I-II (trad. Drioux 1852) Qu.26 a.4

ARTICLE  IV.   — est-il convenable de distinguer  dans  l'amour l'amour d'amitié et l'amour de concupiscence?


Objections: 1.. Il semble qu'on ait tort de distinguer dans l'amour, l'amour d'amitié et l'amour de concupiscence. Car l'amour est une passion, tandis que l'amitié est une habitude, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 5). Or, une habitude ne peut pas être une des parties d'une passion. Donc c'est à tort que l'on divise l'amour en amour de concupiscence et en amour d'amitié.

2.. On ne divise pas une chose en une autre qui se compte avec elle. Ainsi on ne compte pas l'homme avec l'animal. Or, la concupiscence se compte avec l'amour, comme étant une autre passion. Donc on ne peut pas diviser l'amour en amour de concupiscence.

3.. D'après Aristote (Eth. lib. tui, cap. 3), il y a trois sortes d'amitié : l'utile, le délectable, et l'honnête. Or, l'amitié utile et délectable n'est autre que la concupiscence. Donc on ne doit pas opposer l'amour de concupiscence à l'amour d'amitié.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Nous disons que nous aimons certaines choses parce que nous les désirons. C'est ainsi qu'on dit qu'un individu aime le vin pour la douceur qu'il trouve en lui (Top. lib. n, cap. 2). Or, on n'a pas pour le vin et pour les autres choses semblables de l'amitié, comme l'observe Aristote (Eth. lib. viii, cap. 2). Donc l'amour de concupiscence est autre que l'amour d'amitié.

CONCLUSION. — L'amour de concupiscence diffère de l'amour d'amitié en ce que par le premier on se porte plutôt vers le bien qu'on souhaite à quelqu'un que vers la personne à laquelle on le veut ; tandis que par le second c'est pour la personne même à laquelle nous voulons du bien que nous nous sentons de l'attrait.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 4), aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. Ainsi le mouvement de l'amour se rapporte à deux choses : au bien que l'on veut à quelqu'un, à soi ou à un autre, et au sujet auquel on veut ce bien. L'amour qui se rapporte au bien que l'on veut à un autre est l'amour de concupiscence; celui qui se rapporte au sujet auquel on veut ce bien est un amour d'amitié. Cette division est selon l'ordre d'antériorité et de postériorité (3). Car ce qu'on aime d'un amour d'amitié, on l'aime absolument par lui-même, taudis que ce qu'on aime d'un amour de concupiscence, on ne l'aime pas de la sorte, on ne l'aime que par rapport à un autre objet. Car comme l'être absolu est ce qui a l'être et l'être relatif est ce qui le possède dans un autre, de même le bien absolu 'qui est identique avec l'être est celui qui a la bonté même. Quant à ce qui fait le bien d'un autre c'est un bien relatif. Par conséquent l'amour par lequel on aime une chose pour qu'il lui arrive du bien est un amour simple et absolu tandis que l'amour par lequel on aime une chose comme le bien d'une autre est un amour relatif.

(3) C'est ainsi que l'accident se distingue delà substance, parce que l'être de l'accident suppose celui de la substance. De même l'amour de concupiscence présuppose l'amour d'amitié : car nous ne voulons de bien a une personne qu'autant que nous l'aimons.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne distingue pas dans l'amour l'amitié et la concupiscence, mais un amour d'amitié et de concupiscence. Car on ne donne à proprement parler le nom d'ami qu'à celui auquel nous voulons du bien, tandis qu'on dit que nous convoitons (concupíscimus) l'objet que nous voulons.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'amitié utile et délectable on veut du bien à un ami, et il y a en cela ce qui constitue essentiellement l'amitié. Mais comme en définitive on rapporte ce bien à sa délectation et à son utilité propre, il s'ensuit que l'amitié utile et délectable, selon qu'elle se confond avec l'amour de concupiscence, n'est plus une véritable amitié (1).

(1) Ce qui prouve qu'il y a réellement opposilion cnlrc l'amour d'amitié et l'amour de concupiscence, et que cette division est légitime.


QUESTION XXVII. : DE LA CAUSE DE L'AMOUR.


