent d'une façon évidente les projets sanguinaires de ces derniers. Ils sont aussi la figure des événements futurs et décrivent d'avance, dans une époque de ténèbres, les actes de la vérité. En effet, de même que Joseph s'en alla vers ses frères pour les visiter, et que ceux-ci, sans respecter les liens fraternels et le motif de sa présence, résolurent d'abord de le tuer, puis le vendirent à dés barbares ; de même Notre-Seigneur, dans son amour pour les hommes, vint visiter le genre humain, et, après avoir revêtu un corps de la même substance que la nôtre, il daigna devenir notre frère. Et saint Paul s'écrie : Il ne s'est pas rendu le libérateur des anges, mais celui de la race d'Abraham; c'est pourquoi il a fallu qu'il fût en tout semblable à ses frères (He 2,16). Les Juifs, pleins d'ingratitude, résolurent de mettre à mort Celui qui était le médecin du corps et de l'âme, et qui faisait chaque jour un nombre infini de miracles; ils accomplirent leur projet homicide et crucifièrent Celui qui, pour notre salut, avait daigné prendre la forme de l'esclave. Ainsi les Juifs se sont emparés du Christ, l'ont mis en croix et l'ont fait périr; quant aux frères de Joseph, ils avaient résolu sa mort, mais ils n'exécutèrent pas leur projet. Il fallait que la figure fût inférieure à la vérité, car autrement ces faits n'auraient pu être la figure des événements futurs. C'est pourquoi ils ont été décrits d'avance à cette époque, comme en une esquisse. Considérez, je vous prie, ce rapport étonnant. Ils ne l'ont pas tué, mais ils l'ont vendu, ils ont trempé sa tunique dans le sang d'un chevreau et ils l'ont envoyée à leur père, pour lui faire croire que son fils avait péri. Remarquez-vous que tous ces faits se sont accomplis, de façon que l'image seule de l'avenir apparaisse comme dans l'ombre, et que la vérité soit conservée. Mais reprenons la suite de notre discours. Son père l’envoya, dit l'Ecriture, et il vint jusqu'à Sichem. Et un homme le trouva errant parmi les champs. Et cet homme l'interrogea et lui dit: Que cherches-tu ? Joseph répondit : Je cherche mes frères. Apprends-moi où ils font paître leurs troupeaux.Voyez avec quel zèle il va à la recherche de ses frères, quel est son empressement et quelles peines il se donne pour les trouver. Et cet homme lui répondit : J'ai entendu qu'ils disaient : Allons à Dothaim. Joseph y alla donc et les .y trouva. Ceux-ci le virent de loin avant qu'il s'approchât d'eux et ils résolurent de le mettre à mort. Considérez ici, je vous prie, la providence de Dieu; voyez comme ils se préparent au meurtre de leur frère; mais si Celui qui fait et défait tout à son gré, permet qu'on apporte des obstacles à ses décrets, c'est pour répandre plus d'éclat sur son athlète et amener enfin l'accomplissement, des songes. Ils le virent de loin et résolurent de le mettre à mort. Et ils se dirent l'un à l'autre : voici venir ce maître songeur. Maintenant donc, venez, tuons-le, et le jetons dans une de ces fosses, et nous dirons qu'une bête féroce l'a dévoré et nous verrons ce que deviendront ses songes.

Ainsi ils s'attendaient à l'accomplissement des songes ; et ils méditent de le tuer. Mais afin qu'ils apprennent qu'il n'est pas possible d'empêcher l'exécution des décrets de Dieu, c'est, en vain qu'ils délibèrent, qu'ils entreprennent et qu'ils montrent toute la perversité de leur coeur; Dieu, qui est souverainement sage, les force malgré eux et malgré leurs complots à servir ses vues secrètes sur l'avenir. Car après qu'ils eurent conspiré le meurtre de leur frère, et que déjà ils avaient accompli ce crime dans leur pensée, Ruben, dit l'Ecriture, les ayant entendus, le délivra de leurs mains, en disant: Ne lui ôtons point la vie; ne répandez point le sang; jetez-le dans cette fosse qui est au désert, et ne mettez point la main sur lui. Il voulait le délivrer de leurs mains pour le rendre à son père. Ruben n'ose pas sauver son frère ouvertement, cependant il veut réprimer leur ardeur sanguinaire et il dit: Ne répandez point le sang; jetez-le dans cette fosse. Et la sainte Ecriture, pour nous apprendre quelle était l'intention de Ruben, dit : Il agissait ainsi, afin de le délivrer de leurs mains, et de le rendre à son père. Ils délibéraient (401) ainsi, avant que Joseph fût encore arrivé ; ils avaient déjà terminé' leur entretien, lorsqu'il arriva vers ses frères. Tandis qu'ils auraient dû accourir vers leur frère, l'embrasser et lui demander quelles nouvelles il apportait de leur père, ces méchants, semblables à des bêtes féroces qui ont aperçu un agneau, s'élancèrent sur lui, le dépouillèrent de sa tunique de diverses couleurs, le saisirent et le jetèrent dans la fosse. Or la fosse était vide, et il n'y avait point d'eau. Ils suivirent le conseil de Ruben; et après avoir jeté Joseph dans cette fosse, ils s'assirent pour manger du pain. O comble de la cruauté et de l'inhumanité ! Joseph parcourt une si longue route, et cherche ses frères avec tant de zèle, afin de les voir et de rapporter à son père ce qui se passe; et ceux-ci, semblables à des barbares et à des sauvages, décident de le laisser mourir de faim, après que Ruben les a dissuadés de répandre le sang de leur frère. Mais Dieu, dans sa bonté, l'arracha bientôt aux mains de ses frères en délire. Car, dit l’Ecriture, pendant qu'ils étaient assis et mangeaient leur pain. Ils aperçurent des Ismaélites qui passaient et se dirigeaient vers l'Egypte, Juda leur dit : De quoi nous servira-t-il de tuer notre frère et de cacher son sang? Venez, vendons-le à ces Ismaélites, et ne mettons point notre main sur lui, car il est notre frère et notre chair.