Après avoir parlé de l'amour en lui-même, nous avons maintenant à en examiner la cause. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" Le hien est-il la cause exclusive de l'amour? — La connaissance est-elle la cause de l'amour? — 3° Est-ce la ressemblance? — 4° Y a-t-il une autre passion de l'àme qui le produise?

ARTICLE I. — le bien est-il la selle cause de l'amour?


Objections: 1.. Il semble que le bien ne soit pas la cause unique de l'amour. Car le bien n'est cause de l'amour que parce qu'on l'aime. Or, il arrive qu'on aime le mal, selon ces paroles du Psalmiste (Ps. x, 6) : Celui qui aime l'iniquité hait son âme; autrement tout amour serait bon. Donc le bien n'est pas la cause unique de l'amour.

2.. Aristote dit (Rhet. lib. n, cap. 4) que nous aimons ceux qui nous découvrent leurs maux. Il semble donc que le mal soit cause de l'amour.

3.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que non-seulement le bien, mais encore le beau est aimable pour tous.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (.De Trin. lib. vin. cap. 3) : On n'aime certainement que le bien seul. Donc le bien est cause de l'amour.

CONCLUSION. — Puisque le bien d'un être est ce qui lui est naturel et proportionné, il est nécessaire que le bien soit la cause de l'amour.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxvi, art. 1), l'amour appartient à la puissance appétitive qui est une faculté passive. Par conséquent son objet est par rapport à elle comme la cause de son mouvement ou de son acte. H faut donc que ce qui est l'objet de l'amour en soit, à proprement parler, la cause. Or, l'objet propre de l'amour c'est le bien. Car, comme nous l'avons dit (quest. xxvi, art. 1 et 2), l'amour implique une certaine connaturalité ou complaisance entre le sujet aimant et l'objet aimé. Et comme le bien est ce qu'il y a de naturel et de proportionné à chaque être, il s'ensuit qu'il est la cause propre de l'amour.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on n'aime jamais le mal qu'en raison du bien, c'est-à-dire parce qu'il y a en lui quelque chose de bon, ou parce qu'on le prend pour le bien absolu. Ainsi l'amour n'est mauvais que parce qu'il a pour objet ce qui n'est pas le bien véritable. C'est de cette manière que l'homme aime l'iniquité parce que l'iniquité lui procure un bien quelconque, tel que de la délectation, ou de l'argent, ou tout autre avantage du même genre.

2. Il faut répondre au second., que ceux qui font connaître leurs maux, sont aimés non à cause de ces maux, mais parce qu'ils les disent. Car exposer ses maux, c'est faire quelque chose de bien en ce sens qu'on éloigne toute fiction ou toute dissimulation (1).

(1) Il y a là un témoignage de confiance et une marque de sincérité à laquelle on est toujours sensible

3. Il fautrépondre au troisième, que le beau est la même chose que le bon et qu'il n'en diffère que rationnellement. Car le bon étant ce que tous les êtres désirent, il est dans sa nature que l'appétit se repose en lui. Mais il est de l'essence du beau qu'à sa vue, ou dès qu'on le connaît, l'appétit soit calmé. Ainsi les sens qui se rapportent le plus au beau sont les sens cognitifs, comme la vue et l'ouïe qui sont au service de la raison. Car nous parlons de lajbeauté des choses visibles etde la beauté des sons, tandis qu'à l'égard des objets que les autres sens perçoivent nous ne nous servons pas de cette expression. Nous ne disons pas, par exemple, que les saveurs ou les odeurs sont belles. Il est donc évident que le beau ajoute au bien une relation de connaissance, de telle sorte qu'on appelle bon absolument tout ce qui plaît à l'appétit, tandis qu'on appelle beau seulement l'objet qu'on aime apercevoir.


ARTICLE II. — la connaissance est-elle cause de l'amour (2)?


(2) La seconde cause de l'amour c'est la connaissance, ou plutôt cette cause n'est pas différente de la première ; car le bien ne peut cire aimé qu'autant qu'on íe connaît.

Objections: 1.. Il semble que la connaissance ne soit pas cause de l'amour. Car si l'on cherche une chose cela provient de ce qu'on l'aime. Or, il y a des choses qu'on cherche et qu'on ne sait pas, telles que les sciences. En effet, puisqu'on fait de sciences celui qui les possède les connaît, selon l'expression de saint Augustin (Quoest. lib. lxxxih, quaest. 3oj, si on les connaissait, on les'possé-derait et on ne les chercherait pas. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.

2.. Il semble qu'on puisse aimer un objetinconnu par la même raison qu'on peut aimer une chose plus qu'on ne la connaît. Or, il y a des choses qu'on aime plus qu'on ne les connaît. Ainsi en ce monde on peut aimer Dieu par lui-même quoiqu'on ne puisse le connaître de la sorte. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.

3.. Si la connaissance était cause de l'amour, on ne pourrait pas trouver d'amour où il n'y a pas de connaissance. Or, en toutes choses se trouve l'amour, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), tandis qu'il n'y a pas en toutes choses connaissance. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin prouve (De Trin. lib. x) que perron 110 ne peut aimer ce qu'il ne connaît pas.

CONCLUSION. — Puisque le bien n'est l'objet et la cause du mouvement appétitif qu'autant qu'il est perçu, il est nécessaire que la perception et la connaissance soient dans chaque être cause de l'amour.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. précéd.), le bien est la cause de l'amour pris objectivement. Or, le bien n'est l'objet de l'appétit qu'autant qu'il est perçu. C'est pourquoi l'amour exige la perception du bien que l'on aime. Ainsi Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 5 et cap. 12) que la vision corporelle est le principe de l'amour sensitif. De même la contemplation de la beauté ou de la bonté spirituelle est le principe de l'amour spirituel. La connaissance est donc la cause de l'amour par la raison qu'on ne peut aimer le bien qu'autant qu'on le connaît.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui cherche la science ne l'ignore pas entièrement; il la connaît à l'avance au moins en général ou par quelques-uns de ses effets, ou par l'éloge qu'il a entendu en faire, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 4, 2 et 3). Ainsi connaître la science ce n'est donc pas la posséder, à moins qu'on en ait une connaissance parfaite.

2. Il faut répondre au second, qu'on requiert pour la perfection de la connaissance ce qu'on ne requiert pas pour la perfection de l'amour. Car la connaissance appartient à la raison dont la fonction est de séparer les choses qui sont unies dans la réalité et de réunir celles qui sont séparées, en comparant l'une à l'autre. C'est pourquoi pour que la connaissance soit parfaite il faut que l'homme connaisse en particulier tout ce qu'une chose renferme, ses parties, ses vertus et ses propriétés. Mais l'amour réside dans la puissance appétitive qui se rapporte à l'objet selon ce qu'il est en lui-même. Par conséquent pour que l'amour soit parfait il suffit qu'on aime les choses selon qu'on les perçoit en elles-mêmes. C'est ce qui fait qu'on aime certains objets plus qu'on ne les connaît, parce qu'on peut aimer parfaitement, quoiqu'on ne connaisse pas de même. On le voit surtout parles sciences, qu'on aime en raison de la connaissance vague qu'on en a. Ainsi on aime la rhétorique parce qu'on sait que c'est une science par laquelle l'homme peut persuader. Il faut raisonner de même de l'amour de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour naturel qui existe en toutes choses est l'effet d'une connaissance qui existe non dans les choses naturelles elles-mêmes, mais dans leur auteur, comme nous l'avons dit.


ARTICLE III. — LA RESSEMBLANCE EST-ELLE CAUSE DE L'AMOUR?


Objections: 1.. Il semble que la ressemblance ne soit pas cause de l'amour. Car le même objet n'est pas cause des contraires. Or, la ressemblance est cause de la haine, puisqu'il est écrit (Prov. xiii, 40) qu'entre les orgueilleux il y a toujours des querelles, et Aristote dit dans le même sens (Eth. lib. vni, cap. 4) que le potier en veut au potier (4). Donc la ressemblance n'est pas cause de l'amour.

(1) Cette parole est d'Hésiode, et "Aristote la rapporte dans sa Rhétorique, liv. ii, ch. A.