6104 4. Voyez comment Ruben d'abord les a empêchés de commettre un grand crime, en leur donnant un conseil moins criminel., et comment ensuite Juda leur persuade de vendre leur frère, pour le ravir à -la mort. Tous ces événements se succédaient de façon que les révélations de Dieu s'accomplissent, même malgré eux, et qu'ils servissent eux-mêmes les desseins de la Providence : Ils approuvèrent, dit l'Ecriture, le conseil de Juda, tirèrent Joseph de la fosse, et le vendirent aux Ismaélites vingt pièces d'or. O coupable trafic, ô gain funeste, ô vente injuste ! Lui qui est Dé des mêmes entrailles que vous, lui qui est ainsi chéri de son père, lui qui est venu pour vous visiter, lui qui ne vous a jamais fait aucun tort, ni grand, ni petit, vous osez le vendre, et cela à des barbares qui descendent en Egypte ! Quelle est cette folie? Quelle est cette jalousie, cette envie? Car si vous agissez ainsi parce que vous craignez ses songes et que vous êtes persuadés qu'ils s'accompliront, pourquoi tentez-vous l'impossible, pourquoi vous conduisez-vous ainsi et faites-vous la guerre contre Dieu qui a révélé ces événements à Joseph? Mais si vous ne tenez aucun compte de ces songes, si vous les regardez comme des sottises, pourquoi commettez-vous un crime, qui attachera à votre nom une souillure éternelle, et causera à votre père un mortel chagrin? A quel degré en est venue leur passion, que dis-je? leur ardeur sanguinaire ! Lorsque quelqu'un se livre à un acte criminel, et qu'il est comme accablé sous le poids de ses pensées coupables, il ne songe pas à l'oeil qui ne dort jamais, il ne respecte pas même la nature, et il foule aux pieds tout ce qui peut exciter sa commisération; c'est ce que ceux-ci ont éprouvé. Ils n'ont pas réfléchi que Joseph était leur frère, qu'il était jeune et chéri de Jacob, et qu'il allait parcourir un si vaste pays, pour habiter avec des barbares, lui qui n'avait jamais vécu sur la terre étrangère et qui jamais n'avait servi un maître; ils rejetèrent loin d'eux tout sentiment sage, et ne songèrent qu'à satisfaire comme ils le croyaient leur propre jalousie. Ainsi par la pensée ils étaient déjà fratricides; mais celui à qui ils faisaient subir de si indignes traitements, supporta tout avec courage.