2.. Saint Augustin dit (Conf. lib. iv, cap. 4) qu'on aime dans un autre ce qu'on no voudrait pas être. Ainsi on aime un histrion et on ne voudrait pas être à sa place. Or, il n'en serait pas ainsi si la ressemblance était la cause propre de l'amour. Car alors l'homme aimerait dans un autre ce qu'il aurait ou ce qu'il voudrait avoir. Donc la ressemblance n'est pas cause de l'amour.

3.. Tout homme aime ce dont il a besoin quoiqu'il ne l'ait pas. Ainsi le malade aime la santé et le pauvre les richesses. Or, par là même qu'on a besoin de ces choses et qu'on ne les a pas, il y a dissemblance entre elles et celui qui les désire. Donc ce n'est pas seulement la ressemblance, mais c'est encore la dissemblance qui est cause de l'amour.

4.. Aristote dit (De Rhet. lib. n, cap. 4) : Nous aimons ceux qui contribuent à l'amélioration de notre fortune et de notre santé. Pareillement tout le monde aime ceux qui regrettent leurs amis déjà morts. Or, tous les hommes ne sont pas tels. Donc la ressemblance n'est pas cause de l'amour.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Eccl. xiii, 19; : Tout animal aime son semblable.

CONCLUSION. — Puisque la ressemblance qui existe entre des objets qui ont une même forme et qui ne produisent qu'une seule et même chose sous cette forme, porte l'un à s'attacher à l'autre, comme n'étant qu'un avec lui, et l'engage à lui vouloir autant de bien qu'à lui-même, elle est par conséquent cause de l'amour.

Réponse Il faut répondre que la ressemblance à proprement parler est cause de l'amour. Mais il est à remarquer que la ressemblance peut s'entendre de deux manières. 1° Il y a ressemblance quand deux êtres possèdent en acte la même chose; ainsi on dit que deux choses blanches se ressemblent. 2° La ressemblance existe encore quand l'un possède en puissance ce que l'autre possède en acte et qu'il a de l'inclination pour l'acquérir (1). Nous disons, par exemple, qu'un corps grave qui n'est pas dans son lieu ressemble à un corps grave qui s'y trouve. Il y a aussi ressemblance de la puissance à l'acte; car l'acte est renfermé d'une certaine manière dans la puissance.— La première de ces deux espèces de ressemblance produit l'amour d'amitié ou de bienveillance. Car par là même que deux êtres se ressemblent comme ayant la même forme, ils ne produisent en quelque sorte qu'un seul et même être sous cette forme. Ainsi deux hommes ne font qu'une seule et même chose par rapport à l'espèce humaine, comme deux objets blancs par rapport à l'idée de blancheur. C'est pourquoi l'affection de l'un se porte vers l'autre, comme vers un être qui ne fait qu'un avec lui et il lui veut le même bien qu'à lui-même. — La seconde espèce de ressemblance produit l'amour de concupiscence, ou l'amitié de l'utile et du délectable ; parce que tout être qui existe en puissance, a naturellement, comme tel, le désir de passer à l'acte, et quand il y passe il s'en réjouit, s'il a du sentiment et de l'intelligence. Or, nous avons dit (quest. xxvi, art. 4) que dans l'amour de concupiscence celui qui aime s'aime proprement lui-même, puisqu'il se veut le bien qu'il désire. Chaque être s'aime lui-même plus qu'un autre, parce qu'il est un avec lui-même en substance, tandis qu'il n'est uu avec un autre que par la ressemblance de la forme. C'est pourquoi si la ressemblance de forme qu'il a avec un autre l'empêche d'atteindre le bien qu il désire, l'être qui a sa forme lui deviendra odieux, non parce qu'il lui ressemble, mais parce qu'il l'empêche d'acquérir le bien qui lui est propre (2). C'est pour ce motif que les potiers se querellent entre eux, parce qu'ils se nuisent réciproquement dans leur propre gain ; c'est aussi pour cela que les orgueilleux s'en veulent, parce qu'ils sont réciproquement un obstacle à la supériorité particulière qu'ils ambitionnent.

(1) La première de ces deux ressemblances se nomme actuelle, et la seconde habituelle.

(2) Ainsi c'est par accident que la ressemblance produit la haine. En soi, elle est cause de l'amour d'amitié et de l'amour de concupiscence.


Solutions: 1. Par là la réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, que dans ce qu'on aime dans les autres et qu'on n'aime pas en soi-même il y a proportionnellement un bien fondé sur la ressemblance. Car ce qu'est un autre par rapport à ce qu'on aime en lui, on l'est par rapport à ce qu'on aime en soi. Par exemple, si un bon chanteur aime un bon écrivain il y a là une ressemblance de proportion en ce sens qu'ils ont l'un et l'autre ce qui convient à leur art.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui aime ce dont il a besoin ressemble à l'objet qu'il aime, comme la puissance à l'acte, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, que selon la ressemblance qu'il y a de la puissance à l'acte, celui qui n'est pas libéral aime celui qui l'est, parce qu'il attend de lui ce qu'il désire : on peut raisonner de même sur celui qui persévère dans l'amitié relativement à celui qui n'y persévère pas. Car il semble que de part et d'autre il y ait une amitié d'utilité. — On peut encore répondre que, quoique tous les hommes n'aient pas en eux ces vertus à l'état habituel, cependant ils les possèdent selon les principes primordiaux de la raison. D'après ces principes, celui qui n'a pas de vertu aime l'homme vertueux, parce qu'il le trouve en rapport avec ce que la raison lui prescrit naturellement.


ARTICLE IV.   — Y A-T-IL QUELQUE AUTRE PASSION DE L'AME QUI SOIT CAUSE DE L'AMOUR?


Objections: 1.. Il semble que quelque autre passion puisse être cause'de l'amour. Car Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 3) qu'il y en a qui sont aimés pour le plaisir. Or, le plaisir est une passion. Donc il y a des passions qui sont cause de l'amour.

2.. Le désir est une passion. Or, il y a des hommes que nous aimons parce que nous désirons quelque chose que nous attendons d'eux. C'est ce qui arrive dans toute amitié qui a un but d'utilité. Donc il y a des passions qui sont cause de l'amour.

3.. Saint Augustin dit (De Trin. lib. x,cap. 1) : Quand on n'a pas l'espérance d'obtenir une chose, on ne l'aime que tièdement ou même on ne l'aime pas du tout, quelque belle qu'elle paraisse. Donc l'espérance est encore cause de l'amour.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car toutes les autres affections de l'âme naissent de l'amour, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7 et 9).

CONCLUSION. —Il ne peut pas se faire qu'une autre passion de l'àme soit cause totalement de l'amour, quoiqu'il puisse arriver qu'elle en soit la cause, partielle.

Réponse Il faut répondre qu'il n'y a pas de passion qui ne présuppose un amour quelconque dont elle découle -, parce que toute autre passion de l'âme implique un mouvement vers un objet ou un repos dans cet objet même. Or, tout mouvement vers une chose, ou tout repos en elle procède de l'harmonie ou de l'identité de nature qu'il y a entre le sujet et l'objet. Comme cette harmonie appartient à l'essence même de l'amour, il est impossible qu'aucune passion de l'âme soit la cause totale de l'amour. Cependant il arrive qu'une passion en est quelquefois la cause partielle, comme un bien est cause d'un autre.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on aime une chose par plaisir, l'amour est à la vérité l'effet de cette délectation, mais la délectation est elle-même produite par un amour antérieur ; car on ne se délecte que dans la chose qu'on aime dune certaine façon.

2. Il faut répondre au second, que le désir d'une chose en présuppose toujours l'amour. Mais le désir d'une chose peut être cause qu'on en aime une autre, comme celui qui désire l'argent aime celui qui lui en donne.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance produit ou augmente l'amour, et cela en raison de la délectation dont elle est la cause et en raison du désir qu'elle fortifie. Car nous ne désirons pas aussi vivement les choses que nous n'espérons pas-, mais cela n'empêche pas que l'espérance ne soit elle-même l'effet d'un bien qu'on aime (1).

(1) Car on n'espère que les choses honnes et aimables, et non les mauvaises.