Car la main de Dieu le protégeait et l'aidait à souffrir toutes ces injustices avec résignation. Si nous nous sommes conciliés la bienveillance divine, quand même nous serions au milieu des barbares et sur la terre étrangère, nous pouvons mener une vie plus heureuse que ceux qui habitent dans leur patrie et sont entourés de toutes sortes de soins; mais aussi, quand même nous vivrions dans notre maison, quand même nous paraîtrions nager dans l'opulence, si nous sommes privés du secours d'en haut, nous sommes de beaucoup les plus misérables. Grande est la force de la vertu, grande est la faiblesse du vice; c'est ce que prouve surtout l'histoire que nous avons entre les mains. Ici, en effet, quels sont ceux que vous jugez les plus misérables, et qui vous paraissent mériter le plus de larmes? Dites-le-moi; sont-ce ces méchants qui ont commis un si grand crime envers leur frère? Ou bien est-ce Joseph qui est tombé au pouvoir des barbares? Ce sont eux évidemment. Considérez, je vous prie, comment cet enfant admirable qui a été élevé avec tant de soin et qui a grandi continuellement entre les bras de son père, est aujourd'hui forcé tout à coup de supporter un (402) dur esclavage, et cela chez des barbares, qui ne sont pas meilleurs que des bêtes sauvages. Mais c'était le Maître du monde qui les rendait doux envers lui, et armait Joseph d'une patience à toute épreuve. Et ses frères, après l'avoir vendu, croyaient avoir mené à bonne fin leur résolution, parce qu'ils s'étaient débarrassés de celui à qui ils portaient envie. Mais Ruben, dit l'Ecriture, retourna vers la fosse, et il n'y vit plus Joseph. Alors il déchira ses vêtements, et retourna vers ses frères et dit : L'enfant ne se trouve point, et moi, moi, où irai-je désormais? En effet, la sainte Ecriture nous a appris plus haut que Ruben leur avait donné le conseil de jeter leur frère dans cette fosse, afin de l'arracher à leurs mains homicides, et de le rendre à son père; mais maintenant, ajoute-t-elle, quand il voit que son projet a échoué, il déchire ses vêtements et dit : L'enfant ne se trouve point, et moi, moi, où irai-je désormais? Comment, dit-il, comment pourrons-nous nous justifier, et surtout moi qui semble marcher à votre tête? Il croyait que Joseph avait été tué. Mais après qu'ils eurent accompli le crime qu'ils méditaient, après qu'ils eurent envoyé l'objet de leur haine sur la terre étrangère et qu'ils eurent ainsi calmé leur jalousie, ils inventent une ruse pour tromper leur père et l'empêcher de découvrir leur abominable complot. Ils tuèrent, dit l'Ecriture, un bouc d'entre les chèvres, trempèrent sa robe dans le sang et l'apportèrent à leur père, en lui disant : Reconnais si c'est la robe de ton fils ou non. Pourquoi vous abusez-vous vous-mêmes, ô insensés? Quand même vous pourriez tromper votre père, vous n'échapperez pas à cet oeil qui ne dort jamais, et que vous deviez craindre pardessus tout. Mais telle est la nature humaine, ou plutôt telle est l'insouciance du plus grand nombre; ne craignant que les hommes et ne tenant compte que de l'infamie qui peut rejaillir sur eux dans le moment présent, ils ne songent pas à ce tribunal terrible et à ces souffrances intolérables, et ils ne cherchent qu'à éviter le blâme des hommes; c'est ainsi que les fils de Jacob se sont conduits en essayant de tromper leur père. Jacob, dit l'Ecriture, reconnut la robe et dit: C'est la robe de mon fils, une bête féroce l'a dévoré, une bête féroce a déchiré mon fils Joseph. Et certes il avait été traité d'une façon aussi cruelle que s'il était tombé au pouvoir des bêtes féroces. Jacob déchira ses vêlements, il mit un sac sur ses reins et pleura son fils plusieurs jours. Que de larmes ils auraient méritées eux-mêmes, non seulement pour avoir vendu leur frère à des barbares, mais encore pour avoir causé un si grand deuil à leur père déjà avancé en âge. Et tous ses fils, et toutes ses, filles, dit l'Ecriture, vinrent pour le consoler, mais il rejeta toute consolation et il dit: Je descendrai vers mon fils dans le sépulcre en pleurant.

6105 5. Mais ils ressentirent encore un autre coup. Car ils voyaient leur père témoigner l'amour le. plus ardent pour celui qui n'était plus, et qu'il croyait dévoré par des bêtes féroces, et ils étaient consumés par une jalousie plus violenté encore. On ces hommes qui se sont montrés si cruels envers leur frère et leur père, ne méritent aucun pardon; les Madianites du moins servent lés vues de la Providence, et à leur tour . vendent Joseph à Petephra, le chef de cuisine de Pharaon. Voyez-vous comment le jeune hébreu s'avance peu à peu, voyez-vous quelle vertu et quel courage il montre en toute circonstance, afin que, semblable à un athlète qui a vaillamment combattu, il ceigne un jour la couronne royale, et que l'accomplissement de ses songes enseigne et prouve à ceux qui font vendu, qu'une si grande perfidie leur a été inutile ? Car telle est la puissance de la vertu, qu'elle sort toujours de la lutte plus éclatante encore. Rien ne peut l'emporter sur elle, rien ne peut en triompher; ce n'est pas qu'elle trouve cette force en elle-même, mais c'est que l'homme vertueux jouit aussi du secours d'en haut; or celui qui jouit de la protection divine et qui mérite l'aide du Ciel, aura une force invincible, et ne se laissera dompter ni par les embûches des hommes, ni par les piéges du démon. Puisque nous sommes ainsi avertis;u craignons pas la souffrance mais le mal; car le mal est une véritable souffrance. Celui qui essaye de maltraiter son prochain, ne lui nuit absolument en rien ; et, quand même il lui nuirait un peu, il ne peut le faire que dans le siècle présent; mais aussi il s'amasse pour lui-même des châtiments éternels et des souffrances intolérables, que nous ne pouvons nous-mêmes éviter que si nous nous montrons prêts à tout souffrir, et si, suivant le précepte du Seigneur nous prions pour ceux qui nous font du mal. Une telle conduite nous vaudra une magnifique récompense et nous rendra dignes du royaume des cieux; puissions-nous tous (403) l'obtenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui partage, avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, la puissance et l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.






Chrysostome sur Gn 6000