QUESTION XXVIII.: DES  EFFETS   DE   L'AMOUR.


Après avoir parlé de la cause de l'amour, nous avons maintenant à nous occuper de ses effets. — A cet égard il y a six questions à faire : 1- L'union est-elle l'effet de l'amour ? — 2° Y a-t-il dans l'amour attachement réciproque ? — 3° L'extase est-elle l'effet de l'amour? — 4" L'amour produit-il le zèle? — 5° L'amour est-il une passion qui blesse celui qui aime ? — 0" L'amour est-il cause de tout ce que fait celui qui aime ?

ARTICLE I. — l'union est-elle un effet de l'amour?


Objections: 1.. Il semble que l'union ne soit pas l'effet de l'amour. Car l'absence répugne à l'union, tandis que l'amour est compatible avec l'absence, puisque l'Apôtre dit (Gai. iv, 48) en parlant de lui-même aux Calâtes : Il est bon de s'attacher à ses maîtres pour le bien et pour toujours; ainsi vous ne devez pas seulement m'aimer pendant que je suis présent parmi vous. Donc l'union n'est pas l'effet de l'amour.

2.. Toute union repose ou sur l'essence, et c'est ainsi que la forme est unie à la matière, l'accident au sujet, la partie au tout ou à une autre partie constitutive du tout; ou bien elle repose sur la ressemblance du genre, de l'espèce ou de l'accident. Or, l'amour ne produit pas une union d'essence; autrement l'amour n'existerait jamais entre des êtres essentiellement séparés. Il ne produit pas non plus une union de ressemblance; car c'est plutôt la ressemblance qui le produit, comme nous l'avons dit (quest. xxvii, art. 3 et 4). Donc l'union n'est pas l'effet de l'amour.

3.. Quand les sens sont en acte, l'objet sensible y est aussi ; quand l'intellect est en acte, l'objet compris y est également, mais quand le sujet qui aime est en acte, l'objet aimé n'y est pas pour cela. Donc l'union est plutôt l'effet de la conaissance que de l'amour.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que tout amour est une vertu unitive.

CONCLUSION. — Puisque l'amour porte à rechercher la présence de l'objet aimé et qu'il désire rassembler deux choses séparées, il est constant que l'union est un de ses effets.

Réponse Il faut répondre que le sujet qui aime s'unit de deux manières avec l'objet aimé. 4° Il s'unit réellement, par exemple, quand l'objet aimé est présent etque le sujet le possède. 2° Il s'unit affeetivement : cette union doitse considérer d'après la connaissance qui l'a précédée (I), car le mouvement de l'appétit résulte de cette connaissance. Et comme il y a deux sortes d'amour, un amour de concupiscence et un amour d'amitié, ces deux amours procèdent l'un etl'autre de la manière dont est perçue limité qui existe entre le sujet aimant et l'objet aimé. Car quand quelqu'un aime une chose et qu'il la désire il se la représente comme une chose qui doit contribuer à son bien-être. De même quand on aime quelqu'un d'un amour d'amitié, on lui veut le même bien qu'à soi-même; par conséquent on se le représente comme un autre soi-même, et c'est à ce titre qu'on lui veut autant de bien qu'à soi. C'est ce qui fait qu'on appelleunami un autre soi-même ;clquesaint Augustin Iouelepoéte (Conf. lib. iv, cap. G) d'avoir dit d'un de ses amis qu'il était la moitié de son âme (2). Ainsi donc l'amour produit la première union d'une manière effective, parce qu'il porte le sujet à désirer et à chercher la présence de l'objet aimé, comme une chose qui lui convient et qui lui appartient.il produit la seconde formellement, parce qu'il est lui-même cette union ou ce noeud. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. viii, cap. 10) que l'amour est une sorte de lien qui unit deux choses ou qui cherche à les unir, le sujet qui aime et l'objet aimé. Quand WàMqui unit, son expression se rapporte à l'union d'affection sans laquelle il n'y a pas d'amour ; tandis que ces mots qui cherche à unir s'entendent de l'union réelle.

(1) Cette espèce d'affection est produite par un bien que nous avons vu, mais que nous ne voyons plus, et qui a cessé de nous être présent.

(2) Allusion à ce vers (l'Horace dans lequel il appelle Virgile h moitié de lui>nt«me: Animae dimidium meae Od. iii, !il). V.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur l'union réelle que la délectation exige comme sa cause ; le désir suppose au contraire l'absence de l'objet aimé, mais l'amour existe en sa présence comme dans son absence.

2. Il faut répondre au second, que l'union se rapporte de trois manières à l'amour. Il y a d'abord une union qui en est la cause. Cette union est substantielle à l'égard de l'amour par lequel un être s'aime lui-même, mais ce n'est qu'une union de ressemblance par rapport à l'amour dont il aime les autres, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3). Il y a une union qui est essentiellement l'amour lui-même. Cette union qui résulte de l'harmonie des affections ressemble à l'union substantielle, en ce sens que le sujet qui aime est pour l'objet aimé ce qu'il est pour lui-même, par suite de son amour d'amitié, et ce qu'il est pour une partie de lui-même par l'effet de son amour de concupiscence. Enfin il y a une union qui est l'effet de l'amour. C'est l'union réelle que le sujet qui aime tend à établir entre lui et l'objet aimé. Cette union se fait selon qu'il convient à l'amour. Car, comme le rapporte Aristote (Pol. lib. n, cap. 2), Aristophane a dit que ceux qui s'aiment désireraient s'unir au point de ne plus faire qu'un seul être -, mais comme il arriverait alors que tous les deux ou que l'un des deux se perdrait, ils cherchent à s'unir de la manière qui convient à leur nature, c'est-à-dire de manière qu'ils vivent ensemble, qu'ils parlent ensemble et qu'ils soient unis sous tous les autres rapports.

3. Il faut répondre au troisième, que la connaissance est parfaite du mêment que l'objet connu est uni au sujet qui le connaît par sa ressemblance. Mais l'amour fait que l'objet aimé est uni lui-même au sujet qui l'aime (1), comme nous l'avons dit (art. 1). Donc l'amour est plus unitif que la connaissance.

(1) L'amour s'unit ala chose elle-même. Ainsi i' nous transforme en Dieu, et il est en quelque sorte infini comme lui, tandis que par la connaissauce nous le changeons en nous, et, d'infini qu'il csl, nous le rendons en quelque sorte lini et limité comme notre entendement.


ARTICLE II — l'attachement réciproque est-il l'effet de l'amour?


Objections: 1.. Il semble que l'amour ne produise pas cet attachement mutuel qui fait que le sujet aimant est dans l'objet aimé et réciproquement. Car ce qui est dans un autre est contenu en lui, et la même chose ne peut pas être tout à la fois le contenantet le contenu. Donc l'amour ne peut produire cette attache mutuellequifaitquel'objetaimê est danslesujelquil'aime et réciproquement.

2.. On ne peut pénétrer dans l'intérieur d'une chosft qui est intègre qu'en la divisant. Or, ce n'est pas à l'appétit où résideYamour qu'il appartient de diviser *ce qui est réellement uni, mais c'est à la raison. Donc l'inhérence réciproque n'est pas l'effet de l'amour.

3.. Si par l'amour le sujet qui aime est dans l'objet aimé et réciproquement, il s'ensuivra que l'objet aimé est uni au sujet qui l'aime, comme le sujet qui aime à l'objet aimé. Et puisque, comme nous l'avons dit (art. 1), l'union est l'amour, il en résulte que le sujet qui aime est toujours aimé par l'objet qu'il aime, ce qui est évidemment faux. Donc l'inhérence réciproque n'est pas l'effet de l'amour.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (I. Joan, iv, 16): Celui qui demeure dans la charité demeure en. Dieu et Dieu en lui. Or, la charité est l'amour de Dieu. Donc, pour la même raison, tout amour fait que l'objet aimé existe dans le sujet qui l'aime.

CONCLUSION. — Puisque l'amour fait que l'objet aimé est dans le sujet qui l'aime et réciproquement, il faut que l'inhérence mutuelle soit un de ses effets.

Réponse Il faut répondre que l'effet de l'inhérence mutuelle peut s'entendre de la puissance perceptive et de la puissance appétitive. Ainsi par rapport à la puissance perceptive on dit que l'objet aimé est dans le sujet qui l'aime, lorsque l'objet aimé reste dans la pensée de celui qui l'aime. C'esten ce sens que l'Apôtre dit aux Philippiens (Phil, i, 7) qu'il les porte dans son coeur. On dit aussi par rapport à la même puissance, que le sujet qui aime est dans l'objet aimé, quand celui qui l'aime ne se contente pas d'en prendre une connaissance superficielle, mais qu'il s'efforce de disséquer en quelque sorte et d'approfondir chacune de ses parties, et de pénétrer jusqu'à ce qu'il renferme de plus intime. C'est ainsi que l'Apôtre, parlant du Saint-Esprit qui est l'amour de Dieu, dit (I. Cor. n, 10) qu'il scrute les profondeurs de Dieu. Relativement à la puissance appétitive, on dit que l'objet aimé est dans le sujet qui l'aime, quand il est dans son affection par une complaisance délicieuse , soit qu'il se réjouisse en lui et dans les biens qu'il lui procure quand il est présent; soit que quand il est absent il se porte vers lui par un amour de concupiscence ; soit qu'il lui procure les biens qu'il lui veut par un amour d'amitié, qui ne provient pas d'une cause extrinsèque, comme quand on désir*; uni1 chose pour une autre, ou quand on veut du bien à un autre pour une autre fin, mais qui résulte de la complaisance intime et radicale del'objet aimé. C'est ce qui fait que l'amour prend le nom a"intimité, et qu'on dit les entrailles de la ch arité. Quant au sujet qui aime, il n'est pas dans l'objet aimé par l'amour de concupiscence de la même manière que par l'amour d'amitié. Car l'amour de concupiscence n'est pas satisfait par quelque chose d'extrinsèque, soit parla possession, soitpar la jouissance superficielle de l'objet aimé. 11 cherche toujours à posséder parfaitement l'objet qu'il aime, et à pénétrer, pour ainsi dire, tout ce qu'il a de plus intime. Dans l'amour d'amitié, le sujet qui aime est dans l'objet aimé, de telle sorte qu'il regarde les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne. Il lui semble qu'il souffre les mêmes maux que lui, qu'il a les mêmes biens; c'est pourquoi le propre des amis est de vouloir les mêmes choses, de s'attrister et de se réjouir ensemble, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 3; lihet. lib. ii, cap. 4). Et comme celui qui aime regarde comme sien tout ce qui appartient à son ami, il paraît êtredans l'objet qu'il aime, et ne faire qu'une sculeet même chose avec lui. Réciproquement quand il veutetqu'il agitpour son ami comme pour lui-même, en considérant son ami comme ne faisant qu'un avec lui. alors l'objet aimé est dans le sujet qui l'aime. On peut encore dans l'amour d'amitié reconnaître un troisième mode d'inhérence mutuelle qui résulte de la réciprocité de l'amour, quand deux amis s'aiment mutuellement, qu'ils se veulent l'un à l'autre du bien et qu'ils s'en font.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet aimé est contenu dans le sujet qui l'aime, en ce sens qu'il est imprimé dans son affection par le plaisir qu'il lui cause, tandis que le sujet qui aime esteontenu dans l'objet aimé, en ce sens que celui qui aime sait de quelque manière ce qu'il y a d'intime dans l'objet aimé. Car rien n'empêche qu'une même chose soit le contenant et le contenu sous divers rapports, comme le genre est contenu dans l'espèce et réciproquement.

2. Il faut répondre au second, que la perception de la raison précède l'affection de l'amour. C'est pourquoi, comme la raison discourt sur l'objet aimé, de même l'amour pénètre en lui, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième , que ce raisonnement repose sur la troisième espèce d'inhérence mutuelle qui ne se rencontre pas dans tout amour (1).

(1) Quoique l'amour soit une union, il n'y a pas toujours réciprocité, parce que tous ceux qui sont aimés n'aiment pas toujours ceux qui les aiment.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.26 a.4